CHAPITRE LXV
COMMENT PEUVENT SERVIR LES PRIÈRES DU PROCHAIN.
Un jour celle-ci offrait à Dieu, pour une personne qui l'en avait priée, tout ce que la divine bonté avait opéré gratuitement dans son âme, afin que cela servit au salut de cette personne. Aussitôt elle lui apparut debout devant le Seigneur, qui siégeait sur un trône de gloire et tenait sur son sein une robe d'un merveilleuse magnificence qu'il déploya devant elle sans toutefois l'en revêtir. Celle-ci en demeura toute surprise et dit au Seigneur : « Il y a quelques jours, lorsque je vous fis une offrande semblable, vous daignâtes aussitôt élever aux joies les plus sublimes du paradis l'amie d'une pauvre personne pour laquelle je vous priais. Pourquoi maintenant, ô Dieu de toute bonté, par le mérite de ces grâces que vous m'avez accordées, ne revêtez-vous pas cette personne de la robe que vous lui montrez et qu'elle désire avec tant d'ardeur ? » Le Seigneur répondit : « Lorsqu'on me fait, par charité, une offrande en faveur des âmes du purgatoire, je la leur applique aussitôt en leur donnant la rémission des fautes, le soulagement dans les peines et l'augmentation de la béatitude, selon l'état ou le mérite de chacune. J'ai pitié de la pauvreté de ces âmes, car je sais qu'elles ne peuvent s'aider en rien, et ma bonté m'incline toujours à la miséricorde et au pardon. Toutefois, lorsqu'on me fait de semblables offrandes pour les vivants, je les garde en vérité pour leur salut; mais comme ils peuvent eux-mêmes augmenter leurs mérites par des oeuvres de justice, par leur désir et leur bonne volonté, il convient qu'ils gagnent aussi par leurs propres efforts ce qu'ils souhaitent obtenir par les mérites d'autrui.
« C'est pourquoi, si la personne pour laquelle tu pries désire se parer des bienfaits que je t'ai conférés, elle doit s'appliquer spirituellement à trois choses :
1° que par l'humilité et la reconnaissance, elle s'incline pour recevoir cette robe, c'est-à-dire qu'elle confesse avoir besoin des mérites des autres, et me rende grâces, le coeur plein d'amour, d'avoir suppléé à son indigence par l'abondance d'autrui.
2° Qu'elle prenne cette robe avec l'espérance certaine de recevoir par ce moyen un grand profit pour le bien de son âme.
3° Qu'elle revête enfin cette robe en s'exerçant à pratiquer la charité et les autres vertus.
Celui qui désire participer aux grâces et aux mérites de son prochain peut agir de même, et il en retirera un grand profit. »
CHAPITRE LXVI
D'UNE PRIÈRE COMPOSÉE PAR ELLE ET APPROUVÉE PAR LE SEIGNEUR.
1. Il lui arriva, lorsqu'elle s'était fait saigner un peu avant le carême, d'avoir souvent ces paroles sur les lèvres : « O très excellent Roi des rois, très illustre Prince », et autres semblables. Un matin, s'étant recueillie dans l'oratoire, elle dit au Seigneur : « O très aimé Seigneur, que voulez-vous faire de ces paroles qui me viennent si souvent à l'esprit et sur les lèvres ? » Le Seigneur lui montra qu'il tenait en mains un collier d'or composé de quatre rangs. Comme elle cherchait la signification de ces quatre parties du collier, l'inspiration divine lui fit comprendre que la première désignait la Divinité de Jésus-Christ; la seconde, l'Âme de Jésus-Christ ; la troisième, l'âme fidèle qu'il a épousée en répandant son précieux sang; enfin la quatrième, le Corps immaculé de Jésus-Christ. Elle vit encore que dans ce collier l'âme fidèle se trouvait placée entre l'âme et le corps de Jésus-Christ, pour figurer le lien indissoluble d'amour par lequel le Seigneur unira cette âme fidèle à son corps et à son âme. Tout à coup, elle eut un ravissement d'esprit, et sous l'inspiration divine elle prononça les paroles suivantes 1 :
« O Vie de mon âme ! Que les affections de mon coeur, enflammées par l'ardeur de votre amour, s'unissent intimement à vous. Que mon âme devienne comme morte et sans vie à l'égard de tout ce qu'elle rechercherait hors de vous !
« Vous êtes l'éclat de toutes les couleurs, la douceur de tous les goûts, le parfum de toutes les senteurs, le charme de toutes les harmonies, la tendre suavité des embrassements intimes !
« En vous se trouvent les plus délicieuses jouissances; de vous jaillissent les eaux surabondantes ; vers vous un charme irrésistible entraîne, par vous l'âme est remplie de saintes affections.
« Vous êtes l'abîme toujours débordant de la Divinité ! O Roi le plus noble des rois, Souverain suprême, Prince très illustre, Maître très doux, Protecteur très puissant !
« O Perle précieuse et vivifiante de la noblesse humaine ! O Créateur de toutes les merveilles, Maître très doux, Conseiller très sage, Auxiliaire le plus dévoué, Ami le plus fidèle !
« En vous sont réunis les charmes des délices intimes, ô vous qui caressez avec délicatesse, qui aimez avec douceur, qui chérissez avec tant d'ardeur, Époux très aimable et tout brûlant de chastes désirs !
« Vous êtes la fleur printanière qui brille dans sa beauté native : ô frère très aimable, adolescent plein de grâce et de force ! O compagnon très agréable, hôte très généreux, serviteur le plus empressé !
« Je vous préfère à toute créature ; pour vous je renonce à tout plaisir ; pour vous j'affronte toute adversité ; je ne veux être approuvée et louée que par vous seul.
« Vous êtes le Principe de tout bien, mes lèvres et mon coeur l'attestent. Dans la vertu de votre amour, je joins la force de ma dévotion à votre prière efficace, afin qu'après avoir étouffé en moi tout mouvement de la nature rebelle, je sois conduite au sommet de la plus haute perfection par une complète union à Dieu. »
Or chacune de ces aspirations brillait comme une perle enchâssée dans le collier d'or.
2. Le dimanche suivant, celle-ci assistait à la Messe où elle devait communier. Tandis qu'elle récitait cette prière avec beaucoup de dévotion, elle vit que le Seigneur semblait y prendre plaisir: «O Dieu très aimant, dit-elle, puisque ces paroles vous sont agréables, je veux conseiller à autant de personnes que je le pourrai, de vous les offrir comme un précieux collier. » Le Seigneur répondit : « Nul ne peut me donner ce qui est à moi ; mais quiconque récitera dévotement cette prière, obtiendra de me connaître davantage. II recevra la splendeur de ma Divinité qu'il aura attirée dans son âme par la vertu de ces aspirations, comme celui qui tient une lame d'or exposée au soleil y voit rayonner la lumière de cet astre. »
3. Elle éprouva bientôt l'effet de cette promesse , car, après avoir achevé la prière, son âme lui parut plus éclatante sous le rayonnement de la divine lumière, et elle trouva plus de douceurs que jamais dans la connaissance de Dieu.
1. Ce Rythme dans le texte original latin, se trouve à l'appendice de ce volume.
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On trouve bon d'ajouter ici plusieurs choses utiles, choisies parmi celles que le Seigneur révéla à celle-ci, quand elle le priait pour d'autres âmes.
CHAPITRE LXVII
QUE LE SEIGNEUR RÉPANDIT PAR SON ENTREMISE
LE TORRENT DE SA GRÂCE SUR BEAUCOUP D'ÂMES
Le Seigneur Jésus apparut un jour à celle-ci et lui demanda son coeur, disant : « Ma fille, donne-moi ton coeur. » Elle l'offrit avec joie, et il lui sembla que le Seigneur appliquait ce coeur à son Coeur sacré comme sous la forme d'un tube qui descendait jusqu'à terre. pour répandre avec abondance sur les hommes les effusions de la Bonté divine. Le Seigneur lui dit ensuite : « Je prendrai désormais plaisir à me servir de ton coeur. II sera le canal qui, de la source jaillissante de mon Coeur sacré, répandra des torrents de divine consolation sur tous ceux qui se disposeront à recevoir ces effusions, c'est-à-dire qui auront recours à toi avec confiance et humilité. » Nous verrons dans la suite quelques-uns des touchants effets de ces paroles.
CHAPITRE LXVIII
QU'IL EST BON DE S'HUMILIER SOUS LA PUISSANTE MAIN DE DIEU.
1. Elle priait un jour pour certaines gens qui, après avoir causé beaucoup de tort au monastère par leurs pillages 1,continuaient à le ruiner. Le Seigneur bon et miséricordieux lui apparut alors : il semblait souffrir d'un bras, et ce bras était plié en arrière, à tel point que les nerfs paraissaient presque détendus. Il lui dit : « Regarde quelle cruelle douleur me causerait celui qui me frapperait du poing sur ce bras ; et je suis traité de la sorte par tous ceux qui n'ont pas pitié du péril de damnation où se trouvent vos persécuteurs, et publient les torts et les injures dont vous êtes victimes, en oubliant que les méchants sont aussi mes membres. Tous ceux au contraire qui, touchés de compassion, implorent ma clémence pour qu'elle retire miséricordieusement ces âmes de leurs désordres et les amène à une vie meilleure, ceux-là semblent appliquer sur mon bras des onguents très doux. Quant à ceux qui, par leurs conseils et leurs avis, les conduisent avec charité à l'amendement et à la réconciliation, ils ressemblent à d'habiles médecins qui, maniant mon bras avec adresse et douceur, le remettent dans sa position naturelle. »
2. Celle-ci fut remplie d'admiration pour l'ineffable bonté du Seigneur et dit: « O Dieu très miséricordieux, quelle raison pouvez-vous avoir d'appeler votre bras des gens aussi indignes ? » Le Seigneur répondit : « C'est qu'ils font partie du corps de l'Église dont je me glorifie d'être la tête. » Elle reprit: « Mais, Seigneur, ils sont déjà séparés du corps de l'Église, puisqu'ils ont été publiquement excommuniés à cause des vexations exercées contre notre monastère 1. » Le Seigneur répondit: «Néanmoins, comme ils peuvent être réintégrés dans l'Église par l'absolution, ma bonté m'oblige à prendre soin d'eux, et à désirer avec une ardeur incroyable qu'ils se convertissent et reviennent à moi par la pénitence. » Celle-ci ayant ensuite prié le Seigneur de défendre la Congrégation contre leurs insultes, et de la prendre sous sa paternelle protection, il lui dit : « Si vous vous humiliez sous ma toute puissante main, et si vous reconnaissez que vous méritez d'être châtiés à cause de vos négligences, ma paternelle miséricorde vous préservera de toute invasion des ennemis. Mais si par orgueil vous vous emportez contre vos persécuteurs, en leur désirant ou en leur souhaitant le mal pour le mal : alors, par un juste décret de ma justice, je permettrai qu'ils prévalent contre vous et vous nuisent encore davantage.
1. II s'agit probablement de Ghébard de Mansfeld, qui envahit le monastère d'Helfta en 1284 et fut excommunié pour cette raison.
CHAPITRE LXIX
COMMENT LES TRAVAUX MANUELS PEUVENT ÊTRE
UNE SOURCE DE MÉRITES.
1. La Congrégation se trouvait une année chargée d'une dette considérable, et celle-ci priait le Seigneur avec instance, afin que, dans sa bonté, il donnât aux proviseurs du monastère le moyen de se libérer. Le Seigneur lui répondit avec tendresse : « Et que gagnerai-je à les aider en cela? » Elle répondit : « C'est que nous pourrons ensuite vaquer au devoir de la prière avec plus de zèle et de dévotion. » Le Seigneur reprit : « Quel fruit m'en reviendra-t-il, puisque je n'ai nullement besoin de vos biens 1, et qu'il m'est indifférent de vous voir appliquées aux exercices spirituels ou livrées aux travaux extérieurs, pourvu que votre volonté soit dirigée vers moi par une intention libre? Si je ne trouvais de charmes que dans vos exercices spirituels, j'aurais certainement réformé de telle sorte la nature humaine après la chute d'Adam, qu'elle n'aurait eu besoin ni de nourriture, ni de vêtement, ni des autres choses que l'homme s'efforce d'acquérir ou de fabriquer, parce qu'elles sont nécessaires à la vie. Un puissant empereur ne se contente pas d'avoir en son palais des damoiselles d'honneur belles et bien parées, mais il y établit encore des princes, des capitaines, des hommes d'armes et des officiers, aptes à divers services, et toujours disposés à exécuter ses ordres. De même je ne trouve pas seulement mes délices dans les exercices intérieurs de la contemplation ; mais les occupations utiles et variées qui ont pour but mon honneur et ma gloire, m'invitent également à demeurer parmi les fils des hommes et à y prendre mes délices. C'est par ces travaux manuels que les hommes trouvent occasion de pratiquer davantage la charité, la patience, l'humilité et les autres vertus. »
2. Ensuite elle vit le principal procureur du monastère se tenir en présence de Dieu. Il paraissait couché sur le côté gauche et se levait avec peine de temps en temps pour offrir au Seigneur, de la main gauche sur laquelle il s'appuyait, une pièce d'or enrichie d'une pierre précieuse. Le Seigneur dit à celle-ci : « Si j'adoucissais la peine de celui pour qui tu pries, je serais aussitôt privé de cette pierre précieuse qui m'est si agréable. Lui-même perdrait la récompense préparée, parce que dans ce cas il m'offrirait simplement, de sa main droite, une pièce d'or sans pierre précieuse. Celui-là, en effet, me présente seulement une pièce d'or, qui, sans souffrir aucune adversité, s'efforce de suivre en toutes ses oeuvres la volonté de Dieu; mais celui qui rencontre l'épreuve dans ses travaux, et reste cependant uni à mon divin vouloir, offre à Dieu une pièce d'or enrichie d'une pierre de grand prix. »
3. Celle-ci ne se rebutait pas, et insistait avec plus de force auprès du Seigneur, afin qu'il soulageât les proviseurs du monastère. Le Seigneur lui dit : « Pourquoi trouves-tu si dur que l'on supporte quelque chose à cause de moi, puisque je suis cet ami véritable dont la fidélité ne s'affaiblit pas avec le temps ? Lorsqu'une personne est dépourvue de tout secours humain, de toute consolation et réduite à la misère, celui qui jadis a reçu d'elle quelques marques de fidélité, éprouve une grande amertume de ne pouvoir soulager de tels maux. Mais moi qui suis le seul ami véritable, j'accours vers l'âme désolée, lui apportant les fleurs fraîchement écloses de toutes les bonnes oeuvres qu'elle a pratiquées dans le cours de sa vie, par pensées, par paroles et par actions. Ces fleurs sont semées sur mes vêtements comme des roses et des lis pleins de fraîcheur. Au contact vivifiant de ma divine présence, cette âme renaît à l'espérance de la vie éternelle et se voit invitée à y recevoir la récompense de toutes ses oeuvres. La joie qu'elle conçoit à cette vue, la dispose à goûter le bonheur de l'éternelle félicité, au jour où se briseront les liens de son corps. Aussi peut-elle laisser éclater ses louanges et s'écrier dans l'élan d'une joie véritable : Voici que l'odeur de mon Bien-Aimé est comme l'odeur d'un champ fertile ! (Genèse, XXVII, 27.) En effet, comme le corps est formé de divers membres unis entre eux, ainsi trouve-t-on dans l'âme l'ensemble des affections telles que : la crainte, la douleur, la joie, l'amour, l'espérance, la haine et la modeste pudeur. Autant l'homme se sera servi de ses passions ou affections pour augmenter ma gloire, autant il trouvera en moi ces jouissances ineffables, ces délices de la paix qui disposent l'âme à goûter la béatitude éternelle. A la résurrection future, lorsque ce corps mortel revêtira l'incorruptibilité, chaque membre recevra une récompense spéciale pour les oeuvres qu'il aura accomplies et les travaux qu'il aura exécutés en mon nom et pour mon amour. Mais l'âme obtiendra une récompense bien plus sublime pour la componction et l'amour qu'elle aura ressentis, ou même simplement pour la vie qu'elle aura donnée au corps.»
4. Mais comme celle-ci, toujours émue de compassion pour, ce fidèle proviseur du monastère, recommençait à prier le Seigneur avec ferveur, afin qu'il le récompensât de ses labeurs et de ses peines, le Seigneur répondit: « Son corps, qui se fatigue pour moi dans ces travaux, m'est comme un trésor dans lequel je dépose autant de drachmes d'argent qu'il fait de démarches pour remplir sa charge. Son coeur est comme un coffret où je place avec joie une drachme d'or toutes les fois que pour ma gloire il songe à pourvoir aux besoins de ses administrés. » Elle dit alors avec admiration : « O Seigneur, cet homme ne me semble pas si parfait qu'il exécute toutes ses oeuvres uniquement pour votre gloire ; il est souvent. je le crois, poussé par d'autres motifs : le désir d'un gain temporel, ou le bien-être qui en résultera. Comment alors vous, ô mon Dieu, qui êtes la douceur sans mélange, affirmez-vous trouver en lui tant de délices? » Le Seigneur daigna répondre : « Sa volonté est tellement subordonnée à la mienne que je suis toujours la cause principale de ses actes. C'est pourquoi il retire une récompense inestimable de toutes ses pensées, de ses paroles et de ses oeuvres. Cependant, s'il s'appliquait à chaque affaire avec une plus grande pureté d'intention, il relèverait tous ses travaux dans la proportion où l'or l'emporte sur l'argent. S'il avait soin enfin de diriger vers moi ses projets et ses sollicitudes avec cette même pureté d'intention, ils en seraient tous ennoblis, comme l'or brillant et sans alliage est plus précieux qu'un or terni par les siècles.»
1. Allusion au verset 2 du psaume xv, où David dit à Dieu : Deus meus es tu, quoniam bonorurn meorum non eges.
CHAPITRE LXX
DU MÉRITE DE LA PATIENCE.
1. Il arriva qu'une personne se fit, en travaillant, une blessure dont elle souffrit beaucoup. Celle-ci, touchée de compassion, demanda à Dieu de sauvegarder ce membre blessé dans un travail légitime. Le Seigneur répondit avec bonté : « I1 n'y a pas de danger, mais cette personne obtiendra une grande récompense pour le mal qu'elle endure. De plus, tous ses autres membres qui se sont efforcés de soulager ce membre blessé, obtiendront aussi une récompense éternelle. Si on trempe une étoffe dans un bain de safran, tout autre objet qui tombe dans la même teinture prend aussi cette couleur ; de même, quand un membre souffre, tous les autres membres qui lui portent secours sont récompensés avec lui. »
2. Elle dit alors: « Mon Seigneur, comment les membres qui s'aident mutuellement obtiendront-ils une si grande récompense, puisqu'ils n'agissent pas afin que la personne blessée souffre avec patience et pour votre amour, mais seulement dans le but d'alléger sa douleur? » Le Seigneur lui fit cette consolante réponse : « La souffrance que nul remède humain n'a pu adoucir et que l'homme a supportée pour mon amour, se trouve sanctifiée par la parole que j'ai dite à mon Père au moment suprême de mon agonie: « Pater, si fieri potest, transeat a me calix iste ! 1 : Père, si c'est possible, que ce calice s'éloigne de moi. » (Matth. xxvi, 39.) En disant cette parole, l'homme acquiert beaucoup de mérites et une grande récompense. »
3. Elle poursuivit : « Est-ce qu'il ne vous est pas plus agréable, ô mon Dieu, que l'homme souffre avec patience tout ce qui peut se présenter, plutôt que d'être patient seulement quand il ne peut échapper à la souffrance ? » Le Seigneur répondit : « Ceci est caché dans l'abîme des divins jugements et dépasse l'intelligence de l'homme. Mais pour parler humainement, il en est de ces deux souffrances comme de deux couleurs ayant chacune tant de vivacité et d'éclat, qu'il est difficile de juger celle qui mérite la préférence. » Elle désira vivement alors que, par ces paroles qui lui seraient rapportées, la personne blessée dont nous avons parlé reçût du Seigneur une consolation efficace. - « Non, dit le Seigneur, mais apprends que, par une secrète disposition de ma Sagesse infinie, je lui refuse cette douceur pour que son âme soit plus éprouvée et se distingue par trois vertus: la patience, la foi, l'humilité :
- La patience, car si dans ces paroles elle trouvait la consolation que tu ressens toi-même, sa douleur serait extrêmement adoucie et le mérite de sa patience amoindri.
- La foi, afin qu'elle croie plus fermement sur le rapport d'autrui ce qu'elle n'éprouve pas elle-même, car saint Grégoire à dit 2: « La foi n'a plus de mérite, lorsque la raison humaine lui apporte son expérience. »
- Enfin l'humilité, par la persuasion que d'autres ont l'avantage de connaître par inspiration divine ce qu'elle-même ne mérite pas de savoir. »
1. Cette parole est citée d'après le répons : In monte Oliveti au Jeudi saint. C'est le texte liturgique et non celui de la sainte Ecriture elle-même, comme on le voit encore ailleurs dans ce livre.
2. Homélie XXVI sur l'évangile.
CHAPITRE LXXI
DE LA CONFESSION DES BIENFAITS DE DIEU.
1. Elle priait un jour avec compassion pour une personne qui avait proféré contre Dieu des paroles impatientes, demandant pourquoi le Seigneur lui envoyait de si grandes peines supérieures à ses forces. Le Seigneur lui dit : « Demande à cette personne quelles épreuves seraient proportionnées à ses forces, et dis-lui, attendu qu'elle ne peut obtenir le royaume des cieux sans supporter la douleur, qu'elle choisisse maintenant les souffrances qui lui agréent, et lorsqu'elles lui adviendront, qu'elle conserve la patience. » Elle comprit alors que c'est une sorte d'impatience très dangereuse, de croire que l'on serait patient dans certaines circonstances de son choix, mais non lorsqu'il s'agit de supporter les maux envoyés par Dieu. L'homme doit, au contraire, regarder avec confiance comme plus avantageux ce qui lui vient de la main du Seigneur. S'il néglige de pratiquer la patience, il doit s'en humilier sincèrement. Le Seigneur ajouta en la caressant avec tendresse : « Et toi, que penses-tu de ton sort? Est-ce que je t'envoie aussi de trop lourdes peines ? -- Nullement, ô mon Seigneur, répondit-elle; mais je confesse en toute vérité et je confesserai jusqu'à mon dernier soupir, que vous avez disposé toutes choses d'une manière si admirable, pour mon corps et mon âme, dans l'adversité comme dans la prospérité, que nulle sagesse au monde, depuis le commencement des siècles jusqu'au dernier jour, n'eût pu vous égaler, ô seule Sagesse incréée, Dieu très doux, qui atteignez avec force d'une extrémité à l'autre, et disposez tout avec douceur. » (Sagesse, VIII, 1.)
2. Alors le Fils de Dieu s'empara d'elle et, la conduisant au Père, lui demanda comment elle lui rendrait hommage. Elle dit: « Autant que je le puis, je vous rends grâces, ô Père saint, par Celui qui siège à votre droite, pour les dons magnifiques dont m'a comblée votre générosité. Je reconnais hautement que nulle puissance humaine n'eût pu me les octroyer comme le fait cette puissance divine, qui, par sa vertu, communique la vie à toute créature. » De là il la conduisit au Saint-Esprit pour qu'elle rendît aussi hommage à sa bonté : « Je vous rends grâces, dit-elle, ô Esprit-Saint, doux Paraclet, par Celui qui, avec votre coopération, s'est fait homme dans le sein de la Vierge. Malgré mon indignité, vous m'avez prévenue à ce point des bénédictions gratuites de votre douceur, qu'aucune autre bonté n'eût agi comme la vôtre, où se cachent, d'où procèdent, avec laquelle se reçoivent tous les biens. »
3. Le Fils de Dieu la serra dans ses bras et lui accorda son baiser en disant : « Après cet hommage solennel, je te prends sous ma garde spéciale, plus qu'aucune autre créature, et plus que je ne te le dois par droit de création, par droit de rédemption, et même par droit de spéciale élection. » Elle comprit à ces mots que le Seigneur reçoit en sa garde spéciale l'âme qui loue la bonté divine et se confie avec gratitude à la Providence, comme un prélat se met dans l'obligation de pourvoir aux besoins de celui qui, par la profession religieuse, est devenu son sujet.
CHAPITRE LXXII
EFFETS DE LA PRIÈRE.
1. En priant une autre fois pour plusieurs personnes qui lui avaient été recommandées, elle se souvint de l'une d'elles avec une spéciale affection : « O Seigneur plein de bonté, dit-elle, que votre paternel amour veuille bien m'exaucer quand je l'invoque pour cette personne. » Le Seigneur répondit : « Je t'exauce fréquemment lorsque tu pries pour elle.» Elle objecta : « Pourquoi donc alors parle-t-elle toujours de son indignité, et réclame-t-elle si souvent mon secours, comme si vous ne lui donniez jamais aucune consolation? » Le Seigneur dit: « La manière délicate pour cette épouse d'exciter mon amour envers elle, et l'ornement qui lui convient le mieux, c'est surtout qu'elle se déplaise dans son propre état ; cette grâce s'accroît quand tu pries davantage pour elle. »
2. Un jour, comme elle priait encore pour cette même personne, ainsi que pour d'autres, le Seigneur lui dit : « Je les ai attirées plus près de moi, c'est pourquoi il faut qu'elles soient purifiées par quelques épreuves. Elles sont comme une jeune enfant qui, à cause de sa tendre affection pour sa mère, veut être à ses côtés, sur le même siège. II arrive qu'elle est moins commodément assise que ses sœurs qui se placent à leur gré autour de leur mère. En outre, la mère ne pourra voir aussi facilement celle qui est à son côté que les autres enfants assises en face d'elle. »
CHAPITRE LXXIII
AVANTAGES DE LA PRIÈRE.
I. - Le manque de foi retarde l'effet de la prière.
Un jour, elle se prosterna dévotement aux pieds du Seigneur, afin de prier pour plusieurs personnes et pour diverses intentions qui lui avaient été recommandées. Après avoir imprimé sur les plaies sacrées du Sauveur les baisers les plus fervents, elle lui exposa ses demandes. Au même moment elle vit une source jaillir du Cœur même du Fils de Dieu et répandre ses eaux tout alentour, comme pour lui montrer que ses prières étaient exaucées. Elle dit alors : « A quoi servira-t-il que j'aie prié pour ces personnes, puisqu'elles n'en ressentent aucun effet, et n'ont par conséquent aucune confiance ni aucune consolation ? » Le Seigneur répondit par cette comparaison : « Lorsqu un roi conclut la paix, après une longue guerre, ceux qui sont au loin ignorent cette heureuse nouvelle jusqu'au moment où il est possible de la leur annoncer; de même ceux qui restent loin de moi par la défiance ou d'autres défauts ne peuvent sentir que l'on prie pour eux -- Mais, Seigneur, reprit celle-ci, dans le nombre des personnes pour lesquelles je vous ai prié, il en est qui, d'après votre propre témoignage, sont assez proches de vous. - Tu dis vrai, répondit le Seigneur ; cependant celui à qui le roi veut signifier ses ordres par lui-même doit attendre que son maître ait jugé le temps opportun ; de la même façon je me propose de manifester à ces âmes l'effet de ta prière au montent le plus utile. »
Elle pria ensuite d'une manière spéciale pour une personne qui lui avait été quelque temps à charge, et reçut cette réponse : « Comme il ne peut arriver qu'on ait le pied blessé sans que le cœur y compatisse ; de même il est impossible à ma tendresse paternelle de ne pas regarder d'un oeil miséricordieux, celui qui est excité par un mouvement de charité à me supplier pour le salut du prochain, bien qu'il soit chargé du poids de ses propres fautes, et qu'il reconnaisse avoir besoin pour lui-même de l'indulgence divine. »
II. - Ce qu'il faut demander pour les malades.
C'est un devoir d'humanité de prier souvent pour les malades. Celle-ci, voulant un jour s'en acquitter, supplia le Seigneur de lui indiquer ce qu'elle devait demander pour tel infirme. Le Seigneur répondit : «Prononce seulement pour lui avec dévotion deux paroles:
1° demande que je lui conserve la patience ;
2° demande que tous les instants de sa maladie servent à procurer ma gloire et le bien de son âme, comme l'a ordonné de toute éternité mon amour paternel. »
Le Seigneur ajouta : « Toutes les fois que tu rediras cette prière, ton mérite et celui du malade s'accroîtront de la même façon que s'augmente l'éclat du coloris, quand le peintre retouche son tableau. »
III. - Ce qu'il faut demander pour les supérieurs.
Elle priait aussi pour les dignitaires de l'Église, et plus d'une fois le Seigneur lui fit connaître que ce qui lui était le plus agréable dans les personnages arrivés aux premières charges, était qu'ils les eussent comme ne les ayant point, c'est-à-dire qu'ils exerçassent leurs fonctions comme si elles leur étaient confiées pour un jour ou pour une heure, se tenant toujours prêts à les quitter, sans toutefois cesser de travailler selon leurs forces à procurer la gloire de Dieu. Aussi devraient-ils toujours se dire en leur cœur : Allons, hâte-toi de travailler pour Dieu, et tu déposeras volontiers ta charge, lorsque tu reconnaîtras avoir fait tous tes efforts pour procurer le triomphe de Dieu et le salut du prochain.
IV. - Effet d'une demande de prières.
Elle invoqua le Seigneur pour une personne qui, par elle-même ou par des intermédiaires, avait demandé ses prières avec une dévote humilité. Or elle vit le Seigneur se pencher avec bonté vers cette âme, l'envelopper d'une splendeur céleste et, dans cette lumière, lui communiquer sa grâce avec tout ce qu'elle espérait obtenir. En même temps celle-ci reçut du Seigneur cette instruction : « Toutes les fois qu'une personne se recommande aux prières d'une autre, avec la confiance d'obtenir ainsi la grâce divine, le Seigneur la récompense selon son désir, lors même que celle dont elle a réclamé l'assistance aurait négligé de prier dévotement. »
CHAPITRE LXXIV
DE DIVERSES PERSONNES D'UN ORDRE DIFFÉRENT.
I. - De l'une comparée à l'aigle royal.
Comme elle priait pour une personne dont l'âme était pleine de grands désirs, le Seigneur lui fit cette réponse : « Dis-lui de ma part que si elle désire s'unir à moi par le lien d'un amour intime, elle ait soin de se construire à mes pieds un nid formé des grappes de sa propre misère et des branches de ma grandeur. Qu'elle s'y repose dans le souvenir continuel de sa bassesse, car l'homme mortel est de sa nature enclin au mal, lent à faire le bien, et il est nécessaire que la grâce de Dieu le prévienne. Qu'elle pense fréquemment à ma miséricorde et se souvienne que je suis comme un bon père, disposé à la recevoir, si après sa faute elle revient à moi par la pénitence. Si elle désire s'envoler du nid pour chercher sa pâture, qu'elle vienne en mon sein et se rappelle avec une amoureuse reconnaissance les bienfaits dont ma surabondante tendresse a entouré son âme. Si elle souhaite porter plus loin son vol et étendre encore plus haut les ailes de ses désirs, que, d'un élan rapide comme celui de l'aigle, elle s'élève au-dessus d'elle-même par la contemplation des choses célestes et soutienne son vol devant ma face. Soulevée sur les ailes des séraphins dans l'essor audacieux de l'amour, qu'elle contemple le Roi dans sa beauté avec les yeux purifiés de l'esprit.
« Mais parce que tout homme ne peut, dans la vie présente, demeurer longtemps sur les sommets de la contemplation, car il ne les atteint, dit saint Bernard, qu'à des heures rares et pour des moments bien courts 1, l'âme doit replier encore ses ailes par le souvenir de sa misère et descendre dans son nid pour y prendre du repos. Ensuite elle trouvera de nouveau ses délices à voler par l'action de grâces vers les champs fleuris de l'amour, pour atteindre bientôt dans l'extase de l'esprit les sommets de la divine contemplation. Par ces divers mouvements, c'est-à-dire soit qu'elle rentre en elle-même par la considération de sa propre misère, soit qu'elle en sorte pour recevoir mes bienfaits, soit enfin qu'elle s'élève par la contemplation des choses célestes, toujours elle trouvera les joies du paradis. »
1. Rara hora, parva mora Commentaire du Cantique des Cantiques, XXXIII, 15.
Il. - D'une autre dont la vie est figurée par trois doigts du Seigneur.
Elle se souvint aussi d'une autre personne qui lui avait été dévotement recommandée. Cette personne, après avoir passé dans le monde les années de sa jeunesse, avait ensuite abandonné le siècle pour se vouer à Dieu dans l'état religieux. Celle-ci se tourna donc vers le Seigneur pour lui présenter son propre cœur et lui rappeler sa divine promesse : Le cœur de son épouse devait lui servir de canal pour répandre les bienfaits célestes sur les âmes qui les auraient humblement sollicités par son entremise 1. Aussitôt le Fils de Dieu lui apparut assis sur son trône royal ; il tenait ce cœur qu'elle lui avait présenté ; elle vit aussi la personne, objet de ses prières, s'avancer devant le trône du Seigneur et fléchir les genoux avec respect. Le Seigneur étendit vers elle sa main gauche en disant : « Je la recevrai dans mon incompréhensible Toute-Puissance, dans mon insondable Sagesse, et dans mon infinie Bonté. » Tout en prononçant ces mots, il présentait à cette personne trois doigts de sa main gauche, savoir : l'index, le médium et l'annulaire. De son côté, cette personne touchait de ses trois doigts correspondants ceux du Seigneur. Par un mouvement rapide, le Seigneur retourna ensuite sa main bénie, de sorte que la main de la personne se trouva dessous et la sienne au-dessus. Il voulait par ces trois doigts et le geste qui suivit, indiquer trois manières de régler la vie de cette âme:
1° Qu'elle se soumette avec humilité, avant toute entreprise, à la toute-puissance divine et se considère comme un serviteur inutile qui a consumé la vigueur de sa jeunesse dans la vanité, sans penser à Dieu son Créateur ; qu'elle demande alors à cette toute-puissance divine la force de bien agir ;
2° qu'elle s'avoue indigne, en présence de la sagesse insondable de Dieu, de recevoir les douces clartés de la divine lumière, parce que depuis son enfance elle n'a jamais appliqué ses facultés à l'étude des choses divines, mais qu'elle s'en est plutôt servie pour satisfaire la vaine gloire. Après s'être plongée dans le plus profond abîme de l'humilité, qu'elle se dégage des choses terrestres pour se livrer à la contemplation, et qu'elle s'efforce dans la suite (en temps et lieux convenables) de communiquer au prochain les richesses abondantes que la divine libéralité aura répandues dans son âme;
3° qu'elle reçoive avec de grandes actions de grâces la bonne volonté, don gratuit accordé par la divine Bonté, pour pratiquer les conseils précédents.»
Le Seigneur paraissait porter au doigt annulaire de sa main gauche un anneau de vile matière, dans lequel se trouvait enchâssée une pierre remarquable, d'un rouge feu. Elle comprit que cet anneau figurait la pauvre vie de cette personne, vie qu'elle avait offerte à Dieu en renonçant au siècle pour militer sous le Seigneur Jésus-Christ. La pierre précieuse signifiait la libéralité de la divine miséricorde qui inclinait le Seigneur à enrichir cette âme du don de bonne volonté, par lequel toutes ses oeuvres deviendraient parfaites devant Dieu. C'est pourquoi sa voix, c'est-à-dire son intention. ne devrait plus redire que louanges et actions de grâces pour un si grand bienfait. Elle comprit encore ceci : Toutes les fois que cette personne, avec l'aide de Dieu, accomplirait une bonne œuvre, le Seigneur mettrait aussitôt cette oeuvre à sa main droite sous la forme d'un anneau précieux et le montrerait à toute la milice céleste, comme pour se glorifier du présent de son épouse. Tous les habitants du ciel, stimulés par cette action, éprouveraient alors pour cette personne un sentiment analogue à celui que des princes peuvent ressentir pour l'épouse de leur roi, et ils lui témoigneraient la fidélité et le dévouement qui reviennent de droit à l'épouse chérie du souverain. De plus, tous les bons services que les membres de l'Église triomphante rendent à ceux qui militent sur la terre, ils les rendraient à cette personne, chaque fois que le Seigneur les y inviterait, en répétant l'acte que nous venons de décrire.
1. Voir chapitre LXVII.