CHAPITRE VII.
D'UNE UNION PLUS EXCELLENTE DE SON ÂME AVEC DIEU.
1. En la très sainte fête de la Purification, tandis que j'étais forcée de garder le lit à la suite d'une. grave maladie je me trouvai, au lever du jour, remplie de tristesse et me plaignis d'être privée, par cette infirmité, de la céleste visite qui m'avait souvent consolée à pareil jour.
2. Et voici que l'auguste Médiatrice, Mère de celui qui est le véritable Médiateur entre Dieu et les hommes, vint par ces paroles adoucir ma peine : « Tu ne te souviens pas d'avoir éprouvé dans ton corps des douleurs aussi aiguës; mais apprends que mon Fils te réserve un présent plus riche que tous ceux dont tu as été comblée jusqu'ici, et c'est afin qu'il soit reçu dignement que ton âme a été fortifiée par ces souffrances corporelles. » Je fus soulagée en écoutant ces douces paroles, et immédiatement avant la procession je reçus l'aliment de vie. Comme j'étais attentive à la présence de Dieu en moi, je vis que mon âme, semblable à une cire doucement amollie sous l'action du feu, se présentait devant la poitrine sacrée du Seigneur comme en face d'un sceau dont elle allait recevoir l'empreinte. Tout à coup, ce sceau divin fut apposé sur elle et mon âme fut alors introduite dans ce trésor sacré où la plénitude de la divinité habite corporellement pour y être marquée du sceau de la resplendissante et toujours tranquille Trinité.
3. O mon Dieu, Charbon dévorant (Carbo desolatorius)1, vous avez enfermé d'abord en vous-même, puis montré, et enfin communiqué cette vive ardeur, lorsque, sans rien perdre de votre feu, vous vous êtes arrêté sur le terrain humide et glissant de mon âme, pour dessécher en elle les flots des joies humaines. Vous l'avez ensuite dégagée de cet attachement à sa propre volonté, attachement que le temps n'avait fait que fortifier. O vrai feu consumant qui ne brûlez les vices de l'âme que pour y instiller la douce onction de la grâce ! C'est en vous seul que nous trouvons la force de nous réformer selon l'image et la ressemblance divine. O fournaise ardente dont les feux éclairent la douce vision de la paix ! Votre puissante opération change les scories en or pur et choisi, dès que l'âme, fatiguée d'illusions, cherche enfin avec ardeur le souverain Bien qu'elle ne trouve qu'en vous seul, ô vraie vérité !
1. Allusion au verset 4 du ps. cxix : « Sagittae potentis acutoe cum carbonibus desolatonis : Les flèches du puissant sont aiguës, et ce sont des charbons pour détruire. »
CHAPITRE VIII.
D'UNE UNION PLUS INTIME ENCORE.
1. Le dimanche suivant: Esto mihi 1, etc., vous avez pendant la messe excité et agrandi les désirs de mon âme, afin qu'elle aspirât aux faveurs plus sublimes dont vous aviez l'intention de la gratifier. Ce fut surtout par ces deux paroles du répons: « Benedicens benedicam 2,etc..:Bénissant, je te bénirai », et le verset du neuvième répons : « Tibi enim et semini tuo dabo eas regiones 3 : Je donnerai cette terre à toi et à ta race. » Plaçant alors votre main vénérable sur votre poitrine sacrée; vous m'indiquiez où se trouvent ces régions promises par votre infinie libéralité.
2. O terre bienheureuse qui comblez de bonheur tous ceux qui vous habitent ! Champ de délices dont le plus petit grain peut satisfaire abondamment la faim de tous les élus et procurer au cœur humain tout ce qui peut lui être doux et agréable !
3. Je considérais avec une attention, peut être insuffisante, du moins autant que je le pouvais, ce spectacle si digne de fixer mes regards. Alors m'apparut la bonté et l'humanité de Dieu notre Sauveur, non à cause des oeuvres de justice par lesquelles mon indignité eût pu mériter cette faveur, mais à cause de son ineffable miséricorde qui me justifiait par la régénération adoptive (Tit., III, 4); et me préparait à cette union plus intime avec vous, ô mon Dieu ! Union en vérité étonnante et redoutable, digne d'admiration, céleste et inestimable !
4. En vertu de quels mérites de ma part, ô mon Dieu, et par quel mystérieux jugement ai-je obtenu une si grande faveur ? Certes, l'amour qui oublie la dignité du sang et se montre plein de condescendance, l'amour, dis-je, qui se précipite sans attendre la réflexion ni le jugement de la raison, vous a, si j'ose ainsi parler, enivré jusqu'à la folie, ô mon très doux Seigneur, pour que vous en arriviez à unir deux choses si dissemblables. Ou bien, pour employer un langage moins indigne de votre Majesté, cette suave bonté, qui est innée en vous et fait partie de votre essence, a été ébranlée par le contact de la tendre charité qui opéra le salut du genre humain, et en vertu de laquelle non seulement vous aimez, mais vous êtes l'Amour même. Est-ce donc cette charité qui vous aura engagé à tirer de son extrême indignité une misérable créature, méprisable. par sa vie et ses mœurs, pour l'élever à la participation de votre royale et divine grandeur ? Vous vouliez par là augmenter la confiance de tous les membres de l'Église, et c'est ce que je souhaite et désire pour tout chrétien, espérant que nul ne fera comme moi un si mauvais usage des dons de Dieu, et ne donnera autant de scandale à son prochain.
5. Mais, comme les choses invisibles de Dieu peuvent être perçues par l'intelligence au moyen des images sensibles, ainsi que déjà je l'ai remarqué, il m'apparut que de cette partie de la poitrine sacrée du Seigneur, en laquelle, au jour de la Purification, il avait reçu mon âme sous la forme d'une cire amollie au feu, s'échappaient avec violence des gouttes de sueur, comme si la substance de cette cire se fût entièrement liquéfiée par l'excès de la chaleur enfermée dans le sein de mon Dieu. Et ce divin Cœur absorbait ces gouttes avec une vertu ineffable et incompréhensible. II semblait évident que l'amour, dont le propre est de se répandre. avait enfermé sa force victorieuse dans les profondeurs de ce Cœur sacré.
6. O Solstice éternel, demeure pleine de sécurité, lieu qui renferme toutes les délices, paradis des joies éternelles, source jaillissante d'inexprimables délectations, vous attirez par les fleurs variées d'un doux printemps ; vous charmez par les notes suaves ou plutôt par le doux concert d'une harmonie toute spirituelle ; vous ranimez par le souffle parfumé des vivifiants aromates ; vous enivrez par la douceur liquéfiante des saveurs mystiques; vous transformez par les caresses merveilleuses de vos saints embrassements ! O trois fois heureux, quatre fois bienheureux et, si je puis parler ainsi, mille fois saint celui qui, dirigé par la grâce, mérite d'approcher de ce lieu béni avec un cœur pur, des mains innocentes et des lèvres sans souillure ! Comment redire ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il respire, ce qu'il goûte et ce qu'il ressent ? Pourquoi ma langue impuissante s'efforcerait-elle d'en balbutier quelque chose ? Sans doute, par un effet de la bonté divine, j'ai été admise à jouir de ces faveurs mais, enveloppée comme d'une peau épaisse par l'écorce de mes fautes et de mes négligences, je ne pouvais les saisir que très imparfaitement, car toute la science réunie des anges et des hommes ne saurait fournir un seul mot qui exprimât si peu que ce soit la suréminente grandeur d'une si sublime union.
1. Dimanche de la Quinquagésime.
2. Verset du répons : Locutus est en ce même dimanche.
3. Du répons : Movens qui n'est pas cité textuellement.
CHAPITRE IX.
DE L'INSÉPARABLE UNION DE SON ÂME AVEC DIEU.
1. Peu de temps après, c'est-à-dire au milieu du. Carême, je me trouvais encore retenue sur ma couche par une grave maladie. J'étais seule un matin, tandis que les autres Sœurs vaquaient à leurs occupations, lorsque le Seigneur, qui n'abandonne pas ceux qui sont privés des consolations humaines, daigna m'apparaître et réaliser ainsi cette parole du prophète: « Cum ipso sum ire tribulatione : Je suis avec lui dans la tribulation » (Ps. xc,15). Il me présenta son côté gauche d'où jaillissait, comme des profondeurs intimes de son Cœur sacré, une source d'eau pure, solide comme le cristal. En s'écoulant, elle recouvrait ce sein béni à la manière d'un collier précieux, offrant tour à tour aux regards le brillant de l'or ou l'éclat de la pourpre. Le Seigneur me dit ces paroles : « La maladie qui te fait souffrir a sanctifié ton âme, en sorte que toutes les fois que, pour mon amour et par condescendance pour le prochain, tu sembleras t'éloigner de moi par tes actes, tes pensées ou tes paroles, tu ne t'en écarteras pas plus en réalité que cette source ne s'éloigne de mon Cœur. Et comme tu as vu l'or et la pourpre briller à travers le pur cristal, de même la coopération de ma divinité figurée par l'or, et la patience parfaite de mon humanité représentée par la pourpre, rendront toutes tes actions agréables à mes yeux.
2. O dignité de cet infime grain de poussière pour que cette Pierre divine, la plus précieuse que renferment les trésors des cieux, ait daigné s'y enchâsser après l'avoir tiré de la boue des chemins ! O beauté de cette humble petite fleur que le rayon du soleil a fait germer d'une terre fangeuse, afin de lui communiquer sa splendeur ! O bonheur de cette âme comblée de bénédictions, et que le Dieu de Majesté a jugée digne d'assez d'estime pour que lui, dont la puissance est sans bornes, se soit abaissé à la créer ; de cette âme, dis-je, qui, bien que parée de l'image et de la ressemblance divine, est cependant distante de Dieu, comme toute créature l'est de son Créateur ! C' est pourquoi mille fois bienheureuse celle à qui il a été donné de demeurer dans cette union à laquelle je crains, hélas ! de n'être jamais parvenue un seul moment ! Aussi je prie la divine clémence de m'accorder quelque grâce que ce soit, par les mérites de ceux qu'elle a conservés, comme je l'espère, dans un tel état pendant un si long temps.
3. O Don qui surpasse tout don ! Se rassasier avec abondance des délices de la Divinité ! S'enivrer du vin de la charité dans les celliers du pur amour, au point de ne pouvoir les quitter et porter ses pas vers des régions où cette précieuse liqueur perdrait sa force et son parfum ! Ou, si la charité oblige à en sortir, emporter avec soi la vertu de ce vin généreux, afin de servir au prochain une part de l'abondance divine !
4. Je crois, ô Seigneur Dieu; que votre toute puissance pourrait accorder ce don à tous vos élus ; je ne doute pas que votre tendresse ne veuille aussi m'en faire part. Mais comment votre impénétrable sagesse oubliera-t-elle à ce point mon indignité ? c'est là un mystère que je ne puis sonder.
5. Je glorifie et j'exalte la sagesse et la bonté de votre Toute-Puissance. Je loue et j'adore la Toute-Puissance et la bonté de votre Sagesse. Je rends grâces à la toute puissance et à la sagesse de votre Bonté et je vous bénis, ô mon Dieu, car j'ai toujours reçu de votre largesse toutes les grâces qui pouvaient m'être accordées, et cela dans une mesure qui dépassait infiniment mes pauvres mérites.
CHAPITRE X.
DE L'INSPIRATION DIVINE.
1. Je jugeais si hors de propos de publier ces écrits que je ne voulais pas me prêter à écouter sur ce point la voix de ma conscience. Je différai donc jusqu'à l'Exaltation de la sainte Croix, et, ce jour même. pendant la messe, j'avais décidé de m'appliquer à un autre travail, lorsque le Seigneur triompha de ma résolution : « Sois assurée, dit-il, que tu ne sortiras pas de la prison de ton corps avant d'avoir acquitté tes dettes jusqu'à la dernière obole. »
2. Comme je pensais en moi-même que j'avais déjà fait servir les dons de Dieu à l'avantage du prochain, sinon par écrit, au moins par mes paroles le Seigneur m'opposa ce que j'avais entendu lire la nuit même aux Matines : « Si le Seigneur n'avait voulu révéler sa doctrine qu'à ses contemporains, il aurait prononcé des discours, et n'aurait pas inspiré les écrivains sacrés ; mais ses enseignements ont été écrits, et c'est pourquoi ils servent aujourd'hui au salut d'un plus grand nombre. » Et le Seigneur ajouta : « Je n'accepte aucune objection, et je veux que tes écrits soient, pour les derniers temps où j'ai résolu de répandre mes grâces sur beaucoup d'âmes, un témoignage irrécusable de ma divine tendresse. »
3. Après avoir entendu ces paroles, je restai tout accablée et considérai en moi-même combien il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver la traduction exacte des choses dont j'ai parlé, et les paroles convenables pour les présenter à l'esprit humain, sans danger de scandale. Mais le Seigneur, pour vaincre ma pusillanimité, parut faire descendre sur mon âme une pluie abondante. J'en fus accablée, moi pauvre créature, et inclinée vers la terre comme une plante encore nouvelle et tendre, je ne pouvais rien absorber de cette eau pour mon profit. J'entendis seulement quelques paroles importantes, que mon intelligence naturelle ne pouvait saisir, De plus en plus accablée, je me demandais ce que tout cela présageait, lorsque votre tendresse habituelle, ô mon Dieu, voulut alléger mon fardeau et réconforter mon âme en disant : « Puisque cette pluie abondante te parait inutile, je vais maintenant t'approcher de mon Cœur et verser peu à peu en toi ce dont tu as besoin. J'agirai avec douceur et suavité, et selon la mesure de tes
forces »
4. Après avoir constaté les .effets de cette promesse, O mon Dieu, j'en atteste la parfaite sincérité. Car, tous les matins, et à l'heure la plus favorable, vous m'avez inspiré quelque partie de ces pages. C'était avec tant de douceur et de clarté, que, sans aucun travail, j'écrivis des choses que j'avais jusqu'alors ignorées, et qui se présentaient à moi comme si elles eussent été depuis longtemps gravées dans ma mémoire. Vous, agissiez toutefois avec mesure, car, après avoir écrit la tâche journalière, il m'était impossible, même en y appliquant toutes les forces de mon esprit, de trouver une seule de ces paroles qui le lendemain cependant revenaient si abondantes et sans aucune difficulté : par cette manière d'agir, vous modériez et dirigiez ma fougue naturelle, suivant cette parole « qu'il ne faut pas se livrer à l'action au point de négliger la contemplation ». Vous vous montriez donc jaloux du salut de mon âme en toute circonstance et, me permettant de goûter parfois les joyeux embrassements de Rachel, vous ne me priviez pas de la glorieuse fécondité de Lia. Que pour arriver à vous plaire, ô mon Dieu, votre amour plein de sagesse daigne m'aider à unir parfaitement dans ma vie l'action et la contemplation.
CHAPITRE XI.
D'UNE AUDACIEUSE ATTAQUE DU TENTATEUR.
1. Combien de fois en ces temps avez-vous multiplié les effets de votre salutaire présence ! Par quelle bénédiction de douceur avez-vous prévenu ma bassesse, surtout pendant les trois premières années, et spécialement lorsque j'étais admise à la réception de votre corps et de votre sang précieux ! Puisque je ne puis, ô mon Dieu, vous rendre même un pour mille, je me confie à cette éternelle, immense et immuable gratitude par laquelle, ô resplendissante et toujours tranquille Trinité, vous acquittez pleinement, de vous-même, par vous-même et en vous-même, toutes nos dettes. Semblable à un grain de poussière, je m'enveloppe dans cette divine gratitude et je vous offre par Celui qui siège à votre droite revêtu de ma substance, les actions de grâces dont je suis capable. Je les offre par Lui, en l'Esprit-Saint, pour tous les bienfaits dont vous m'avez comblée, et surtout pour cet enseignement lumineux par lequel vous avez dissipé mon ignorance, en me montrant de quelle façon j'obscurcissais l'a pureté de vos dons.
2. Un jour donc que j'assistais à une messe où je devais communier vous avez daigné me faire sentir votre douce présence, et, vous servant pour m'instruire d'une comparaison sensible, je vous vis semblable à une personne haletante de soif qui me demandait à boire. Comme je me plaignais de ne pouvoir vous secourir, puisque, malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à tirer de mon cœur, ne fût-ce que quelques gouttes de compassion, je vis que vous me présentiez de votre propre main une coupe d'or. Aussitôt mon cœur se liquéfia sous l'effet de l'amour, et mes yeux versèrent un flot de larmes brûlantes. En même temps, je vis à ma gauche un odieux personnage qui me glissait en cachette dans la main un objet amer et empoisonné, et m'excitait avec force, (quoique toujours en secret, à le jeter dans cette coupe pour empoisonner le vin pur qu' elle contenait. Aussitôt s'éleva en moi un si grand mouvement de vaine gloire, qu'il me fut aisé de comprendre la ruse employée contre nous par l'antique ennemi, quand les dons que vous nous faites excitent son envie.
3. Mais grâces soient rendues à votre fidélité, ô mon Dieu, grâces aussi à votre protection, ô Divinité subsistant dans la Vérité et l'Unité; Vérité adorable dans l'Unité et la Trinité ; Déité incompréhensible en la Trinité et l'Unité ! Vous ne permettez pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, quoique vous laissiez, parfois à l'ennemi la liberté de nous attaquer, afin de nous exercer et de nous faire progresser. Si vous voyez que nous nous appuyons avec confiance sur votre secours, vous faites vôtre le litige, en sorte que, par un excès de générosité, vous réservant le combat, vous nous abandonnez la victoire, pourvu que nous adhérions à vous par le mouvement de notre volonté. Et, comme dans l'usage de vos dons vous ne permettez pas que l'ennemi ait pouvoir sur notre libre arbitre, vous nous en laissez aussi le plein usage pour l'accroissement de nos mérites.
4. Dans une autre circonstance, et par une autre comparaison, vous m'avez appris qu'en cédant facilement aux suggestions de l'ennemi, on laisse croître son audace. Car la grandeur de votre justice exige parfois que votre miséricorde toute-puissante se cache en quelque sorte pendant ces dangers que nous courons par notre propre négligence. Plus nous nous hâtons de résister au mal, plus utile, plus fructueuse et plus heureuse est notre résistance.
CHAPITRE XII.
AVEC QUELLE PATIENCE DIEU SUPPORTE NOS DÉFAUTS,
1. Je vous rends grâce encore ô mon Dieu, pour une autre vision qui fut tout à la fois agréable et utile à mon âme. Vous m'y avez fait connaître avec quelle patience vous supportez nos défauts, afin .que nous arrivions à les corriger pour obtenir la béatitude.
2. Un soir, j'avais éprouvé un vif mécontentement, et le lendemain, avant le jour, je saisissais la première occasion de me mettre en prière, lorsque je vous vis sous la figure d'un voyageur tellement misérable, que vous sembliez privé de force et de tout secours humain. Ma conscience me reprocha ma faute de la veille, et je gémis d'avoir troublé, par les mouvements impétueux de mon caractère, l'auteur de la paix et de la pureté parfaites. Il me semblait même que j'aurais préféré vous voir absent de mon âme à cette heure, mais à celle-là seulement, où j'avais négligé de repousser l'ennemi qui m'entraînait à des sentiments si contraires à votre sainteté.
3. Voici la réponse que vous me fîtes alors : « Comment un pauvre malade, qui a obtenu à grand-peine de se faire porter à la douce chaleur du soleil, se consolera-t-il d'un violent orage qui survient tout à coup, sinon par l'espoir de voir bientôt un temps plus serein ? De même, vaincu par ton amour, j'ai choisi de demeurer avec toi, au plus fort des tempêtes soulevées par tes passions, et d'attendre le repentir qui amènera le calme et te dirigera vers le port de l'humilité. »
4. Puisque ma langue est impuissante à redire les abondantes faveurs qui me sont accordées par le don continu de votre présence, agréez, je vous en supplie ô mon Dieu, les sentiments de mon cœur. Du fond de cet abîme d'humilité où j'ai été comme doucement attirée par votre condescendante charité, que ma reconnaissance rende ses actions de grâces à votre bonté infinie.
CHAPITRE XIII.
DE LA VIGILANCE SUR NOS SENTIMENTS.
1. Je confesse également à l'honneur de votre amour, ô Dieu de bonté, que vous avez encore usé d'un autre moyen pour secouer mon inertie, et, bien que vous vous soyez servi d'abord de l'entremise d'une personne, vous avez ensuite achevé seul l'œuvre de votre amour, avec non moins de miséricorde que de condescendance.
2. Cette personne me fit remarquer, dans le récit évangélique, qu'après avoir pris naissance ici bas, vous aviez été trouvé d'abord par des pasteurs; et elle ajouta, de votre part, que si je désirais véritablement vous trouver, il me fallait veiller sur mes sens comme les bergers veillaient sur leurs troupeaux. Cet avis me déplut et me parut hors de propos, car vous aviez si bien fixé mon âme en votre amour, qu'il me semblait peu convenable de vous servir comme un pasteur mercenaire sert son maître. Après avoir roulé dans mon esprit ces pensées qui m'étaient pénibles, je me recueillis à l'heure de Complies au lieu même de la prière, et vous daignâtes adoucir ma tristesse par la comparaison suivante: Une femme peut jeter le grain aux éperviers de son mari, sans être pendant ce temps privée de ses caresses; de même si, pour l'amour de vous, je garde au prix d'un vrai labeur mes sens et mes affections, je ne serai pas pour cela frustrée des douceurs de votre grâce. Et, sous la forme d'une branche verdoyante, vous me donnâtes alors l'esprit de crainte, afin que, demeurant toujours avec vous, sans sortir un seul instant de vos bras, j'évite de m'avancer dans ces contrées désertes où s'égarent les affections humaines. Vous avez ajouté que si quelque influence s'insinuait dans mon esprit pour le forcer à incliner mes affections, soit à droite par l'espérance et la joie, soit à gauche par la crainte, la douleur ou la colère, je devais, grâce à la verge de votre crainte, ramener aussitôt cette affection au centre de mon cœur par la garde de mes sens, et l'immoler, comme on immole un agneau nouveau-né, afin de le servir à votre table.
3. Hélas ! combien de fois, entraînée par la malice, la légèreté ou la vivacité de mon caractère, je semblais reprendre ce que je vous avais offert ; vous l'enlever pour ainsi dire de la bouche afin de le donner à votre ennemi ! Après cela vous me regardiez encore avec autant de douceur et de bonté que si, n'ayant même pas soupçonné ma faute, vous l'eussiez prise pour une marque de tendresse. Mon âme a été souvent et doucement émue à la vue de votre miséricordieux amour; jamais les menaces et les châtiments ne m'auraient amenée par une voix aussi sûre à la crainte du péché et à la correction de mes défauts.
CHAPITRE XIV.
DE L'UTILITÉ DE LA COMPASSION.
1. Le dimanche qui précède le Carême, tandis qu' on entonnait à la messe ces paroles : « Esto mihi in Deum protectorem : Soyez-moi un Dieu protecteur », vous m'avez fait comprendre qu'après avoir souffert les injures et les outrages de la part de plusieurs personnes, vous vous serviez des expressions de cet introït pour demander asile dans mon cœur. Et pendant 1es trois jours suivants, chaque fois que je descendais en mon âme je vous voyais reposer comme un pauvre malade, doucement appuyé sur ma poitrine.
2. Pour vous soulager durant ces trois jours, je ne trouvais rien de mieux que de me livrer pour votre amour à la prière, au silence et à la mortification, afin d'obtenir la conversion des personnes entraînées par l'esprit du monde.
CHAPITRE XV.
DE LA RECONNAISSANCE POUR LA GRÂCE DE DIEU.
1. Votre grâce daigna éclairer mon entendement et me révéler plusieurs fois que l'âme, enfermée dans l'enveloppe de son corps, se trouve comme plongée dans un nuage, de la même façon qu'une personne, enfermée dans une petite chambre où s'échapperait de la vapeur, en serait enveloppée de toutes parts. Quand le corps éprouve une souffrance, l'âme reçoit de la partie souffrante comme une atmosphère toute pénétrée des rayons du soleil et qui lui communique une admirable clarté. Plus la souffrance est intense et universelle, plus l'âme reçoit de lumière purifiante
2. Mais, entre toutes les autres souffrances, les douleurs et les épreuves du cœur, supportées avec patience et humilité, augmentent d'autant plus la pureté de l'âme qu'elles l'atteignent de plus près et plus profondément. Toutefois, la pratique de la charité lui donne encore plus d'éclat et de lumière.
3. Grâces vous soient rendues, ô Ami des hommes, de ce que vous m'avez parfois amenée à pratiquer la patience au moyen de ces divines leçons ! Mais hélas ! et mille fois hélas ! trop rares ont été mes réponses à vos avances, et trop souvent inférieures à ce que vous demandiez de moi ! Vous savez, ô mon Dieu, à quel point cette pensée remplit mon esprit de douleur, de confusion et d'abattement, et avec quelle ardeur mon cœur désire que d'autres âmes vous dédommagent de ce que je ne puis vous donner.
4. Une autre fois, comme je devais communier, et que pendant la messe vous vous étiez donné à moi avec plus de magnificence que jamais, je voulus chercher comment vous payer de retour. Ô le plus sage des maîtres ! vous avez daigné alors me suggérer ces paroles de l'Apôtre : « Optabam ego ipso anathema esse pro fratribus meis (Rom., IX 3) : Je désirais être anathème pour mes frères ». Vous m'aviez enseigné auparavant que l'âme réside dans le cœur, et vous me découvriez maintenant qu'elle réside aussi dans la tête, notion que j'ai rencontrée depuis en divers écrits. Votre bonté m'apprenait que c'est une grande perfection d'abandonner les jouissances du cœur afin de s'appliquer au gouvernement de ses sens extérieurs, ou à la pratique des oeuvres de charité pour le salut du prochain.
CHAPITRE XVI.
DIVERSES MANIFESTATIONS AUX FÊTES DE LA NATIVITÉ ET DE LA PURIFICATION
1. Le jour de votre sainte Nativité, je vous pris dans la crèche comme un tendre enfant enveloppé de langes et je vous pressai sur mon cœur. C'est ainsi que, de toutes les amertumes et privations de votre enfance, je formai comme un bouquet de myrrhe qui demeura fixé sur mon sein, afin de rafraîchir tout mon être par la douce liqueur qui s'écoulait de cette grappe divine tandis que je croyais ne pouvoir jamais recevoir de plus grandes faveurs, ô Dieu qu, à une grâce, faites succéder une autre grâce plus précieuse encore, vous avez daigné diversifier pour moi les richesses de vos dons.
2. L'année suivante, il arriva en ce même jour que, pendant la messe Dominus dixit, je vous reçus comme un cafard faible et délicat sortant du sein virginal de votre Mère, et je vous tins un moment serré sur ma poitrine. Ma charité dans la prière pour une personne affligée avait contribué, je crois, à m'obtenir cette faveur. Mais j'avoue qu'après avoir reçu ce don, je ne l'ai pas gardé avec la dévotion voulue. Fût-ce là une mesure de votre justice, ou l'effet de ma négligence ? Je ne saurais le dire. J'espère néanmoins que votre miséricorde, jointe à votre justice, en a ainsi disposé, d'une part, pour me faire voir plus clairement mon indignité, et de l'autre pour me faire craindre que ma négligence à rejeter les pensées inutiles en a été la cause. Mais répondez pour moi, ô Seigneur mon Dieu.
3. Cependant, comme je m'efforçais de vous réchauffer par d'amoureuses caresses, il me sembla que je réussissais peu, jusqu'au moment où la pensée me vint de prier pour les pécheurs, les âmes du purgatoire, et tous ceux qui à cette heure étaient dans l'affliction. Je constatai alors l'effet de ma prière, et surtout un soir où je décidai qu'au lieu de commencer les suffrages en faveur des défunts par la collecte: Deus qui nos patrem1, récitée pour mes proches je vous recommanderais d'abord vos amis, par l'oraison : Omnipotens, sempiterne Deus cui nunquam, etc. II me sembla que cela vous était plus agréable.
4. Je vis ensuite que vous éprouviez une douce jouissance lorsque, en chantant vos louanges de toutes mes forces, je fixais à chaque note mon intention vers vous, comme on tient les yeux attachés sur son livre quand on n'a pas le chant gravé dans la mémoire. Mais je vous confesse, ô Père plein de bonté, les négligences que j'ai commises en ces circonstances et en tant d'autres où il s'agissait de votre gloire. Je vous les confesse dans l'amertume de la Passion de votre très innocent Fils Jésus-Christ, lui qui selon votre témoignage est l'unique objet de vos complaisances : Hic est Filius meus dilectus (Matth., XVII, 5). Par lui je vous offre mes désirs d'amendement, afin que, par lui, soient réparées mes négligences.
5. Au jour très saint de la Purification, tandis qu'en célébrait cette procession dans laquelle, vous, notre salut et notre rédemption, avez daigné vous laisser porter au temple avec les offrandes qui devaient être présentées, il arriva que votre virginale Mère me demanda, pendant l'antienne: Cum inducerent, de lui rendre son Fils, le fruit bien-aimé de son sein. Elle avait un visage sévère comme si je ne vous avais pas soigné selon son bon plaisir, vous qui êtes la joie et l'honneur de sa virginité sans tache. Je me souvins alors que, pour avoir trouvé grâce à vos yeux, elle a été nommée la réconciliatrice des pécheurs et l'espoir des désespérés, et je m'écriai: « O Mère de bonté, la source de la miséricorde ne nous a-t-elle pas été donnée dans votre divin Fils, afin que vous obteniez grâce pour ceux qui en ont besoin, et que votre surabondante charité couvre la multitude de nos péchés et de nos défauts? » Tandis que je parlais, cette tendre Mère prit un visage apaisé et serein, pour me prouver que si mes fautes l'avaient obligée à paraître sévère, elle avait cependant pour les hommes des entrailles de miséricorde, et que la douceur de la divine Charité pénétrait jusqu'aux moelles de son être. J'en avais certes la preuve évidente, puisqu'il avait suffi de quelques pauvres paroles pour que sa sévérité disparût, et fit place à cette incomparable douceur innée en elle. Que votre Mère soit donc, par son immense tendresse, la médiatrice accréditée auprès de votre Cœur pour obtenir le pardon de mes fautes.
6. Enfin j'appris d'une façon évidente que vous ne pouviez contenir le torrent de vos grâces, puisque l'année suivante, en cette même fête, vous m'enrichissiez d'un don analogue à celui dont je viens de parler, mais plus gracieux encore. Vous agissiez vraiment comme si la grande ferveur de ma dévotion l'année précédente eût mérité cette dernière faveur, tandis qui au contraire j'aurais dû subir un juste châtiment pour avoir mis en oubli la première grâce.
7. Il arriva donc, pendant la lecture de l'évangile : Peperit Filium suum primogenitum, etc., que, de ses mains très pures, votre Mère Immaculée me montra le fruit virginal sorti de son sein, aimable petit enfant qui faisait tous ses efforts pour m'embrasser. Hélas ! malgré ma très grande indignité, je vous reçus, tendre enfant, et vous m'enlaciez le cou de vos petits bras. De votre bouche sacrée s'exhalait le souffle très doux de votre esprit qui était pour moi une nourriture de vie. Aussi, que mon âme vous bénisse ô mon Dieu, et que tout ce qui est en moi bénisse votre saint Nom !
8. Lorsque votre bienheureuse Mère voulut vous envelopper des langes de l'enfance, je demandai à être emmaillotée avec vous pour n'être pas séparée, même par un simple lange, de Celui dont les embrassements et les baisers sont plus doux que le rayon de miel. Je vous vis alors revêtu de la blanche robe de l'innocence et serré par les bandelettes d'or de la charité. Pour obtenir d'être enveloppée et serrée avec vous, je devais rechercher davantage la pureté du cœur et les oeuvres de charité.
9. Je vous rends grâces, ô Créateur des astres, qui donnez la splendeur aux luminaires des cieux et les couleurs variées aux fleurs du printemps. Vous n'avez nul besoin de nos biens (Ps. xv, 2), et cependant, pour mon instruction, vous m'avez demandé. au saint jour de la Purification qui suivit, de vous habiller comme un petit enfant, avant qu'on vous introduisit dans le temple. Me découvrant le trésor caché de vos divines inspirations, vous m'avez appris vous-même à vous revêtir ; je devais, avec tout le soin possible, exalter l'innocence immaculée de votre Humanité sans tache, en y apportant une dévotion si fidèle et si désintéressée, que si je pouvais avoir en ma propre personne toute la gloire de votre pureté divine, j'y renoncerais volontiers, afin que votre très douce innocence fût louée davantage. Il me sembla que, par cette intention, vous, dont la toute-puissance appelle ce qui n'est point comme ce qui est (Rom, IV, 17), vous apparaissiez revêtu d'une robe blanche comme celle d'un enfant nouveau-né. Je considérai ensuite avec la même dévotion l'abîme de votre humilité, et je vous vis revêtu d'une tunique verte, pour signifier que, dans cette vallée de l'humilité, la grâce fleurit et prospère sans jamais se dessécher. Comme j'admirais l'ardente Charité qui vous a porté à créer toutes choses, je vous vis encore revêtu d'un manteau de pourpre, afin de nous apprendre que la Charité est vraiment ce manteau royal, sans lequel nul ne peut entrer dans le royaume des cieux. Ensuite, je célébrai ces mêmes vertus dans votre glorieuse Mère, et elle me parut couverte de vêtements semblables aux vôtres. Puisque cette Vierge bénie, vraie rose sans épines, lis blanc et immaculé, est parée de toutes les fleurs des vertus, nous demandons que sans cesse elle intercède pour nous et vienne au secours de notre indigence.
1. Cette oraison pour les parents défunts se trouve encore dans le Missel actuel (1906) ; l 'autre, inusitée depuis longtemps se trouve ainsi formulée dans les anciens recueils : "Omnipotens sempiterne Deus cui nunqam sine spe misericordiae supplicatur, propitiare animabus fidelium tuorum; ut qui de hac in tui nominis confessione decesserunt, sanctorum tuorum numero eos facias aggregari. Per Dominum etc. Dieu tout-puissant et éternel, vous que l'on ne prie jamais sans espoir en votre miséricorde, ayez pitié des âmes de vos fidèles, et daignez compter au nombre de vos saints ceux qui terminèrent leur vie dans la confession de votre nom.
CHAPITRE XVII
DE LA CONDESCENDANCE DIVINE.
Un jour, après m'être lavé les mains, je me tenais debout dans les rangs du convent pour me rendre au réfectoire, j'admirais la clarté du soleil qui brillait dans toute sa force, et je disais en moi-même: si le Créateur de cet astre éclatant dont il est dit que le soleil et la lune, admirent la beauté,1 si le Seigneur, dis-je, qui est un feu consacrant, se trouvait aussi véritablement en moi qu'il se montre fréquemment à mes yeux, comment serait-il possible que mon cœur demeurât si froid, et que j'agisse avec tant de dureté et si peu de sagesse dans mes rapports avec le prochain? Et voici que vous, dont la douce parole se fait plus douce encore pour apaiser les agitations de mon cœur vous me répondîtes aussitôt: « En quoi serait exaltée ma toute-puissance, si je n'avais d'abord le pouvoir, partout où je suis, de me contenir en moi-même, afin de n'être perçu et vu que dans la mesure la plus convenable au temps, au lieu et à la personne? Car dès le commencement de la création du ciel et de 1a terre et dans toute l'œuvre de la Rédemption, j'ai manifesté la sagesse de mon amour plus que la force de ma puissance, et cette sagesse éclate particulièrement lorsque je supporte les imparfaits pour les attirer ensuite dans le chemin de la perfection, sans porter aucune atteinte à leur liberté. »
1. Cujus pulchritudinem sol et luna mirantur. Pontifical Romain, à la consécration des Vierges.