Vézelay
XVII. -- Que par la sainte communion nous pouvons obtenir le soulagement des âmes du purgatoire.
Un jour où elle devait communier, elle éprouva un grand désir de se plonger dans la vallée de son humilité, et de s'y cacher profondément pour honorer l'ineffable condescendance du Seigneur, qui nourrit ses élus de son corps et de son sang précieux. Elle comprit alors le sublime abaissement du Fils de Dieu lorsqu'il descendit dans les limbes pour en délivrer les captifs. Tandis qu'elle faisait effort pour s'unir à cette humiliation, elle se trouva comme plongée dans les abîmes du purgatoire. Là, s'abaissant de plus en plus, elle comprit ces paroles que lui adressait le Seigneur : « Par la réception du Sacrement de vie, je t'attirerai à moi de telle sorte que tu entraîneras avec toi toutes les âmes auxquelles parviendra l'incomparable parfum des saints désirs, qui s'échappe de tes vêtements en si grande abondance. »
Après avoir reçu cette promesse, elle s'approcha de la table sainte et pria le Seigneur de lui accorder autant d'âmes du purgatoire que l'hostie formerait de parcelles dans sa bouche 1. Pour cela elle chercha à la diviser en plusieurs fragments. Le Seigneur lui dit : « Afin de te faire comprendre que mes miséricordes surpassent toutes mes oeuvres, et que nulle créature ne peut épuiser l'abîme de ma bonté, voici que, par le mérite de ce Sacrement de vie, je suis disposé à t'accorder beaucoup plus que ne demandait ta prière. »
1. Cette mastication des saintes espèces prouve que l'usage des hosties, larges et épaisses, qui avait disparu en général, existait encore dans ce monastère. On en voit aussi des traces en d'autres lieux.
XVIII. -- Merveilleuse union avec le Seigneur au moyen d'une hostie consacrée.
Un jour elle devait communier et s'humiliait encore plus profondément que de coutume à la vue de son indignité. Elle pria le Seigneur de recevoir pour elle l'hostie sainte en sa propre personne, de se l'incorporer, et de permettre ensuite que par le souffle divin, elle en aspirât à chaque heure une certaine vertu, dans la mesure qu'il trouverait convenir à sa faiblesse. Elle se reposa ensuite quelque temps sur le sein du Seigneur, comme enveloppée de ses bras divins, et placée de telle sorte que son côté gauche semblait appliqué au sacré côté droit du Seigneur. Or, peu après, s'étant levée, elle vit que son côté gauche avait pris comme l'empreinte vermeille d'une cicatrice sanglante, au contact de la blessure amoureuse du Christ. Comme elle allait à la sainte communion, le Seigneur parut recevoir dans sa bouche divine la sainte hostie, laquelle, traversant sa poitrine, sortit par la plaie de son côté et resta fixée sur cette plaie vivifiante. Il dit à son épouse : « Cette hostie nous unira de manière qu'un de ses côtés couvrira ta blessure, et l'autre côté la mienne. Chaque jour tu toucheras cette hostie, tu la toucheras avec toute ta dévotion en méditant l'hymne Jesu nostra Redemptio 1. Il lui dit ensuite de prolonger chaque jour sa prière, afin d'accroître son désir du divin Sacrement ; elle devrait pour cela réciter cette hymne une fois le premier jour, deux fois le suivant, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle communiât de nouveau.
1. Hymne de la fête de l'Ascension
CHAPITRE XIX
CE QUI LUI EST MONTRÉ SUR LA MANIÈRE DE PRIER ET DE SALUER LA MÈRE DE DIEU.
1. A l'heure de l'oraison, elle pria le Seigneur d'appliquer son attention au sujet qu'il voudrait bien lui indiquer, et il répondit : « Tiens-toi près de ma Mère qui est assise à côté de moi et exalte-la par tes louanges. » Alors elle salua la Reine du ciel par ce verset: « Paradisus voluptatis, Paradis de délices », etc. Elle la félicita d'avoir été la très agréable habitation de la sagesse infinie de Dieu, laquelle, prenant de toute éternité ses délices dans le sein du Père et connaissant toute créature, avait daigné la choisir pour demeure. Elle pria la Mère de Dieu de lui donner un cœur orné de si agréables vertus, que Dieu pût aussi l'habiter avec délices. La bienheureuse Vierge parut s'incliner pour planter dans le cœur de celle qui la priait la rose de la charité, le lis de la chasteté, la violette de l'humilité, le tournesol de l'obéissance et d'autres fleurs encore. Celle-ci comprit alors que la Mère de Dieu est toujours prête à exaucer les prières de ceux qui l'invoquent.
2. Elle chanta ensuite le verset : « Gaude morum disciplina : Réjouissez-vous, règle des mœurs », etc., pour la louer de ce qu'elle elle avait régi l'ensemble de ses affections, de ses désirs et de ses sens, avec tant de soin qu'elle pouvait offrir un hommage et un service parfaits à l'Hôte divin qui habitait en elle. Comme elle exprimait le désir de partager la même faveur, la Vierge Mère parut lui envoyer ses propres affections sous la forme de jeunes vierges, et leur commanda de s'adjoindre aux affections de l'âme qui la priait, pour les exciter par cette union à bien servir le Seigneur et à réparer au besoin leurs défectuosités. La bienheureuse Vierge montrait encore ici combien elle est prompte à exaucer nos demandes.
3. Il y eut ensuite un moment de silence, et celle-ci dit au Seigneur : « O mon frère, puisque vous vous êtes incarné pour secourir notre misère, daignez offrir maintenant à votre bienheureuse Mère des hommages qui réparent la pauvreté de mes louanges. » A ces mots, le Fils de Dieu se leva, fléchit le genou devant sa Mère et, par une inclination de tête, la salua avec tant de respect et de tendresse qu'elle dut agréer avec bonté un hommage dont son Fils très aimant réparait ainsi l'imperfection.
4. Le lendemain à l'heure de la prière, la Vierge Marie lui apparut sous la forme d'un lis magnifique éclatant de blancheur. Ce lis était composé de trois feuilles, dont l'une, droite, s'élevait au milieu et les deux autres étaient recourbées de chaque côté. Elle comprit par cette vision que la bienheureuse Mère de Dieu est appelée à bon droit « Lis blanc de la Trinité », car elle a participé plus que toute créature aux vertus divines et ne les a jamais souillées par la moindre poussière du péché. La feuille droite représentait la toute-puissance du Père, et les deux feuillas inclinées figuraient la sagesse du Fils et la bonté du Saint-Esprit, vertus que la bienheureuse Vierge possédait à un degré éminent.
5. La Mère de miséricorde dit encore que celui qui la proclamerait Lis blanc de la Trinité, Rose éclatante qui embellit le ciel, expérimenterait le pouvoir que la toute-puissance du Père lui a communiqué comme Mère de Dieu ; il admirerait les ingénieuses miséricordes que la sagesse du Fils lui a inspirées pour le salut des hommes ; il contemplerait enfin l'ardente charité allumée dans son cœur par l'Esprit-Saint. « A l'heure de sa mort, ajouta la bienheureuse Vierge, je me montrerai à lui dans l'éclat d'une si grande beauté que ma vue le consolera et lui communiquera les joies célestes. »
6. Depuis ce jour, celle-ci résolut de saluer la Vierge Marie ou les images qui la représentent par ce, mots: « Salut, ô blanc Lis de la Trinité resplendissante et toujours tranquille ! Salut, ô Rose de beauté céleste ! C'est de vous que le Roi des cieux a voulu naître ; c'est de votre lait qu'il a voulu être nourri ; daignez aussi nourrir nos âmes des divines influences. 1 »
1. Ave, candidum lilium fulgide semperque tranquillae Trinitatis rosaque prae fulgida caelicae amoenitatis de qua nasci, et de cujus lacte pasci Rex caelorum voluit, divinis influxionibus animas nostra pasce.
CHAPITRE XX
DE L'AMOUR SPÉCIAL QU'ELLE AVAIT POUR DIEU,
ET D'UNE SALUTATION A LA BIENHEUREUSE VIERGE.
Elle avait la coutume (qui existe du reste entre ceux qui s'aiment) de reporter tout ce qui lui paraissait beau et agréable vers son Bien-Aimé. Aussi, lorsqu'elle entendait lire ou chanter en l'honneur de la bienheureuse Vierge et des autres saints des paroles qui excitaient son affection, c'était vers le Roi des rois, son Seigneur choisi entre tous et uniquement aimé, plutôt que vers les saints dont on faisait mémoire, qu'elle dirigeait les élans de son cœur. II arriva, en la solennité de l'Annonciation, que le prédicateur se plut à exalter la Reine du ciel et ne fit pas mention de l'incarnation du Verbe, oeuvre de notre salut. Celle-ci en éprouva de la peine et, passant après le sermon devant l'autel de la Mère de Dieu, elle ne ressentit pas, en la saluant, la même tendresse douce et profonde mais son amour se porta par contre avec plus de force vers Jésus, le fruit béni du sein de la Vierge. Comme elle craignait d'avoir encouru la disgrâce d'une si puissante Reine, le Consolateur plein de bonté dissipa doucement son inquiétude : « Ne crains rien, ô ma bien-aimée, dit-il, car il est très agréable à ma Mère qu'en chantant ses louanges et sa gloire, tu diriges vers moi ton attention. Cependant, puisque ta conscience te le reproche, aie soin, lorsque tu passeras devant l'autel, de saluer dévotement l'image de ma Mère immaculée et de ne pas saluer mon image. - O mon Seigneur et unique Bien, s'écria-t-elle, jamais mon âme ne pourra consentir à délaisser Celui qui est son salut et sa vie pour diriger ailleurs ses affections et son respect. » Le Seigneur lui dit avec tendresse : « O ma bien-aimée, suis mon conseil ; et chaque fois que tu auras paru me délaisser pour saluer ma Mère, je te récompenserai comme si tu avais accompli un acte de cette haute perfection par laquelle un cœur fidèle n'hésite pas à m'abandonner, moi qui suis le centuple des centuples, afin de me glorifier davantage ».
CHAPITRE XXI
REPOS DU SEIGNEUR.
1. Le Seigneur lui apparut dans un jardin tout rempli de fleurs et de verdure, le premier dimanche après la fête de la sainte Trinité. II semblait prendre son repos à l'heure de midi, assis sur son trône royal, comme s'il s'était doucement endormi, enivré par le vin de 1'amour.
2. Elle se prosterna aussitôt à ses pieds, les baisa à plusieurs reprises et, selon sa coutume, prodigua à son Bien-Aimé toutes les marques de sa tendresse. Cependant trois jours se passèrent sans quelle pût jouir de lui selon sa coutume. Le quatrième jour pendant la sainte messe, ne pouvant supporter davantage cette longue attente, elle quitta les pieds du Seigneur, et dans l'ardeur de sa tendresse s'élança sur son sein, s'efforçant d'interrompre le sommeil de son Bien-Aimé.
3. Le Seigneur s'éveilla bientôt, et, cédant enfin à de si douces instances, il enlaça de ses bras cette fidèle épouse, la pressa fortement sur sa poitrine sacrée en disant ces paroles : « Voici que je possède ce que j'ai désiré. Le renard qui guette une proie s'étend par terre pour faire le mort, et si les oiseaux trompés volent autour de lui et tentent de le déchirer, il les saisit d'un bond. De même, tout brûlant d'amour pour toi, j'ai usé d'une ruse semblable afin de te posséder tout entière au moment où tu t'élancerais vers moi. »
CHAPITRE XXII
COMMENT LA MALADIE PEUT AMENDER LES DÉFAUTS.
1. A une époque où son état de faiblesse l'empêchait de suivre toute la règle, elle s'était assise pour assister aux vêpres. Le coeur rempli tout à la fois de désir et de tristesse, elle dit au Seigneur : « O mon doux Sauveur, ne vous glorifierais-je pas davantage si j'étais maintenant au choeur avec mes soeurs, vaquant à la psalmodie et à la prière, assidue le reste du jour aux exercices de la vie régulière, plutôt que d'être réduite à une pénible inaction à cause de ma faiblesse? » Le Seigneur répondit : « Est-ce que l'époux trouve moins de délices en son épouse lorsqu'il s'est retiré dans la chambre nuptiale pour goûter avec elle un doux repos et jouir de ses chastes baisers, qu'il ne reçoit de gloire lorsqu'elle parait aux yeux du monde dans tout l'éclat de sa beauté? »
2. Celle-ci comprit alors que l'âme marche en public, revêtue de ses parures, lorsqu'elle s'adonne aux bonnes oeuvres afin de procurer la gloire de Dieu ; et qu'elle se repose avec l'Époux dans la chambre nuptiale quand les infirmités du corps lui interdisent ces occupations extérieures. Privée des jouissances du dehors, elle s'abandonne entièrement à la divine volonté et le Seigneur met plus ses complaisances dans une âme qui trouve en elle-même moins de satisfaction et de vaine gloire.
CHAPITRE XXIII
D'UNE TRIPLE BÉNÉDICTION.
1. Elle assistait un jour à la messe avec toute la dévotion possible. Lorsqu'on arriva au Kyrie eleison, l'ange que Dieu lui avait donné pour gardien la prit entre ses bras comme un petit enfant et la présenta à Dieu le Père afin qu'il la bénît, disant: « O Père tout puissant, bénissez votre petite fille » Dieu le Père tardait à répondre, comme s'il eût trouvé peu digne de lui de bénir une si faible créature ; et celle-ci, toute couverte de confusion, se prit à considérer sa misère et son néant. Mais le Fils de Dieu se leva et la couvrit des mérites de sa très sainte vie. Elle se trouva donc parée de riches vêtements et parvenue à l'âge parfait du Christ (Ephes., iv, 13). Dieu le Père s'inclina alors vers elle avec bonté, et il lui donna une triple bénédiction, en même temps qu'une triple rémission de tous les péchés de pensées, de paroles et d'actions, par lesquels elle avait offensé sa toute-puissance. En action de grâces pour un si grand bienfait, elle présenta à Dieu le Père cette vie toute pure du Christ dont elle avait été revêtue. Aussitôt les pierres précieuses qui ornaient sa robe, s'entrechoquant l'une l'autre, rendirent les sons les plus doux et les plus harmonieux à la gloire éternelle du Père. Nous en pouvons conclure à quel point ce Père plein de bonté a pour agréable l'offrande de la très sainte vie de son Fils.
2. Ensuite son ange gardien la présenta au Fils de la même manière et il dit : « O Fils du Roi éternel, bénissez celle qui est votre saint. » Après qu'elle eut reçu une triple bénédiction pour la rémission des péchés qu'elle avait commis contre la Sagesse divine, l'ange la présenta en troisième lieu au Saint-Esprit par ces mots : « Bénissez, ô ami des hommes, celle qui est votre épouse. » Elle en reçut aussi une triple bénédiction qui effaça les péchés par lesquels elle avait offensé la Bonté divine. Celui qui le désirera pourra méditer sur ces neuf bénédictions pendant le chant du Kyrie eleison.
CHAPITRE XXIV
EFFET DE L'ATTENTION A LA PSALMODIE.
1. Un jour qu'elle s'efforçait de chanter le plus dévotement possible les heures canoniales en l'honneur de Dieu et du saint dont on célébrait la fête, elle vit les paroles de la divine louange s'élancer de son cœur vers le Cœur de Jésus sous la forme d'une lance aiguë qui le pénétrait profondément et lui procurait d'ineffables délices.
2. De la pointe de la lance s'échappaient des rayons lumineux semblables à de brillantes étoiles. Ces rayons se dirigeaient sur chacun des saints, et les enrichissaient d'un nouveau reflet de gloire; mais le bienheureux dont on célébrait la fête paraissait revêtu d'une splendeur plus merveilleuse. La partie inférieure de la lance laissait couler en abondance une pluie bienfaisante, qui procurait aux hommes une augmentation de grâce et donnait aux âmes du purgatoire un rafraîchissement salutaire.
CHAPITRE XXV
SERVICE RENDU A L'AME PAR LE COEUR DIVIN.
Une autre fois elle s'efforça d'apporter à chaque mot et à chaque note de l'office divin la plus grande attention ; mais, voyant sa bonne volonté contrariée par la faiblesse de la nature, elle se dit avec tristesse: « Quel fruit retirerai-je d'un labeur où je montre tant d'inconstance? » Le Seigneur, ne pouvant souffrir qu'elle se désolât, lui présente de ses propres mains son Cœur divin semblable à une lampe ardente, en lui disant : « Voici que j'offre aux yeux de ton âme mon Cœur sacré, organe de l'adorable Trinité, afin que tu le pries de réparer l'imperfection de ta vie et de te rendre parfaitement agréable à mes yeux. Car de même qu'un fidèle serviteur se tient toujours prêt à exécuter la volonté de son maître, ainsi mon Cœur sera désormais à ta disposition pour réparer à chaque heure tes négligences. » Celle condescendante bonté du Seigneur la remplit d'étonnement et d'admiration. En effet, elle ne pouvait comprendre que le Cœur du Sauveur, trésor sacré de la Divinité, et source de tous les biens, daignât, comme un serviteur aux ordres de son maître, se tenir prêt à réparer les faiblesses d'une aussi chétive créature. Mais le Seigneur plein de bonté eut pitié de sa pusillanimité et l'encouragea par cette comparaison : « Si tu avais, dit-il, une voix sonore et agréable, et si tu aimais à chanter, tandis que près de toi se trouverait une personne ayant la voix lourde et discordante à ce point, qu'après de grands efforts elle arriverait à peine à produire quelque, sons, ne serais-tu pas indignée qu'elle voulût exécuter elle-même une mélodie que tu pourrais rendre avec tant de facilité et de charme ? De même, mon Cœur sacré, qui connaît la fragilité et l'instabilité humaines, attend et désire que tu l'invites, soit par tes paroles, soit même par un signe, à accomplir et à parfaire avec toi les actes de ta vie ; et comme il est doué d'une puissance infinie, que, de plus, son insondable sagesse connaît toutes choses, de même aussi par suite de la douceur et de la bonté qui lui sont naturelles, il désire te rendre ce service avec une joie pleine d'amour. »
CHAPITRE XXVI
DE L'ABONDANCE DES GRÂCES QUE LE COEUR DIVIN RÉPAND DANS L'ÂME.
1. Dans les jours qui suivirent, tandis qu'elle pensait avec reconnaissance à la richesse de ce don magnifique, elle eut grand désir de savoir combien de temps le Seigneur le lui conserverait. II daigna répondre : « Aussi longtemps qu'il te plaira de le garder, tu n'auras jamais à en déplorer la perte. - Mais, ô Dieu qui opérez tant de merveilles, dit-elle, comment se fait-il que parfois je considère votre Cœur sacré comme une lampe ardente suspendue au milieu de mon cœur, si vil, hélas ! et si indigne ; et d'autres fois, lorsque, par le secours de votre grâce, il m'est donné d'approcher de vous, j'ai la joie de retrouver ce divin Cœur en votre sein et de puiser en lui d'ineffables délices ? » Le Seigneur répondit: « Lorsque tu veux saisir quelque chose, tu étends la main, et tu la retires à toi aussitôt que tu possèdes l'objet de tes convoitises ; de la même façon, quand je vois ton âme tant soit peu détournée de moi par les choses extérieures, je dirige vers elle mon Cœur divin tout languissant d'amour. Si tu réponds à mes tendres avances et si tu consens à te recueillir et à me contempler dans l'intime de ton être, alors je te retire à moi avec ce Cœur sacré et je t'offre en lui la jouissance de toutes les perfections. »
2. Celle-ci fut pénétrée d'amour et de reconnaissance à la vue de cette bonté toute gratuite de Dieu. Elle considéra d'autre part que sa profonde indignité et ses nombreuses imperfections la rendaient indigne de toute grâce, et descendit avec un grand mépris d'elle-même dans cette profonde vallée de l'humilité qui lui était si familière. Après qu'elle s'y fut tenue quelque temps dérobée, pour ainsi dire, à tous les regards, le Dieu tout-puissant qui habite au plus haut des cieux, et trouve également ses délices à répandre sur les humbles la rosée de sa grâce, parut faire sortir de son cœur sacré un tuyau d'or qui, semblable à une lampe ardente, illumina cette âme abîmée dans son néant. Par ce canal mystérieux, il faisait découler sur elle toute l'affluence admirable de ses grâces: si, par exemple, elle s'humiliait à la vue de ses fautes, le Seigneur, rempli de pitié, versait aussitôt dans son âme la sève féconde, des vertus qui détruisait toutes ses imperfections et n'en laissait plus apparaître les traces aux yeux mêmes de la divine Majesté. D'autres fois, si elle ambitionnait un don particulier ou ces douces et agréables faveurs que le cœur humain peut désirer, au même instant tous ces bienfaits étaient répandus en son âme par ce canal admirable dont nous avons parlé.
3. Celle-ci jouissait depuis quelque temps déjà de la suavité de ces délices, et par la grâce de Dieu elle semblait avoir atteint la plus haute perfection, se montrant enrichie de toutes les vertus (non vraiment des siennes, mais bien des vertus de son Seigneur), lors qu'elle entendit, par l'oreille du cœur, une voix harmonieuse qui résonnait comme la suave mélodie d'une harpe touchée par un maître habile, et disait « Veni mea ad me: Toi qui es mienne, viens à moi. Intra meum in me: Toi qui es mienne, viens en moi. - Mane meus mecum : Toi qui es mon bien, reste avec moi.» Son aimable Seigneur daigna lui donner l'explication de ce chant: « Veni mea ad me, parce que je t'aime et désire toujours te voir auprès de moi ainsi qu'une épouse fidèle, c'est pourquoi je t'ai dit: Veni. Intra meum in me, parce que je prends mes délices en ton âme; et comme le fiancé attend avec ardeur le jour des noces qui mettra le comble â la joie de son cœur, ainsi je désire qu'à ton tour tu entres et habites en moi. Mane meus mecum :puisque je t'ai choisie, moi qui suis le Dieu d'amour, je désire demeurer avec toi dans une union indissoluble; union semblable à celle qui existe entre le corps et l'âme, et fait que l'homme ne saurait subsister un instant après que l'âme a quitté son enveloppe mortelle. »
4. Tant que dura le charme d'un si sublime entretien, celle-ci fut attirée vers le Cœur du Seigneur d'une façon merveilleuse par ce mystérieux canal dont nous avons parlé, et se trouva bientôt introduite dans le sein de son Époux et de son Dieu. En cet asile sacré ce qu'elle a senti, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a entendu, goûté et touché du Verbe de vie, elle seule le sait, et Celui qui daigna l'admettre à une union si sublime, Jésus, l'Époux des âmes aimantes, qui est le Dieu béni en tous les siècles et par-dessus tout.
CHAPITRE XXVII
DE LA SÉPULTURE DU SEIGNEUR DANS L'ÂME
1. Un Vendredi saint, après la récitation de l'office, on célébrait l'ensevelissement du Seigneur. Celle-ci pria ce divin Sauveur de vouloir bien s'ensevelir en son âme comme dans une perpétuelle demeure. II daigna l'exaucer et lui dire avec bonté: « Moi, qui suis appelé pierre, je serai cette pierre posée à l'entrée de tous tes sens; pour garde je placerai là des soldats, c'est-à-dire mes affections qui désormais préserveront ton cœur de toute affection étrangère, et travailleront à procurer mon éternelle gloire en toi dans la mesure de ma grâce. »
2. Quelque temps après, elle craignit d'avoir jugé trop sévèrement les actes de quelqu'un, et, toute pénétrée de regret, s'en vint dire au Seigneur: « O mon Dieu, vous aviez placé des gardes â l'entrée de mon cœur, mais, hélas! je crains qu'ils ne se soient éloignés, puisque j'ai jugé si durement la conduite de mon prochain ! » Le Seigneur lui dit : « Comment peux-tu croire qu'ils se soient éloignés, puisqu'en ce moment même tu éprouves leur assistance ? En effet, si tu n'adhérais pas à moi de tout ton cœur, tu n'éprouverais pas tant de regret de m'avoir déplu. »
CHAPITRE XXVIII
LE COEUR DU SEIGNEUR EST LE CLOÎTRE DE L'ÂME
On chantait à vêpres ces paroles : Vidi aquam egredientem de templo, et le Seigneur lui dit : « Dirige-toi vers mon Cœur, il sera vraiment ton temple. De plus, choisis dans les diverses parties de mon corps d'autres demeures où tu puisses mener la vie régulière, car je veux désormais que mon corps sacré soit le cloître où tu habites. » Elle répondit: « O Seigneur! quelle demeure chercherais-je ? J'ai trouvé une telle abondance de douceurs dans ce Cœur sacré que vous daignez appeler mon temple, qu'il m'est impossible de quérir hors de lui la nourriture et le repos nécessaires à l'entretien de la vie. » Le Seigneur lui dit : « Si tu le désires, tu trouveras en effet ces deux biens dans mon cœur, car tu as pu lire de certains de mes saints, comme de mon serviteur Dominique1 par exemple, qu'ils ne s'éloignaient pas du temple, mais qu'ils y mangeaient parfois et y dormaient. Empresse-toi cependant de choisir dans mon corps les lieux où tu mèneras ta vie claustrale. « Pour obéir aux ordres de Dieu, elle résolut d'établir son promenoir dans les pieds du Seigneur ; dans ses mains sacrées, le lieu de son travail ; sa bouche divine lui servirait de salle de chapitre et de parloir ; par ses yeux bénis, elle lirait et étudierait ; ses oreilles enfin seraient le tribunal où elle déclarerait ses péchés. Le Seigneur l'invita à monter après chaque faute vers ce tribunal sacré comme par cinq degrés d'humilité qu'elle trouverait indiqués en ces cinq mots : « Moi, vile, pécheresse, pauvre, mauvaise, indigne, j'accours à cet abîme débordant de la miséricorde infinie afin d'être lavée de toute tache et purifiée de tout péché. Ainsi soit-il. »
1. « Souvent le bienheureux Dominique passait des nuits entières dans les église. Il en avait coutume à ce point qu'à peine l'a-t-on vu faire usage d'un lit pour son repos. Lorsque par excès de fatigue il était obligé de céder au sommeil, il s'endormait quelque instants, soit devant l'autel, soit ailleurs, reposant parfois la tête sur quelque pierre comme un autre Jacob. Après quoi il reprenait ses veilles. » (Vie de saint Dominique par le B. Jourdain de Saxe, C. IV.)
CHAPITRE XXIX
ETREINTE ET SALUT DU SEIGNEUR
1. Celle-ci repassait en son esprit plusieurs circonstances où elle avait expérimenté la fragilité et l'inconstance humaines ; se tournant ensuite vers le Seigneur : M'attacher à vous seul, ô mon Bien-Aimé, dit-elle, c'est là tout mon bien 1. Le Seigneur, s'inclinant, la serra dans ses bras avec tendresse : « Et m'attacher à toi, ma bien-aimée, répondit-il, m'est extrêmement doux. » A peine eut-il prononcé ces mots que tous les saints se levèrent devant le trône de Dieu et offrirent leurs mérites au Seigneur, afin que pour sa plus grande gloire il daignât les communiquer à cette âme qui deviendrait ainsi une demeure digne du Très-Haut.
2. Elle vit alors avec quelle promptitude le Seigneur daigne s'incliner vers nous, et combien les saints désirent l'honneur de Dieu, puisqu'ils offrent leurs mérites pour suppléer à l'indigence des hommes. Aussi, comme elle s'écriait, dans toute l'ardeur de son âme : « Moi, petite et vile créature, je vous salue, ô très aimé Seigneur », elle reçut cette ineffable réponse : « A mon tour je te salue, ô ma très aimée ! » Il lui fut donné de comprendre que si une âme dit à Dieu: Mon Bien-Aimé, mon très doux, mon très aimé Seigneur, ou autres paroles de ce genre, à chaque fois elle recevra ici-bas la même réponse, et elle jouira au ciel d'un privilège spécial, analogue à celui de Jean l'Évangéliste, qui obtint sur la terre une gloire particulière parce qu'il était appelé « discipulus quem diligebat Jesus : le disciple que Jésus aimait ». (S. Jean, xxi, 7.)
1. Allusion au verset 28° du Ps.LXXII : Mihi adhoerere Deo bonum est.
CHAPITRE XXX
DU MÉRITE DE LA VOLONTÉ ET DE L'OFFRANDE DU COEUR AVEC D'AUTRES INSTRUCTIONS
DONNÉES A SON ENTENDEMENT AU SUJET DES PAROLES DE L'OFFICE DIVIN.
I. -- Bonne volonté.
Pendant la messe Veni et Ostende 1 : Venez et Voyez, le Seigneur lui apparut rempli des douceurs de la grâce divine et répandant autour de sa personne une influence céleste et vivifiante. Il descendait du trône sublime de sa gloire, comme pour déverser avec plus d'abondance sur les âmes le torrent de ses grâces, en la fête de sa bienheureuse Nativité. Elle pria alors pour les personnes qui lui étaient recommandées et pour qui elle désirait obtenir de nombreuses faveurs. Le Seigneur lui dit: « J'ai donné à chaque âme un tuyau d'or d'une telle vertu qu'elle peut, par ce moyen, puiser dans les profondeurs de mon Cœur sacré tout ce qu' elle désire. » Celle-ci comprit que ce mystérieux conduit signifiait la bonne volonté avec laquelle l'homme peut s'approprier toutes les richesses spirituelles du ciel et de la terre. Veut-il, par exemple, offrir à Dieu les louanges, les actions de grâces, l'obéissance et la fidélité dont quelques saints nous ont donné l'exemple, aussitôt la divine bonté accepte cette intention comme un fait accompli. Ce tuyau admirable se trouve enrichi d'un or précieux quand l'homme remercie Dieu de lui avoir donné cette noble faculté de la volonté, qui lui sert à acquérir plus de mérites que le monde entier n'en obtiendrait en y employant toutes ses forces. Elle comprit ensuite que toutes les sœurs de la communauté entouraient le Seigneur, et chacune, munie de ce mystérieux tuyau, attirait à elle la grâce divine, selon la mesure de ses forces : tandis que certaines la puisaient directement dans les profondeurs du Cœur divin; d'autres la recevaient s'écoutant des mains du Seigneur. Mais plus elles s'éloignaient du Cœur, plus elles avaient de peine à obtenir ce qu'elles désiraient. Au contraire, si elles s'efforçaient d'aspirer au centre de ce Cœur sacré, elles s'abreuvaient avec facilité, douceur et abondance. Celles qui puisaient directement au Cœur figuraient les âmes qui se soumettent à la volonté de Dieu et souhaitent que cet adorable vouloir s'accomplisse parfaitement à leur égard, dans l'ordre temporel comme dans l'ordre spirituel. Ces âmes touchent si profondément l'infinie bonté de Dieu, qu'à l'heure finie, elles reçoivent la grâce divine avec d'autant plus d'abondance qu'elles ont désiré davantage l'accomplissement de cette très aimable volonté. Les autres, qui puisaient la grâce dans les membres du Seigneur, figuraient les âmes qui s'efforcent d'obtenir de Dieu les dons et les vertus, en suivant l'attrait de leurs désirs personnels et de leur volonté propre. Elles obtiennent d'autant plus difficilement ce qu'elles désirent, qu'elles s'abandonnent moins à la divine Providence.
1. Introït du samedi des quatre-temps de l'Avent.
II. -- Parfaite offrande du cœur à Dieu.
Elle adressa un jour cette prière au Seigneur : « O mon Dieu, dans la plénitude de ma volonté, je vous offre mon cœur détaché de toute créature. Je vous prie de le laver dans l'eau très efficace qui s'écoule de votre sacré côté, afin qu'enrichi par le précieux sang de votre très doux Cœur il puisse s'unir entièrement à vous dans les suaves parfums de votre ineffable amour. » Le Fils de Dieu apparut alors offrant à Dieu le Père le cœur de son épouse uni à son Cœur divin sous la figure d'un calice formé de deus parties qui auraient été jointes ensemble par de la cire. A cette vue elle dit au Seigneur avec une humble dévotion : « Faites, ô Dieu très aimant, que mon cœur soit toujours prés de vous comme ces flacons portés par les serviteurs pour rafraîchir leurs maîtres ; que de même vous l'ayez toujours à votre portée pour le remplir ou y puiser à l'heure où vous le voudrez et pour telle personne qu'il vous plaira.» Le Fils de Dieu accepta cette offrande avec bonté et dit à son Père : « O Père saint, que pour votre éternelle louange le cœur de cette créature soit l'heureux intermédiaire qui répande sur le monde la source intarissable des bienfaits renfermés dans mon Cœur sacré. » Comme dans la suite celle-ci renouvelait souvent cette offrande, elle voyait son cœur tout rempli des dons célestes, et par les mille louanges et actions de grâces qui en jaillissaient, les élus du ciel recevaient une augmentation de joie. D'autres fois il contribuait davantage à l'avancement de ceux qui étaient encore sur la terre, comme nous le verrons plus tard. Car elle comprit aussi que Dieu aurait pour agréable qu'elle fît écrire tout ceci pour le bien de plusieurs.
III.-- Honneur rendu à Dieu. Efficacité de la miséricorde divine.
Au temps de l'Avent, comme on chantait le répons « Ecce venit Dominus protector noster, sanctus Israel 1 : Voici que vient le Seigneur notre protecteur, le saint d'Israël », elle comprit que si une âme abandonne complètement à Dieu la conduite de sa vie, si elle souhaite avec ardeur d'être dirigée, dans la prospérité comme dans l'adversité, par la très aimable et divine volonté, elle rend à Dieu autant d'honneur qu'en procure au prince celui qui pose sur sa tête la couronne royale.
Par ces paroles du prophète Isaïe: « Elevare, elevare, consurge, Jerusalem : Lève-toi, lève-toi, Jérusalem. » (Isaïe, LI, 17), elle comprit quels bienfaits la sainteté des âmes procure à l'Église militante. En effet, lorsque, remplie d'amour pour le Seigneur, une âme se tourne vers lui avec la volonté sincère de réparer, si elle le pouvait, tous les détriments que souffre la gloire de Dieu, lorsque dans l'ardente charité qui la consume, elle offre les démonstrations de sa tendresse, la Bonté divine se montre tellement apaisée qu'elle daigne parfois pardonner au monde entier. C'est ce qu'expriment les paroles suivantes: « Usque ad fundum calicis bibisti : Vous avez bu jusqu'au fond du calice» (Ibid.), car par ce moyen la douceur de la miséricorde vient se substituer aux rigueurs de la justice. Mais ce qui sui : « Potasti usque ad faeces : Vous avez bu jusqu'à la lie » (Ibid.), donne à comprendre qu'aucune rédemption ne peut être accordée aux damnés, parce qu'ils n'ont droit qu'à la lie de la justice.
1. Réponse du second dimanche de l'Avent.