
portons le germe en nous, à cause de la concupiscence dans laquelle nous sommes nés.
L'une succède à l'autre; et nous aurons toujours quelque chose à souffrir, parce que
nous avons perdu le bien et la félicité primitive.
Plusieurs cherchent à fuir pour n'être point tentés, et ils y tombent plus gravement.
Il ne suffit pas de fuir pour vaincre, mais la patience et la véritable humilité nous
rendent plus fort que tous nos ennemis.
4.Celui qui, sans arracher la racine du mal, évite seulement les occasions extérieures,
avancera peu; au contraire, les tentations reviennent à lui plus promptement et plus
violentes.
Vous vaincrez plus sûrement peu à peu et par une longue patience, aidé du secours de
Dieu, que par une rude et inquiète opiniâtreté.
Prenez souvent conseil dans la tentation, et ne traitez point durement celui qui est tenté,
mais secourez-le comme vous voudriez qu'on vous secourût vous-même.
5.Le commencement de toutes les tentations est l'inconstance de l'esprit et le peu de
confiance en Dieu.
Car, comme un vaisseau sans gouvernail est poussé çà et là par les flots, ainsi l'homme
faible et changeant qui abandonne ses résolutions est agité par des tentations diverses.
Le feu éprouve le fer, et la tentation, l'homme juste.
Nous ne savons souvent ce que nous pouvons, mais la tentation montre ce que nous
sommes.
Il faut veiller cependant, surtout au commencement de la tentation, car on triomphe
beaucoup plus facilement de l'ennemi, si on ne le laisse point pénétrer dans l'âme, et si
on le repousse à l'instant même où il se présente pour entrer.
C'est ce qui a fait dire à un ancien: Arrêtez le mal dès son origine; le remède vient trop
tard quand le mal s'est accru par de longs délais.
D'abord une simple pensée s'offre à l'esprit, puis une vive imagination, ensuite le plaisir
et le mouvement déréglé, et le consentement. Ainsi peu à peu l'ennemi envahit toute
l'âme, lorsqu'on ne lui résiste pas dès le commencement.
Plus on met de retard et de langueur à le repousser, plus on s'affaiblit chaque jour, et
plus l'ennemi devient fort contre nous.
6.Plusieurs sont affligés de tentations plus violentes au commencement de leur
conversion; d'autres, à la fin; il y en a qui souffrent presque toute leur vie.
Quelques-uns sont tentés assez légèrement, selon l'ordre de la sagesse et de la justice de
Dieu qui connaît l'état des hommes, pèse leurs mérites, et dispose tout pour le salut de
ses élus.
7.C'est pourquoi, quand nous sommes tentés, nous ne devons point perdre l'espérance,
mais prier Dieu avec plus de ferveur, afin qu'il daigne nous secourir dans toutes nos
tribulations; car, selon la parole de l'Apôtre, il nous fera tirer avantage de la tentation
même, de sorte que nous puissions la surmonter.
Humilions donc nos âmes sous la main de Dieu, dans toutes nos tentations, dans
toutes nos peines, parce qu'il sauvera et relèvera les humbles d'esprit.
8.Dans les tentations et les traverses, on reconnaît combien l'homme a fait de progrès. Le
mérite est plus grand, et la vertu paraît davantage.
Il est peu difficile d'être pieux et fervent lorsque l'on n'éprouve rien de pénible; mais
celui qui se soutient avec patience au temps de l'adversité donne l'espoir d'un grand
avancement.
Quelques-uns surmontent les grandes tentations et succombent tous les jours aux
petites, afin qu'humiliés d'être si faibles dans les moindres occasions, ils ne présument
jamais d'eux-mêmes dans les grandes.
14. Eviter les jugements téméraires, et ne se point rechercher soi-même
1.Tournez les yeux sur vous-même, et gardez-vous de juger les actions des autres.
En jugeant les autres, l'homme se fatigue vainement; il se trompe le plus souvent, et
commet beaucoup de fautes; mais en s'examinant et se jugeant lui-même, il travaille
toujours avec fruit.
D'ordinaire nous jugeons les choses selon l'inclination de notre coeur, car
l'amour-propre altère aisément en nous la droiture du jugement.
Si nous n'avions jamais en vue que Dieu seul, nous serions moins troublés quand on
résiste à notre sentiment.
2.Mais souvent il y a quelque chose hors de nous, ou de caché en nous, qui nous entraîne.
Plusieurs se recherchent secrètement eux-mêmes dans ce qu'ils font, et ils l'ignorent.
Ils semblent affermis dans la paix lorsque tout va selon leurs désirs; mais éprouvent-ils
des contradictions, aussitôt ils s'émeuvent et tombent dans la tristesse.
La diversité des opinions produit souvent des discussions entre les citoyens, et même
entre les religieux et les personnes dévotes.
3.On quitte difficilement une vieille habitude, et nul ne se laisse volontiers conduire
au-delà de ce qu'il voit.
Si vous vous appuyez sur votre esprit et sur votre pénétration plus que sur la
soumission dont Jésus-Christ nous a donné l'exemple, vous serez très peu et très tard
éclairé sur la vie spirituelle: car Dieu veut que nous lui soyons parfaitement soumis, et
que nous nous élevions au-dessus de toute raison par un ardent amour.
15. Des oeuvres de charité
1.Pour nulle chose au monde ni pour l'amour d'aucun homme, on ne doit faire le
moindre mal; on peut quelquefois cependant, pour rendre un service dans le besoin,
différer une bonne oeuvre ou lui en substituer une meilleure; car alors le bien n'est pas
détruit mais il se change en un plus grand.
Aucune oeuvre extérieure ne sert sans la charité; mais tout ce qui est fait par la charité,
quelque petit ou quelque vil qu'il soit, produit des fruits abondants.
Car Dieu regarde moins à l'action qu'au motif qui fait agir.
2.Celui-là fait beaucoup qui aime beaucoup.
Celui-là fait beaucoup, qui fait bien ce qu'il fait, et il fait bien lorsqu'il subordonne sa
volonté à l'utilité publique.
Ce qu'on prend pour la charité souvent n'est que la convoitise; car il est rare que
l'inclination, la volonté propre, l'espoir de la récompense ou la vue de quelque avantage
particulier n'influe pas sur nos actions.
3.Celui qui possède la charité véritable et parfaite ne se recherche en rien; mais son
unique désir est que la gloire de Dieu s'opère en toutes choses.
Il ne porte envie à personne, parce qu'il ne souhaite aucune faveur particulière, ne met
point sa joie en lui-même, et que, dédaignant tous les autres biens, il ne cherche qu'en
Dieu son bonheur.
Il n'attribue jamais aucun bien à la créature; il les rapporte tous à Dieu, de qui ils
découlent comme de leur source, et dans la jouissance duquel tous les saints se
reposent à jamais comme dans leur fin dernière.
Oh ! qui aurait une étincelle de la vraie charité, que toutes les choses de la terre lui
paraîtraient vaines !
16. Qu'il faut supporter les défauts d'autrui
1.Ce que l'homme ne peut corriger en soi ou dans les autres, il doit le supporter avec
patience, jusqu'à ce que Dieu en ordonne autrement.
Songez qu'il est peut-être mieux qu'il en soit ainsi, pour vous éprouver dans la
patience, sans laquelle nos mérites sont peu de chose.
Vous devez cependant prier Dieu de vous aider à vaincre ces obstacles, ou à les
supporter avec douceur.
2.Si quelqu'un, averti une ou deux fois, ne se rend point, ne contestez point avec lui; mais
confiez tout à Dieu, qui sait tirer le bien du mal, afin que sa volonté s'accomplisse et
qu'il soit glorifié dans tous ses serviteurs.
Appliquez-vous à supporter patiemment les défauts et les infirmités des autres, quelles
qu'ils soient, parce qu'il y a aussi bien des choses en vous que les autres ont à
supporter.
Si vous ne pouvez vous rendre tel que vous voudriez, comment pourrez-vous faire que
les autres soient selon votre gré ?
Nous aimons que les autres soient exempts de défauts, et nous ne corrigeons point les
nôtres.
3.Nous voulons qu'on reprenne les autres sévèrement, et nous ne voulons pas être repris
nous-mêmes.
Nous sommes choqués qu'on leur laisse une trop grande liberté, et nous ne voulons pas
qu'on nous refuse rien.
Nous voulons qu'on les retienne par des règlements, et nous ne souffrons pas qu'on
nous contraigne en la moindre chose.
Par-là on voit clairement combien il est rare que nous usions de la même mesure pour
nous et pour les autres.
Si tous étaient parfaits, qu'aurions-nous de leur part à souffrir pour Dieu ?
4.Or Dieu l'a ainsi ordonné afin que nous apprenions à porter le fardeau les uns des
autres, car chacun a son fardeau; personne n'est sans défauts, nul ne se suffit à
soi-même; nul n'est assez sage pour se conduire seul; mais il faut nous supporter, nous
consoler, nous aider, nous instruire, nous avertir mutuellement.
C'est dans l'adversité qu'on voit le mieux ce que chacun a de vertus.
Car les occasions ne rendent pas l'homme fragile, mais elles montrent ce qu'il est.
17. De la vie religieuse
1.Il faut que vous appreniez à vous briser en beaucoup de choses, si vous voulez
conserver la paix et la concorde avec les autres.
Ce n'est pas peu de chose de vivre dans un monastère ou dans une congrégation, de n'y
être jamais une occasion de plainte et d'y persévérer fidèlement jusqu'à la mort.
Heureux celui qui, après une vie sainte, y a heureusement consommé sa course !
Si vous voulez être affermi et croître dans la vertu, regardez-vous comme exilé et
comme étranger sur la terre.
Il faut, pour l'amour de Jésus-Christ, devenir insensé selon le monde, si vous voulez
vivre en religieux.
2.L'habit et la tonsure servent peu; c'est le changement de moeurs et la mortification
entière des passions qui font le vrai religieux.
Celui qui cherche autre chose que Dieu seul et le salut de son âme ne trouvera que
tribulation et douleur.
Celui-là ne saurait non plus demeurer longtemps en paix qui ne s'efforce point d'être le
dernier de tous et soumis à tous.
3.Vous êtes venus pour servir et non pour dominer; sachez que vous êtes appelés pour
souffrir et pour travailler, et non pour discourir dans une vaine oisiveté.
Ici donc les hommes sont éprouvés, comme l'or dans la fournaise.
Ici nul ne peut vivre s'il ne veut s'humilier de tout son coeur à la cause de Dieu.
18. De l'exemple des saints
1.Contemplez les exemples des saints Pères, en qui reluisait la vraie perfection de la vie
religieuse, et vous verrez combien peu est ce que nous faisons, et presque rien.
Hélas ! qu'est-ce que notre vie comparée à la leur ?
Les saints et les amis de Jésus-Christ ont servi Dieu dans la faim et dans la soif, dans le
froid et dans la nudité, dans le travail et dans la fatigue, dans les veilles et dans les
jeûnes, dans les prières et dans les saintes méditations, dans une infinité de persécutions
et d'opprobres.
2.Oh ! que de pesantes tribulations ont souffertes les apôtres, les martyrs, les confesseurs,
les vierges et tous ceux qui ont voulu suivre les traces de Jésus-Christ ! Ils ont haï leur
âme en ce monde, pour la posséder dans l'éternité.
Oh ! quelle vie de renoncements et d'austérités, que celle des saints dans le désert !
quelles longues et dures tentations ils ont essuyées ! que de fois ils ont été tourmentés
par l'ennemi ! que de fréquentes et ferventes prières ils ont offertes à Dieu ! quelles
rigoureuses abstinences ils ont pratiquées ! quel zèle, quelle ardeur pour leur
avancement spirituel ! quelle forte guerre contre leurs passions ! quelle intention pure
et droite toujours dirigée vers Dieu !
Ils travaillaient pendant le jour, et passaient la nuit en prière; et même durant le travail,
ils ne cessaient point de prier en esprit.
3.Tout leur temps avait un emploi utile. Les heures qu'ils donnaient à Dieu leur
semblaient courtes, et ils trouvaient tant de douceur dans la contemplation, qu'ils en
oubliaient les besoins du corps.
Ils renonçaient aux richesses, aux dignités, aux honneurs, à leurs amis, à leurs parents;
ils ne voulaient rien du monde; ils prenaient à peine ce qui était nécessaire pour la vie;
s'occuper du corps, même dans la nécessité, leur était une affliction.
Ils étaient pauvres des choses de la terre, mais ils étaient riches en grâce et en vertus.
Au-dehors tout leur manquait, mais Dieu les fortifiait au-dedans par sa grâce et par ses
consolations.
4.Ils étaient étrangers au monde, mais unis à Dieu et à ses amis familiers.
Ils se regardaient comme un pur néant, et le monde les méprisait; mais ils étaient chéris
de Dieu, et précieux devant lui.
Ils vivaient dans une sincère humilité, dans une obéissance simple, dans la charité, dans
la patience, et devenaient ainsi chaque jour plus parfaits et plus agréables à Dieu.
Ils ont été donnés en exemple à tous ceux qui professent la vraie religion, et ils doivent
nous exciter plus à avancer dans la perfection, que la multitude des tièdes ne nous porte
au relâchement.
5.Oh ! quelle ferveur en tous les religieux au commencement de leur sainte institution !
quelle ardeur pour la prière ! quelle émulation de vertu ! quelle sévère discipline ! que
de soumission ils montraient tous pour la règle de leur fondateur !
Ce qui nous reste d'eux atteste encore la sainteté et la perfection de ces hommes qui, en
combattant généreusement, foulèrent aux pieds le monde.
Aujourd'hui on compte pour beaucoup qu'un religieux ne viole point sa règle, et qu'il
porte patiemment le joug dont il s'est chargé.
O tiédeur, ô négligence de notre état qui a si vite éteint parmi nous l'ancienne ferveur !
Maintenant tout fatigue notre lâcheté, jusqu'à nous rendre la vie ennuyeuse.
Plût à Dieu qu'après avoir vu tant d'exemples d'homme vraiment pieux, vous ne laissiez
pas entièrement s'assoupir en vous le désir d'avancer dans la vertu !
19. Des exercices d'un bon religieux
1.La vie d'un vrai religieux doit briller de toutes les vertus, de sorte qu'il soit tel
intérieurement qu'il paraît devant les hommes.
Et certes il doit être encore bien plus parfait au-dedans qu'il ne le semble au-dehors,
parce que Dieu nous regarde, et que nous devons partout où nous sommes le révérer
profondément et marcher en sa présence purs comme des anges.
Nous devons chaque jour renouveler notre résolution, nous exciter à la ferveur, comme
si notre conversion commençait aujourd'hui seulement, et dire:
Aidez-moi, Seigneur, dans mes saintes résolutions et dans votre service; donnez-moi de
bien commencer maintenant car ce que j'ai fait jusqu'ici n'est rien.
2.La fermeté de notre résolution est la mesure de notre progrès, et une grande attention
est nécessaire à celui qui veut avancer. Si celui qui forme les résolutions les plus fortes
se relâche souvent, que sera-ce de celui qui n'en prend que rarement ou n'en prend que
de faibles ?
Toutefois nous abandonnons nos résolutions de diverses manières et la moindre
omission dans nos exercices a presque toujours une suite fâcheuse.
Les justes, dans leurs résolutions, comptent bien plus sur la grâce de Dieu que sur leur
propre sagesse; et quelque chose qu'ils entreprennent, c'est en lui seul qu'ils mettent
leur confiance.
Car l'homme propose et Dieu dispose, et la voie de l'homme n'est pas en lui.
3.Si nous omettons quelquefois nos exercices ordinaires par quelque motif pieux ou
pour l'utilité de nos frères, il nous sera facile ensuite de réparer cette omission.
Mais si nous les abandonnons sans sujet, par ennui ou par négligence, c'est une faute
grave et qui nous sera funeste.
Faisons tous nos efforts, et nous tomberons encore aisément en beaucoup de fautes.
On doit cependant toujours se proposer quelque chose de fixe, surtout à l'égard de ce
qui forme le plus grand obstacle à notre avancement.
Il faut examiner et régler également notre intérieur et notre extérieur, parce que l'un et
l'autre servent à nos progrès.
4.Ne pouvez-vous continuellement vous recueillir, recueillez-vous au moins de temps en
temps, au moins une fois le jour, le matin ou le soir.
Le matin, formez vos résolutions; le soir, examinez votre conduite, ce que vous avez
été dans vos paroles, vos actions, vos pensées; car peut-être en cela avez-vous souvent
offensé Dieu et le prochain.
Tel qu'un soldat plein de courage, armez-vous contre les attaques du démon.
Réprimez l'intempérance, et vous réprimerez plus aisément les autres désirs de la chair.
Ne soyez jamais tout a fait oisif, mais lisez, ou écrivez, ou priez, ou méditez, ou
travaillez à quelque chose d'utile à la communauté.
Il ne faut cependant s'appliquer qu'avec discrétion aux exercices du corps, et ils ne
conviennent pas également à tous.
5.Ce qui sort des pratiques communes ne doit point paraître au-dehors; il est plus sûr de
remplir en secret ses exercices particuliers.
Prenez garde cependant de négliger les exercices communs pour ceux de votre choix.
Mais après avoir accompli fidèlement et pleinement les devoirs prescrits, s'il vous reste
du temps, rendez-vous à vous-même selon le mouvement de votre dévotion.
Tous ne sauraient suivre les mêmes exercices: l'un convient mieux à celui-ci, l'autre à
celui-là.
On aime même à les diversifier selon les temps; il y en a qu'on goûte plus aux jours de
fêtes, et d'autres aux jours ordinaires.
Les uns nous sont nécessaires au temps de la tentation, les autres au temps de la paix et
du repos.
Autres sont les pensées qui nous plaisent dans la tristesse, ou quand nous éprouvons de
la joie en Dieu.
6.Il faut, vers l'époque des grandes fêtes, renouveler nos pieux exercices et implorer avec
plus de ferveur les suffrages des saints.
Proposons-nous de vivre d'une fête à l'autre comme si nous devions alors sortir de ce
monde, et entrer dans l'éternelle fête.
Et pour cela préparons-nous avec soin dans ces saints temps par une vie plus pieuse,
par une plus sévère observance des règles, comme devant bientôt recevoir de Dieu le
prix de notre travail.
7.Et si ce moment est différé, croyons que nous ne sommes pas encore bien préparés ni
dignes de cette gloire immense qui nous sera découverte en son temps, et redoublons
d'efforts pour nous mieux disposer à ce passage.
Heureux le serviteur, dit Saint Luc, que le Seigneur, quand il viendra, trouvera
veillant. Je vous dis en vérité qu'il l'établira sur tous ses biens.