Luca Giordano
Portrait historique du Saint par Sainte-Thérèse d'Avila
Saint Pierre d'Alcantara, guide spirituel de
Sainte-Thérèse d'Avila, et principal promoteur de sa Réforme.
Il plut à Notre-Seigneur de remédier en partie à mes peines, et même de les faire cesser pendant quelque temps, en conduisant à Avila le bienheureux père Pierre d'Alcantara. Guiomar de Ulloa, grande servante de Dieu, et mon intime amie, ayant appris l'arrivée de ce grand personnage, voulut que je le visse. Pour faciliter mes rapports avec un homme aussi saint, elle obtint de mon provincial, sans m'en rien dire, la permission de m'avoir huit jours chez elle. Ce fut dans sa maison, et dans quelques églises, que j'eus plusieurs entretiens avec un si grand maître de la vie spirituelle. Depuis, il m'a encore été donné, à diverses époques, de communiquer de la manière la plus intime. Comme je n'ai jamais rien caché à mes guides des plus secrets replis de mon cœur, et que dans les choses douteuses, j'ai toujours dit ce qui pouvait m'être contraire, je lui rendis compte de toute ma vie et de ma manière d'oraison le plus clairement qu'il me fut possible. Je vis presque d'abord qu'il m'entendait par l'expérience qu'il avait de ces voies, et c'était ce dont j'avais besoin : car Dieu ne m'avait pas encore fait la grâce qu'il m'a accordée depuis, de savoir faire comprendre aux autres les faveurs dont il me comble ; ainsi, pour les connaître et pour en porter un jugement sûr, il fallait en avoir reçu de semblables.
Il me donna une grande lumière, et elle m'était très nécessaire ; car, jusqu'à ce moment, les visions intellectuelles, et même celles qui, sous des images, se voient des yeux intérieurs de l'âme, avaient été pour moi quelque chose d'incompréhensible. Ce saint homme m'éclaira sur tout, et me donna une parfaite intelligence de ces visions ; il me dit de ne plus craindre, mais de louer Dieu, m'assurant qu'il en était l'auteur, et qu'après les vérités de la foi, il n'y en avait point de plus certaine ni à laquelle je dusse donner une plus ferme créance. Il se consolait beaucoup avec moi, me témoignait une très grande affection, et il m'a toujours depuis fait part de ses pensées les plus intimes et de ses desseins. Heureux de voir que Notre-Seigneur m'inspirait une si ferme résolution, et tant de courage pour entreprendre les mêmes choses qu'il lui faisait la grâce d'exécuter, il goûtait un grand contentement dans cette mutuelle communication de nos âmes. Car dans l'état auquel le divin Maître l'avait élevé, le plus grand plaisir, comme la plus pure consolation, est de rencontrer une âme en qui l'on croit découvrir le commencement des mêmes grâces. Je ne faisais alors, ce me semble, que d'entrer dans une si sainte voie. Dieu veuille que je sois maintenant plus avancée.
Il fut convenu entre ce saint religieux et moi, que je lui écrirais à l'avenir ce qui m'arriverait, et que nous prierions beaucoup Dieu l'un pour l'autre. Dans sa profonde humilité, il voulait bien attacher quelque prix aux prières d'une créature aussi misérable que moi, ce qui me couvrait d'une extrême confusion.
Il me laissa fort contente et fort consolée par l'assurance qu'il me donna que l'Esprit de Dieu agissait dans mon âme ; il ajouta que je pouvais sans crainte continuer à faire oraison ; et que, s'il me survenait des doutes, je n'avais qu'à les communiquer à mon confesseur, sans m'en inquiéter davantage.
Je ne pouvais me lasser de rendre grâces au Seigneur, et de bénir mon glorieux père saint Joseph, à qui j'attribuais l'arrivée de ce grand religieux qui était Commissaire général de la custodie ou province qui porte son nom. Je n'avais cessé de me recommander très instamment à ce glorieux patriarche, ainsi qu'à la très sainte Vierge.
Saint Pierre d'Alcantara éclaire la sainte à Tolède.
À Avila, il lui prête son concours,
et le monastère de saint Joseph,
Avant la fondation du monastère de Saint-Joseph d'Avila, tandis que j'étais à Tolède chez Louise de la Cerda, sœur du duc de Medina-Cœli, cette dame désira voir le saint religieux, Pierre d'Alcantara, qu'elle n'avait jamais vu. Je lui écrivis pour le prier de venir passer quelques jours chez elle ; il voulut bien se rendre à ma prière. Cet homme de Dieu avait un grand amour pour la pauvreté ; il l'avait religieusement pratiquée durant plusieurs années, et il en comprenait les richesses : ainsi, non-seulement il approuva mon dessein de fonder le monastère de Saint-Joseph sans revenus, mais il m'ordonna de travailler de tout mon pouvoir à le faire réussir. Regardant comme le plus sûr le conseil d'un Saint instruit à l'école d'une si longue expérience, je résolus de le suivre, sans plus consulter personne.
Quelques temps après, je quittai Tolède pour me rendre à Avila. Le soir même de mon arrivée à Avila, nous reçumes les dépêches de Rome et le bref pour l'établissement de notre monastère. Ma surprise fut grande, et ceux qui savaient de quelle manière Notre-Seigneur m'avait pressée de revenir, ne furent pas moins étonnés, quand ils virent combien ma présence était nécessaire, et dans quelle favorable conjoncture le divin Maître me ramenait. Je trouvai dans la ville l'évêque, le vénérable Pierre d'Alcantara, et le vertueux gentilhomme qui le logeait chez lui ; les serviteurs de Dieu trouvant toujours dans sa maison asile et bon accueil. Ils s'employèrent tous deux auprès de l'évêque, pour l'engager à prendre sous sa juridiction le nouveau monastère. Comme il devait être fondé sans revenus, la faveur demandée au prélat n'était pas petite ; mais il était si affectionné aux personnes en qui il voyait une ferme résolution de servir Dieu, qu'il accorda la demande, et nous protégea dès lors avec tout le dévouement et l'amour d'un père. Ce fut, je dois le dire, le bienheureux Pierre d'Alcantara qui fit véritablement tout, soit en approuvant notre entreprise, soit en nous ménageant la faveur de plusieurs personnes. Si, comme je l'ai dit, je n'étais pas arrivée dans un moment si favorable, je ne vois pas comment notre dessein eût pu réussir. En effet, le saint vieillard ne passa ici que huit jours tout au plus, durant lesquels il fut fort malade, et Dieu l'appela à lui très peu de temps après. Il semble que sa divine Majesté n'avait prolongé sa vie que pour conduire à terme cette entreprise ; car, depuis plus de deux ans, si mon souvenir est fidèle, ses forces étaient entièrement épuisées.
par Sainte-Thérèse d'Avila.
Quel parfait imitateur de Jésus-Christ Dieu vient de nous ravir, en appelant à la gloire ce religieux béni, Pierre d'Alcantara ! Il l'avait gardé dans toute sa rigueur la règle primitive de Saint et pratiqué cette pénitence dont je ne pourrai rapporter que quelques traits. Le monde, dit-on, n'est plus capable d'une perfection si haute ; les santés sont plus faibles, et, nous ne sommes plus aux temps passés. Ce Saint était de ce siècle, et sa mâle ferveur égalait cependant celle des temps anciens ; aussi tenait-il le monde sous ses pieds. Mais sans porter le dépouillement aussi loin que lui, sans faire une aussi âpre pénitence, il est plusieurs choses dans lesquelles, comme je l'ai souvent dit, nous pouvons pratiquer le mépris du monde, et que Notre-Seigneur nous fait connaître dès qu'il voit en nous du courage. Qu'il dut être grand celui que reçut de Dieu le Saint dont je parle, pour soutenir pendant quarante-sept ans cette pénitence si austère que tous connaissent aujourd'hui ! En voici quelques détails que je me plais à rapporter, et dont la vérité m'est parfaitement connue ; c'est de sa propre bouche que je les ai entendus avec une autre personne dont il se cachait peu. Quant à moi, je dus cette ouverture à l'affection qu'il me portait ; Notre-Seigneur la lui avait donnée, afin qu'il prît ma défense et m'encourageât dans un temps où son appui m'était si nécessaire, comme on l'a vu et comme on le verra encore par mon récit. Entre autres austérités, il avait porté pendant vingt années un cilice de lames de fer-blanc, sans jamais le quitter. Il avait passé quarante ans sans jamais dormir plus d'une heure et demie par jour ; de toutes ses mortifications, celle qui lui avait le plus coûté dans les commencements, c'était de vaincre le sommeil ; dans ce dessein, il se tenait toujours ou à genoux ou debout. Le peu de repos qu'il accordait à la nature, il le prenait assis, la tête appuyée contre un morceau de bois fixé dans le mur ; eût-il voulu se coucher, il ne l'aurait pu, parce que sa cellule, comme on le sait, n'avait que quatre pieds et demi de long. Durant le cours de toutes ces années, jamais il ne se couvrit de son capuce, quelque ardent que fût le soleil, quelque forte que fût la pluie. Jamais il ne se servit d'aucune chaussure. Il ne portait qu'un habit de grosse bure, sans autre chose sur la chair ; encore cet habit était-il aussi étroit que possible ; et par-dessus il mettait un petit manteau de même étoffe. Dans les grands froids il le quittait, et laissait quelque temps ouverte la porte et la petite fenêtre de sa cellule ; il les fermait ensuite, il reprenait son mantelet, et c'était là, nous disait-il, sa manière de se chauffer, et de donner à son corps un peu de soulagement. Il lui était fort ordinaire de ne manger que de trois en trois jours ; et comme j'en paraissais surprise, il me dit que c'était très facile à quiconque en avait pris la coutume. Un de ses compagnons m'assura qu'il passait quelquefois huit jours sans prendre aucune nourriture. Cela devait arriver, je pense, dans l'oraison et dans ces grands ravissements où le jetaient les brûlants transports de son amour pour Dieu ; je l'ai vu moi-même une fois entrer en extase. Sa pauvreté était extrême, et il était si mortifié, même dès sa jeunesse, qu'il m'a avoué confidemment qu'il avait passé trois ans dans une maison de son Ordre sans connaître aucun des religieux, si ce n'est au son de la voix, parce qu'il ne levait jamais les yeux ; de sorte qu'il n'aurait pu se rendre aux endroits où l'appelait là règle, s'il n'avait suivi les autres. Il gardait cette même modestie par les chemins. Il passa plusieurs années sans jamais regarder de femmes ; mais il me confessa qu'à l'âge où il était parvenu, c'était pour lui la même chose de les voir ou de ne pas les voir ; à la vérité, il était déjà très vieux quand je vins à le connaître, et son corps était tellement exténué, qu'il semblait n'être formé que de racines d'arbre. Avec toute cette sainteté, il était très affable ; il ne parlait guère que lorsqu'il était interrogé ; mais la justesse et les grâces de son esprit donnaient à ses paroles je ne sais quel charme irrésistible. Je raconterais volontiers beaucoup d'autres particularités, si je n'appréhendais, mon père, qu'une plus longue digression ne m'attirât un reproche de votre part. Je n'étais pas même exempte de cette crainte, en écrivant ce que je viens de dire. J'ajouterai donc seulement que ce saint homme est mort comme il avait vécu, en instruisant et en exhortant ses frères. Quand il vit que son terme approchait, il récita le psaume Laetatus sum in his quœ dicta sunt mihi, et s'étant mis à genoux, il expira (le 18 octobre 1562, à l'âge de 63 ans).
Le Seigneur a voulu dans sa bonté, qu'à partir de ce jour il m'ait encore plus assistée que mérité durant sa vie : j'en ai reçu des conseils en diverses circonstances. Je l'ai vu plusieurs fois tout éclatant de gloire. Il me dit dans la première de ces apparitions : « Ô bienheureuse pénitence qui m'a une si grande récompense ! » Ces paroles furent suivies de plusieurs autres. Un an avant sa mort, il m'apparut, malgré l'éloignement qui nous séparait, et je sus qu'il devait bientôt nous être enlevé. Je l'en avertis, en lui écrivant dans l'endroit où il était, à quelques lieues d'ici. Au moment où il rendit le dernier soupir, il se montra à moi, et me dit qu'il allait se reposer. Huit jours après cette vision, nous vint la nouvelle qu'il était mort, ou plutôt qu'il avait commencé à vivre pour toujours. Le voilà donc le terme de cette vie si austère, une éternité de gloire ! Depuis qu'il est au ciel, il me console beaucoup plus, ce me semble, que quand il était sur la terre.
Notre-Seigneur me dit un jour qu'on ne lui demanderait rien au nom de son serviteur, qu'il ne l'accordât. Je l'ai très souvent prié de présenter au Seigneur mes demandes, et je les ai vues toujours exaucées. Louange, et louange sans fin, à ce Dieu de bonté ! Ainsi soit il.
TRAITÉ DE LA DÉVOTION
CHAPITRE I
De la nature de la dévotion
La plus grande peine qu'endurent les personnes qui s'adonnent à l'oraison, est le manque de dévotion qu'il leur arrive souvent d'y sentir ; car lorsqu'elle ne manque pas, il n'y a rien de plus doux ni de plus facile que de prier. C'est pourquoi, après avoir traité de la matière de l'oraison et de la méthode qu'on y peut suivre, il sera bon de traiter maintenant des choses qui favorisent la dévotion, et de celles qui l'empêchent ; ensuite, des tentations les plus ordinaires aux personnes dévotes ; enfin, de quelques avis nécessaires pour se bien conduire dans l'exercice de l'oraison. Mais avant tout, il importe de donner une notion exacte de la dévotion, afin que nous connaissions à l'avance le prix de la perle pour la conquête de laquelle nous entrons en lice.
« La dévotion, dit saint Thomas, est une vertu qui rend l'homme prompt et disposé à la pratique de toutes les vertus, qui l'excite à bien agir, et lui en facilite le moyen (1). » Cette définition montre clairement la nécessité et la grande utilité de cette vertu ; et elle nous fait voir en même temps que la dévotion comprend plus que certaines personnes ne sauraient penser.
Pour entendre ceci, il est nécessaire de savoir que le plus grand empêchement que nous trouvons en nous pour bien vivre, est la corruption de la nature qui nous a été transmise par le péché. De là procèdent une grande inclination que nous avons pour le mal, et une grande difficulté, un grand dégoût, que nous avons pour le bien. Ces deux dispositions nous rendent le chemin de la vertu très difficile, quoique la vertu par elle-même soit la chose du monde la plus douce, lu plus belle, la plus aimable et la plus noble. Or, contre cette difficulté et ce dégoût, la divine sagesse nous a préparé un remède excellemment convenable, je veux dire la vertu et le secours de la dévotion. En effet, de même que le zéphyr dissipe les nuages et laisse le ciel pur et serein, de même la véritable dévotion dissipe dans notre âme cet ennui, cette difficulté, et la laisse disposée et libre pour toute sorte de bien. En voici la raison : c'est que cette vertu est vertu de telle sorte, qu'en même temps elle est un don spécial du Saint-Esprit, une rosée du ciel, un secours et une visite de Dieu obtenus par l'oraison, et dont la nature est de combattre cette difficulté et cet ennui, de bannir cette lâcheté, de communiquer cette promptitude, dont nous avons parlé, de remplir l'âme de bons désirs, d'éclairer l'entendement, de fortifier la volonté, d'allumer l'amour de Dieu, d'éteindre les flammes des mauvais désirs, d'inspirer le dégoût du monde et l'horreur du péché, enfin, de donner pour lors à l'homme une nouvelle ferveur, un nouvel esprit, un nouveau courage et une nouvelle ardeur pour faire le bien. On peut dire que cette vertu est à l'âme ce que les cheveux étaient à Samson. Quand il les avait, il surpassait en force tous les hommes ; mais quand ils lui manquaient, il était aussi faible que les autres. De même, quand l'âme du chrétien a cette dévotion, elle est supérieure à tout ; et elle devient faible, quand elle lui manque. Voilà donc ce que saint Thomas a voulu nous faire entendre par la définition qu'il a donnée de la dévotion. Ce que l'on peut dire de plus beau à la louange de cette vertu, c'est que n'étant qu'une en nombre, elle est néanmoins comme un stimulant et un aiguillon pour toutes les autres. C'est pourquoi quiconque a un vrai désir de marcher dans le chemin des vertus, ne doit point entreprendre de le faire sans ce puissant secours ; car, s'il manque, on ne se tirera jamais des grandes difficultés qu'on y rencontrera.
On voit clairement, par ce qui vient d'être dit, quelle est l'essence de la véritable dévotion. Elle ne consiste donc pas dans cette tendresse de cœur ou dans cette douce consolation que ressentent quelquefois ceux qui prient, mais dans cette promptitude et dans cette ardeur, que l'on met à faire le bien. Il résulte de là que souvent l'un se trouve sans l'autre, lorsqu'il plaît au Seigneur d'éprouver les siens. À la vérité, cette dévotion et cette promptitude répandent très souvent dans l'âme cette douce consolation ; et, à leur tour, cette consolation et ce goût spirituel augmentent la dévotion essentielle qui consiste dans cette promptitude et cette ardeur à faire le bien. C'est pourquoi les serviteurs de Dieu peuvent avec beaucoup de raison désirer et demander ces joies et ces consolations, non pour le goût qu'ils y trouvent, mais parce qu'elles accroissent cette dévotion qui nous rend propres à faire le bien. C'est ce que le Prophète nous fait entendre lorsqu'il dit : « J'ai couru dans la voie de vos commandements, ô mon Dieu, lorsque vous avez dilaté mon cœur (2) », c'est-à-dire, quand vous y avez versé cette allégresse de vos consolations qui a rendu ma course si légère et si rapide.
La nature de la dévotion étant connue, nous allons maintenant traiter des moyens de l'acquérir. Comme cette vertu est inséparable de toutes celles qui ont une familiarité spéciale avec Dieu, il s'ensuit que traiter des moyens d'acquérir la dévotion, c'est traiter en même temps des moyens d'acquérir la parfaite oraison et la contemplation, les consolations de l'Esprit-Saint, l'amour de Dieu, la sagesse du ciel, et cette union de notre esprit avec Dieu, qui est le but de toute la vie spirituelle ; enfin, c'est traiter des moyens d'arriver à la possession de Dieu lui-même en cette vie, en quoi consiste ce trésor de l'Évangile et cette précieuse perle, pour l'acquisition de laquelle le sage marchand vendit avec joie tous les autres biens qu'il avait. Vous voyez donc que c'est là une très haute théologie, puisqu'elle nous enseigne le chemin qui conduit au souverain bien, et qu'elle dresse devant nous une échelle, par les degrés de laquelle nous montons pour atteindre le fruit de la félicité, et pour en jouir autant qu'il est possible d'en jouir en cette vie.
(1) 2. 2, q. 82, 1, 0
(2) Ps. CXVIII, 32
CHAPITRE II
De neuf choses qui nous aident à acquérir la dévotion
Les choses qui nous aident à acquérir la dévotion sont en grand nombre ; nous n'en signalerons que neuf.
La première, et l'une des plus importantes, c'est d'embrasser ces saints exercices avec beaucoup de résolution et de courage, avec un cœur déterminé et préparé à tout ce qui sera nécessaire pour acquérir cette précieuse perle, quelque ardu et difficile que cela soit. Il n'y a point de grande chose en ce monde qui ne soit difficile, et celle-ci est du nombre, du moins dans les commencements.
La deuxième, c'est de préserver le cœur de toutes sortes de pensées vaines et inutiles, de toute affection et de tout attachement étranger, de tous les troubles et de tous les mouvements passionnés ; car il est clair que chacune de ces choses empêche la dévotion, et qu'il n'est pas moins nécessaire d'accorder le cœur avant de prier, que le luth avant de le toucher.
La troisième, c'est la garde des sens, spécialement des yeux, des oreilles et de la langue, parce que, par la langue le cœur se dissipe, et par les yeux et les oreilles il se remplit de divers objets et de diverses images qui troublent la paix et le repos de l'âme. C'est pourquoi l'on dit avec raison que le contemplatif doit être sourd, aveugle et muet, parce que moins il se répand au dehors, plus il sera recueilli au dedans de lui-même.
La quatrième, c'est la solitude, parce que, non-seulement elle retranche, pour les sens et le cœur, les occasions des distractions et celles des péchés, mais encore parce qu'elle convie l'homme à demeurer au dedans de lui, à entrer avec Dieu et avec lui-même dans son intérieur ; ce à quoi il se sent porté par la nature même de l'endroit solitaire où il est, lequel n'admet point d'autre compagnie que celle-là.
La cinquième, c'est la lecture des livres spirituels et dévots. Ils donnent des sujets de considération, ils recueillent le cœur, ils réveillent la dévotion, et font que l'homme pense avec plaisir à ce qu'il a le plus goûté dans une lecture ; car ce qui se représente avant tout à la mémoire, c'est toujours ce qui abonde dans le cœur.
La sixième, c'est le souvenir continuel de Dieu, le soin de marcher toujours en sa présence, et l'usage de ces courtes oraisons que saint Augustin appelle jaculatoires. Ces oraisons gardent la maison du cœur et conservent la chaleur de la dévotion, dans le sens où nous l'avons dit plus haut ; et ainsi l'homme se trouve prêt, à toute heure, à entrer en oraison. C'est là un des principaux documents de la vie spirituelle, et un des plus puissants remèdes pour ceux qui n'ont ni temps ni endroit favorable pour faire oraison. Celui qui sera toujours fidèle à cette pratique, avancera beaucoup en peu de temps.
La septième est l'assiduité et la persévérance dans les bons exercices, aux endroits et aux temps marqués pour cela, principalement la nuit ou le matin, qui sont les temps les plus convenables pour l'oraison, comme toute l'Écriture nous l'enseigne.
La huitième, ce sont les austérités et les abstinences corporelles, la table pauvre, le lit dur, le cilice et la discipline, et autres mortifications de ce genre. Car, de même que toutes ces choses sont inspirées par un principe de dévotion, de même aussi elles fortifient, elles conservent et elles fécondent la racine d'où elles naissent.
La neuvième, ce sont les œuvres de miséricorde. Elles nous donnent de la confiance pour paraître devant Dieu : comme elles joignent quelques petits services à nos oraisons, celles-ci ne peuvent plus s'appeler de simples demandes sèches ; et elles méritent que la prière qui part d'un cœur miséricordieux soit miséricordieusement entendue.
CHAPITRE III
De dix choses qui empêchent la dévotion
Comme il y a des choses qui favorisent la dévotion, de même aussi il y en a qui l'empêchent. De ces dernières, nous allons en indiquer dix
La première, celle qui forme le plus grand obstacle à la dévotion, ce sont les péchés, non seulement les mortels, mais encore les véniels ; car, quoique ceux-ci ne fassent pas perdre la charité, ils font, néanmoins, perdre la ferveur de la charité, qui est presque la même chose que la dévotion. C'est pourquoi il faut les éviter avec un très grand
soin : et quand ce ne serait pas à cause du mal qu'ils nous font, du moins faudrait-il le faire à cause du grand bien qu'ils nous empêchent d'acquérir.
La deuxième, c'est le remords de la conscience qui procède de ces mêmes péchés, quand ce remords est excessif ; car il rend l'âme inquiète, abattue, et lui enlève le courage et la force pour tous les bons exercices.
La troisième, ce sont les scrupules ; comme le remords, et pour la même cause, ils troublent et abattent l'âme ; car ils sont comme des épines qui piquent la conscience, qui l'inquiètent, qui ne lui laissent point de trêve, et enfin qui l'empêchent de se reposer en Dieu et de jouir de la véritable paix.
La quatrième, c'est toute amertume, tout dégoût du cœur, et toute tristesse désordonnée ; car il est très difficile que l'âme, dans un pareil état, puisse goûter les délices de la bonne conscience et de l'allégresse spirituelle.
La cinquième, ce sont les soucis excessifs ; comme les moucherons d'Égypte, ils inquiètent l'âme et ne lui permettent pas de prendre ce doux sommeil spirituel que l'on goûte dans l'oraison ; au contraire, c'est là, plus qu'ailleurs, qu'ils l'inquiètent et la détournent de son exercice.
La sixième, ce sont les occupations excessives, parce qu'elles absorbent le temps et étouffent l'esprit, et ainsi laissent l'homme sans loisir et sans cœur pour vaquer à Dieu.
La septième, ce sont les délices et les consolations sensuelles, quand l'homme s'y livre avec excès. « Celui qui s'adonne beaucoup aux consolations du monde, ne mérite pas celles de l'Esprit-Saint », nous dit saint Bernard.
La huitième, ce sont les plaisirs de la table, l'excès dans le boire et dans le manger, surtout les longs repas ; car ils sont une très mauvaise préparation pour les exercices spirituels et pour les veilles sacrées, attendu qu'avec un corps appesanti et chargé de nourriture, l'esprit est très mal disposé pour prendre son vol vers les hauteurs.
La neuvième, c'est le vice de la curiosité, tant des sens que de l'esprit, qui fait que l'on désire entendre, voir, et savoir une multitude de choses ; que l'on souhaite posséder celles qui sont artistement travaillées, recherchées et vantées dans le monde. Tout cela occupe le temps, embarrasse les sens, inquiète l'âme, la répand sur divers objets, et ainsi met obstacle a la dévotion.
Enfin la dixième, c'est l'interruption de tous ces saints exercices, à moins qu'on ne les quitte pour un motif de charité envers le prochain, ou pour une juste nécessité. Car, comme dit un docteur, l'esprit de la dévotion est fort délicat ; lorsqu'il s'en est allé, ou il ne revient plus, ou s'il revient, ce n'est qu'avec beaucoup de difficulté. De même que les arbres demandent à être arrosés en leur saison, et que les corps humains réclament tout ce qui est nécessaire à leur entretien, et que si ces secours viennent à leur manquer, on les voit bientôt décroître et périr ; de même aussi voit-on la dévotion diminuer et périr, dès qu'elle manque de l'eau vivifiante et du soutien qu'elle tire de la considération.
Tout ceci a été dit en peu de mots, afin que chacun puisse mieux le graver dans sa mémoire. L'expérience et le long exercice feront voir à quiconque le voudra, qu'il n'y a rien de plus assuré ni de plus véritable.
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