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  • : Blog Parousie de Patrick ROBLES (Montbéliard, Franche-Comté, France)
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  • Dominus pascit me, et nihil mihi deerit. Le Seigneur est mon berger : je ne manquerai de rien. The Lord is my shepherd; I shall not want. El Señor es mi pastor, nada me falta. L'Eterno è il mio pastore, nulla mi mancherà. O Senhor é o meu pastor; de nada terei falta. Der Herr ist mein Hirte; mir wird nichts mangeln. Господь - Пастырь мой; я ни в чем не буду нуждаться. اللهُ راعِيَّ، فلَنْ يَنقُصَنِي شَيءٌ (Ps 23,1)
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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:14

LIVRE TREIZIÈME : DE LA MORT.

Saint Augustin s'attache à établir dans ce livre que la mort est pour les hommes une punition et une suite du péché d'Adam.

LIVRE TREIZIÈME : DE LA MORT.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ LA SUITE.
CHAPITRE II.
DE LA MORT DE L'ÂME ET DE CELLE DU CORPS.
CHAPITRE III.
SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS HOMMES ET S'EST ÉTENDUE A TOUTE LEUR RACE EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES UNE PEINE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE IV.
POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR LE BAPTÊME SONT ENCORE SUJETS A LA MORT, QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE V.
COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI EST BONNE, AINSI LES BONS USENT BIEN DE LA MORT QUI EST MAUVAISE.
CHAPITRE VI.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE L'AME ET DU CORPS.
CHAPITRE VII.
DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI N'ONT POINT REÇU LE BAPTÊME.
CHAPITRE VIII.
LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ, SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.
CHAPITRE IX.
QUEL EST L'INSTANT PRÉCIS DE LA MORT OU DE L'EXTINCTION DU SENTIMENT DE LA VIE, ET S'IL LE FAUT FIXER AU MOMENT OU L'ON MEURT, OU A CELUI OU ON EST MORT.
CHAPITRE X.
LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QU'UNE VIE.
CHAPITRE XI.
SI L'ON PEUT DIRE QU'UN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
CHAPITRE XII.
DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA MORT LES PREMIERS HOMMES, S'ILS CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
CHAPITRE XIII.
QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.
CHAPITRE XIV.
L'HOMME CRÉÉ INNOCENT NE S'EST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
CHAPITRE XV.
EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABANDONNÉ DIEU QUE DIEU NE L'A ABANDONNÉ, ET CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ LA PREMIÈRE MORT DE L'ÂME.
CHAPITRE XVII
CONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS QUE LA SÉPARATION DU CORPS ET DE L'AIME SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ.
CHAPITRE XVII.
CONTRE CEUX QUI NE VEIlLENT PAS QUE DES CORPS TERRESTRES PUISSENT DEVENIR INCORRUPTIBLES ET ÉTERNELS.
CHAPITRE XVIII.
DES CORPS TERRESTRES QUE LES PRILOSOPHES PRÉTENDENT NE POUVOIR CONVENIR AUX ÊTRES CÉLESTES PAR CETTE RAISON QUE TOUT CE QUI EST TERRESTRE EST APPELÉ VERS LA TERRE PAR LA FORCE NATURELLE DE LA PESANTEUR.
CHAPITRE XIX.
CONTRE LE SYSTÈME DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES PREMIERS HOMMES SERAIENT MORTS, QUAND MÊME ILS N'AURAIENT POINT PÉCHÉ.
CHAPITRE XX.
LES CORPS DES BIENHEUREUX RESSUSCITÉS SERONT PLUS PARFAITS QUE N'ÉTAIENT CEUX DES PREMIERS HOMMES DANS LE PARADIS TERRESTRE,
CHAPITRE XXI
ON PEUT DONNER UN SENS SPIRITUEL A CE QUE L'ÉCRITURE DIT DU PARADIS, POURVU QUE L'ON CONSERVE LA VÉRITÉ DE RÉCIT HISTORIQUE.
CHAPITRE XXII.
LES CORPS DES SAINTS SERONT SPIRITUELS APRÈS LA RÉSURRECTION, MAIS D'UNE TELLE FAÇON POURTANT QUE LA CHAIR NE SERA PAS CONVERTIR EN ESPRIT.
CHAPITRE XXIII.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR LE CORPS ANIMAL ET PAR LE CORPS SPIRITUEL, ET CE QUE C'EST QUE MOURIR EN ADAM ET ÊTRE VIVIFIÉ EN JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXIV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU DONT PARLE L'ÉCRITURE ET QUI DONNE A L'HOMME UNE AME VIVANTE, ET CET AUTRE SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST EXHALE EN DISANT: RECEVEZ L'ESPRIT-SAINT.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ LA SUITE.
Sorti de ces épineuses questions de l'origine des choses temporelles et de la naissance du genre humain, l'ordre que nous nous sommes prescrit demande que nous parlions maintenant de la chute du premier homme, ou plutôt des premiers hommes, et de la mort qui l'a suivie. Dieu, en effet, n'avait pas placé les hommes dans la même condition que les anges, c'est-à-dire de telle sorte qu'ils aie pussent pas mourir , même en devenant pécheurs ; il les avait créés pour passer sans mourir à la félicité éternelle des anges, s'ils fussent demeurés dans l'obéissance, ou pour tomber dans la peine très-juste de la mort, s'ils venaient à désobéir.
CHAPITRE II.
DE LA MORT DE L'ÂME ET DE CELLE DU CORPS.
Mais il me semble qu'il est à propos d'approfondir un peu davantage la nature de la mort. L'âme humaine, quoique immortelle, a néanmoins en quelque façon une mort qui lui est propre. En effet, on ne l'appelle immortelle que parce qu'elle ne cesse jamais de vivre et de sentir, au lieu que le corps est mortel, parce qu'il peut être entièrement privé de vie et qu'il ne vit point par lui-même. La mort de l'âme arrive donc quand Dieu l'abandonne, comme celle du corps quand l'âme le quitte. Et quand l'âme abandonnée de Dieu abandonne le corps, c'est alors la mort de l'homme tout entier, Dieu n'étant plus la vie de l'âme, ni l'âme la vie du corps. Or, cette mort de l'homme tout entier est suivie d'une autre que la sainte Ecriture nomme la seconde mort, et c'est celle dont veut parler le Sauveur lorsqu'il dit : « Craignez celui qui peut faire périr et le corps et l'âme dans la géhenne de feu 1 ». Comme cette menace ne peut avoir son effet qu'au temps où l'âme sera tellement unie au corps qu'ils feront un tout indissoluble, on peut trouver étrange que l'Ecriture dise que le corps périt, puisque l'âme ne le quitte point et qu'il reste sensible pour être éternellement tourmenté. Qu'on dise que l'âme meurt dans ce dernier et éternel supplice dont nous parlerons plus amplement ailleurs 2, cela s'entend fort bien, puisqu'elle ne vit plus de Dieu; mais comment le dire du corps, lorsqu'il est vivant ? Et il faut bien qu'il le soit pour sentir les tourments qu'il souffrira après la résurrection. Serait-ce que la vie, quelle qu'elle soit, étant un bien, et la douleur un mal, on peut dire qu'un corps ne vit plus, lorsque l'âme ne l'anime que pour le faire souffrir ?.L'âme vit donc de Dieu, quand elle vit bien; car elle ne peut bien vivre qu'en tant que Dieu opère en elle ce qui est bien; et quant au corps, il est vivant, lorsque l'âme l'anime, qu'elle vive de Dieu ou non. Car les méchants ne vivent pas de la vie de l'âme, mais de celle du corps, que l'âme lui communique; et encore que celle-ci soit morte, c'est-à-dire abandonnée de Dieu, elle conserve une espèce de vie qui lui est propre et qu'elle ne perd jamais, d'où vient qu'on la nomme immortelle. Mais en la dernière condamnation, bien que l'homme ne laisse pas de sentir, toutefois, comme ce sentiment ne sera pas agréable, mais douloureux, ce n'est pas sans raison que l'Ecriture l'appelle plutôt une mort qu'une vie. Elle l'appelle la seconde mort, parce qu'elle arrivera après cette première mort qui sépare l'âme, soit de Dieu, soit du corps. On peut donc dire de la première mort du corps, qu'elle est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants, et de la seconde, que, comme elle n'est pas pour les bons, elle ne peut être bonne pour personne.
1. Matth. X, 28
2. Voyez plus bas, les livres XX, XXI et XXII.
(267)
CHAPITRE III.
SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS HOMMES ET S'EST ÉTENDUE A TOUTE LEUR RACE EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES UNE PEINE DU PÉCHÉ.
Ici se présente une question qu'il ne faut pas éluder : cette mort, qui consiste dans la séparation du corps et de l'âme, est-elle un bien pour les bons ? et, s'il en est ainsi, comment y voir une peine du péché? car enfin, sans le péché, les hommes ne l'auraient point subie. Comment donc serait-elle bonne pour les bons, n'ayant pu arriver qu'à des méchants? Et d'un autre côté, si elle ne pouvait arriver qu'à des méchants, les bons n'y devraient point être sujets. Pourquoi une peine où il n'y a rien à punir 1? Si l'on veut sortir de cette difficulté, il faut avouer que les premiers hommes avaient été créés pour ne subir aucun genre de mort, s'ils ne péchaient point, mais qu'ayant péché, ils ont été condamnés à une mort qui s'est étendue à toute leur race. Mortels, ils ne pouvaient engendrer que des mortels, et leur crime a tellement corrompu la nature que la mort, qui n'était pour eux qu'une punition, est devenue une condition naturelle pour leurs enfants. En effet, un homme ne naît pas d'un autre homme de la même manière que le premier homme est né de la poussière. La poussière n'a été pour former l'homme primitif que le principe matériel, au lieu que le père est pour le fils le principe générateur. Aussi bien, la chair est d'une autre nature que la terre, quoiqu'elle en ait été tirée; mais un fils n'est point d'une autre nature que son père. Tout le genre humain était donc renfermé par la femme dans le couple primitif au moment où il reçut de Dieu l'arrêt de sa condamnation. Devenu pécheur et mortel, l'homme a engendré un homme mortel et pécheur comme lui avec cette différence que le premier homme ne fut pas réduit à cette stupidité ni à cette faiblesse de corps et d'esprit que nous voyons dans les enfants; car Dieu a voulu que leur entrée dans la vie fût semblable à celle des bêtes « L'homme, dit le Prophète, quand il était en honneur, n'a pas su comprendre; il est tombé dans la condition des bêtes brutes et
1. Ces questions ont été aussi traitées par saint Jérôme. Voyez sa lettre XXIV, sur la mort de Léa, et sa lettre XXV à Paula sur la mort de Biesilla, sa fille.
leur est devenu semblable 1 ». Il y a plus: les hommes, en venant au monde, ont encore moins d'usage de leurs membres et moins de sentiment que les bêtes; comme si l'énergie humaine, pareille à la flèche qui sort de l'arc tendu, s'élançait au-dessus du reste des animaux avec d'autant plus de force que, plus longtemps ramenée sur soi, elle a plus contenu son essor. Le premier homme n'est donc pas tombé par l'effet de son crime dans cet état de faiblesse où naissent les enfants 2; mais la nature humaine a été tellement viciée et changée en lui qu'il a senti dans ses membres ,la révolte de la concupiscence, et qu'étant devenu sujet à la mort, il a engendré des hommes semblables à lui, c'est-à-dire sujets à la mort et au péché. Quand les enfants sont délivrés de ces liens du péché par la grâce du Médiateur, ils souffrent seulement cette mort qui sépare l'âme du corps, et ils sont affranchis de cette seconde mort où l'âme doit endurer des supplices éternels.
CHAPITRE IV.
POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR LE BAPTÊME SONT ENCORE SUJETS A LA MORT, QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.
On dira: si la mort est la peine du péché, pourquoi ceux dont le péché est effacé par le baptême sont-ils également sujets à la mort? c'est une question que nous avons déjà discutée et résolue dans notre ouvrage Du baptême des enfants 3, où nous avons dit que la séparation de l'âme et du corps est une épreuve à laquelle l'âme reste encore soumise, quoique libre du lien du péché, parce que, si le corps devenait immortel aussitôt après le baptême, la foi en serait affaiblie. Or, la foi n'est vraiment la foi que quand on attend dans l'espérance ce qu'ors ne voit pas encore dans la réalité 4, c'est elle qui, dans les temps passés du moins, élevait les âmes au-dessus de la crainte de la mort: témoins ces saints martyrs en qui la foi n'aurait pu remporter tant d'illustres victoires sur la mort, s‘ils
1. Ps. XLVIII, 13.
2. Comp. le traité de saint Augustin : De peccat. mer, et remis:., lib. I, n. 67, 68.
3. Saint Augustin désigne ainsi un traité qu'il avait d'abord intitulé De peccatorum meritis et remissione; plus tard, en ses Rétractations, il modifia ce titre en y ajoutant et de baptismo parvulorum.
4. Saint Augustin se souvient ici de ces paroles de saint Paul, si profondes en leur concision énigmatique : « La foi est la réalité de ce qu'on espère et la certitude de ce qu'on ne voit pas ».
(268)
avaient été immortels. D'ailleurs, qui n'accourrait au baptême avec les petits enfants, si le baptême délivrait de la mort? Tant s'en faut donc que la foi fût éprouvée par la promesse des récompenses invisibles, qu'il n'y aurait pas de foi, puisqu'elle chercherait et recevrait à l'heure même sa récompense; tandis que, dans la nouvelle loi, par une grâce du Sauveur bien plus grande et bien plus admirable, la peine du péché est devenue un sujet de mérite. Autrefois il était dit à l'homme : Vous mourrez, si vous péchez; aujourd'hui il est dit aux martyrs : Mourez, pour ne pécher point. Dieu disait aux premiers hommes : « Si vous désobéissez, vous mourrez 1 » ; il nous dit présentement : « Si vous fuyez la mort vous désobéirez ». Cc qu'il fallait craindre autrefois, afin de ne pécher point, est ce qu'il faut maintenant souffrir, de crainte de pécher. Et de la sorte, par la miséricorde ineffable de Dieu, la peine du crime devient l'instrument de la vertu; ce qui faisait le supplice du pécheur fait le mérite du juste, et la mort qui a été la peine du péché est désormais l'accomplissement de la justice. Mais il n'en est ainsi que pour lés martyrs à qui leurs persécuteurs donnent le choix ou de renoncer à la foi, ou de souffrir la mort; car les justes aiment mieux souffrir, en croyant, ce que les premiers prévaricateurs ont souffert pour n'avoir pas cru. Si ceux-ci n'avaient point péché, ils ne seraient pas morts; et les martyrs pèchent, s'ils ne meurent. Les uns sont donc morts parce qu'ils ont péché; les autres ne pèchent point parce qu'ils meurent. La faute des premiers a amené la peine, et la peine des seconds prévient la faute: non que la mort, qui était un mal, soit devenue un bien, mais Dieu a fait à la foi une telle grâce que la mort, qui est le contraire de la vie, devient l'instrument de la vie même.
CHAPITRE V.
COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI EST BONNE, AINSI LES BONS USENT BIEN DE LA MORT QUI EST MAUVAISE.
L'Apôtre, voulant faire éclater toute la puissance malfaisante du péché en l'absence de la grâce, n'a pas craint d'appeler force du péché la loi même qui le défend. « Le péché, dit-il, est l'aiguillon de la mort, et la loi est
1. Gen. II, 17.
la force du péché 1 ». Parole parfaitement vraie; car la défense du mal en augmente le désir, si l'on n'aime tellement la vertu que le plaisir qu'on y trouve surmonte la passion de mal faire. Or, la grâce de Dieu peut seule nous donner l'amour et le goût de la vertu. Mais de peur que l'expression force du péché ne donnât à croire que la loi est mauvaise 2, l'Apôtre dit, dans un autre endroit, sur le même sujet : « Assurément la loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon. Quoi donc? Ce qui est bon est-il devenu une mort pour moi? Non, mais le péché, pour faire paraître sa malice, s'est servi d'un bien pour me donner la mort, de sorte que le pécheur et le péché ont passé toute mesure à cause du commandement même ». Saint Paul dit que toute mesure a été passée, parce que la prévarication augmente par le progrès de la concupiscence et le mépris de la loi. Pourquoi citons-nous ce texte? Pour faire voir que tout comme la loi n'est pas un mal, quand elle accroît la convoitise de ceux qui pèchent, ainsi la mort n'est point un bien, quand elle augmente la gloire de ceux qui meurent, bien que celle-là soit violée pour l'iniquité et fasse des prévaricateurs, et que celle-ci soit embrassée pour la vérité et fasse des martyrs. Ainsi donc la loi est bonne, parce qu'elle est une défense du péché, et la mort est mauvaise, parce qu'elle est la peine du péché. Mais de même que les méchants usent mal, non-seulement des maux, mais aussi des biens, de même les bons font également bon usage et des biens et des maux, et voilà pourquoi les méchants usent mal de la loi, qui est un bien, et les bons usent bien de la mort, qui est un mal.
CHAPITRE VI.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE L'AME ET DU CORPS.
La mort n'est donc un bien pour personne,, puisque la séparation du corps et de l'âme est un déchirement violent qui révolte la nature et fait gémir la sensibilité, jusqu'au moment où, avec le mutuel embrassement de la chair et de l'âme cesse toute conscience de la douleur. Quelquefois un seul coup reçu par le
1. I Cor. XV, 56.
2. Allusion à l'hérésie des Cerdoniens et des Marcionites, qui abusaient du mot de saint Paul.
Rom. VII, 12 et 13.
(269)
corps ou bien l'élan de l'âme interrompent l'agonie et empêchent de sentir les angoisses de la dernière heure. Mais quoi qu'il en soit de cette crise où la sensibilité s'éteint dans une sensation de douleur, quand on souffre la mort avec la patience d'un vrai chrétien, tout en restant une peine, elle devient un mérite. Peine de tous ceux qui naissent d'Adam, elle est un mérite pour ceux qui renaissent de Jésus-Christ, étant endurée pour la foi et pour la justice; et elle peut même en certains cas racheter entièrement du péché, elle qui est le prix du péché.
CHAPITRE VII.
DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI N'ONT POINT REÇU LE BAPTÊME.
Tous ceux, en effet, qui meurent pour la confession de Jésus-Christ obtiennent, sans avoir reçu le baptême, le pardon de leurs péchés, comme s'ils avaient été baptisés. Il est écrit, à la vérité, que « personne n'entrera dans le royaume des cieux, qu'il ne renaisse de l'eau et du Saint-Esprit 1 ». Mais l'exception à cette règle est contenue dans ces paroles non moins formelles: « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les « cieux 2». Et ailleurs: « Qui perdra sa vie pour moi, la trouvera 3». Voilà pourquoi il est écrit: « Précieuse est devant le Seigneur la mort de ses saints 4 ». Quoi de plus précieux en effet qu'une mort qui efface les péchés et qui accroît les mérites? Car il n'y a pas à établir de parité entre ceux qui, ne pouvant différer leur mort, sont baptisés et sortent de cette vie après que tous leurs péchés leur ont été remis, et ceux qui, pouvant s'empêcher de mourir ne l'ont pas fait, parce qu'ils ont mieux aimé perdre la vie en confessant Jésus-Christ, que d'être baptisés après l'avoir renié. Et cependant, alors même qu'ils l'auraient renié par crainte de la mort, ce crime leur eût aussi été remis au baptême, puisque les meurtriers de Jésus-Christ, quand ils ont été baptisés, ont aussi obtenu
1. Jean III, 5. - 2. Matth. X, 32 .- 3. Ibid. XVI, 25. - 4. Ps. CXV, 15
miséricorde1. Mais combien a dû être puissante la grâce de cet Esprit qui souffle où il veut, pour avoir inspiré aux martyrs la force de ne pas renier Jésus-Christ dans un si grand péril de leur vie, avec une si grande espérance de pardon? La mort des saints est donc précieuse, puisque le mérite de celle de Jésus-Christ leur a été si libéralement appliqué, qu'ils n'ont point hésité à lui sacrifier leur vie pour jouir de lui, de sorte que l'antique peine du péché est devenue en eux une source nouvelle et plus abondante de justice. Toutefois ne concluons pas de là que la mort soit un bien en soi; si elle a été cause d'un si grand bien, ce n'est point par sa propre vertu, mais par le secours de la grâce. Elle était autrefois un objet de crainte, afin que le péché ne fût pas commis; elle doit être aujourd'hui acceptée avec joie, afin que le péché soit évité, ou s'il a été commis, afin qu'il soit effacé par le martyre, et que la palme de la justice appartienne au chrétien victorieux.
CHAPITRE VIII.
LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ, SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.
A considérer la chose de plus près, on trouvera que ceux mêmes qui meurent pour la vérité ne le font que pour se garantir de la mort, et qu'ils n'en souffrent une partie que pour l'éviter tout entière. En effet, s'ils endurent la séparation de l'âme et du corps, c'est de peur que Dieu ne se sépare de l'âme, et qu'ainsi la première mort ne soit suivie de la seconde qui ne finira jamais. Ainsi, encore une fois, la mort n'est bonne à personne, mais on la souffre pour conserver ou pour acquérir quelque bien. Et quant à ce qui arrive après la mort, on peut dire â ce point de vue que la mort est mauvaise pour les méchants et bonne pour les bons, puisque les âmes des bons séparées du corps sont dans le repos, et que celles des méchants sont dans les tortures jusqu'à ce que les corps des uns revivent pour la vie éternelle, et ceux des autres pour la mort éternelle, qui est la seconde mort.
1. Voyez les Actes des Apôtres (n, 36-47), où les Juifs, meurtriers de Jésus-Christ, se convertissent par milliers et reçoivent le baptême.
(270)
CHAPITRE IX.
QUEL EST L'INSTANT PRÉCIS DE LA MORT OU DE L'EXTINCTION DU SENTIMENT DE LA VIE, ET S'IL LE FAUT FIXER AU MOMENT OU L'ON MEURT, OU A CELUI OU ON EST MORT.
Le moment où les âmes séparées du corps sont heureuses ou malheureuses est-il le moment même de la mort ou celui qui la suit? Dans ce dernier cas, ce ne serait pas la mort, puisqu'elle est déjà passée , mais la vie ultérieure, la vie propre à l'âme, qu'on. devrait appeler bonne ou mauvaise. La mort, en effet, est mauvaise quand elle est présente, c'est-à-dire au moment même de la mort, parce que dans ce moment le mourant ressent de grandes douleurs, lesquelles sont un mal (dont les bons savent d'ailleurs bien user); mais comment, lorsque la mort est passée, peut-elle être bonne ou mauvaise, puisqu'elle a cessé d'être? Il y a plus: si nous y prenons garde, nous verrons que les douleurs mêmes des mourants ne sont pas la mort. Ils vivent tant qu'ils ont du sentiment, et ainsi ils ne sont pas encore dans la mort, qui ôte tout sentiment, mais dans les approches de la mort, qui seules sont douloureuses. Comment donc appelons-nous mourants ceux qui ne sont pas encore morts et qui agonisent, nul n'étant mourant qu'à condition de vivre encore? Ils sont donc tout ensemble vivants et mourants, c'est-à-dire qu'ils s'approchent de la mort en s'éloignant de la vie; mais après tout, ils sont encore en vie, parce que l'âme est encore unie au corps. Que si, lorsqu'elle en sera sortie, on ne peut pas dire qu'ils soient dans la mort, mais après la mort, quand sont-ils donc dans la mort? D'une part, nul ne peut être mourant, si nul ne peut être ensemble mourant et vivant, puisque évidemment, tant que l'âme est dans le corps, on ne peut nier qu'on ne soit vivant; et d'autre part, si on dit que celui-là est mourant qui tend vers la mort, je ne sais plus quand on est vivant.
CHAPITRE X.
LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QU'UNE VIE.
En effet, dès que nous avons commencé d'être dans ce corps mortel, nous n'avons cessé de tendre vers la mort, et nous ne faisons autre chose pendant toute cette vie (si toutefois il faut donner un tel nom à notre existence passagère). Y a-t-il personne qui ne soit plus proche de la mort dans un an qu'à cette heure, et demain qu'aujourd'hui, et aujourd'hui qu'hier ? Tout le temps que l'on vit est autant de retranché sur celui que l'on doit vivre, et ce qui reste diminue tous les jours, de sorte que tout le temps de cette vie n'est autre chose qu'une course vers la mort, dans laquelle il n'est permis à personne de se reposer ou de marcher plus lentement ; tous y courent d'une égale vitesse. En effet, celui dont la vie est plus courte ne passe pas plus vite un jour que celui dont la vie est plus longue; mais l'un a moins de chemin à faire que l'autre. Si donc nous commençons à mourir, c'est-à-dire à être dans la mort, du moment que nous commençons à avancer vers la mort, il faut dire que nous commençons à mourir dès que nous commençons à vivre 1. De cette manière, l'homme n'est jamais dans la vie, s'il est vrai qu'il ne puisse être ensemble dans la vie et dans la mort ; ou plutôt ne faut-il point dire qu'il est tout ensemble dans la vie et dans la mort? dans la vie, parce qu'elle ne lui est pas tout à fait ôtée, dans la mort, parce qu'il meurt à tout moment? Si en effet il n'est point dans la vie, que lui est-il donc retranché? et s'il n'est pas dans la mort, qu'est-ce que ce retranchement même? Quand toute vie a été retranchée au corps, ces mots après la mort n'auraient pas de sens, si la mort n'était déjà, lorsque se faisait le retranchement ; car dès qu'il est fait, on n'est plus mourant, on est mort. On était donc dans la mort au moment où était retranchée la vie.
CHAPITRE XI.
SI L'ON PEUT DIRE QU'UN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
Mais s'il est absurde de dire qu'un homme soit dans la mort avant qu'il soit arrivé à la mort, ou qui soit ensemble vivant et mourant, par la même raison qu'il ne peut être ensemble veillant et dormant, je demande quand il sera mourant. Avant que la mort ne vienne, il n'est pas mourant, mais vivant; et, lorsqu'elle sera venue, il ne sera pas mourant, mais mort. Or, l'une de ces deux choses est avant la mort, et l'autre après ; quand
1. Saint Augustin paraît ici se souvenir de Sénèque. (Voyez surtout les Lettres à Lucilius, lettre 24.)
(271)
sera-t-il donc dans la mort pour pouvoir dire qu'il est mourant? Comme il y a trois moments distincts : avant la mort, dans la mort et après la mort, il faut aussi qu'il y ait trois états qui y répondent, c'est-à-dire être vivant, être mourant, être mort. Il est donc très-difficile de déterminer quand un homme est mourant, c'est-à-dire dans la mort, en sorte qu'il ne soit ni vivant ni mort; car tant que l'âme est dans le corps, surtout si le sentiment n'est pas éteint, il est certain que l'homme vit ; et dès lors il ne faut pas dire qu'il est dans la mort, mais avant la mort; et lorsque l'âme a quitté le corps et qu'elle lui a ôté tout sentiment, l'homme est après la mort, et l'on dit qu'il est mort. Je ne vois pas comment il peut être mourant, c'est-à-dire dans la mort, puisque s'il vit encore, il est avant la mort, et que, s'il a cessé de vivre, il est après la mort. De même, dans le cours des temps, on cherche le présent, et on ne le trouve point, parce que le passage du futur au passé n'a aucune étendue appréciable. Ne faut-il point conclure de là qu'il n'y a point de mort du corps ? car s'il y en a une, quand est-elle, puisqu'elle n'est en personne et que personne n'est en elle? En effet, si l'on vit, elle n'est pas encore, et si l'on a cessé de vivre, elle n'est plus 1. D'un autre côté, s'il n'y a point de mort, pourquoi dit-on avant ou après la mort? Ah ! plût à Dieu que nous eussions assez bien vécu dans le paradis pour qu'en effet il n'y en eût point! au lieu que dans notre condition présente, non-seulement il y en a une, mais elle est même si fâcheuse qu'il est aussi impossible de l'expliquer que de la fuir.
Conformons-nous donc à l'usage , comme c'est notre devoir, et disons de la mort, avant qu'elle n'arrive, ce qu'en dit l'Ecriture : « Ne louez personne avant sa mort 2 » .Disons aussi, lorsqu'elle est arrivée : Telle ou telle chose s'est faite après la mort de celui-ci ou de celui-là. Disons encore, autant que possible, du temps présent: Telle personne en mourant a fait son testament, et elle a laissé en mourant telle et telle chose à tels et tels, quoiqu'elle n'ait pu rien faire de cela si elle n'était vivante, et qu'elle l'ait plutôt fait avant la mort que dans la mort. Parlons aussi comme
1. C'est ce qui faisait dire à Épicure, dans une intention d'ailleurs tout autre que celle de saint Augustin, ce mot souvent cité dans l'antiquité : « La mort n'a rien qui me regarde; tant que je suis, elle est absente, et quand eue est présente, je ne suis plus. ».
2. Eccli. XI, 30.
parle l'Ecriture, qui déclare positivement que les morts mêmes sont dans la mort. Elle dit en effet: « Il n'est personne dans la mort qui se souvienne de vous 1 ». Aussi bien, jusqu'à ce qu'ils ressuscitent, on dit fort bien qu'ils sont dans la mort, comme on dit qu'une personne est dans le sommeil jusqu'à ce qu'elle se réveille. Et cependant, quoique nous appelions dormants ceux qui sont dans le sommeil, nous ne pouvons pas appeler de même mourants ceux qui sont déjà morts; car la séparation de leur âme et de leur corps étant accomplie, on ne peut pas dire qu'ils continuent de mourir. Et voilà toujours cette difficulté qui revient d'exprimer une chose qui paraît inexprimable : à savoir comment on peut dire d'un mourant qu'il vif, ou d'un mort qu'après la mort il est dans la mort, surtout quand le mot mourant n'est pas pris dans le sens de dormant, c'est-à-dire qui est dans le sommeil, ou de languissant, c'est-à-dire qui est dans la langueur, et qu'on appelle mort, et non pas mourant, celui qui est dans la mort et attend la résurrection. Je crois, et cette opinion n'a rien de téméraire ni d'invraisemblable, à ce qu'il me semble, que si le verbe mori (mourir) ne peut se décliner comme les autres verbes, c'est la suite, non d'une institution humaine, mais d'un décret divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre autres, fait au passé ortus est, tandis que mori fait mortuus et redouble l'u. Ainsi on dit mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus, et autres mots qui sont des adjectifs ne se déclinant pas selon les temps, et non des participes. Or, mortuus est pris comme participe passé, comme si ce qu'on ne peut décliner devait se décliner. Il est donc arrivé, par une raison assez juste, que, de même que la mort ne peut se décliner, le mot qui l'exprime est aussi indéclinable. Mais au moins pouvons-nous décliner la seconde mort, avec la grâce de notre Rédempteur; celle-là est la pire de toutes ; elle n'a pas lieu par la séparation de l'âme et du corps, mais plutôt par l'union de l'une et l'autre pour souffrir ensemble une peine éternelle. C'est là que les hommes seront toujours dans la mort et toujours mourants, parce que cette mort sera immortelle.
1. Ps. VI, 6.
(272)
CHAPITRE XII.
DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA MORT LES PREMIERS HOMMES, S'ILS CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
Quand on demande de quelle mort Dieu menaça les premiers hommes en cas de désobéissance, si c'était de celle de l'âme ou de celle du corps, ou de toutes les deux ensemble, ou de celle qu'on nomme la seconde mort, il faut répondre : de toutes. De la même manière que toute la terre est composée de plusieurs terres, et toute l'Eglise de plusieurs Eglises; ainsi toute la mort est composée de toutes les morts. La première mort, en effet, comprend deux parties, la mort de l'âme et celle du corps, alors que l'âme, séparée de Dieu et du corps, est soumise à une expiation temporaire; et la seconde mort a lieu quand l'âme, séparée de Dieu et réunie au corps, souffre des peines éternelles. Lors donc que Dieu dit au premier homme qu'il avait mis dans le paradis terrestre, en lui parlant du fruit défendu : « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez 1 » ; cette menace ne comprenait pas seulement la première partie de cette première mort, qui sépare l'âme de Dieu, ni seulement la seconde partie, qui sépare l'âme du corps, ni seulement toute cette première mort qui consiste dans le châtiment temporaire de l'âme séparée de Dieu et du corps, mais toutes les morts, jusqu'à la dernière, qui est la seconde mort, et après laquelle il n'y en a point.
CHAPITRE XIII.
QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.
Abandonnés de la grâce de Dieu aussitôt qu'ils eurent désobéi, ils rougirent de leur nudité. C'est pour cela qu'ils se couvrirent de feuilles de figuier, les premières sans doute qui se présentèrent à eux dans le trouble où ils étaient, et en cachèrent leurs parties honteuses, dont ils n'avaient pas honte auparavant. Ils sentirent donc un nouveau mouvement dans leur chair devenue indocile en représailles de leur propre indocilité. Comme l'âme s'était complu dans un mauvais usage de sa liberté et avait dédaigné de se soumettre à Dieu, le corps refusa de s'assujétir à elle;
1. Gen. II, 17.
et de même qu'elle avait abandonné volontairement son Seigneur, elle ne put désormais disposer à sa volonté de son esclave, ni conserver son empire sur son corps, comme elle eût fait si elle fût demeurée soumise à son Dieu. Ce fut alors que la chair commença à convoiter contre l'esprit 1, et nous naissons avec ce combat, traînant depuis la première faute un germe de mort, et portant la discorde trop souvent victorieuse dans nos membres rebelles et dans notre nature corrompue.
CHAPITRE XIV.
L'HOMME CRÉÉ INNOCENT NE S'EST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
Dieu, en effet, auteur des natures et non des vices, a créé l'homme pur; mais l'homme corrompu par sa volonté propre et justement condamné, a engendré des enfants corrompus et condamnés comme lui. Nous étions véritablement tous en lui, alors que nous étions tous cet homme qui tomba dans le péché par la femme tirée de lui avant le péché. Nous n'avions pas encore reçu à la vérité notre essence individuelle, mais le germe d'où nous devions sortir était déjà, et comme il était corrompu par le péché, chargé des liens de la mort et frappé d'une juste condamnation, l'homme ne pouvait pas, naissant de l'homme, naître d'une autre condition- que lui. Toute cette suite de misères auxquelles nous sommes sujets ne vient donc que du mauvais usage du libre arbitre, et elle nous conduit jusqu'à la seconde mort qui ne doit jamais finir, si la grâce de Dieu ne nous en préserve.
CHAPITRE XV.
EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABANDONNÉ DIEU QUE DIEU NE L'A ABANDONNÉ, ET CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ LA PREMIÈRE MORT DE L'ÂME.
On remarquera peut-être que dans cette parole : « Vous mourrez de mort 1 », mort est mis au singulier et non au pluriel; mais alors même que sur ce fondement on réduirait la menace divine à cette seule mort qui a lieu quand l'âme est abandonnée de Dieu (par où il ne faut pas entendre que ce soit Dieu qui abandonne l'âme le premier; car la volonté de l'âme prévient Dieu pour le mal, comme
1. Galat. V, 17. - 2. Gen. II, 17.
(273)
la volonté de Dieu prévient l'âme pour le bien, soit pour la créer quand elle n'est pas encore, soif pour la recréer après qu'elle a failli, alors, dis-je, qu'on n'entendrait que cette seule mort, et que ces paroles de Dieu: « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort », seraient prises comme s'il disait : Du jour que vous m'abandonnerez par désobéissance, je vous abandonnerai par justice; il n'en est pas moins certain que cette mort comprenait en soi toutes les autres, qui en étaient une suite inévitable. Déjà ce mouvement de rébellion qui s'éleva dans la chair contre l'âme devenue rebelle et qui obligea nos premiers parents à couvrir leur nudité, leur fit sentir l'effet de cette mort qui arrive quand Dieu abandonne l'âme. Elle est marquée expressément dans ces paroles que Dieu adresse au premier homme qui se cachait tout éperdu : « Adam, où es-tu 1? » Car il ne le cherchait pas comme s'il eût ignoré où il était, mais il lui faisait sentir que l'homme ne sait plus où il est quand Dieu n'est plus avec lui plus tard, lorsque l'âme de nos premiers parents abandonna leurs corps épuisés de vieillesse, ils éprouvèrent cette autre mort, nouveau châtiment du péché de l'homme, qui avait fait dire à Dieu: « Vous êtes terre, et vous « retournerez en terre 2 »; afin que ces deux morts accomplissent ensemble la première qui est celle de l'homme entier, et qui est à la fin suivie de la seconde, si la grâce de Dieu ne nous en délivre. En effet, le corps qui est de terre ne retournerait point en terre, si l'âme qui est sa vie ne le quittait; et c'est pour cela que les chrétiens, sincèrement attachés à la foi catholique, croient fermement que la mort même du corps ne vient point de la nature, mais qu'elle est une peine du péché et un effet de cette parole que Dieu, châtiant le péché, dit au premier homme en qui nous étions tous alors : « Tu es terre, et tu retourneras en terre».
CHAPITRE XVII
CONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS QUE LA SÉPARATION DU CORPS ET DE L'AIME SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ.
Les philosophes contre qui nous avons entrepris de défendre la Cité de Dieu, c'est-à-dire
1. Gen. III, 9. - 2. Gen.III, 9.
son Eglise, pensent être bien sages quand ils se moquent de nous au sujet de la séparation de l'âme et du corps, que nous considérons comme un des châtiments de l'âme; car à leurs yeux l'âme n'atteint la parfaite béatitude que lorsque entièrement dépouillée du corps, elle retourne à Dieu dans sa simplicité, dans son indépendance et comme dans sa nudité primitive 1. Ici peut-être, si je ne trouvais dans leurs propres livres de quoi les réfuter, je serais obligé d'entrer dans une longue discussion pour montrer que le corps n'est à charge à l'âme que parce qu'il est corruptible. De là ce mot de l'Ecriture, déjà rappelé au livre précédent: « Le corps corruptible appesantit l'âme 2 ». L'Ecriture dit corruptible, pour faire voir que ce n'est pas le corps en soi qui appesantit l'âme, mais le corps dans l'état où il est tombé par le péché; et elle ne le dirait pas que nous devrions l'entendre ainsi. Mais quand Platon déclare en termes formels que les dieux inférieurs créés par le Dieu souverain ont des corps immortels, quand il introduit ce même Dieu promettant à ses ministres comme une grande faveur qu'ils demeureront éternellement unis à leur corps, sans qu'aucune mort les en sépare, comment se fait-il que nos adversaires, dans leur zèle contre la foi chrétienne, feignent de ne pas savoir ce qu'ils savent, et s'exposent à parler contre leurs propres sentiments, pour le plaisir de nous contredire? Voici, en effet (d'après Cicéron, qui les traduit), les propres paroles que Platon prête au Dieu souverain s'adressant aux dieux créés 3 : « Dieux, fils de dieux, considérez de quels ouvrages je suis l'auteur et le père. Ils sont indissolubles, parce que je le veux; car tout ce qui est composé peut se dissoudre; mais il est d'un méchant de vouloir séparer ce que la raison a uni. Ainsi, ayant commencé d'être, vous ne sauriez être immortels, ni absolument indissolubles; niais vous ne serez jamais dissous et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort, parce que la mort ne peut rien contre ma volonté, laquelle est un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous fûtes, unis
1. C'est le sentiment de Platon dans le Phèdre et dans le Timée; c'est aussi celui de Plotin (Ennéades, VI, livre IX, ch. 9) et de tous les néoplatoniciens d'Alexandrie.
2. Sag. IX, 15.
3. On remarquera qu'en citant même le Timée, saint Augustin n'a pas le texte grec sous les yeux, mais une traduction latine.
au moment de votre naissance ». Voilà donc les dieux qui, tout mortels qu'ils sont comme composés de corps et d'âme, ne laissent pas, suivant Platon, d'être immortels par la volonté de Dieu qui les a faits. Si donc c'est une peine pour l'âme d'être unie à un corps, quel qu'il soit, d'où vient que Dieu cherche en quelque sorte à rassurer les dieux contre la mort, c'est-à-dire contre la séparation de l'âme et du corps, et leur promet qu'ils seront immortels, non par leur nature, composée et non simple, mais par sa volonté ?
De savoir maintenant si ce sentiment de Platon touchant les astres est véritable, c'est une autre question. Nous ne tombons pas d'accord que ces globes de lumière qui nous éclairent le jour et la nuit aient des âmes intelligentes et bienheureuses qui les animent, ainsi que Platon l'affirme également de l'univers, comme d'un grand et vaste animal qui contient tous les autres 2; mais, je le répète, c'est une autre question que je n'ai pas entrepris d'examiner ici. J'ai cru seulement devoir dire ce peu de mots contre ceux qui sont si fiers de s'appeler platoniciens : orgueilleux porteurs de manteaux, d'autan t plus superbes qu'ils sont moins nombreux et qui rougiraient d'avoir à partager le nom de chrétien avec la multitude. Ce sont eux qui, cherchant un point faible dans notre doctrine, s'attaquent à l'éternité des corps, comme s'il y avait de la contradiction à vouloir que l'âme soit bienheureuse et qu'elle soit éternellement unie à un corps; ils oublient que Platon, leur maître, considère comme une grâce que le Dieu souverain accorde aux dieux créés le privilége de ne point mourir, c'est-à-dire de n'être jamais séparés de leur corps.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 08:55

CHAPITRE XVIII.

CONTRE CEUX QUI DISENT QUE DIEU MÊME NE SAURAIT COMPRENDRE DES CHOSES INFINIES 1.
Quant à ce qu'ils disent, que Dieu même ne saurait comprendre des choses infinies, il ne leur reste plus qu'à soutenir, pour mettre le comble à leur impiété, qu'il ne connaît pas tous les nombres; car très-certainement les nombres sont infinis, puisque à quelque nombre qu'on s'arrête, il est toujours possible d'y ajouter une unité, outre que tout nombre, si grand qu'il soit, si prodigieuse que soit la multitude dont il est l'expression rationnelle et scientifique, on peut toujours le doubler et même le multiplier à volonté. De plus, chaque nombre a ses propriétés, de sorte qu'il n'y a pas deux nombres identiques. Ils sont donc dissemblables entre eux et divers, finis en particulier, et infinis en général. Est-ce donc cette infinité qui échappe à la connaissance de Dieu, et faut-il dire qu'il connaît une certaine quantité de nombres et qu'il ignore le reste? personne n'oserait soutenir une telle absurdité. Affecteront-ils de mépriser les nombres et oseront-ils les retrancher de la science de Dieu, alors que Platon, qui a tant d'autorité parmi eux, introduit Dieu créant le monde par les nombres 2; et ne lisons-nous pas dans l'Ecriture : « Vous avez fait toutes choses avec « poids, nombre et mesure 3? » Ecoutez aussi le prophète: « Il forme les siècles par nombre 4». - Et l'Evangile : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés 5 ». Après tant de témoignages, comment pourrions-nous douter que tout nombre ne soit connu à celui «dont l'intelligence, comme dit le psaume, surpasse « toute mesure et tout nombre 6 ?» Ainsi, bien que les nombres soient infinis et sans nombre, l'infinité du nombre ne saurait être incompréhensible à celui dont l'intelligence est au-dessus du nombre. Et, par conséquent, s'il faut que tout ce qui est compris soit fini dans l'intelligence qui le comprend, nous devons croire que l'infinité même est finie en Dieu
1. Par infini, entendez toujours indéterminé. Ici choses infinies veut dire une succession indéfinie de choses.
2. Allusion à ce passage du Timée : . Quand Dieu entreprit d'organiser le monde, le feu, la terre et l'air avaient déjà, il est vrai, quelques-uns des caractères qui les distinguent, mais ils étaient dans l'état où doit être un objet duquel Dieu est absent. Les trouvant donc dans cet état naturel, la première chose qu'il fit, ce fut de les distinguer par les idées et les nombres (Tim., 538; page 1 du tome XII de la traduction de M. Cousin) ».
3. Sag. XI, 21. - 4. Isaïe, XL, 26, sec. LXX. - 5. Matt. X, 30. - 6. Ps. CXLVI, 5.
d'une certaine manière ineffable, puisqu'elle ne lui est pas incompréhensible. Dès lors, puisque l'infinité des nombres n'est pas infinie dans l'intelligence de Dieu, que sommes-nous, pauvres humains, pour assigner des limites à sa connaissance, et dire que, si les mêmes révolutions ne ramenaient périodiquement les mêmes êtres, Dieu ne pourrait avoir ni la prescience de ce qu'il doit faire, ni la science de ce qu'il a fait! lui dont la science, simple dans sa multiplicité, uniforme dans sa variété, comprend tous les incompréhensibles d'une compréhension si incompréhensible que, voulût-il produire des choses nouvelles et différentes, il ne pourrait ni les produire sans ordre et sans prévoyance, ni les prévoir au jour la journée, parce qu'il les renferme toutes nécessairement dans sa prescience éternelle.
CHAPITRE XIX.
SUR LES SIÈCLES DES SIÈCLES.
Je n'aurai pas la témérité de décider si, par les siècles des siècles, 1'Ecriture entend cette suite de siècles qui se succèdent les uns aux autres dans une succession continue et une diversité régulière, l'immortalité bienheureuse des âmes délivrées à jamais de la misère planant seule au-dessus de ces vicissitudes, ou bien si elle veut signifier par là les siècles qui demeurent immuables dans la sagesse de Dieu et sont comme les causes efficientes de ces autres siècles que le temps entraîne dans son cours. Peut-être le siècle ne veut-il rien dire autre chose que les siècles, et le siècle du siècle a-t-il même sens que les siècles des siècles, comme le ciel du ciel et les cieux des cieux ne sont qu'une même chose dans le langage de l'Ecriture. En effet, Dieu a nommé ciel le firmament au-dessus duquel sont les eaux 1, et cependant le Psalmiste dit : « Que les eaux qui sont au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur 2 ». Il est donc très-difficile de savoir, entre les deux sens des siècles des siècles, quel est le meilleur, ou s'il n'y en a pas un troisième qui soit le véritable; mais cela importe peu à la question présentement agitée, dans le cas même où nous pourrions donner sur ce point quelque explication satisfaisante, comme dans celui où une sage réserve nous conseillerait de ne rien affirmer en si obscure matière. Il ne s'agit ici que de l'opinion
1. Gen. I, 8 .- 2. Ps. CXLVIII, 4.
(260)
de ceux qui veulent que toutes choses reviennent après certains intervalles de temps. Or, le sentiment, quel qu'il soit, que l'on peut avoir touchant les siècles des siècles, est absolument étranger à ces révolutions, puisque, soit que l'on entende par les siècles des siècles ceux qui s'écoulent ici-bas par une suite et un enchaînement continus sans aucun retour des mêmes phénomènes et sans que les âmes des bienheureux retombent jamais dans la misère d'où elles sont sorties, soit qu'on les considère comme ces causes éternelles qui règlent les mouvements de- toutes les choses passagères et sujettes au temps, il s'ensuit également que ces retours périodiques qui ramènent les mêmes choses sont tout à fait imaginaires et complétement réfutés par la vie éternelle des bienheureux 1.
CHAPITRE XX.
DE L'IMPIÉTÉ DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES ÂMES, APRÈS AVOIR PARTICIPÉ À LA VRAIE ET SUPRÊME BÉATITUDE, RETOURNERONT SUR TERRE DANS UN CERCLE ÉTERNEL DE MISÈRE ET DE FÉLICITÉ.
Quelle oreille pieuse pourrait entendre dire, sans en être offensée, qu'au sortir d'une vie sujette à tant de misères (si toutefois on peut appeler vie ce qui est véritablement une mort, à ce point que l'amour de cette mort même nous fait redouter la mort qui nous délivre), après tant de misères, dis-je, et tant d'épreuves traversées, enfin, après une vie terminée par les expiations de la vraie religion et de la vraie sagesse, alors que nous serons devenus heureux au sein de Dieu par la contemplation de sa lumière incorporelle et le partage de son immortalité, il nous faudra quitter un jour une gloire si pure, et tomber du faîte de cette éternité, de cette vérité, de cette félicité, dans l'abîme de la mortalité infernale, traverser-de nouveau un état où nous perdrons Dieu, où nous haïrons la vérité, où nous chercherons la félicité à travers toutes sortes de crimes; et pourquoi ces révolutions se reproduisant ainsi sans fin d'époque en époque et ramenant une fausse félicité et une misère réelle? c'est, dit-on, pour que Dieu ne reste pas sans rien faire, pour qu'il puisse connaître ses ouvrages, ce dont il serait incapable s'il n'en faisait pas
1. Comp saint Jérôme en son commentaire sur l'Epître aux Galates, cap. I, 5.
toujours de nouveaux. Qui peut supporter de semblables folies? qui peut les croire ? -Fussent-elles vraies, n'y aurait-il pas plus de prudence à les taire, et même, pour exprimer tant bien que mal ma pensée, plus de science à les ignorer? Si, en effet, notre bonheur dans l'autre vie tient à ce que nous ignorerons l'avenir, pourquoi accroître ici-bas notre misère par cette connaissance? et si, au contraire, il nous est impossible d'ignorer l'avenir dans le séjour bienheureux, ignorons-le du moins ici-bas, afin que l'attente du souverain bien nous rende plus heureux que la possession de combien ne le pourra faire.
Diront-ils que nul ne peut arriver à la félicité de l'autre monde qu'à condition d'avoir été initié ici-bas à la connaissance de ces prétendues révolutions? mais alors comment osent-ils en même temps avouer que plus on aime Dieu et plus aisément on arrive à cette félicité, eux qui enseignent des choses si capables de ralentir l'amour? Quel homme n'aimerait moins vivement un Dieu qu'il sait qu'il doit quitter un jour, après l'avoir possédé autant qu'il en était capable, un Dieu dont il doit même devenir l'ennemi en haine de sa vérité et de sa sagesse? Il serait impossible de bien aimer un ami ordinaire, si l'on prévoyait que l'on deviendrait son ennemi 1. Mais à Dieu ne plaise qu'il y ait un mot de vrai dans cette doctrine d'une véritable misère qui ne finira jamais et ne sera interrompue de temps en temps que par une fausse félicité! Est-il rien de plus faux en effet que cette béatitude où nous ignorerons notre misère à venir, au milieu d'une si grande lumière de vérité dont nous serons éclairés? est-il rien de plus trompeur que cette félicité sur laquelle nous ne pouvons jamais compter, même lorsqu'elle sera à son comble? De deux choses l'une: ou nous ne devons pas prévoir là-haut la misère qui nous attend, et alors notre misère ici-bas est moins aveugle, puisque nous connaissons la béatitude où nous devons arriver; ou nous devons connaître au ciel notre retour futur sur la terre, et alors nous sommes plus heureux quand nous sommes ici-bas misérables avec l'espérance d'un sort plus heureux, que lorsque nous sommes bienheureux là-haut avec la crainte de cesser de l'être. Ainsi, nous avons plus de sujet de souhaiter notre malheur que notre bonheur;
1. Allusion au passage bien connu de Cicéron, De amicitia cap. 16.
(261)
de sorte que, comme nous souffrons ici des maux présents et que là nous en craindrons de futurs, fi est plus vrai de dire que nous sommes toujours misérables que de croire que nous soyons quelquefois heureux.
Mais la piété et la vérité nous crient que ces révolutions sont imaginaires ; la religion nous promet une félicité dont nous serons assurés et qui ne sera traversée d'aucune misère; suivons donc le droit chemin, qui est Jésus-Christ, et, sous la conduite de ce Sauveur, détournons-nous des routes égarées de ces impies. Si Porphyre, quoique platonicien, n'a point voulu admettre dans les âmes ces vicissitudes perpétuelles de félicité et de misère, soit qu'il ait été frappé de l'extravagance de cette opinion, soit qu'il en ait été détourné par la connaissance qu'il avait du Christianisme, et si , comme je l'ai rapporté au dixième livre 1, il a mieux aimé penser que l'âme a été envoyée en ce monde pour y connaître le mal, afin de n'y plus être sujette, lorsqu'après en avoir été affranchie elle sera retournée au Père, à combien plus forte raison les fidèles doivent-ils fuir et détester un sentiment si faux et si contraire à la vraie religion! Or, après avoir une fois brisé ce cercle chimérique de révolutions, rien ne nous oblige plus à croire que le genre humain n'a point de commencement, sous le prétexte, désormais vaincu, que rien ne saurait se produire dans les êtres qui leur soit entièrement nouveau. Si en effet l'on avoue que l'âme est délivrée sans retour par la mort de toutes ses misères, il lui survient donc quelque événement qui lui est nouveau, et certes un événement très~considérable, puisque c'est une félicité éternelle. Or, s'il peut survenir quelque chose de nouveau à une nature immortelle, pourquoi n'en sera-t-il pas de même pour les natures mortelles? Diront-ils que ce n'est pas une chose nouvelle à l'âme d'être bienheureuse, parce qu'elle l'était avant de s'unir au corps? Au moins est-il nouveau pour elle d'être délivrée de sa misère, et la misère même lui a été nouvelle, puisqu'elle ne l'avait jamais soufferte auparavant. Je leur demanderai encore si cette nouveauté n'entre point dans l'ordre de la Providence et si elle arrive par hasard; mais alors que deviennent toutes ces révolutions mesurées et régulières où rien n'arrive de nouveau, toutes choses
1. Au chap., 30.
devant se reproduire sans cesse? Que si cette nouveauté est dans l'ordre de la Providence, soit que l'âme ait été envoyée dans le corps, soit qu'elle y soit tombée par elle-même, il peut donc arriver quelque chose de nouveau et qui néanmoins ne soit pas contraire à l'ordre de l'univers. Enfin, puisqu'il faut reconnaître que l'âme a pu se faire par son imprévoyance une nouvelle misère, laquelle n'a pu échapper à la Providence divine, qui a fait entrer dans ses desseins le châtiment de l'âme et sa délivrance future, gardons-nous de la témérité de refuser à Dieu le pouvoir de faire des choses nouvelles, alors surtout qu'elles ne sont pas nouvelles par rapport à lui, mais seulement par rapport au monde, ayant été prévues de toute éternité. Prendra-t-on ce détour de soutenir qu'à la vérité les âmes délivrées une fois de leur misère n'y retourneront plus, mais qu'en cela il n'arrive rien de nouveau, parce qu'il y a toujours eu et qu'il y aura toujours des âmes délivrées? Il faut alors convenir qu'il se fait de nouvelles âmes à qui cette misère est nouvelle, et nouvelle cette délivrance. Et si l'on veut que les âmes dont se font tous les jours de nouveaux hommes (mais qui n'en animeront plus d'autres, pourvu qu'elles aient bien vécu) soient anciennes et aient toujours été, c'est admettre aussi qu'elles sont infinies; car quelque nombre d'âmes que l'on suppose, elles n'auraient pas pu suffire pour faire perpétuellement de nouveaux hommes pendant un espace de temps infini. Or, je ne vois pas comment nos philosophes expliqueront un nombre infini d'âmes, puisque dans leur système Dieu serait incapable de les connaître, par l'impossibilité où il est de comprendre des choses infinies 1. Et maintenant que nous avons confondu la chimère de ces révolutions de béatitude et de misère, concluons qu'il n'est rien de plus conforme à la piété que de croire que Dieu peut, quand bon lui semble, faire de nouvelles choses, son ineffable prescience mettant sa volonté à couvert de tout changement. Quant à savoir si le nombre des âmes à jamais affranchies de leurs misères peut s'augmenter à l'infini, je le laisse à décider à ceux qui sont si subtils à déterminer jusqu'où doivent aller toutes choses. Pour nous, quoi qu'il en soit, nous trouvons toujours notre compte. Dans le cas de
1. Voyez plus haut les chap. 17 et 18.
l'affirmative, pourquoi nier que Dieu ait pu créer ce qu'il n'avait pas créé auparavant, puisque le nombre des âmes affranchies, qui auparavant n'était pas, non-seulement est fait une fois, mais ne cesse jamais de se faire? Dans l'autre cas, s'il ne faut pas que les âmes passent un certain nombre, ce nombre, quel qu'il soit, n'a jamais été auparavant, et il n'est pas possible que ce nombre croisse et arrive au terme de sa grandeur sans quelque commencement; or, ce commencement n'avait jamais été non plus, et c'est pour qu'il fût que le premier homme a été créé.
CHAPITRE XXI.
DE LA FORMATION DU PREMIER HOMME ET DU GENRE HUMAIN RENFERMÉ EN LUI.
Et maintenant que j'ai résolu, dans la mesure de mes forces, ce difficile problème d'un Dieu éternel qui crée des choses nouvelles sans qu'il y ait de nouveauté dans son vouloir, il devient aisé de comprendre que Dieu a beaucoup mieux fait de ne créer d'abord qu'un seul homme, d'où le genre humain tout entier devait sortir, que d'en créer plusieurs. A l'égard des autres animaux, soit sauvages et solitaires, comme les aigles, les milans, les lions, les loups, soit privés ou vivant en troupes, tels que les pigeons, les étourneaux, les cerfs, les daims et tant d'autres, il ne les a-pas fait sortir d'un seul, mais il en a créé plusieurs à la fois; l'homme, au contraire, appelé à tenir le milieu entre les anges et les bêtes, demandait d'autres desseins. Si cette créature restait soumise à Dieu comme à son Seigneur véritable, elle était destinée à passer sans mourir 1 dans la compagnie des anges pour y jouir d'un bonheur éternel; au lieu que si elle offensait le Seigneur son Dieu par un orgueil et une désobéissance volontaires, elle devait être sujette à la mort, ravalée au niveau des bêtes, esclave de ses passions et destinée après la vie à des supplices éternels. Dieu donc, ayant de telles vues, a jugé à propos de ne créer qu'un seul homme, non certes pour le priver du bienfait de la société, mais pour lui faire aimer davantage l'union et la concorde, en unissant les hommes non-seulement par la
1. Ces mots sans mourir font allusion à l'hérésie des Pélagiens; soyez saint Augustin, De hœres., 88, tome VIII, page 65 D de la dernière édition.
ressemblance de la nature, mais aussi par les liens de la parenté; et cela est si vrai qu'il ne voulut pas même créer la femme comme il avait créé l'homme, mais il la tira de l'homme, afin que tout le genre humain sortît d'un seul.
CHAPITRE XXII.
EN MÊME TEMPS QU'IL A PRÉVU LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, DIEU A PRÉVU AUSSI LE GRAND NOMBRE D'HOMMES PIEUX QUE SA GRACE DEVAIT SAUVER.
Cependant Dieu n'ignorait pas que l'homme devait pécher, et que, devenu mortel, il engendrerait des hommes qui se porteraient à de si grands excès que les bêtes privées de raison et qui ont été créées plusieurs à la fois vivraient plus sûrement et plus tranquillement entre elles que les hommes, qui devraient être d'autant plus unis, qu'ils viennent tous d'un seul; car jamais les lions ni -les dragons ne se sont fait la guerre comme les hommes 1. Mais Dieu prévoyait aussi que la multitude des fidèles serait appelée par sa grâce au bienfait de l'adoption, et qu'après la rémission de leurs péchés opérée par le Saint-Esprit, il les associerait aux anges pour jouir avec eux d'un repos éternel, après les avoir affranchis de la mort, leur dernière ennemie; il savait combien ce serait chose préférable à cette multitude de fidèles de considérer qu'il a fait descendre tous les hommes d'un seul pour témoigner aux hommes combien l'union lui est agréable.
CHAPITRE XXIII.
DE LA NATURE DE L'ÂME HUMAINE CRÉÉE A L'IMAGE DE DIEU.
Dieu a fait l'homme à son image; car il lui a donné une âme douée de raison et d'intelligence qui l'élève au-dessus de toutes les bêtes de la terre, de l'air et des eaux. Après avoir formé le corps d'Adam avec de la poussière et donné une âme à ce corps, soit que cette âme fût déjà créée par avance, soit que Dieu l'ait lait naître en soufflant sur la face d'Adam, et que ce souffle divin soit l'âme humaine elle-même 2, il voulut donner au premier homme une femme pour l'assister dans
1. Remarque souvent faite par les écrivains de l'antiquité. Comp. Pline, Hist. nat., lib. VII, cap. 1, et Sénèque, Epist. ad Lucil., 103.
2. Entre ces deux alternatives, saint Augustin préfère la première dans son traité De Gen. ad. litt., n. 35.
(263)
la génération, et la forma par une puissance toute divine d'un os qu'il avait tiré de la poitrine d'Adam. Ceci au surplus ne veut pas dire être conçu grossièrement, comme si Dieu s'était servi de mains pour son oeuvre, à l'exemple des artisans que nous voyons chaque jour exécuter leurs travaux matériels. La main de Dieu, c'est sa puissance, ouvrière invisible des choses visibles. Mais tout cela passe pour des fables dans l'esprit de ceux qui mesurent sur ce que leurs yeux ont l'habitude de voir la puissance et la sagesse d'un Dieu qui n'a pas besoin de semences pour produire tout et les semences elles-mêmes; comme si les choses mêmes qui tombent sous le regard des hommes, telles que la conception et la naissance, ne leur sembleraient pas, s'ils n'en avaient l'expérience , plus incroyables encore que l'acte divin de la création; mais la plupart aiment mieux attribuer ces effets aux causes naturelles qu'à la vertu-de Dieu 1.
CHAPITRE XXIV.
LES ANGES NE SAURAIENT CRÉER LA MOINDRE CHOSE.
Mais nous n'avons rien à démêler ici avec ceux qui ne croient pas que Dieu ait fait le monde ou qu'il en prenne soin. Quant aux philosophes qui, sur la foi de leur Platon, pensent que la création des animaux mortels, et notamment de l'homme, n'est pas l'ouvrage du Dieu suprême auteur du monde, mais celui d'autres dieux inférieurs qui sont aussi son ouvrage, et dont l'homme est comme le parent 2, si nous sommes parvenu à leur persuader que c'est une superstition de sacrifier à ces dieux 3, ils renonceront aisément à voir en eux les créateurs du genre humain. C'est
1. Sur la formation de la femme et sur la coopération des anges aux oeuvres de Dieu, voyez le traité de salut Augustin De Gen. ad litt., n., 26-30.
2. Voyez le Timée, 41 et seq. Le Dieu de Platon y parle en ces termes aux dieux inférieurs, dont il est l'auteur et le père: « Ecoutez mes ordres. Il reste encore à naître trois race, mortelles; sans elles le monde serait imparfait. Si je leur donnais moi-même la naissance et la vie, ils seraient semblables aux dieux. Afin donc qu'ils soient mortels et que cet univers soit réellement un tout achevé, appliquez-vous selon votre nature à former ces animaux, en imitant la puissance que j'ai déployée moi-même dans votre formation. Quant à l'espèce qui doit partager le nom des immortels, être appelée divine et servir de guide à ceux des autres animaux qui voudront suivre la justice, et vous, je vous en donnerai la semence et le principe. Vous ensuite, ajoutant au principe immortel une partie périssable, formez-en des animaux, faites-les croître en leur donnant des aliments, et après leur mort, recevez-les dans votre sein (Tome XII de la traduction française, pages 137, 138). »
3. Voyez plus haut, livre VIII, IX et X.
un sacrilège de croire ou de dire qu'un autre que Dieu soit le créateur d'un être quelconque, fût-il mortel et le plus chétif qui se puisse concevoir. Et pour ce qui est des anges, que l'école de Platon aime mieux appeler des dieux, il est très-vrai qu'ils concourent au développement des êtres de l'univers, selon l'ordre ou la permission qu'ils en ont reçue; mais ils ne sont pas plus les créateurs des animaux que les laboureurs ne le sont des blés ou des arbres.
CHAPITRE XXV.
DIEU SEUL EST LE CRÉATEUR DE TOUTES CHOSES.
Il y a pour les êtres deux espèces de forme: la forme extérieure, celle que le potier et l'artisan peuvent donner à un corps et que les peintres et les statuaires savent imiter; il y a ensuite la forme intérieure, qui non-seulement constitue les diverses natures corporelles, mais qui fait la vie des êtres animés, parce qu'elle renferme les causes efficientes et les emprunte à la source mystérieuse et incréée de l'intelligence et de la vie. Accordons à tout ouvrier la forme extérieure, mais pour cette forme intérieure où est le principe de la vie et du mouvement 1, elle n'a d'autre auteur que cet ouvrier unique qui n'a eu besoin d'aucun être ni d'aucun ange pour faire les anges et les êtres. La même vertu divine, et pour ainsi dire effective, qui a donné la forme ronde à la terre et au soleil, la donne à l'oeil de l'homme et à une pomme, et ainsi de toutes les autres figures naturelles; elles n'ont point d'autre principe que la puissance secrète de celui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre 2», et dont la sagesse atteint d'un bout du monde à l'autre sans aucun obstacle, et gouverne toutes choses avec douceur 3.J'ignore donc quel service les anges, créés les premiers, ont rendu au Créateur dans la formation des autres choses; et comme je n'osa rais leur attribuer un pouvoir que peut-être ils n'ont pas, je ne dois pas non plus leur dénier celui qu'ils ont. Toutefois, et quelle que soit la mesure de leur concours, je ne laisse pas d'attribuer la création tout entière à Dieu, en quoi je ne crains pas de leur déplaire,
1. Saint Augustin s'inspire ici, non plus de Platon, son guide ordinaire en matière de métaphysique, mais d'Aristote. La forme intérieure dont il est ici question, c'est la forme péripatéticienne, savoir l'essence de chaque substance individuelle.
2. Jerem. XXIII, 24. - 3. Sag. VIII,1.
puisque c'est à Dieu aussi qu'ils rapportent avec action de grâces la formation de leur propre être. Nous ne disons pas que les laboureurs soient créateurs de quelque fruit que ce soit, car il est écrit : « Celui qui plante n'est rien, non plus que celui qui arrose, mais Dieu seul donne l'accroissement 1 » ; bien plus, nous ne disons pas que la terre soit créatrice, bien qu'elle paraisse la mère féconde de tous les êtres qui tiennent à elle par leurs racines et dont elle aide les germes à éclore; car il est également écrit: « Dieu donne à chaque plante le corps qu'il lui plaît, et à chaque semence le corps qui lui est propre 2 ».De même, nous ne devons pas dire que la création d'un animal appartienne à sa mère, mais plutôt à celui qui a dit à l'un de ses serviteurs : « Je te connaissais avant que de te former dans le ventre de ta mère3 ». Je sais que l'imagination de la mère peut faire quelque impression sur son fruit, comme on peut l'inférer des agneaux bigarrés qu'eut Jacob en mettant des baguettes de diverses couleurs sous les yeux de ses brebis pleines 4 mais cela n'empêche pas que la mère ne crée pas plus son fruit qu'elle ne s'est créée elle-même. Quelques causes donc que l'on suppose dans les générations corporelles ou séminales, entremise des anges ou des hommes, croisement des mâles et des femelles, et quelque pouvoir que les désirs et les imaginations des mères aient sur leurs fruits encore tendres et délicats, toujours faudra-t-il reconnaître que Dieu est le seul auteur de toutes les natures. C'est sa vertu invisible qui, présente en tout sans aucune souillure, donne l'être à tout ce qui est, de quelque manière qu'il soit, sans qu'aucune chose puisse être telle ou telle, ni absolument être sans lui. Si dans l'ordre des formes extérieures que la main de l'homme peut donner aux corps, nous ne disons pas que Rome et Alexandrie ont été bâties par les maçons et les architectes, mais bien par les rois dont l'ordre les a fait construire, et qu'ainsi l'une a eu Romulus et l'autre Alexandre pour fondateur, à combien plus forte raison devons-nous dire que Dieu seul est le créateur de toutes les natures, puisqu'il ne fait rien que de la matière qu'il a faite, qu'il n'a pour ouvriers que ceux mêmes qu'il a créés, et que s'il retirait sa puissance créatrice des choses qu'il a créées, elles retomberaient dans leur
1. I Cor. III, 7 .- 2. Ibid. XV, 38 .- 3. Jérémie, I, 5.- 4. Gen. XXX, 37.
premier néant 1. Je dis premier à l'égard de l'éternité, et non du temps; car y a-t-il quelque autre créateur des temps que celui qui a fait les choses dont les mouvements mesurent les temps 2?
CHAPITRE XXVI.
SUR CETTE OPINION DES PLATONICIENS, QUE DIEU, APRÈS AVOIR CRÉÉ LES ANGES, LEUR A DONNÉ LE SOIN DE FAIRE LE CORPS HUMAIN.
Voilà sans doute pourquoi Platon n'attribue aux dieux inférieurs, créés par le Dieu suprême, la création des animaux qu'avec cette réserve que la partie corporelle et mortelle de l'animal est seule leur ouvrage, la partie immortelle leur étant fournie par le souverain créateur 3. Ainsi donc, s'ils sont les créateurs des corps, ils ne le sont point des âmes. Mais alors, puisque Porphyre est convaincu que, pour purifier son âme, il faut fuir tout commerce avec les corps 4, puisqu'il fait d'ailleurs profession de penser avec Platon, son maître,
et les autres platoniciens, que ceux qui ont mal vécu ici-bas retournent, en punition de leurs fautes, dans des corps mortels, corps de brutes, selon Platon, corps humains, selon Porphyre 5, il s'ensuit que ces dieux, qu'on veut nous faire adorer comme les auteurs de notre être, ne sont que les auteurs de nos chaînes et les geôliers de notre prison. Que les Platoniciens cessent donc de nous menacer du corps comme d'un supplice, ou qu'ils ne proposent point à notre adoration des dieux dont ils nous exhortent à fuir et à rejeter l'ouvrage. Mais au fond, ces deux opinions sont aussi fausses l'une que l'autre : il est faux que les âmes retournent dans les corps en punition d'avoir mal vécu, et il est faux qu'il y ait un autre créateur de tout ce qui a vie au ciel et sur terre que celui qui a créé la terre et le ciel. En effet, si nous n'avons un corps qu'en punition de nos crimes, pourquoi Platon dit-il qu'il était nécessaire qu'il y eût des animaux de toute sorte; mortels et immortels, pour que le monde fût l'ouvrage le plus beau et le plus parfait 6? Et dès lors, puisque la création de l'homme, même à titre d'être corporel,
1. Comp. saint Augustin, De Trinit., lib. III, n, 13-36.
2. Voyez plus haut, livre XI, chap. 5, 6, 7, et livre XII, ch. 15.
3. Voyez le Timée, 41 seq.; trad. fr. tome XCI, page 137, 138.
4. Voyez Porphyre, De abstin., passim. Dans un fragment conservé par Stobée ( Floril., tit., I, n. 88), Porphyre s'exprime ainsi : La purification consiste pour l'âme à se séparer du corps.
5. Voyez plus haut, livre X, ch. 30.
6. Voyez le Timée, 1. c.
(265)
est un bienfait divin, comment serait-ce un châtiment de reprendre de nouveau un corps? Enfin, si Dieu renferme dans son intelligence éternelle les types de tous les animaux, comme Platon le répète si souvent 1, pourquoi ne les aurait-il pas créés tous de ses propres mains? pourquoi lui aurait-il répugné d'être l'auteur de tant d'ouvrages qui réclament tout l'art de son intelligence infinie et infiniment louable?
CHAPITRE XXVII.
TOUTE LA PLÉNITUDE DU GENRE HUMAIN ÉTAIT RENFERMÉE DANS LE PREMIER HOMME, ET DIEU Y VOYAIT D'AVANCE TOUTE LA SUITE DES ÉLUS ET TOUTE CELLE DES RÉPROUVÉS.
C'est à juste titre que la véritable religion reconnaît et proclame Dieu comme le créateur de tout l'univers et de tous les animaux, c'est-à-dire des âmes aussi bien que des corps. Parmi les animaux terrestres, l'homme tient le premier rang, comme ayant été fait à l'image de Dieu; et s'il a été créé un (sans être créé seul), c'est, je crois, par la raison que j'ai donnée ou par quelque autre encore meilleure. Il n'est point sur terre, en effet, d'animal plus sociable de sa nature, quoiqu'il n'y en ait point que le vice rende plus farouche. La nature, pour empêcher ou pour guérir le mal de la discorde, n'a pas de plus puissant
1. Si le monde est beau, dit Platon ( Timée, trad. fr., tome XII, page 117), et si celui qui l'a fait est excellent, il l'a fait évidemment d'après un monde éternel.. - Voyez aussi dans le Timée les pages 120, 134 et suivantes.
moyen que de faire souvenir les hommes qu'ils viennent tous d'un seul et même père. De même, la femme n'a été tirée de la poitrine de l'homme que pour nous rappeler combien doit être étroite l'union du mari et de la femme. Si les ouvrages de Dieu paraissent extraordinaires, c'est parce qu'ils sont les premiers; et ceux qui n'y croient pas ne doivent non plus croire à aucun prodige; car ce qui arrive selon le cours ordinaire de la nature n'est plus un prodige. Mais est-il possible que rien ait été fait en vain, si cachées qu'en soient les causes, sous le gouvernement de la divine Providence? « Venez, s'écrie le Psalmiste, voyez les ouvrages du Seigneur, et les prodiges qu'il a faits sur la terre ». Je ne veux point du reste insister ici sur cet objet, et je me réserve d'expliquer ailleurs pourquoi la femme a été tirée du côté de l'homme et de quelle vérité ce premier prodige est la figure.
Terminons donc ce livre et disons, sinon encore au nom de l'évidence, au nom du moins de la prescience de Dieu, que deux sociétés, comme deux grandes cités, ont pris naissance dans le premier homme. En effet, de cet homme devaient sortir d'autres hommes, dont les uns, par un secret mais juste jugement de Dieu, seront compagnons des mauvais anges dans leurs supplices, et les autres des bons dans leur gloire, et, puisqu'il est écrit que « toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité 2 », sa grâce ne peut être injuste, ni sa justice cruelle.
1. Ps. XLV, 9. - 2. Ps. XXIV, 10.

 

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 08:49
Saint-Hardini, maronite libanais


CHAPITRE IX.

SI DIEU EST L'AUTEUR DE LA BONNE VOLONTÉ DES ANGES AUSSI BIEN QUE DE LEUR NATURE.
Il n'y a donc point de cause efficiente, ou, s'il est permis de le dire, de cause essentielle de la mauvaise volonté, puisque c'est d'elle-même que prend naissance le mal qui corrompt le bien de la nature; or, rien ne rend la mauvaise volonté telle, sinon la défaillance qui fait qu'elle quitte Dieu, laquelle n'a point de cause positive. Quant à la bonne volonté, si nous disons qu'elle n'a point aussi de cause efficiente, prenons garde qu'il ne s'ensuive que la bonne volonté des bons anges n'a pas été créée, mais qu'elle est coéternelle à Dieu ; ce qui serait une absurdité manifeste. Puisque les bons anges eux-mêmes ont été créés, comment leur bonne volonté ne l'aurait-elle point été également? Mais si elle a été créée, l'a-t-elle été avec eux, ou ont-ils été quelque temps sans elle? Si l'on répond qu'elle a été créée avec eux, il n'y a point de doute qu'elle n'ait été créée par celui qui les a créés eux-mêmes ; et ainsi, dès le premier instant de leur création, ils se sont attachés à leur Créateur par l'amour même avec lequel ils ont été créés, et ils se sont séparés de la compagnie des autres anges, parce qu'ils sont toujours demeurés dans la même volonté, au lieu que les autres s'en sont départis en abandonnant volontairement le Souverain bien. Si (252) l'on suppose au contraire que les bons anges aient été quelque temps sans la bonne volonté, et qu'ils l'aient produite en eux-mêmes sans le secours de Dieu, ils sont donc devenus par eux-mêmes meilleurs qu'ils n'avaient été créés. Dieu nous garde de cette pensée ! Qu'étaient-ils sans la bonne volonté, que des êtres mauvais? Ou s'ils n'étaient pas mauvais par la raison qu'ils n'avaient pas une mauvaise volonté (car ils ne s'étaient point départis de la bonne qu'ils n'avaient pas encore), au moins n'étaient-ils pas aussi bons que lorsqu'ils ont commencé à avoir une bonne volonté. Ou s'il est vrai de dire qu'ils n'ont pas su se rendre eux-mômes meilleurs que Dieu ne les avait faits~ puisque nul ne peut rien faire de meilleur que ce que Dieu fait, il faut conclure que cette bonne volonté est l'ouvrage du Créateur. Lorsque cette bonne volonté a fait qu'ils ne se sont pas tournés vers eux-mêmes qui avaient moins d'être, mais vers le souverain Être, afin d'être en quelque façon davantage en s'attachant à lui et de participer à sa sagesse et à sa félicité souveraines, qu'est-ce que cela nous apprend sinon que la volonté, quelque bonne qu'elle fût, serait toujours demeurée pauvre et n'aurait eu que des désirs imparfaits, si celui qui a créé la nature capable de le posséder ne remplissait lui-même cette capacité, en se donnant à elle, après lui en avoir inspiré un violent désir?
Admettez que les bons anges eussent produit en eux-mêmes cette bonne volonté, on pourrait fort bien demander s'ils l'ont ou non produite par quelque autre volonté. Ils n'y seraient assurément point parvenus sans volonté ; mais cette volonté était nécessairement bonne ou mauvaise. Si elle était mauvaise, comment une mauvaise volonté en a-t-elle pu produire une bonne ? et si elle était bonne, ils avaient donc déjà une bonne volonté. Qui l'avait faite, sinon celui qui les a créés avec une bonne volonté, c'est-à-dire avec cet amour chaste qui les unit à lui, les comblant à la fois des dons de la nature et de ceux de la grâce ? Ainsi il faut croire que les bons anges n'ont jamais été sans la bonne volonté, c'est-à-dire sans l'amour de Dieu. Pour les autres qui, après avoir été créés bons, sont devenus méchants par leur mauvaise volonté, laquelle ne s'est corrompue que lorsque la nature, par sa propre défaillance, s'est séparée d'elle-même du souverain bien, en sorte que la cause du mal n'est pas le bien, mais l'abandon du bien, il faut dire qu'ils ont reçu un moindre amour que ceux qui y ont persévéré, ou, si les bons et les mauvais anges ont été créés également bons, on doit croire que, tandis que ceux-ci sont tombés par leur mauvaise volonté, ceux-là ont reçu un plus grand secours pour arriver à ce comble de bonheur d'où ils ont été assurés de ne point déchoir, comme nous l'avons déjà montré au livre précédent 1. Avouons donc à la juste louange du Créateur, que ce n'est pas seulement des gens de bien, mais des saints anges, que l'on peut dire que l'amour de Dieu est répandu en eux par le Saint-Esprit qui leur a été donné 2, et que c'est autant leur bien que celui des hommes d'être étroitement unis à Dieu 3. Ceux qui ont part à ce bien forment entre eux et avec celui à qui ils sont unis une sainte société, et ne composent ensemble qu'une même Cité de Dieu, qu'un même temple et qu'un même sacrifice. Il est temps maintenant, après avoir dit l'origine des anges, de parler de ces membres de la Cité sainte, dont les uns voyagent encore sur cette terre composée d'hommes mortels qui doivent être unis aux anges immortels, et les autres se reposent dans les demeures destinées aux bonnes âmes; il faut raconter l'origine de cette partie de la Cité de Dieu, car tout le genre humain prend son commencement d'un seul homme que Dieu a créé le premier, selon le témoignage de l'Ecriture sainte, qui s'est acquis avec raison une merveilleuse autorité dans toute la terre et parmi toutes les nations, ayant prédit, entre mille autres choses qui se sont vérifiées, la foi que lui accorderaient toutes ces nations.
CHAPITRE X.
DE LA FAUSSETÉ DE L'HISTOIRE QUI COMPTE DANS LE PASSÉ PLUSIEURS MILLIERS D'ANNÉES.
Laissons là les conjectures de ceux qui déraisonnent sur l'origine du genre humain. Les uns croient que les hommes ont toujours existé aussi bien que le monde, ce qui a fait dire à Apulée : « Chaque homme est mortel, « pris en particulier, mais les hommes, pris ensemble, sont immortels 4 ». Lorsqu'on leur demande comment cette opinion peut s'accorder avec le récit de leurs historiens sur les premiers inventeurs des arts ou sur ceux qui ont
1. Au chap. 13. - 2. Rom. V, 5. - 3. Ps. LXXII, 28.
4. De deo Socr., page 43.
(253)
habité les premiers certains pays, ils répondent que d'âge en âge il arrive des déluges et des embrasements qui dépeuplent une partie de la terre et amènent la ruine des arts, de sorte que le petit nombre des hommes survivants paraît les inventer, quand il ne fait que les renouveler 1, mais qu'au reste un homme ne saurait venir que d'un autre homme. Parler ainsi, c'est dire, non ce qu'on sait, mais ce qu'on croit. Ils sont encore induits en erreur par certaines histoires fabuleuses qui font mention de plusieurs milliers d'années, au lieu que, selon l'Ecriture sainte, il n'y a pas encore six mille ans accomplis depuis la création de l'homme 2. Pour montrer en peu de mots que l'on ne doit point s'arrêter à ces sortes d'histoires, je remarquerai que cette fameuse lettre écrite par Alexandre le Grand à sa mère 3, si l'on en croit le rapport d'un certain prêtre égyptien tiré des archives sacrées de son pays, cette lettre parle aussi des monarchies dont les historiens grecs font mention. Or, elle fait durer la monarchie des Assyriens depuis Bélus plus de cinq mille ans, au lieu que, selon l'histoire grecque, elle n'en a duré qu'environ treize cents 4. Cette lettre donne encore plus de huit mille ans à l'empire des Perses et des Macédoniens, tandis que les Grecs ne font durer ces deux monarchies qu'un peu plus de sept cents ans, celle des Macédoniens quatre cent quatre-vingt-cinq ans 5 jusqu'à la mort d'Alexandre, et celle des Perses deux cent trente-trois ans. Mais c'est que les années étaient alors bien plus courtes chez les Egyptiens et n'avaient que quatre mois, de sorte qu'il en fallait trois pour faire une des nôtres 6 ; encore cela ne suffirait-il pas pour faire concorder la chronologie des Egyptiens avec l'histoire grecque. Il faut dès lors croire plutôt cette dernière, attendu qu'elle n'excède point le nombre des
1. Dans le Timée, un des personnages du dialogue, Critias, raconte un entretien de Solon avec un prêtre égyptien qui parle de ces renouvellements périodiques de la civilisation et des arts. Mais, du reste, en aucun endroit du Timée, le genre humain n'est donné comme éternel.
2. Saint Augustin suit la chronologie d'Eusèbe, selon laquelle il se serait écoulé, entre la création du monde et la prise de Rome pas les Goths, 5611 années.
3. Sur cette prétendue lettre d'Alexandre le Grand, voyez plus haut, livre VIII, ch. 5, 23, 24.
4. Saint Augustin s'appuie ici sur Justin, abréviateur de Trogue Pompée, qui lui-même s'appuyait sur Ctésias. Voyez Justin, lib. I, cap. 2.
5. C'est le calcul de Velléius Paterculus (lib. cap. 6), lequel n'est pas ici d'accord avec Justin (lib. XXXIII, cap. 2).
6. C'est un point très-obscur et très-controversé. L'opinion de saint Augustin est conforme à celle de Lactance (Instit., lib. II, cap. 12), qui s'appuie sur le témoignage de Varron. Voyez Diodore, lib. I, cap. 26, et Pline, Hist. nat., lib. VII, cap. 48.
années qui sont marquées dans la sainte Ecriture. Du moment que l'on remarque un si grand mécompte pour le temps dans cette lettre si célèbre d'Alexandre, combien doit-on moins ajouter foi à ces histoires inconnues et fabuleuses dont on veut opposer l'autorité à celle de ces livres fameux et divins qui ont prédit que toute la terre croirait un jour ce qu'ils contiennent, comme elle le croit en effet présentement, et qui, par l'accomplissement de leurs prophéties sur l'avenir, font assez voir que leurs récits sur le passé sont très-véritables.
CHAPITRE XI.
DE CEUX QUI, SANS ADMETTRE L'ÉTERNITÉ DU MONDE ACTUEL, SUPPOSENT, SOIT DES MONDES INNOMBRABLES, SOIT UN SEUL MONDE QUI MEURT ET RENAÎT AU BOUT D'UNE CERTAINE RÉVOLUTION DE SIÈCLES.
D'autres, ne croyant pas ce monde éternel, admettent soit des mondes innombrables, soit un seul monde qui meurt et qui naît une infinité de fois par de certaines révolutions de siècles ; mais alors il faut qu'ils avouent cette conséquence, qu'il a existé des hommes avant qu'il y en eût d'autres pour les engendrer. Ils ne sauraient prétendre en effet que lorsque le monde entier périt, il y reste un petit nombre d'hommes pour réparer le genre humain, comme il arrive, à ce qu'ils disent, dans les déluges et les incendies qui ne désolent qu'une partie de la terre; mais comme ils estiment que le monde même renaît de sa propre matière, ils sont obligés de soutenir que le genre humain sort d'abord du sein des éléments et se multiplie ensuite comme les autres animaux par la voie de la génération.
CHAPITRE XII.
CE QU'IL FAUT, RÉPONDRE A CEUX QUI DEMANDENT POURQUOI L'HOMME N'A PAS ÉTÉ CRÉÉ PLUS TÔT.
A l'égard de ceux qui demandent pourquoi l'homme n'a point été créé pendant les temps infinis qui ont précédé sa création, et pour quelle raison Dieu a attendu si tard que, selon l'Ecriture, le genre humain ne compte pas
1. Le système de l'infinité des mondes est celui de l'école épicurienne. Les Stoïciens admettaient l'autre système, celui d'un monde unique sujet à des embrasements et à des renaissances périodiques.
(254)
encore six mille ans d'existence, je leur ferai la même réponse qu'à ces philosophes qui élèvent la même difficulté touchant la création du monde, et ne veulent pas croire qu'il n'a pas toujours été, bien que cette vérité ait été. incontestablement reconnue par leur maître Platon; mais ils prétendent qu'il a dit cela contre son propre sentiment 1. S'ils ne sont choqués que de la brièveté du temps qui s'est écoulé depuis la création de l'homme, qu'ils considèrent que tout ce qui finit est court, et que tous les siècles ne sont rien en comparaison de l'éternité. Ainsi, quand il y aurait, je ne dis pas six mille ans, mais six cents fois cent mille ans et plus que Dieu a fait l'homme, on pourrait toujours demander pourquoi il ne l'a pas fait plus tôt. A considérer cette éternité de repos où Dieu est demeuré sans créer l'homme, on trouvera qu'elle a plus de disproportion avec quelque nombre d'années imaginable qu'une goutte d'eau n'en a avec l'Océan, parce qu'au moins l'Océan et une goutte d'eau ont cela de commun qu'ils sont tous deux finis. Ainsi, ce que nous demandons après cinq mille ans et un peu plus, nos descendants pourraient le demander de même après six cents fois cent mille ans, si les hommes allaient jusque-là, et qu'ils fussent aussi faibles et aussi ignorants que nous. Ceux qui ont été avant nous vers les premiers temps de la création de l'homme pouvaient faire la même question. Enfin, le premier homme lui-même pouvait demander aussi pourquoi il n'avait pas été créé auparavant, sans que cette difficulté en fût moindre ou plus grande, en quelque temps qu'il eût pu être créé.
CHAPITRE XIII.
DE LA RÉVOLUTION RÉGULIÈRE DES SIÈCLES QUI, SUIVANT QUELQUES PHILOSOPHES, REMET TOUTES CHOSES DANS LE MÊME ORDRE ET LE MÊME ÉTAT.
Quelques philosophes, pour se tirer de cette difficulté, ont inventé je ne sais quelles révolutions de siècles qui reproduisent et ramènent incessamment les mêmes êtres, soit que
1. Pour bien entendre ce passage, sur lequel plusieurs se sont mépris, il faut remarquer deux choses : la première, c'est que Platon, dans le Timée (celui de ses dialogues que saint Augustin connaissait le mieux), Platon, dis-je, se montre favorable, au moins dans son largage, au système d'un monde qui a commencé d'exister par la volonté libre du Créateur; en second lieu, il faut se souvenir que les Platoniciens d'Alexandrie, que saint Augustin a ici en vue, interprétaient Platon et le Timée dans le sens de l'éternité du monde. Saint Augustin s'arme contre les Platoniciens du texte de Platon.
l'on conçoive ces révolutions comme s'accomplissant au sein d'un monde qui subsiste identique sous ces transformations successives, soit que le monde lui-même périsse pour renaître dans une alternative éternelle. Rien n'est excepté de cette vicissitude, pas même l'âme immortelle; quand elle est parvenue à la sagesse, ils la font toujours passer d'une fausse béatitude à une misère trop véritable. Comment, en effet, peut-elle être heureuse, si elle n'est jamais assurée de son bonheur, soit qu'elle ignore, soit qu'elle redoute la misère qui l'attend; que si l'on dit qu'elle passe de la misère au bonheur pour ne plus le perdre absolument, il faut convenir alors qu'il arrive dans le temps quelque chose de nouveau qui ne finit point par le temps. Pourquoi ne pas dire la même chose du monde et de l'homme qui a été créé dans le monde, sans avoir recours à ces révolutions chimériques?
En vain quelques-uns s'efforcent de les appuyer par ce passage de Salomon au livre de l'Ecclésiaste 1 : « Qu'est-ce qui a été? ce qui sera. Que s'est-il fait? ce qui doit se faire encore. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et personne ne peut dire : Cela est nouveau; car cela même est déjà arrivé dans les siècles précédents ». Ce passage ne doit s'entendre que des choses dont il a été question auparavant, comme de la suite des générations, du cours du soleil, de la chute des torrents, ou au moins de tout ce qui naît et qui meurt dans le monde. En effet, il y a eu des hommes avant nous, comme il y en a avec nous, comme il y en aura après nous, et ainsi des plantes et des animaux. Les monstres mêmes, bien qu'ils diffèrent entre eux, et qu'il y en ait qui n'ont paru qu'une fois, sont semblables en cela qu'ils sont tous des monstres, et par conséquent il n'est pas nouveau qu'un monstre naisse sous le soleil. D'autres, expliquant autrement les paroles de Salomon, entendent que tout est déjà arrivé dans la prédestination de Dieu, et qu'ainsi il n'y a rien de nouveau sous le soleil 2. Quoi qu'il en soit, à Dieu ne plaise que nous trouvions dans l'Ecriture ces révolutions imaginaires par lesquelles on veut que toutes les choses du monde soient incessamment recommencées,
1. Eccles. 1, 9, 10.
2. Cette interprétation est d'Origène (Peri arkon , lib. III, cap. 5, et Ibid., lib. II, cap. 3); saint Jérôme, qui la cite dans une de ses lettres (Epist., LIX, ad Avit.), la compte parmi les erreurs du célèbre théologien.
(255)
comme si, par exemple, un philosophe nommé Platon, ayant enseigné autrefois la philosophie dans une école d'Athènes, appelée l'Académie, il fallait croire que le même Platon aurait enseigné longtemps auparavant la même philosophie, dans la même ville, dans la même école, et devant les mêmes auditeurs, à des époques infiniment reculées, et qu'il devrait encore l'enseigner de même après une révolution de plusieurs siècles. Loin de nous une telle extravagance ! Car Jésus-Christ, qui est mort une fois pour nos péchés, ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui 1 et nous, après la résurrection, nous serons toujours avec le Seigneur 2, à qui nous disons maintenant comme le Psalmiste: « Vous nous conserverez toujours, Seigneur, depuis ce siècle jusqu'en l'éternité 3 ». Il me semble encore que ce qui suit dans le même psaume: «Les impies vont tournant dans un cercle », ne convient pas mal à ces philosophes, non qu'ils soient destinés à passer par ces cercles qu'ils imaginent, mais parce qu'ils tournent dans un labyrinthe d'erreurs.
CHAPITRE XIV.
DE LA CRÉATION DU GENRE HUMAIN, LAQUELLE A ÉTÉ OPÉRÉE DANS LE TEMPS, SANS QU'IL Y AIT EU EN DIEU UNE DÉCISION NOUVELLE, NI UN CHANGEMENT DE VOLONTÉ.
Est-il surprenant qu'égarés en ces mille détours, ils ne puissent trouver ni entrée, ni issue? Ils ignorent et l'origine du genre humain et le terme de sa destinée terrestre, parce qu'ils ne sauraient pénétrer la profondeur des conseils de Dieu, ni concevoir comment il a pu, lui éternel et sans commencement, donner un commencement au temps, et comment il a fait naître dans le temps un homme que nul homme n'avait précédé, non par une soudaine et nouvelle résolution, mais par un dessein éternel et immuable. Qui pourra sonder cet abîme et pénétrer ce mystère impénétrable? Qui pourra comprendre que Dieu, sans changer de volonté, ait créé dans le temps l'homme temporel, et d'un premier homme fait sortir le genre humain? Aussi le Psalmiste, après avoir dit : « Vous nous conserverez toujours, Seigneur, depuis ce siècle jusqu'en l'éternité », a-t-il rejeté ensuite l'opinion folle et impie de ceux qui
1. Rom. VI, 9. - 2. I Thess. iv, 16. - 3. Ps. XI, 8, 9.
ne veulent pas que la délivrance et la félicité de l'âme soient éternelles, en ajoutant: « Les impies vont, tournant dans un cercle », comme si on lui eût adressé ces paroles: Quelle est donc votre croyance, votre sentiment, votre pensée? Faut-il croire que Dieu ait conçu tout d'un coup le dessein de créer l'homme, après être resté une éternité sans le créer, lui à qui rien ne peut survenir de nouveau, lui qui n'admet en son être rien de muable? - Le Psalmiste répond, en s'adressant ainsi à Dieu: « Vous avez multiplié les enfants des hommes « selon la profondeur de vos conseils » ; comme s'il disait : Que les hommes en pensent ce qu'il leur plaira, vous avez multiplié les enfants des hommes selon vos conseils, dont la profondeur est impénétrable. Et en effet, c'est un profond mystère que Dieu ait toujours été et qu'il ait voulu créer l'homme dans le temps, sans changer de dessein ni de volonté.
CHAPITRE XV.
S'IL FAUT CROIRE QUE DIEU AYANT TOUJOURS ÉTÉ SOUVERAIN ET SEIGNEUR COMME IL A TOUJOURS ÉTÉ DIEU, N'A JAMAIS MANQUÉ DE CRÉATURES POUR ADORER SA SOUVERAINETÉ, ET EN QUEL SENS ON PEUT DIRE QUE LA CRÉATURE A TOUJOURS ÉTÉ SANS ÊTRE COÉTERNELLE AU CRÉATEUR.
Pour moi, de même que je n'oserais pas dire que le Seigneur Dieu n'ait pas toujours
été Seigneur 1, je dois dire aussi sans balancer que l'homme n'a point été avant le temps et
qu'il a été créé dans le temps. Mais lorsque je considère de quoi Dieu a pu être Seigneur,
s'il n'y a pas toujours eu des créatures, je tremble de rien assurer, parce que je sais qui
je suis et me souviens qu'il est écrit : « Quel homme connaît les dessein à de Dieu et peut
sonder ses conseils ? Car les pensées des hommes sont timides et leur prévoyance incertaine, parce que le corps corruptible appesantit l'âme, et que cette demeure de terre et de boue accable l'esprit qui pense beaucoup ». Et peut-être, par cela même que je pense beaucoup de choses sur ce sujet, y en a-t-il une de vraie à laquelle je ne pense pas et que je ne puis trouver. Si je dis qu'il y a toujours eu des créatures, afin que Dieu ait toujours été Seigneur, en faisant cette réserve (256) qu'elles ont toujours existé l'une après l'autre de siècle en siècle, de crainte d'admettre qu'il y ait quelque créature coéternelle à Dieu (sentiment contraire à la foi et à la saine raison), il faut prendre garde qu'il n'y ait de l'absurdité .à soutenir ainsi d'une part qu'il y a toujours eu des créatures mortelles, et d'admettre d'une autre part que les créatures immortelles ont commencé d'exister à un certain moment, je veux dire au moment de la création des anges, si toutefois il est admis que les anges soient désignés par cette lumière primitive dont il est parlé au commencement de la Genèse, ou plutôt par ce ciel dont il est dit: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre 1 ». Il suit de là qu'avant d'être créés, les anges n'existaient pas, à moins qu'on ne suppose que ces êtres immortels ont toujours existé, ce qui semble les faire coéternels à Dieu. Si en effet je dis qu'ils n'ont pas été créés dans le temps, mais qu'ils ont été avant tous les temps, et qu'ainsi Dieu, qui est leur Seigneur, a toujours possédé cette qualité, l'on demandera comment ceux qui ont été créés ont pu être toujours. On pourrait peut-être répondre: Pourquoi n'auraient-ils pas été toujours, s'il est vrai qu'ils ont été en tout temps? Or il est si vrai qu'ils ont été en tout temps qu'ils ont même été faits avant tous les temps, pourvu néanmoins que les temps aient commencé avec les sphères célestes et que les anges aient été faits avant elles. Que si le temps, au lieu de commencer avec les sphères célestes, a été antérieurement, non pas à la vérité dans la suite des heures, des jours, des mois et des années, ces mesures des intervalles du temps n'ayant évidemment commencé qu'avec les mouvements des astres (d'où vient que Dieu a dit en les créant : « Qu'ils servent à marquer les temps, les jours et les années 2 »), si donc le temps a été avant les sphères célestes, en ce sens qu'il y avait avant elles quelque chose de muable dont les modifications ne pouvaient pas exister simultanément et se succédaient l'une à l'autre, si on admet, dis-je, qu'il y ait eu quelque chose de semblable dans les anges avant la formation des sphères célestes et qu'ils aient été sujets à ces mouvements dès le premier instant de leur création 3, on peut dire qu'ils ont été en tout temps, puisque
1. Gen. I, 1.
2. Gen. I, 14.
3. Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 39.
le temps a été fait avec eux. Or, qui prétendrait que ce qui a été en tout temps n'a pas toujours été?
Mais si je réponds ainsi, on me répliquera Comment les anges ne sont-ils point coéternels à Dieu, puisqu'ils ont toujours été aussi bien que lui? comment même peut-on dire qu'il les ait créés, s'ils ont toujours été? Que répondre à cela? Alléguerons-nous qu'ils ont toujours été parce qu'ils ont été en tout temps, ayant été faits avec le temps ou le temps avec eux, et ajouterons-nous que néanmoins ils ont été créés? Aussi bien, on ne saurait nier que le temps lui-même n'ait été créé; et cependant personne ne doute que le temps n'ait été en tout temps, puisque, s'il en était autrement, il faudrait croire qu'il y a eu un temps où il n'y avait point de temps; mais il n'est personne d'assez extravagant pour avancer pareille chose. Nous pouvons fort bien dire : Il y avait un temps où Rome n'était point; il y avait un temps où Jérusalem n'était point; il y avait un temps où Abraham n'était point; il y avait un temps où l'homme n'était point; et enfin, si le monde 1 n'a point été fait au commencement du temps, mais après quelque temps 2 , nous pouvons dire aussi : Il y avait un temps où le monde n'était point. Mais dire : Il y avait un temps où il n'y avait point de temps, c'est comme si l'on disait: Il y avait un homme quand il n'y avait aucun homme, ou : Le monde était quand il n'y avait pas de monde, ce qui est absurde. Si on ne parlait pas d'un seul et même objet, alors sans doute on pourrait dire : Il y avait un certain homme alors que tel autre homme n'était pas, et pareillement : En tel temps, en tel siècle, tel autre temps, tel autre siècle n'était pas; mais dire Il y a eu un temps où il n'y avait pas de temps, c'est, je le répète, ce que l'homme le plus fou du monde n'oserait faire. Si donc il est vrai que le temps a été créé, tout en ayant toujours été, parce que le temps a nécessairement été de tout temps, on doit aussi reconnaître qu'il ne s'ensuit pas de ce que les anges ont toujours été, qu'ils n'aient point été créés. Car si l'on dit qu'ils ont toujours été, c'est qu'ils ont été en tout temps; et s'ils ont été en tout temps, c'est que le temps n'a pu être sans eux. En effet, il n'y peut avoir de temps où il n'y a point de créature dont les mouvements
1. Saint Augustin entend ici évidemment le monde sans les anges.
2. Entendez : après les anges.
(257)
successifs forment le temps; et conséquemment, encore qu'ils aient toujours été, ils ne laissent pas d'avoir été créés et ne sont point pour cela coéternels à Dieu. Dieu a toujours été par une éternité immuable, au lieu que les anges n'ont toujours été que parce que le temps n'a pu être sans eux. Or, comme le temps passe par sa mobilité naturelle, il ne peut égaler une éternité immuable. C'est pourquoi, bien que l'immortalité des anges ne s'écoule pas dans le temps, bien qu'elle ne soit ni passée comme si elle n'était plus, ni future comme si elle n'était pas encore, néanmoins leurs mouvements qui composent le temps vont du futur au passé, et partant, ne sont point coéternels à Dieu, qui n'admet ni passé ni futur dans son immuable essence.
De cette manière, si Dieu a toujours été Seigneur, il a toujours eu des créatures qui lui ont été assujéties et qui n'ont pas été engendrées de sa substance, mais qu'il a tirées du néant, et qui, par conséquent, ne lui sont pas coéternelles. Il était avant elles, quoiqu'il n'ait jamais été sans elles, parce qu'il ne les a pas précédées par un intervalle de temps, mais par une éternité fixe. Si je fais cette réponse à ceux qui demandent comment le Créateur a toujours été Seigneur sans avoir toujours eu des créatures pour lui être assujéties , ou comment elles ont été créées, et surtout comment elles ne sont pas coéternelles à Dieu, si elles ont toujours été, je crains qu'on ne m'accuse d'affirmer ce que je ne sais pas, plutôt que d'enseigner ce que je sais. Je reviens donc à ce que notre Créateur a mis à la portée de notre esprit, et, quant aux connaissances qu'il a bien voulu accorder en cette vie à de plus habiles, ou qu'il réserve dans l'autre aux parfaits, j'avoue qu'elles sont au-dessus de mes facultés. J'ai cru par cette raison qu'il valait mieux en de telles matières ne rien assurer, afin que ceux qui liront ceci apprennent à s'abstenir des questions dangereuses, et qu'ils ne se croient pas capables de tout, mais plutôt qu'ils suivent ce précepte salutaire de l'Apôtre : « Je vous avertis tous, par la grâce qui m'a été donnée, de ne pas cher« cher plus de science qu'il n'en faut avoir; soyez savants avec sobriété et selon la mesure de la foi que Dieu vous a départie 1 »
Quand on ne donne à un enfant qu'autant de
1. Rom. XII, 3
nourriture qu'il en peut porter, il devient capable, à mesure qu'il croît, d'en recevoir davantage ; mais quand on lui en donne trop, au lieu de croître, il meurt.
CHAPITRE XVI.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE DIEU A PROMIS A L'HOMME LA VIE ÉTERNELLE AVANT LES TEMPS ÉTERNELS.
Quels sont ces siècles écoulés avant la création du genre humain? j'avoue que je l'ignore, mais je suis certain du moins que rien de créé n'est coéternel au Créateur. L'Apôtre parle même des temps éternels, non de ceux qui sont à venir, mais, ce qui est plus étonnant, de ceux qui sont passés. Voici comment il s'exprime : « Nous sommes appelés à l'espérance de la vie éternelle, que Dieu, qui ne ment pas, a promise avant les temps éternels 1, et il a manifesté son Verbe aux temps convenables .2 ». C'est dire clairement qu'il y a eu dans le passé des temps éternels, lesquels pourtant ne sont pas coéternels à Dieu. Or, avant ces temps éternels, Dieu non-seulement était, mais il avait promis la vie éternelle qu'il a manifestée depuis aux temps convenables, et cette vie éternelle n'est autre chose que son Verbe. Maintenant, en quel sens faut-il entendre cette promesse faite avant les temps éternels à des hommes qui n'étaient pas encore? c'est sans doute que ce qui devait arriver en son temps était déjà arrêté dans l'éternité de Dieu et dans son Verbe qui lui est coéternel.
CHAPITRE XVII.
DE CE QUE LA FOI NOUS ORDONNE DE CROIRE TOUCHANT LA VOLONTÉ IMMUABLE DE DIEU, CONTRE LES PHILOSOPHES QUI VEULENT QUE DIEU RECOMMENCE ÉTERNELLEMENT SES OUVRAGES ET REPRODUISE LES MÉMES ÊTRES DANS UN CERCLE QUI REVIENT TOUJOURS.
Une autre chose dont je ne doute nullement, c'est qu'il n'y avait jamais eu d'homme avant la création du premier homme, et que ce n'est pas le même homme, ni un autre semblable, qui a été reproduit je ne sais combien
1. Il est bon de remarquer ici que saint Augustin suit la version de saint Jérôme (tempora œterna) de préférence à la Vulgate (tempora sœcularia). Voyez, sur ce point de l'Epître à Tite, la remarque de saint Jérôme et le livre de saint Augustin Contra Priscil., n. 6.
2. Tit. I, 2, 3.
(258)
bien de fois après je ne sais combien de révolutions. Les philosophes ont beau faire; je ne me laisse point ébranler par leurs objections, pas même par la plus subtile de toutes, qui consiste à dire que nulle science ne peut embrasser des objets infinis ; d'où l'on tire cette conclusion que Dieu ne peut avoir en lui-même que des raisons finies pour toutes les choses finies qu'il a faites. Voici la suite du raisonnement : il ne faut pas croire, disent-ils, que la bonté de Dieu ait jamais été oisive; car il s'ensuivrait qu'avant la création il a eu une éternité de repos, et qu'il a commencé d'agir dans le temps, comme s'il se fût repenti de sa première oisiveté, il est donc nécessaire que les mêmes choses reviennent toujours et passent pour revenir, soit que le monde reste identique dans son fond à travers la vicissitude de ses formes, ayant existé toujours, éternel et créé tout ensemble, soit qu'il périsse et renaisse incessamment; autrement, il faudrait penser que Dieu s'est repenti à un certain jour de son éternelle oisiveté et que ses conseils ont changé. Il faut donc choisir l'une des deux alternatives; car si l'on veut que Dieu ait toujours fait des choses temporelles, mais l'une après l'autre, de manière à ce qu'il en soit venu enfin à faire l'homme qu'il n'avait point fait auparavant, il s'ensuit que Dieu n'a pas agi avec science (car nulle science ne peut saisir cette suite indéfinie de créatures successives), mais qu'il a agi au hasard, à l'aventure, et pour ainsi dire au jour la journée. Il en est tout autrement, quand on conçoit la création comme un cercle qui revient toujours sur lui-même ; car alors, soit qu'on rapporte cette série circulaire de phénomènes à un monde permanent dans sa substance, soit qu'on suppose le monde périssant et renaissant tour à tour, on évite dans les deux cas d'attribuer à Dieu ou un lâche repos ou une téméraire imprévoyance. Sortez-vous de ce système, vous tombez nécessairement dans une succession indéfinie de créatures que nulle science, nulle prescience ne peuvent embrasser.
Je réponds qu'alors même que nous manquerions de raisons pour réfuter ces vaines
1. Par infini, saint Augustin entend ici indéfini, indéterminé. De même plus bas et dans toute la suite de cet obscur passage, par fini, il veut dire déterminé.
(258)
subtilités dont les impies se servent pour nous détourner du droit chemin et nous engager dans leur labyrinthe, la foi seule devrait suffire pour nous les faire mépriser; mais nous avons plus d'un moyen de briser le cercle de ces révolutions chimériques. Ce qui trompe nos adversaires, c'est qu'ils mesurent à leur esprit muable et borné l'esprit de Dieu qui est immuable et sans bornes, et qui connaît toutes choses par une seule pensée. Il leur arrive ce que dit l'Apôtre : « Que, pour ne se comparer qu'à eux-mêmes, ils n'entendent pas 1 » Comme ils agissent en vertu d'un nouveau dessein, chaque fois qu'ils font quelque chose de nouveau, parce que leur esprit est muable, ils veulent qu'il en soit ainsi à l'égard de Dieu; de sorte qu'ils se mettent en sa place et ne le comparent pas à lui, mais à eux. Pour nous, il ne nous est pas permis de croire que Dieu soit autrement affecté lorsqu'il n'agit pas que lorsqu'il agit, puisqu'on ne doit pas dire même qu'il soit jamais affecté, en ce sens qu'il se produirait quelque chose en lui qui n'y était pas auparavant. En effet, être affecté, c'est être passif, et tout ce qui pâtit est muable. On ne doit donc pas supposer dans le repos de Dieu, oisiveté, paresse, langueur, pas plus que dans son action, peine, application, effort; il sait agir en se reposant et se reposer en agissant. Il peut faire un nouvel ouvrage par un dessein éternel, et quand il se met à l'oeuvre, ce n'est point par repentir d'être resté au repos. Quand on dit qu'il était au repos avant, et qu'après il a agi (toutes choses, il est vrai, que l'homme ne peut comprendre), cet avant et cet après ne doivent s'appliquer qu'aux choses créées, lesquelles n'étaient pas avant et ont commencé d'être après. Mais en Dieu une seconde volonté n'est pas venue changer la première; sa même volonté éternelle et immuable a fait que les créatures n'ont pas été plus tôt et ont commencé d'être plus tard; et peut-être a-t-il agi ainsi afin d'enseigner à ceux qui sont capables d'entendre de telles leçons qu'il n'a aucun besoin de ses créatures et qu'il les a faites par une bonté purement gratuite, ayant été une éternité sans elles et n'en ayant pas été moins heureux.
1. II Cor. X, 12. Il est à remarquer que saint Augustin, en citant ce passage de l'Ecriture, ne suit pas la Vulgate. Ici, comme en d'autres écrits (Voyez Enarr. in Psal. XXXIV et Contr. Faust., lib. XXII, cap. 47), il préfère le texte grec.
(259)

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 08:42

LIVRE DOUZIÈME : L'ANGE ET L'HOMME

Saint Augustin discute premièrement deux questions sur les anges : d'où est venue aux bons auges la bonne volonté et aux mauvais anges la mauvaise? quelle est la cause de la béatitude des uns et de la misère des autres? Il traite ensuite de la création de l'homme et prouve que l'homme n'existe pas de toute éternité, mais qu'il a été formé dans le temps, et sans autre cause que Dieu.

LIVRE DOUZIÈME : L'ANGE ET L'HOMME
CHAPITRE PREMIER.
LA NATURE DES ANGES, BONS ET MAUVAIS, EST UNE.
CHAPITRE II.
AUCUNE ESSENCE N'EST CONTRAIRE A DIEU, TOUT CE QUI N'EST PAS DIFFÉRANT ABSOLUMENT DE CELUI QUI EST SOUVERAINEMENT ET TOUJOURS.
CHAPITRE III.
LES ENNEMIS DE DIEU NE LE SONT POINT PAR LEUR NATURE, MAIS PAR LEUR VOLONTÉ.
CHAPITRE IV.
LES NATURES PRIVÉES DE RAISON ET DE VIE, CONSIDÉRÉES DANS LEUR GENRE ET A LEUR PLACE, N'ALTÈRENT POINT LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.
CHAPITRE V.
TOUTE NATURE DE TOUTE ESPÈCE ET DE TOUT MODE HONORE LE CRÉATEUR.
CHAPITRE VI.
DE LA CAUSE DE LA FÉLICITÉ DES BONS ANGES ET DE LA MISÈRE DES MAUVAIS.
CHAPITRE VII.
IL NE FAUT POINT CHERCHER DE CAUSE EFFICIENTE DE LA MAUVAISE VOLONTÉ.
CHAPITRE VIII.
DE L'AMOUR DÉRÉGLÉ PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTACHE DU BIEN IMMUABLE POUR UN BIEN MUABLE.
CHAPITRE IX.
SI DIEU EST L'AUTEUR DE LA BONNE VOLONTÉ DES ANGES AUSSI BIEN QUE DE LEUR NATURE.
CHAPITRE X.
DE LA FAUSSETÉ DE L'HISTOIRE QUI COMPTE DANS LE PASSÉ PLUSIEURS MILLIERS D'ANNÉES.
CHAPITRE XI.
DE CEUX QUI, SANS ADMETTRE L'ÉTERNITÉ DU MONDE ACTUEL, SUPPOSENT, SOIT DES MONDES INNOMBRABLES, SOIT UN SEUL MONDE QUI MEURT ET RENAÎT AU BOUT D'UNE CERTAINE RÉVOLUTION DE SIÈCLES.
CHAPITRE XII.
CE QU'IL FAUT, RÉPONDRE A CEUX QUI DEMANDENT POURQUOI L'HOMME N'A PAS ÉTÉ CRÉÉ PLUS TÔT.
CHAPITRE XIII.
DE LA RÉVOLUTION RÉGULIÈRE DES SIÈCLES QUI, SUIVANT QUELQUES PHILOSOPHES, REMET TOUTES CHOSES DANS LE MÊME ORDRE ET LE MÊME ÉTAT.
CHAPITRE XIV.
DE LA CRÉATION DU GENRE HUMAIN, LAQUELLE A ÉTÉ OPÉRÉE DANS LE TEMPS, SANS QU'IL Y AIT EU EN DIEU UNE DÉCISION NOUVELLE, NI UN CHANGEMENT DE VOLONTÉ.
CHAPITRE XV.
S'IL FAUT CROIRE QUE DIEU AYANT TOUJOURS ÉTÉ SOUVERAIN ET SEIGNEUR COMME IL A TOUJOURS ÉTÉ DIEU, N'A JAMAIS MANQUÉ DE CRÉATURES POUR ADORER SA SOUVERAINETÉ, ET EN QUEL SENS ON PEUT DIRE QUE LA CRÉATURE A TOUJOURS ÉTÉ SANS ÊTRE COÉTERNELLE AU CRÉATEUR.
CHAPITRE XVI.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE DIEU A PROMIS A L'HOMME LA VIE ÉTERNELLE AVANT LES TEMPS ÉTERNELS.
CHAPITRE XVII.
DE CE QUE LA FOI NOUS ORDONNE DE CROIRE TOUCHANT LA VOLONTÉ IMMUABLE DE DIEU, CONTRE LES PHILOSOPHES QUI VEULENT QUE DIEU RECOMMENCE ÉTERNELLEMENT SES OUVRAGES ET REPRODUISE LES MÉMES ÊTRES DANS UN CERCLE QUI REVIENT TOUJOURS.
CHAPITRE XVIII.
CONTRE CEUX QUI DISENT QUE DIEU MÊME NE SAURAIT COMPRENDRE DES CHOSES INFINIES .
CHAPITRE XX.
DE L'IMPIÉTÉ DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES ÂMES, APRÈS AVOIR PARTICIPÉ À LA VRAIE ET SUPRÊME BÉATITUDE, RETOURNERONT SUR TERRE DANS UN CERCLE ÉTERNEL DE MISÈRE ET DE FÉLICITÉ.
CHAPITRE XXI.
DE LA FORMATION DU PREMIER HOMME ET DU GENRE HUMAIN RENFERMÉ EN LUI.
CHAPITRE XXII.
EN MÊME TEMPS QU'IL A PRÉVU LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, DIEU A PRÉVU AUSSI LE GRAND NOMBRE D'HOMMES PIEUX QUE SA GRACE DEVAIT SAUVER.
CHAPITRE XXIII.
DE LA NATURE DE L'ÂME HUMAINE CRÉÉE A L'IMAGE DE DIEU.
CHAPITRE XXIV.
LES ANGES NE SAURAIENT CRÉER LA MOINDRE CHOSE.
CHAPITRE XXV.
DIEU SEUL EST LE CRÉATEUR DE TOUTES CHOSES.
CHAPITRE XXVI.
SUR CETTE OPINION DES PLATONICIENS, QUE DIEU, APRÈS AVOIR CRÉÉ LES ANGES, LEUR A DONNÉ LE SOIN DE FAIRE LE CORPS HUMAIN.
CHAPITRE XXVII.
TOUTE LA PLÉNITUDE DU GENRE HUMAIN ÉTAIT RENFERMÉE DANS LE PREMIER HOMME, ET DIEU Y VOYAIT D'AVANCE TOUTE LA SUITE DES ÉLUS ET TOUTE CELLE DES RÉPROUVÉS.
CHAPITRE PREMIER.
LA NATURE DES ANGES, BONS ET MAUVAIS, EST UNE.
Avant de parler de la création de l'homme, avant de montrer les deux cités se formant parmi les êtres raisonnables et mortels, comme on les a vues, dans le livre précédent, se former parmi les anges, il me reste encore quelques mots à dire pour faire comprendre que la société des anges avec les hommes n'a rien d'impossible, de sorte qu'il n'y a pas quatre cités, quatre sociétés, deux pour les anges et autant pour les hommes, mais deux cités en tout, l'une pour les bons, l'autre pour les méchants, anges ou hommes, peu importe.
Que les inclinations contraires des bons et des mauvais anges proviennent, non de la différence de leur nature et de leur principe, puisqu'ils sont les uns et les autres l'oeuvre de Dieu, auteur et créateur excellent de toutes les substances, mais de la diversité de leurs désirs et de leur volonté, c'est ce qu'il n'est pas permis de révoquer en doute. Tandis que les uns, attachés au bien qui leur est commun à tous, lequel n'est autre que Dieu même, se maintiennent dans sa vérité, dans son éternité, dans sa charité, les autres , trop charmés de leur propre puissance, comme s'ils étaient à eux-mêmes leur propre bien, de la hauteur du bien suprême et universel, source unique de la béatitude, sont tombés dans leur bien particulier, et, remplaçant par une élévation fastueuse la gloire éminente de l'éternité, par une vanité pleine d'astuce la solide vérité, par l'esprit de faction qui divise, la charité qui unit, ils sont devenus superbes, fallacieux, rongés d'envie. Quelle est donc la cause de la béatitude des premiers? leur union avec Dieu; et celle, au contraire, de la misère des autres? leur séparation de Dieu. Si donc il faut répondre à ceux qui demandent pourquoi les uns sont heureux: c'est qu'ils sont unis à Dieu, et à ceux qui veulent savoir pourquoi les autres sont malheureux: c'est qu'ils sont séparés de Dieu, il s'ensuit qu'il n'y a pour la créature raisonnable ou intelligente d'autre bien ni d'autre source de béatitude que Dieu seul. Ainsi donc, quoique toute créature ne puisse être heureuse (car une bête, une pierre, du bois et autres objets semblables sont incapables de félicité), celle qui le peut, ne le peut point par elle-même, étant créée de rien, mais par celui qui l'a créée. Le même objet, dont la possession la rend heureuse, par son absence la fait misérable; au lieu que l'être qui est heureux, non par un autre, mais par soi, ne peut être malheureux, parce qu'il ne peut être absent de soi.
Nous disons donc qu'il n'y a de bien entièrement immuable que Dieu seul dans son unité, sa vérité et sa béatitude, et quant à ses créatures, qu'elles sont bonnes parce qu'elles viennent de lui, mais muables, parce qu'elles ont été tirées, non de sa substance, mais du néant. Si donc aucune d'elles ne peut jamais être souverainement bonne, puisque Dieu est infiniment au dessus , elles sont pourtant très-bonnes, quoique muables, ces créatures choisies qui peuvent trouver la béatitude dans leur union avec le bien immuable, lequel est si essentiellement leur bien, que sans lui elles ne sauraient être que misérables. Et il ne faut pas conclure de là que le reste des créatures répandues dans cet immense univers, ne pouvant pas être misérables, en soient meilleures pour cela; car on ne dit pas que les autres membres de notre corps soient plus nobles que les yeux, sous prétexte qu'ils ne peuvent devenir aveugles; mais tout comme la nature sensible est meilleure, lors même qu'elle souffre, que la pierre qui ne peut souffrir en aucune façon, ainsi la nature raisonnable l'emporte, quoique misérable, sur celle qui est privée de raison ou de sentiment et qui est à cause de cela incapable de misère. (247) S'il en va de la sorte, puisque cette créature a un tel degré d'excellence que sa mutabilité ne l'empêche pas de trouver la béatitude dans son union avec le souverain bien, et puisqu'elle ne peut ni combler son indigence qu'en étant souverainement heureuse, ni être heureuse que par Dieu, il faut conclure que, pour elle, ne pas s'unir à Dieu, c'est un vice. Or, tout vice nuit à la nature et par conséquent lui est contraire. Dès lors la créature qui ne s'unit pas à Dieu diffère de celle qui s'unit à lui non par nature, mais par vice. Et ce vice même marque la grandeur et la dignité de sa nature, le vice étant blâmable et odieux par cela même qu'il déshonore la nature. Lorsqu'on dit que la cécité est le vice des yeux, on témoigne que la vue leur est naturelle, et lorsqu'on dit que la surdité est le vice des oreilles, on affirme que l'ouïe appartient à leur nature; de même donc, lorsqu'on dit que le vice de la créature angélique est de ne pas être unie à Dieu, on déclare qu'il est de sa nature de lui être unie. Quelle gloire plus haute que d'être uni à Dieu de telle sorte qu'on vive pour lui, qu'on n'ait de sagesse et de joie que par lui, et qu'on possède un si grand bien sans que la mort, l'erreur et la souffrance puissent nous le ravir ! comment élever sa pensée à ce comble de béatitude, et qui trouvera des paroles pour l'exprimer dignement? Ainsi, tout vice étant nuisible à la nature, le vice même des mauvais anges, qui les tient séparés de Dieu, fait éclater l'excellence de leur nature, à qui rien ne peut nuire que de ne pas s'attacher à Dieu.
CHAPITRE II.
AUCUNE ESSENCE N'EST CONTRAIRE A DIEU, TOUT CE QUI N'EST PAS DIFFÉRANT ABSOLUMENT DE CELUI QUI EST SOUVERAINEMENT ET TOUJOURS.
J'ai dit tout cela de peur qu'on ne se persuade, quand je parle des anges prévaricateurs, qu'ils ont pu avoir une autre nature que celle des bons anges, la tenant d'un autre principe et n'ayant point Dieu pour auteur. Or, il sera d'autant plus aisé de se défendre de cette erreur impie 1 que l'on comprendra mieux ce que Dieu dit par la bouche d'un ange, quand il envoya Moïse vers les enfants d'Israël: « Je suis celui qui suis 2 ». Dieu, en effet, étant
1.C'est l'erreur des manichéens.
2. Exod. III, 14.
l'essence souveraine, c'est-à-dire étant souverainement et par conséquent étant immuable, quand il a créé les choses de rien, il leur a donné l'être, à la vérité, mais non l'être suprême qui est le sien; il leur a donné l'être, dis-je, aux unes plus, aux autres moins, et c'est ainsi qu'il a établi des degrés dans les natures des essences. De même que du mot sapere s'est formé sapientia, ainsi du mot esse on a tiré essentia, mot nouveau en latin, dont les anciens auteurs ne se sont pas servis 1, mais qui est entré dans l'usage pour que nous eussions un terme correspondant à l'ousia des Grecs. il suit de là qu'aucune nature n'est contraire à cette nature souveraine qui a fait être tout ce qui est, aucune, dis-je, excepté celle qui n'est pas. Car le non-être est le contraire de l'être. Et, par conséquent, il n'y a point d'essence qui soit contraire à Dieu, c'est. à-dire à l'essence suprême, principe de toutes les essences, quelles qu'elles soient.
CHAPITRE III.
LES ENNEMIS DE DIEU NE LE SONT POINT PAR LEUR NATURE, MAIS PAR LEUR VOLONTÉ.
L'Ecriture appelle ennemis de Dieu ceux qui s'opposent à son empire, non par leur nature, mais par leurs vices; or, ce n'est point à Dieu qu'ils nuisent, mais à eux-mêmes. Car ils sont ses ennemis par la volonté de lui résister, non par le pouvoir d'y réussir. Dieu, en effet, est immuable et par conséquent inaccessible à toute dégradation. Ainsi donc le vice qui fait qu'on résiste à Dieu est un mal, non pour Dieu, mais pour ceux qu'on appelle ses ennemis. Et pourquoi cela, sinon parce que ce vice corrompt en eux un bien, savoir le bien de leur nature? Ce n'est donc pas la nature, mais le vice qui est contraire à Dieu. Ce qui est mal, en effet, est contraire au bien. Or, qui niera que Dieu ne soit le souverain bien? Le vice est donc contraire à Dieu, comme le mal au bien. Cette nature, que le vice a corrompue, est aussi un bien sans doute, et, par conséquent, le vice est absolument contraire à ce bien; mais voici la différence:
s'il est contraire à Dieu, c'est seulement comme mal, tandis qu'il est contraire doublement à la nature corrompue, comme mal et comme chose nuisible. Le mal, en effet, ne peut nuire
1. Quintilien cite (Instit., lib. II, cap. 15, § 2, et lib. III, cap. 6, § 23) le philosophe stoïcien Papinius Fabianus Plautus comme s'étant servi des mots en, et essentia.
(248)
à Dieu; il n'atteint que les natures muables et corruptibles, dont la bonté est encore attestée par leurs vices mêmes ; car si elles n'étaient pas bonnes, leurs vices ne pourraient leur être nuisibles. Comment leur nuisent-ils, en effet? n'est-ce pas en leur ôtant leur intégrité, leur beauté, leur santé, leur vertu, en un mot tous ces biens de la nature que le vice a coutume de détruire ou de diminuer? Supposez qu'elles ne renfermassent aucun bien, alors le vice, ne leur ôtant rien, ne leur nuirait pas, et partant, il ne serait plus un vice; car il est de l'essence du vice d'être nuisible. D'où il suit que le vice, bien qu'il ne puisse nuire au bien immuable, ne peut nuire cependant qu'à ce qui renferme quelque bien, le vice ne pouvant être qu'où il nuit. Dans ce sens, on peut dire encore qu'il est également impossible au vice d'être dans le souverain bien et d'être ailleurs que dans un bien. Il n'y a donc que le bien qui puisse être seul quelque part; le mal, en soi, n'existe pas. En effet, ces natures mêmes qui ont été corrompues par le vice d'une mauvaise volonté elles sont mauvaises, à la vérité, en tant que corrompues, mais, en tant que natures, elles sont bonnes. Et quand une de ces natures corrompues est punie, outre ce qu'elle renferme de bien, en tant que nature, il y a encore en elle cela de bien qu'elle n'est pas impunie 1. La punition est juste, en effet, et tout ce qui est juste est un bien. Nul ne porte la peine des vices naturels, mais seulement des volontaires, car le vice môme, qui par le progrès de l'habitude est devenu comme naturel, a son principe dans la volonté. Il est entendu que nous ne parlons en ce moment que des vices de cette créature raisonnable où brille la lumière intelligible qui fait discerner le juste et l'injuste.
CHAPITRE IV.
LES NATURES PRIVÉES DE RAISON ET DE VIE, CONSIDÉRÉES DANS LEUR GENRE ET A LEUR PLACE, N'ALTÈRENT POINT LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.
Condamner les défauts des bêtes, des arbres et des autres choses muables et mortelles, privées d'intelligence, de sentiment ou de vie, sous prétexte que ces défauts les rendent sujettes à se dissoudre et à se corrompre, c'est
1. C'est la propre doctrine de Platon, particulièrement développée dans le Gorgias.
(248)
une absurdité ridicule. Ces créatures, en effet, ont reçu leur manière d'être de la volonté du Créateur, afin d'accomplir par leurs vicissitudes et leur succession cette beauté inférieure de l'univers qui est assortie, dans son genre, à tout le reste 1. Il ne convenait pas que les choses de la terre fussent égales aux choses du ciel, et la supériorité de celles-ci n'était pas une raison de priver l'univers de celles-là. Lors donc que nous voyons certaines choses périr pour faire place à d'autres qui naissent, les plus faibles succomber sous les plus fortes, et les vaincues servir en se transformant aux qualités de celles qui triomphent, tout cela en son lieu et à son heure, c'est l'ordre des choses qui passent. Et si la beauté de cet ordre ne nous plaît pas, c'est que liés par notre condition mortelle à une partie de l'univers changeant, nous ne pouvons en sentir l'ensemble où ces fragments qui nous blessent trouvent leur place, leur convenance et leur harmonie. C'est pourquoi dans les choses où nous ne pouvons saisir aussi distinctement la providence du Créateur, il nous est prescrit de la conserver par la foi, de peur que la vaine témérité de notre orgueil ne nous emporte à blâmer par quelque endroit l'oeuvre d'un si grand ouvrier. Aussi bien, si l'on considère d'un regard attentif les défauts des choses corruptibles, je ne parle pas de ceux qui sont l'effet de notre volonté ou la punition de nos fautes, on reconnaîtra qu'ils prouvent l'excellence de ces créatures, dont il n'est pas une qui n'ait Dieu pour principe et pour auteur; car c'est justement ce qui nous plaît dans leur nature que nous ne pouvons voir se corrompre et disparaître sans déplaisir, à moins que leur nature elle-même ne nous déplaise, comme il arrive souvent quand il s'agit de choses qui nous sont nuisibles et que nous considérons, non plus en elles-mêmes, mais par rapport à notre utilité, par exemple, ces animaux que Dieu envoya aux Egyptiens en abondance pour châtier leur orgueil. Mais à ce compte on pourrait aussi blâmer le soleil; car il arrive que certains malfaiteurs ou mauvais débiteurs sont condamnés par les juges à être exposés au soleil. C'est donc la nature considérée en soi et non par rapport à nos convenances qui fait la gloire de son Créateur. Ainsi la naturé du feu éternel est très-certainement bonne, bien qu'elle doive servir au supplice
1. Comparez Plotin, Ennéades, III, lib. II, cap. 11.
(249)
des damnés. Qu'y a-t-il en effet de plus beau que le feu, comme principe de flamme, de vie et de lumière? quoi de plus utile, comme propre à échauffer, à cuire, à purifier? Et cependant, il n'est rien de plus fâcheux que ce même feu, quand il nous brûle. Ainsi donc, nuisible en de certains cas, il devient, quand on en fait un usage convenable, d'une utilité singulière; et qui pourrait trouver des paroles pour dire tous les services qu'il rend à l'univers? Il ne faut donc point écouter ceux qui louent la lumière du feu et blâment son ardeur; car ils en jugent, non d'après sa nature, mais selon leur commodité, étant bien aises de voir clair et ne l'étant pas de brûler. Ils ne considèrent pas que cette lumière qui leur plaît blesse les yeux malades, et que cette ardeur qui leur déplaît donne la vie et la santé à certains animaux.
CHAPITRE V.
TOUTE NATURE DE TOUTE ESPÈCE ET DE TOUT MODE HONORE LE CRÉATEUR.
Ainsi toutes les natures, dès là qu'elles sont, ont leur mode, leur espèce, leur harmonie intérieure, et partant sont bonnes. Et comme elles sont placées au rang qui leur convient selon l'ordre de leur nature, elles s'y maintiennent. Celles qui n'ont pas reçu un être permanent sont changées en mieux ou en pis, selon le besoin et le mouvement des natures supérieures où les absorbe la loi du Créateur, allant ainsi vers la fin qui leur est assignée dans le gouvernement général de l'univers, de telle sorte toutefois que le dernier degré de dissolution des natures muables et mortelles n'aille pas jusqu'à réduire l'être au néant et à empêcher ce qui n'est plus de servir de germe à ce qui va naître. S'il en est ainsi, Dieu, qui est souverainement, et qui, pour cette raison, a fait toutes les essences, lesquelles ne peuvent être souverainement, puisqu'elles ne peuvent ni lui être égales, ayant été faites de rien, ni exister d'aucune façon s'il ne leur donne l'existence, Dieu, dis-je, ne doit être blâmé pour les défauts d'aucune des natures créées, et toutes, au contraire, doivent servir à l'honorer.
CHAPITRE VI.
DE LA CAUSE DE LA FÉLICITÉ DES BONS ANGES ET DE LA MISÈRE DES MAUVAIS.
Ainsi la véritable cause de la béatitude des bons anges, c'est qu'ils s'attachent à celui qui est souverainement, et la véritable cause de la misère des mauvais anges, c'est qu'ils se sont détournés de cet Être souverain pour se tourner vers eux-mêmes. Ce vice n'est-il pas ce qu'on appelle orgueil? Or, « l'orgueil est le commencement de tout péché 1 ». Ils n'ont pas voulu rapporter à Dieu leur grandeur; et lorsqu'il ne tenait qu'à eux d'agrandir leur être, en s'attachant à celui qui est souverainement, ils ont préféré ce qui a moins d'être, en se préférant à lui. Voilà la première défaillance et le premier vice de cette nature qui n'avait pas été créée pour posséder la perfection de l'être, et qui néanmoins pouvait être heureuse par la jouissance de l'Être souverain, tandis que sa désertion, sans la précipiter, il est vrai, dans le néant, l'a rendue moindre qu'elle n'était, et par conséquent misérable. Demandera-t-on la cause efficiente de cette mauvaise volonté? il n'y en a point. Rien ne fait la volonté mauvaise, puisque c'est elle qui fait ce qui est mauvais. La mauvaise volonté est donc la cause d'une mauvaise action ; mais rien n'est la cause de cette mauvaise volonté. En effet, si quelque chose en est la cause, cette chose a quelque volonté, ou elle n'en a point, et si elle aune volonté, elle l'a bonne ou mauvaise. Bonne, cela est impossible, car alors la bonne volonté serait cause du péché, ce qu'on ne peut avancer sans une absurdité monstrueuse. Mauvaise, je demande qui l'a faite; en d'autres termes, je demande la cause de la première volonté mauvaise, car cela ne peut pas aller à l'infini; en effet, une mauvaise volonté, née d'une autre mauvaise volonté, n'est pas quelque chose de premier, et il n'y a de première volonté mauvaise que celle qui n'est causée par aucune autre. Si on répond que cette première volonté mauvaise n'a pas de cause et qu'ainsi elle a toujours été, je demande si elle a été dans quelque nature. Si elle n'a été en aucune nature, elle n'a point été en effet, et si elle a été en quelque nature, elle la corrompait, elle lui était nuisible, elle la privait du bien; par conséquent la mauvaise volonté ne pouvait être dans une mauvaise nature; elle ne pouvait être que dans une nature bonne, et en même temps muable, qui pût être corrompue par le vice. Car si le vice ne l'eût pas corrompue, c'est qu'il n'y aurait pas eu de vice, et dès lors il n'y aurait
1. Eccli. X, 15.
(250)
pas eu non plus de mauvaise volonté. Si donc le vice l'a corrompue, ce n'a été qu'en ôtant ou diminuant le bien qui était en elle. Il n'est donc pas possible qu'il y ait eu éternellement une mauvaise volonté dans une chose où il y avait auparavant un bien naturel que cette mauvaise volonté a altéré en le corrompant. Si donc cette mauvaise volonté n'a pas été éternelle, je demande qui l'a faite. Tout ce qu'il reste à supposer, c'est que cette volonté ait été rendue mauvaise par une chose en qui il n'y avait point de volonté. Or, je demande si cette chose est supérieure, ou inférieure, ou égale. Supérieure, elle est meilleure -Comment, dès lors, n'a-t-elle aucune volonté? comment n'en a-t-elle pas une bonne? De même, si elle est égale, puisque tant que deux choses ont une bonne volonté, l'une n'en produit point de mauvaise dans l'autre. Il reste que le principe de la mauvaise volonté de la nature angélique, qui a péché la première, soit une chose inférieure à cette nature et privée elle-même de volonté. Mais cette chose, quelque inférieure qu'elle soit, quand ce ne serait que de la terre, le dernier et le pius bas des éléments, ne laisse pas, en sa qualité de nature et de substance, d'être bonne et d'avoir sa mesure et sa beauté dans son genre et dans son ordre. Comment donc une bonne chose peut-elle produire une mauvaise volonté? comment, je le répète, un bien peut-il être cause d'un mal? Lorsque la volonté quitte ce qui est au-dessus d'elle pour se tourner vers ce qui lui est inférieur, elle devient mauvaise, non parce que la chose vers laquelle elle se tourne est mauvaise, mais parce que c'est un mal que de s'y tourner. Ainsi ce n'est pas une chose inférieure qui a fait la volonté mauvaise, mais c'est la volonté même qui s'est rendue mauvaise en se portant irrégulièrement sur une chose inférieure. Que deux personnes également disposées de corps et d'esprit voient un beau corps, que l'une le regarde avec des yeux lascifs, tandis que l'autre conserve un coeur chaste, d'où vient que l'une a cette mauvaise volonté, et que l'autre ne l'a pas? Quelle est la cause de ce désordre? ce n'est pas la beauté du corps, puisque toutes deux l'ont vue également et que toutes deux n'en ont pas été également touchées; ce n'est point non plus la différente disposition du corps ou de l'esprit de ces deux personnes, puisque nous les supposons également disposées. Dirons-nous que l'une a été tentée par une secrète suggestion du malin esprit ? comme si ce n'était pas par sa volonté qu'elle a consenti à cette suggestion! C'est donc ce consentement de sa volonté dont nous recherchons la cause. Pour ôter toute difficulté, supposons que toutes deux soient tentées de même, que l'une cède à la tentation et que l'autre y résiste, que peut-on dire autre chose, sinon que l'une a voulu demeurer chaste et que l'autre ne l'a pas voulu? Et comment cela s'est-il fait, sinon par leur propre volonté, attendu que nous supposons la même disposition de corps et d'esprit en l'une et en l'autre? Toutes deux ont vu la même beauté, toutes deux ont été également tentées; qui a donc produit cette mauvaise volonté en l'une des deux? Certainement , si nous y regardons de près, nous trouverons que rien n'a pu la produire. Dirons-nous qu'elle-même l'a produite? mais qu'était-elle elle-même avant cette mauvaise volonté, si ce n'est une bonne nature, dont Dieu, qui est le bien immuable, est l'auteur? Comment, étant bonne avant cette mauvaise volonté, a-t-elle pu faire cette volonté mauvaise? Est-ce en tant que nature, ou en tant que nature tirée du néant ? Qu'on y prenne garde, on verra que c'est à ce dernier titre. Car si la nature était cause de la mauvaise volonté, ne serions-nous pas obligés de dire que le mal ne vient que du bien, et que c'est le bien qui est cause du mal? Or, comment se peut-il faire qu'une nature bonne, quoique muable, fasse quelque chose de mal, c'est-à-dire produise une mauvaise volonté, avant que d'avoir cette mauvaise volonté?
CHAPITRE VII.
IL NE FAUT POINT CHERCHER DE CAUSE EFFICIENTE DE LA MAUVAISE VOLONTÉ.
Que personne ne cherche donc une cause efficiente de la mauvaise volonté. Cette cause n'est point positive, efficiente, mais négative, déficiente, parce que la volonté mauvaise n'est point une action, mais un défaut d'action 1. Déchoir de ce qui est souverainement vers ce qui a moins d'être, c'est commencer à avoir une mauvaise volonté. Or, il ne faut pas chercher une cause efficiente à cette défaillance, pas plus qu'il ne faut chercher à
1. Voilà l'origine de la fameuse maxime scolastique, souvent citée et approuvée par Leibnitz dans ses Essais de Théodicée Malum causam habet, non efficientem, sed deficientem.
(251)
voir la nuit ou à entendre le silence. Ces deux choses nous sont connues pourtant, et ne nous sont connues qu'à l'aide des yeux et des oreilles; mais ce n'est point par leurs espèces, c'est par la privation de ces espèces 1. Ainsi, que personne ne me demande ce que je sais ne pas savoir, si ce n'est pour apprendre de moi qu'on ne le saurait savoir. Les choses qui ne se connaissent que par leur privation ne se connaissent, pour ainsi dire, qu'en ne les connaissant pas. En effet, lorsque la vue se promène sur les objets sensibles, elle ne voit les ténèbres que quand elle commence à rien voir. Les oreilles de même n'entendent le silence que lorsqu'elles n'entendent rien. Il en est ainsi des choses spirituelles. Nous les concevons par notre entendement ; mais, lorsqu'elles viennent à manquer, nous ne les concevons qu'en ne les concevant pas, car « Qui peut comprendre les péchés 2? »
CHAPITRE VIII.
DE L'AMOUR DÉRÉGLÉ PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTACHE DU BIEN IMMUABLE POUR UN BIEN MUABLE.
Ce que je sais, c'est que la nature de Dieu n'est point sujette à défaillance, et que les natures qui ont été tirées du néant y sont sujettes ; et toutefois, plus ces natures ont d'être et font de bien, plus leurs actions sont réelles et ont des causes positives et efficientes; au contraire, quand elles défaillent et par suite font du mal, leurs actions sont vaines et n'ont que des causes négatives. Je sais encore que la mauvaise volonté n'est en celui en qui elle est que parce qu'il le veut, et qu'ainsi on punit justement une défaillance qui est entièrement volontaire. Cette défaillance ne consiste pas en ce que la volonté se porte vers une mauvaise chose, puisqu'elle ne peut se porter que vers une nature, et que toutes les natures sont bonnes, mais parce qu'elle s'y porte mal, c'est-à-dire contre l'ordre même des natures, en quittant ce qui est souverainement pour tendre vers ce qui a moins d'être. L'avarice, par exemple, n'est pas un vice inhérent à l'or, mais à celui qui aime 1'or avec excès, en abandonnant pour ce
1. La plupart des psychologues de l'antiquité admettaient entre l'esprit qui perçoit et les objets perçus un intermédiaire qui les représenta et que la langue latine nommait species. De là les espèces sensibles et les espèces intelligibles de la scolastique.
2. Ps. XVIII, 13.
métal la justice qui doit lui être infiniment préférée. De même l'impureté n'est pas le vice des corps qui ont de la beauté, mais celui de l'âme qui aime les voluptés corporelles d'un amour déréglé, en négligeant la tempérance qui nous unit à des choses bien plus belles, parce qu'elles sont spirituelles et incorruptibles. La vaine gloire aussi n'est pas le vice des louanges humaines, mais celui de l'âme qui méprise le témoignage de sa conscience et ne se soucie que d'être louée des hommes. Enfin l'orgueil n'est pas le vice de celui qui donne la puissance, ou la puissance elle-même, mais celui de l'âme qui a une passion désordonnée pour sa propre puissance, au mépris d'une puissance plus juste. Ainsi, quiconque aime mal un bien de quelque nature qu'il soit, ne laisse pas, tout en le possédant, d'être mauvais et misérable dans le bien même, parce qu'il est privé d'un bien plus grand,

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20 juin 2008 5 20 /06 /juin /2008 14:18
Sainte-Thérèse d'Avila


CHAPITRE XXIII.

DE L'ERREUR REPROCHÉE A LA DOCTRINE D'ORIGÈNE.
Mais voici qui est beaucoup plus surprenant: c'est que des esprits persuadés comme nous qu'il n'y a qu'un seul principe de toutes choses, et que toute nature qui n'est pas Dieu ne peut avoir d'autre créateur que Dieu, ne veuillent pas admettre d'un coeur simple et bon cette explication si simple et si bonne de la création, savoir qu'un Dieu bon a fait de bonnes choses, lesquelles, étant autres que Dieu, sont inférieures à Dieu, sans pouvoir provenir toutefois d'un autre principe qu'un Dieu bon. Ils prétendent que les âmes, dont ils ne font pas à la vérité les parties de Dieu, mais ses créatures, ont péché en s'éloignant de leur Créateur; qu'elles ont mérité par la suite d'être enfermées, depuis le ciel jusqu'à la terre, dans divers corps, comme dans une prison, suivant la diversité de leurs fautes; que c'est là le monde, et qu'ainsi la cause de sa création n'a pas été de faire de bonnes choses mais d'en réprimer de mauvaises. Tel est le sentiment d'Origène 1, qu'il a consigné dans son livre Des principes. Je ne saurais assez m'étonner qu'un si docte personnage et si versé dans les lettres sacrées n'ait pas vu combien cette opinion est contraire à l'Ecriture sainte, qui, après avoir mentionné chaque ouvrage de Dieu, ajoute: « Et Dieu vit que cela était bon » ; et qui, après les avoir dénombrés tous, s'exprime ainsi: « Et Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très-bonnes », pour montrer qu'il n'y a point eu d'autre raison de créer le monde, sinon la nécessité que des choses parfaitement bonnes fussent créées par un Dieu tout bon, de sorte que si personne n'eût péché, le monde ne serait rempli et orné que de bonnes natures. Mais, de ce que le péché a été commis, il ne s'ensuit pas que tout soit plein de souillures, puisque dans le ciel le nombre des créatures angéliques qui gardent l'ordre de leur nature est le plus grand. D'ailleurs, la .mauvaise volonté, pour s'être écartée de cet ordre, ne s'est pas soustraite aux lois de la justice de Dieu, qui dispose bien de toutes choses. De même qu'un tableau plaît avec ses
1. Il s'agit ici d'Origène le chrétien, qui ne doit pas être confondu avec un philosophe païen du même nom, disciple d'Ammonius Saccas. Le théologien savant et téméraire que combat saint Augustin a été condamné par l'Eglise. Voyez Nicéphore Caliste, Hist. eccles. lib. XVI, cap. 27.
ombres, quand elles sont bien distribuées, ainsi l'univers est beau, même avec les pécheurs, quoique ceux-ci, pris en eux-mêmes, soient laids et difformes.
Origène devait en outre considérer que si le monde avait été créé afin que les âmes, en punition de leurs péchés, fussent enfermées dans des corps comme dans une prison, en sorte que celles qui, sont moins coupables eussent des corps plus légers, et les autres de plus pesants, il faudrait que les démons, qui sont les plus perverses de toutes les créatures, eussent des corps terrestres plutôt que les hommes. Cependant, pour qu'il soit manifeste que ce n'est point par là qu'on doit juger du mérite des âmes, les démons ont des corps aériens, et l'homme, méchant, il est vrai, mais d'une malice beaucoup moins profonde, que dis-je? l'homme, avant son péché, a reçu un corps de terre. Qu'y a-t-il, au reste, ‘de plus impertinent que de dire que, s'il n'y a qu'un soleil dans le monde, cela ne vient pas de la sagesse admirable de Dieu qui l'a voulu ainsi et pour la beauté et pour l'utilité de l'univers, mais parce qu'il est arrivé qu'une âme a commis un péché qui méritait qu'on l'enfermât dans un tel corps? De sorte que s'il fût arrivé, non pas qu'une âme, mais que deux, dix ou cent eussent commis le même péché, il y aurait cent soleils dans le monde. Voilà une étrange chute des âmes, et ceux qui imaginent ces belles choses, sans trop savoir ce qu'ils disent, font assez voir que leurs propres âmes ont fait de lourdes chutes sur le chemin de la vérité. Maintenant, pour revenir à la triple question posée plus haut: Qui a fait le monde? par quel moyen? pour quelle fin? et la triple réponse : Dieu, par son Verbe, pour le bien, on peut se demander s'il n'y a pas dans les mystiques profondeurs de ces vérités une manifestation de la Trinité divine, Père, Fils et Saint-Esprit, ou bien s'il y a quelque inconvénient à interpréter ainsi l'Ecriture sainte? C'est une question qui demanderait un long discours, et rien ne nous oblige à tout expliquer dans un seul livre.
CHAPITRE XXIV.
DE LA TRINITÉ DIVINE,QUI A RÉPANDU EN TOUTES SES OEUVRES DES TRACES DE SA PRÉSENCE.
Nous croyons, nous maintenons, nous enseignons comme un dogme de notre foi, que (238) le Père a engendré le Verbe (c'est-à-dire la sagesse, par qui toutes choses ont été faites), Fils unique du Père, un comme lui, éternel comme lui, et souverainement bon comme lui; que le Saint-Esprit est ensemble l'esprit du Père et du Fils, consubstantiel et coéternel à tous deux; et que tout cela est Trinité, à cause de la propriété des personnes, et un seul Dieu, à cause de la divinité inséparable, comme un seul tout-puissant, à cause de la toute-puissance inséparable; de telle sorte que chaque personne est Dieu et tout-puissant, et que toutes les trois ensemble ne sont point trois dieux, ni trois tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant; tant l'unité de ces trois personnes divines est inséparable Or, le Saint-Esprit du Père, qui est bon, et du Fils, qui est bon aussi, peut-il avec raison s'appeler la bonté des deux, parce qu'il est commun aux deux? Je n'ai pas la témérité de l'assurer. Je dirais plutôt qu'il est la sainteté des deux, en ne prenant pas ce mot pour une qualité, mais pour une substance et pour la troisième personne de la Trinité 1. Ce qui me déterminerait à hasarder cette réponse, c'est qu'encore que le Père soit esprit et soit saint, et le Fils de même, la troisième personne divine ne laisse pas toutefois de s'appeler proprement l'Esprit-Saint, comme la sainteté substantielle et consubstantielle de tous deux. Cependant, si la bonté divine n'est autre-chose que la sainteté divine, ce n'est plus une témérité de l'orgueil, mais un exercice légitime (le la raison, de chercher sous le voile d'une expression mystérieuse le dogme de la Trinité manifestée dans ces trois conditions, dont on peut s'enquérir en chaque créature: qui l'a faite, par quel moyen a-t-elle été faite et pour quelle fin? Car c'est le Père du Verbe qui a dit : « Que cela soit fait »; ce qui a été fait à sa parole, l'a sans doute été par le Verbe; et lorsque l'Ecriture ajoute : « Dieu vit que cela était bon », ces paroles nous montrent assez que ce n'a point été par nécessité, ni par indigence, mais par bonté, que Dieu a fait ce qu'il a fait, c'est-à-dire parce que cela est bon. Et c'est pourquoi la créature n'a été appelée bonne qu'après sa création, afin de marquer qu'elle est conforme â cette bonté, qui est la raison finale de son existence. Or,
1. Saint Augustin se sépare ici des hérétiques macédoniens, pour qui le Saint-Esprit n'avait pas une réalité propre et substantielle. Voyez son traité De haeres., haer. 52.
si par cette bonté on peut fort bien entendre le Saint-Esprit, voilà la Trinité tout entière manifestée dans tous ses ouvrages. C'est en elle que la Cité sainte, la Cité d'en haut et des saints anges trouve son origine, sa forme et sa félicité. Si l'on demande quel est l'auteur de son être, c'est Dieu qui l'a créée; pourquoi elle est sage, c'est que Dieu l'éclaire; d'où vient qu'elle est heureuse, c'est qu'elle jouit de Dieu. Ainsi Dieu est le principe de son être, de sa lumière et de sa joie; elle est, elle voit, elle aime; elle est dans l'éternité de Dieu, elle brille dans sa vérité, elle jouit dans sa bonté.
CHAPITRE XXV.
DE LA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.
Tel est aussi, autant qu'on en peut juger, le principe de cette division de la philosophie en trois parties, établie ou, pour mieux dire, reconnue par les sages; car si la philosophie se partage en physique, logique et éthique, ou, pour employer des mots également usités, en science naturelle, science rationnelle et science morale 1, ce ne sont pas les philosophes qui ont fait ces distinctions, ils n'ont eu qu'à les découvrir. Par où je n'entends pas dire qu'ils aient pensé à Dieu et à la Trinité, quoique Platon, à qui on rapporte l'honneur de la découverte 2, ait reconnu Dieu comme l'unique auteur de toute la nature, le dispensateur de l'intelligence et l'inspirateur de cet amour qui est la source d'une bonne et heureuse vie; je remarque seulement que les philosophes, tout en ayant des opinions différentes sur la nature des choses, sur la voie qui mène à la vérité et sur le bien final auquel nous devons rapporter toutes nos actions, s'accordent tous à reconnaître cette division générale, et nul d'entre eux, de quelque secte qu'il soit, ne révoque en doute que la nature n'ait une cause, la science une méthode et la vie une loi. De même chez tout artisan, trois choses concourent à la production de ses ouvrages, la nature, l'art et l'usage. La nature se fait reconnaître par le génie, l'art par l'instruction et l'usage par le fruit. Je sais bien
1. Saint Augustin renvoie ici à son huitième livre, ou il s'est déjà expliqué sur cette division de la philosophie, au chap. 4 et suiv.
2. Saint Augustin s'exprime en cet endroit avec plus de réserve qu'au livre VIII, et il a raison; car si la tradition rapporte en effet à Platon la première division de la philosophie, il n'en est pas moins vrai que cette division ne se rencontre pas dans les Dialogues.
(239)
qu'à proprement parler, le fruit concerne la jouissance et l'usage l'utilité, et qu'il y a cette différence entre jouir d'une chose et s'en servir, qu'en jouir, c'est l'aimer pour elle-même, et s'en servir, c'est l'aimer pour une autre fin 1, d'où vient que nous ne devons qu'user des choses passagères, afin de mériter de jouir des éternelles, et ne pas faire comme ces misérables qui veulent jouir de l'argent et se servir de Dieu, n'employant pas l'argent pour Dieu, mais adorant Dieu pour l'argent. Toutefois, à prendre ces mots dans l'acception la plus ordinaire, nous usons des fruits de la terre, quoique nous ne fassions que nous en servir. C'est donc en ce sens que j'emploie le nom d'usage en parlant des trois choses propres à l'artisan, savoir la nature, l'art ou la science, et l'usage. Les philosophes ont tiré de là leur division de la science qui sert à acquérir la vie bienheureuse, en naturelle, à cause de la nature, rationnelle à cause de la science, et morale à cause de l'usage. Si nous étions les auteurs de notre nature, nous serions aussi les auteurs de notre science et nous n'aurions que faire des leçons d'autrui ; il suffirait pareillement, pour être heureux, de rapporter notre amour à nous-mêmes et de jouir de nous; mais puisque Dieu est l'auteur de notre nature, il faut, si nous voulons connaître le vrai et posséder le bien, qu'il soit notre maître de vérité et notre source de béatitude.
CHAPITRE XXVI.
L'IMAGE DE LA TRINITÉ EST EN QUELQUE SORTE EMPREINTE DANS L'HOMME, AVANT MÊME QU'IL NE SOIT DEVENU BIENHEUREUX.
Nous trouvons en nous une image de Dieu, c'est-à-dire de cette souveraine Trinité, et, bien que la copie ne soit pas égale au modèle, ou, pour mieux dire, qu'elle en soit infiniment éloignée, puisqu'elle ne lui est ni coéternelle ni consubstantielle, et qu'elle a même besoin d'être réformée pour lui ressembler en quelque sorte, il n'est rien néanmoins, entre tous les ouvrages de Dieu, qui approche de plus près de sa nature. En effet, nous sommes, nous connaissons que nous sommes, et nous aimons notre être et la connaissance que nous en avons. Aucune illusion n'est possible sur ces trois objets; car nous n'avons pas besoin
1. Comp. saint Augustin, De doctr. chris., lib. I, n. 3-5, et De Trinit., lib. X, n.13
pour les connaître de l'intermédiaire d'un sens corporel, ainsi qu'il arrive des objets qui sont hors de nous, comme la couleur qui n'est pas saisie sans la vue, le son sans l'ouïe, les senteurs sans l'odorat, les saveurs sans le goût, le dur et le mou sans le toucher, toutes choses sensibles dont nous avons aussi dans l'esprit et dans la mémoire des images très-ressemblantes et cependant incorporelles, lesquelles suffisent pour exciter nos désirs; mais je suis très-certain, sans fantôme et sans illusion de l'imaginative, que j'existe pour moi-même, que je connais et que j'aime mon être. Et je ne redoute point ici les arguments des académiciens ; je ne crains pas qu'ils me disent: Mais si vous vous trompez? Si je me trompe, je suis; car celui qui n'est pas ne peut être trompé, et de cela même que je suis trompé, il résulte que je suis. Comment donc me puis-je tromper, en croyant que je suis, du moment qu'il est certain que je suis, si je suis trompé? Ainsi, puisque je serais toujours, moi qui serais trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne puis me tromper, lorsque je crois que je suis 1. Il suit de là que, quand je connais que je connais, je ne me trompe pas non plus; car je connais que j'ai cette connaissance de la même manière que je connais que je suis. Lorsque j'aime ces deux choses, j'y en ajoute une troisième qui est mon amour, dont je ne suis pas moins assuré que des deux autres. Je ne me trompe pas, lorsque je pense aimer, ne pouvant pas me tromper touchant les choses que j'aime: car alors même que ce que j'aime serait faux, il serait toujours vrai que j'aime une chose fausse. Et comment serait-on fondé à me blâmer d'aimer une chose fausse, s'il était faux que je l'aimasse? Mais l'objet de mon amour étant certain et véritable, qui peut douter de la certitude et de la vérité de mon amour? Aussi bien, vouloir ne pas être, c'est aussi impossible que vouloir ne pas être heureux; car comment être heureux, si l'on n'est pas?
1. Ce raisonnement, très-familier à saint Augustin et qu'il a reproduit dans plusieurs de ses ouvrages (notamment dans le De Trinitate, lib. X, cap. 10, dans le De lib. arb., lib. II, cap. 3, et dans les Soliloques, livre I, cap. 3), contient le germe d'où devait sortir, douze siècles plus tard, le Cogito, ergo sum et toute la philosophie moderne. Voyez Descartes, Discours de la méthode, 4e partie; Méditations , I et II; Lettres, tome VIII de l'édition de M. Cousin, p. 421; comp. Pascal, Pensées, p. 469 de l'édition de M. Havet.
(240)
CHAPITRE XXVII.
DE L'ÊTRE ET DE LA SCIENCE, ET DE L'AMOUR DE L'UN ET DE L'AUTRE.
Être, c'est naturellement une chose si douce que les misérables mêmes ne veulent pas mourir, et quand ils se sentent misérables, ce n'est pas de leur être, mais de leur misère qu'ils souhaitent l'anéantissement. Voici des hommes qui se croient au comble du malheur, et qui sont en effet très-malheureux, je ne dis pas au jugement des sages qui les estiment tels à cause de leur folies mais dans l'opinion de ceux qui se trouvent heureux et qui font consister le malheur des autres dans l'indigence et la pauvreté; donnez à ces hommes le choix ou de demeurer toujours dans cet état de misère sans mourir, ou d'être anéantis, vous les verrez bondir de joie et s'arrêter au premier parti. J'en atteste leur propre sentiment. Pourquoi craignent-ils de mourir et aiment-ils mieux vivre misérablement que de voir finir leur misère par la mort, sinon parce que la nature abhorre le néant? Aussi, lorsqu'ils sont près de mourir, ils regardent comme une grande faveur tout ce qu'on fait pour leur conserver la vie, c'est-à-dire pour prolonger leur misère. Par où ils montrent bien avec quelle allégresse ils recevraient l'immortalité, alors même qu'ils seraient certains d'être toujours malheureux. Mais quoi! les animaux mêmes privés de raison, à qui ces pensées sont inconnues, tous depuis les immenses reptiles jusqu'aux plus petits vermisseaux, ne témoignent-ils pas, par tous les mouvements dont ils sont capables, qu'ils veulent être et qu'ils fuient le néant? Les arbres et les plantes, quoique privés de sentiment, ne jettent-ils pas des racines en terre à proportion qu'ils s'élèvent dans l'air, afin d'assurer leur nourriture et de conserver leur être? Enfin, les corps bruts, tout privés qu'ils sont et de sentiment et même de vie, tantôt s'élancent vers les régions d'en haut, tantôt descendent vers celles d'en bas, tantôt enfin se balancent dans une région intermédiaire, pour se maintenir dans leur être et dans les conditions de leur nature.
Pour ce qui est maintenant de l'amour que nous avons pour connaître et de la crainte qui nous est naturelle d'être trompés, j'en donnerai pour preuve qu'il n'est personne qui n'aime mieux l'affliction avec un esprit sain que la joie avec la démence. L'homme est le seul de tous les êtres mortels qui soit capable d'un sentiment si grand et si noble. Plusieurs animaux ont les yeux meilleurs que nous pour voir la lumière d'ici-bas; mais ils ne peuvent atteindre à cette lumière spirituelle qui éclaire notre âme et nous fait juger sainement de toutes choses; car nous n'en saurions juger qu'à proportion qu'elle nous éclaire. Remarquons toutefois que s'il n'y a point de science dans les bêtes, elles en ont du moins quelque reflet, au lieu que, pour le reste des êtres corporels, on ne les appelle pas sensibles parce qu'ils sentent, mais parce qu'on les sent, encore que les plantes, par la faculté de se nourrir et d'engendrer, se rapprochent quelque peu des créatures douées de sentiment. En définitive, toutes ces choses corporelles ont leurs causes secrètes dans la nature, et quant à leurs formes, qui servent à l'embellissement de ce monde visible, elles font paraître ces objets à nos sens, afin que s'ils ne peuvent connaître, ils soient du moins connus. Mais, quoique nos sens corporels en soient frappés, ce ne sont pas eux toutefois qui en jugent. Nous avons un sens intérieur beaucoup plus excellent, qui connaît ce (lui est juste et ce qui ne l'est pas, l'un par une idée intelligible, et l'autre par la privation de cette idée. Ce sens n'a besoin pour s'exercer ni de pupille, ni d'oreille, ni de narines, ni de palais, ni d'aucun toucher corporel. Par lui, je suis certain que je suis, que je connais que je suis, et que j'aime mon être et ma connaissance.
CHAPITRE XXVII.
SI NOUS DEVONS AIMER L'AMOUR MÊME PAR LEQUEL NOUS AIMONS NOTRE ÊTRE ET NOTRE CONNAISSANCE, POUR MIEUX RESSEMBLER A LA TRINITÉ.
Mais c'en est assez sur notre être, notre connaissance, et l'amour que nous avons pour l'un et pour l'autre, aussi bien que sur la ressemblance qui se trouve à cet égard entre l'homme et les créatures inférieures. Quant à savoir si nous aimons l'amour même que nous avons pour notre être et notre connaissance, c'est ce dont je n'ai encore rien dit. Mais il est aisé de montrer que nous l'aimons en effet, puisqu'en ceux que nous aimons d'un amour plus pur et plus parfait, nous aimons cet amour-là encore plus que nous (241) ne les aimons eux-mêmes. Car on n'appelle pas homme de bien celui qui sait ce qui est bon, mais celui qui l'aime. Comment donc n'aimerions-nous pas en nous l'amour même qui nous fait aimer tout ce que nous aimons de bon? En effet, il y a un autre amour par lequel on aime ce qu'il ne faut pas aimer, et celui qui aime cet amour par lequel on aime ce qu'on doit aimer, hait cet autre amour-là. Le même homme peut les réunir tous les deux, et cette réunion luit est profitable lorsque l'amour qui fait que nous vivons bien augmente, et que l'autre diminue, jusqu'à ce qu'il soit entièrement détruit et que tout ce qu'il y a de vie en nous soit purifié. Si nous étions brutes, nous aimerions la vie de la chair et des sens, et ce bien suffirait pour nous rendre contents, sans que nous eussions la peine d'en chercher d'autres. Si nous étions arbres, quoique nous ne puissions rien aimer de ce qui flatte les sens, toutefois nous semblerions comme désirer tout ce qui pourrait nous rendre plus fertiles. De même encore, si nous étions pierres, flots, vent ou flamme, ou quelque autre chose semblable, nous serions privés à la vérité de vie et de sentiment, mais nous ne laisserions pas d'éprouver comme un certain désir de conserver le lieu et l'ordre où la nature nous aurait mis. Le poids des corps est comme leur amour, qu'il les fasse tendre en haut ou en bas; et c'est ainsi que le corps, partout où il va, est entraîné par son poids comme l'esprit par son amour 1. Puis donc que nous sommes hommes, faits à l'image de notre Créateur, dont l'éternité est véritable, la vérité éternelle, et la charité éternelle et véritable, et qui est lui-même l'aimable, l'éternelle et la véritable Trinité, sans confusion ni division, parcourons tous ses ouvrages d'un regard pour ainsi dire immobile, et recueillons des traces plus ou moins profondes de sa divinité dans les choses qui sont au-dessous de nous et qui ne seraient en aucune façon, ni n'auraient aucune beauté, ni ne demanderaient et ne garderaient aucun ordre, si elles n'avaient été créées par celui qui possède un être souverain, une sagesse souveraine et une souveraine bonté. Quant à nous, après avoir contemplé son image en nous-mêmes, levons-nous et rentrons dans notre coeur, à l'exemple
1. Cette théorie de l'amour est plus développée dans les Confessions, au livre XIII, chap. 9 et ailleurs.
de l'enfant prodigue de l'Evangile 1 ou pour retourner vers celui de qui nous nous étions éloignés par nos péchés. Là, notre être ne sera point sujet à la mort, ni notre connaissance à l'erreur, ni notre amour au déréglement.
Et maintenant, bien que nous soyons assurés que ces trois choses sont en nous et que nous n'ayons pas besoin de nous en rapporter à d'autres, parce que nous les sentons et que nous en avons une évidence intérieure, toutefois, comme nous ne pouvons savoir par nous-mêmes combien de temps elles dureront, si elles ne finiront jamais et où elles doivent aller, selon le bon et le mauvais usage que nous en aurons fait, il y a lieu de chercher à cet égard (et nous en avons déjà trouvé) d'autres témoignages dont l'autorité ne souffre aucun doute, comme je le prouverai en son lieu. Ne fermons donc pas le présent livre sans achever ce que nous avions commencé d'expliquer touchant cette Cité de Dieu, qui n'est point sujette au pèlerinage de la vie mortelle, mais qui est toujours immortelle dans les cieux: parlons des saints anges demeurés pour jamais fidèles à Dieu et que Dieu sépara des anges prévaricateurs, devenus ténèbres pour s'être éloignés de la lumière éternelle.
CHAPITRE XXIX.
DE LA SCIENCE DES ANGES QUI ONT CONNU LA TRINITÉ DANS L'ESSENCE MÊME DE DIEU ET LES CAUSES DES OEUVRES DIVINES DANS L'ART DU DIVIN OUVRIER.
Ces saints anges n'apprennent pas à connaître Dieu par des paroles sensibles, mais par la présence même de la parole immuable de la vérité, c'est-à-dire par le Verbe, Fils unique de Dieu, et ils connaissent le Verbe, et son Père, et leur Esprit, et cette Trinité inséparable où trois personnes distinctes ne font qu'une seule et même substance, de sorte qu'il n'y a pas trois dieux, mais un seul, ils connaissent cela plus clairement que nous ne nous connaissons nous-mêmes. C'est encore ainsi qu'ils connaissent les créatures, non en elles-mêmes, mais dans la sagesse de Dieu comme dans l'art qui les a produites; par conséquent, ils se connaissent mieux en Dieu qu'en eux-mêmes, quoiqu'ils se
1. Luc, XV, 18.
connaissent aussi en eux-mêmes. Mais comme ils ont été créés, ils sont autre chose que celui qui les a créés; ainsi ils se connaissent en lui comme dans la lumière du jour, et en eux-mêmes comme dans celle du soir, ainsi que nous l'avons dit ci-dessus 1. Or, il y a une grande différence entre connaître une chose dans la raison qui est la cause de son être, ou la connaître en elle-même; comme on connaît autrement les figures de mathématiques en les contemplant par l'esprit qu'en les voyant tracées sur le sable, ou comme la justice est autrement représentée dans la vérité immuable que dans l'âme du juste. Il en est ainsi de tous les objets de la connaissance: du firmament, que Dieu a étendu entre les eaux supérieures et les inférieures, et qu'il a nommé ciel, de la mer et de la terre, des herbes et des arbres, du soleil, de la lune et des étoiles, des animaux sortis des eaux, oiseaux, poissons et monstres marins, des animaux terrestres, tant quadrupèdes que reptiles, de l'homme même, qui surpasse en excellence toutes les créatures de la terre et de tout le reste. Toutes ces merveilles de la création sont autrement connues des anges dans le Verbe de Dieu, où elles ont leurs causes et leurs raisons éternellement subsistantes et selon lesquelles elles ont été faites qu'elles ne peuvent être connues en elles-mêmes 2. Ici, connaissance obscure qui n'atteint que les ouvrages de l'art; là, connaissance claire qui atteint l'art lui-même; et cependant ces ouvrages où s'arrête le regard de l'homme, quand on les rapporte à la louange et à la gloire du Créateur, il semble que, dans l'esprit qui les contemple, brille la lumière du matin.
CHAPITRE XXX.
DE LA PERFECTION DU NOMBRE SENAIRE, QUI, LE PREMIER DE TOUS LES NOMBRES, SE COMPOSE DE SES PARTIES.
Or, l'Ecriture dit que la création fut achevée en six jours 3, non que Dieu ait eu besoin de ce temps, comme s'il n'eût pu créer tous les êtres à la fois et leur faire ensuite marquer le cours du temps par des mouvements convenables ;
1. Au chap. 7.
2. Toute cette doctrine psychologique et métaphysique de la connaissance est parfaitement conforme à la théorie des Idées, telle qu'on la trouve exposée dans le Timée. Voyez surtout au tome XI de la traduction française les pages 120 et suiv.
3. Gen. I, 31.
mais le nombre senaire exprime ici la perfection de l'ouvrage divin. Il est parmi tous les nombres le premier qui se compose de ses parties, je veux dire du sixième, du tiers et de la moitié de lui-même; en effet, le sixième de six est un, le tiers est deux et la moitié est trois, or, un, deux et trois font six. Les parties dont je parle ici sont celles dont on peut préciser le rapport exact avec le nombre entier, comme la moitié, le tiers, le quart ou telle autre fraction semblable. Quatre, par exemple, n'est point partie aliquote de neuf, comme un, qui en est le neuvième, ou trois, qui en est le tiers; d'un autre côté, le neuvième de neuf qui est un, et le tiers de neuf qui est trois, ajoutés ensemble, ne font pas neuf. Quatre est encore partie de dix, mais non partie aliquote, comme un qui en est le dixième. Deux en est le cinquième, cinq la moitié; ajoutez maintenant ces trois parties, un, deux et cinq, vous formez non le total dix, mais le total huit. Au contraire, les parties additionnées du nombre douze le surpassent;. car, prenez le douzième de douze qui est un, le sixième qui est deux, le tiers qui est trois, le quart qui est quatre, et la moitié qui est six, vous obtenez, en ajoutant tout cela, non pas douze, mais seize. J'ai cru devoir toucher en passant cette question, afin de montrer la perfection du nombre senaire, qui est, je le répète, le premier de tous qui se compose de la somme de ses parties 1. C'est dans ce nombre parfait que Dieu acheva ses ouvrages 2. On aurait donc tort de mépriser les explications qu'on peut tirer des nombres, et ceux qui y regardent de près reconnaissent combien elles sont considérables en plusieurs endroits de l'Ecriture. Ce n'est pas en vain qu'elle a donné à Dieu cette louange: « Vous avez ordonné toutes choses avec poids, nombre et mesure 3 »
CHAPITRE XXXI.
DU SEPTIÈME JOUR, QUI EST CELUI OU DIEU SE REPOSE APRÈS L'ACCOMPLISSEMENT DE SES OUVRAGES.
Quant au septième jour, c'est-à-dire au
1. Ces idée, étranges sur la vertu des nombres étaient alors fort répandues, et l'école d'Alexandrie, qui les empruntait en les exagérant à la tradition pythagoricienne, avait singulièrement contribué à les mettre en honneur.
2. Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 2-7, et De Trin., lib. IV, n. 31.37.
3. Sag. XI, 21.
(243)
même jour répété sept fois, nombre qui est également parfait, quoique pour une autre raison, il marque le repos de Dieu 1 , et il est le premier que Dieu ait sanctifié 2. Ainsi, Dieu n'a pas voulu sanctifier ce jour par ses ouvrages, mais par son repos, qui n'a point de soir, car il n'y a plus dès lors de créature, qui, étant connue dans le Verbe de Dieu autrement qu'en elle-même, constitue la distinction du jour en matin et en soir 3. Il y aurait beaucoup de choses à dire touchant la perfection du nombre sept; mais ce livre est déjà long, et je crains que l'on ne m'accuse de vouloir faire un vain étalage de ma faible science. Je dois donc imposer une règle à mes discours, de peur que, parlant du nombre avec excès, il ne semble que je manque moi-même à la loi du nombre et de la mesure. Qu'il me suffise d'avertir ici que trois est le premier nombre impair, et quatre le premier pair, et que ces deux nombres pris ensemble font celui de sept. On l'emploie souvent par cette raison, pour marquer indéfiniment tous les nombres, comme quand il est dit: « Sept fois le juste tombera, et il se relèvera 4 », c'est-à-dire, il ne périra point, quel que soit le nombre de ses chutes. Par où il ne faut pas entendre des péchés, mais des afflictions qui conduisent à l'humilité. Le Psalmiste dit aussi : « Je vous louerai sept fois le jour 5 » ; ce qui est exprimé ailleurs ainsi: « Les louanges seront toujours en ma bouche 6». Il y a beaucoup d'autres endroits semblables dans l'Ecriture, où le nombre sept marque une généralité indéfinie. Il est encore souvent employé pour signifier le Saint-Esprit, dont Notre-Seigneur dit : « Il vous enseignera toute vérité 7 » En ce nombre est le repos de Dieu, je veux dire le repos qu'on goûte en Dieu; car le repos se trouve dans le tout, c'est à savoir dans le plein accomplissement, et le travail dans la partie. Aussi la vie présente est-elle le temps du travail, parce que nous n'avons que des connaissances partielles 8; mais lorsque ce qui est parfait sera arrivé, ce qui n'est que partiellement s'évanouira. De là vient encore que nous avons ici-bas de là peiné à découvrir le sens de l'Ecriture ; mais il en est tout autrement des saints anges, dont la société
1. Gen. II, 1
2. Comp. De Gen. ad litt., lib. V, n. 1-3, et lib. IV, n. 7-9; Gen. I,3.
3. Voyez plus haut, ch. 7.
4. Prov. XXIV, 16. - 5. Ps. CXVIII, 164. - 6. Ps. XXXIII, 1. - Jean, xvi, 13. - 7. I Cor. XIII, 9.
glorieuse fait l'objet de nos désirs dans ce laborieux pèlerinage: comme ils jouissent d'un état permanent et immuable, ils ont une facilité pour comprendre égale à la félicité de leur repos. C'est sans peine qu'ils nous aident, et leurs mouvements spirituels, libres et purs, ne leur coûtent aucun effort.
CHAPITRE XXXII.
DE CEUX QUI CROIENT QUE LA CRÉATION DES ANGES A PRÉCÉDÉ CELLE DU MONDE.
Quelqu'un prétendra-t-il que ces paroles de la Genèse : « Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite », ne doivent point s'entendre de la création des anges, mais d'une lumière corporelle, quelle qu'elle soit; et que les anges ont été créés, non-seulement avant le firmament, mais aussi avant toute autre créature ? alléguera-t-il , à l'appui de cette opinion, que le premier verset de la Genèse ne signifie pas que le ciel et la terre furent les premières choses que Dieu créa, puisqu'il avait déjà créé les anges, mais que toutes choses furent créées dans sa sagesse, c'est-à-dire dans son Verbe, que l'Ecriture nomme ici Principe 1, nom qu'il prend lui-même dans l'Evangile 2, lorsqu'il répond aux Juifs qui lui demandaient qui il était 3. Je ne combattrai point cette interprétation, à cause de la vive satisfaction que j'éprouve à voir la Trinité marquée dès le commencement du saint livre de la Genèse. On y lit, en effet: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre », ce qui peut signifier que le Père a créé le monde dans son Fils, suivant ce témoignage du psaume : « Que vos oeuvres, Seigneur, sont magnifiques ! Vous avez fait toutes choses dans votre sagesse 4 ». Aussi bien l'Ecriture ne tarde pas à faire mention du Saint-Esprit. Après avoir décrit la terre, telle que Dieu l'a créée primitivement, c'est-à-dire cette masse ou matière que Dieu avait préparée sous le nom du ciel et de la terre pour la structure de l'univers, après avoir dit : « Or, la terre était invisible et informe, et les ténèbres étaient répandues sur l'abîme » ; elle ajoute aussitôt, comme pour compléter le nombre des personnes de la Trinité : « Et l'Esprit de Dieu
1. Dans le principe, dit la Genèse, Dieu créa le ciel et la terre.
2. Jean, VIII, 25.
3. Voici le passage de saint Jean : « Ils lui dirent : Qui êtes-vous donc? Jésus leur répondit : Je suis le principe ».
4. Ps. CIII, 25.
était porté sur les eaux». Chacun, au reste, est libre d'entendre comme il le voudra ces paroles si obscures et si profondes qu'on en peut faire sortir beaucoup d'opinions différentes toutes conformes à la foi, pourvu cependant qu'il soit bien entendu que les saints anges, sans être coéternels à Dieu, sont certains de leur véritable et éternelle félicité. C'est à la société bienheureuse de ces anges qu'appartiennent les petits enfants dont parle le Seigneur, quand il dit « Ils seront les égaux des anges du ciel 1 ». Il nous apprend encore de quelle félicité les anges jouissent au ciel, par ces paroles : « Prenez garde de ne mépriser aucun de ces petits ; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse la face de mon Père, qui est dans les cieux 2 ».
CHAPITRE XXXIII.
ON PEUT ENTENDRE PAR LA LUMIÈRE ET LES TÉNÈBRES LES DEUX SOCIÉTÉS CONTRAIRES DES BONS ET DES MAUVAIS ANGES.
Que certains anges aient péché et qu'ils aient été précipités dans la plus basse partie du monde, où ils sont comme en prison jusqu'à la condamnation suprême, c'est ce que l'apôtre saint Pierre montre clairement lorsqu'il dit que Dieu n'a point épargné les anges prévaricateurs, mais qu'il les a précipités dans les prisons obscures de l'enfer, en attendant qu'il les punisse au jour du jugement 3. Qui doutera dès lors que Dieu, soit dans sa prescience, soit dans le fait, n'ait séparé les mauvais anges d'avec les bons? et qui niera que ces derniers ne soient fort bien appelés lumière, alors que l'Apôtre nous donne ce nom, à nous qui ne vivons encore que par la foi et qui espérons, il est vrai, devenir les égaux des anges, mais ne le sommes pas encore? « Autrefois, dit-il, vous étiez ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur 4 ». A l'égard des mauvais anges, quiconque sait qu'ils sont au-dessous des hommes infidèles, reconnaîtra que l'Ecriture les a pu nommer très-justement ténèbres. Ainsi, quand on devrait prendre lumière et ténèbres au sens littéral dans ces passages de la Genèse : « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite ». - « Dieu sépara la lumière des ténèbres, on ne saurait toutefois
1. Matt. XIX, 14 .- 2. Ibid. XVIII, 10 .- 3. II Pierre, II, 4 .- 4. Ephés. V, 8.
nous blâmer de reconnaître ici les deux sociétés des anges : l'une qui jouit de Dieu, et l'autre qui est enflée d'orgueil ; l'une à qui l'on dit : « Vous tous qui êtes ses anges, adorez-le 1 » ; et l'autre qui ose dire par la bouche de son prince: « Je vous donnerai « tout cela, si vous voulez vous prosterner « devant moi et m'adorer 2 »; l'une embrasée du saint amour de Dieu, et l'autre consumée de l'amour impur de sa propre grandeur; l'une habitant dans les cieux des cieux, et l'autre précipitée de ce bienheureux séjour et reléguée dans les plus basses régions de l'air, suivant ce qui est écrit que « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles 3 »; l'une tranquille et doucement animée d'une piété lumineuse, l'autre turbulente et agitée d'aveugles convoitises; l'une qui secourt avec bonté et punit avec justice, selon le bon plaisir de Dieu, et l'autre à qui son orgueil inspire une passion furieuse de nuire et de dominer; l'une ministre de la bonté de Dieu pour faire du bien autant qu'il lui plaît, et l'autre liée par la puissance de Dieu pour ne pas nuire autant qu'elle voudrait ; la première enfin se riant de la seconde. et de ses vains efforts pour entraver son glorieux progrès à travers les persécutions , et celle-ci consumée d'envie quand elle voit sa rivale recueillir partout des pèlerins. Et maintenant que, d'après d'autres passages de l'Ecriture qui nous représentent plus clairement ces deux sociétés contraires, l'une bonne par sa nature et par sa volonté, et l'autre mauvaise par sa volonté, quelque bonne par sa nature, nous avons cru les voir marquées dans ce premier chapitre de la Genèse sous les noms de lumière et de ténèbres, si nous supposons que telle n'ait pas été la pensée de l'écrivain sacré, il n'en résulte pas que nous ayons perdu le temps en paroles inutiles ; car enfin, bien que le texte reste obscur, la règle de la foi n'a pas été atteinte et elle est assez claire aux fidèles par d'autres endroits. Si en effet le livre de la Genèse ne fait mention que des ouvrages corporels de Dieu, ces ouvrages-mêmes ne laissent pas d'avoir quelque rapport avec les spirituels, suivant cette parole de saint Paul: « Vous êtes tous enfants de lumière et enfants du jour; nous ne sommes pas enfants de la nuit ni des ténèbres 4 ». Et si, au contraire,
1. Ps. XCVI, 8. - 2. Matt. IV, 9. - 3. - Jacob, IV, 6. - 4. I Thess. V, 5.
(245)
l'écrivain sacré a eu les pensées que nous lui supposons, alors le commentaire auquel nous nous sommes livré en tire une nouvelle force, et il faut conclure que cet homme de Dieu, tout pénétré d'une sagesse divine, ou plutôt que l'esprit de Dieu qui parlait en lui n'a pas oublié les anges dans l'énumération des ouvrages de Dieu, soit que par ces mots : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre », on entende que Dieu créa les anges dès le principe, c'est-à-dire dès le commencement, soit, ce qui me paraît plus raisonnable, qu'on entende qu'il les créa dans le Verbe de Dieu, son Fils unique, en qui il a créé toutes choses. De même, par le ciel et la terre, on peut entendre toutes les créatures, tant spirituelles que corporelles, explication la plus vraisemblable, ou ces deux grandes parties du monde corporel qui contiennent tout le reste des êtres, et que Moïse mentionne d'abord en général, pour en faire ensuite une description détaillée selon le nombre mystique des six jours.
CHAPITRE XXXIV.
DE CEUX QUI CROIENT QUE PAR LES EAUX QUE SÉPARA LE FIRMAMENT IL FAUT ENTENDRE LES ANGES, ET DE QUELQUES AUTRES QUI PENSENT QUE LES EAUX N'ONT POINT ÉTÉ CRÉÉES.
Quelques-uns ont cru que les eaux, dans la Genèse, désignent la légion des anges, et que c'est ce qu'on doit entendre par ces paroles : « Que le firmament soit fait entre l'eau et l'eau 2 »; en sorte que les eaux supérieures seraient les bons anges, et que par les eaux inférieures il faudrait entendre, soit les eaux visibles, soit les mauvais anges, soit toutes les nations de la terre. A ce compte, la Genèse ne nous dirait pas quand les anges ont été créés, mais quand ils ont été séparés. Mais croira-t-on qu'il se soit trouvé des esprits
1. Ce système d'interprétation est celui d'Origène, et saint Augustin y incline dans les Confessions (lib. XIII, chap. 15 et chap. 32); plus tard il l'abandonna complétement. Voyez ses Rétractations (livre II, ch. 6, n. 2).
2. Gen., I, 6.
assez frivoles et assez impies pour nier que Dieu ait créé les eaux, sous prétexte qu'il n'est écrit nulle part: Dieu dit: Que les eaux soient faites? Par la même raison, ils pourraient en dire autant de la terre, puisqu'on ne lit nulle part : Dieu dit : Que la terre soit faite. Mais, objectent ces téméraires, il est écrit: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre ». Que conclure de là ? que l'eau est ici sous-entendue, et qu'elle est comprise avec la terre sous un même nom. Car « la mer est à lui » dit le Psalmiste, « et c'est lui qui l'a faite; et ses mains ont formé la terre 1 ». Pour revenir à ceux qui veulent que, par les eaux qui sont au-dessus des cieux, on entende les anges, ils n'adoptent cette opinion qu'à cause de la nature à la fois pesante et liquide de cet élément, qu'ils ne croient pas pouvoir demeurer ainsi suspendu. Mais cela prouve simplement que s'ils pouvaient faire un homme, ils ne mettraient pas dans sa tête le flegme ou la pituite, laquelle joue le rôle de l'eau dans les quatre éléments dont notre corps est composé. Cependant, la tête n'en reste pas moins le siége de la pituite, et cela est fort bien ordonné. Quant au raisonnement de ces esprits hasardeux, il est tellement absurde que si nous ignorions ce qui en est et qu'il fût écrit de même dans le livre de la Genèse que Dieu a mis un liquide froid et par conséquent pesant dans la plus haute partie du corps de l'homme, ces peseurs d'éléments ne le croiraient pas et diraient que c'est une expression allégorique. Mais si nous voulions examiner en particulier tout ce qui est contenu dans ce récit divin de la création du monde, l'entreprise demanderait trop de temps et nous mènerait trop loin. Comme il nous semble avoir assez parlé de ces deux sociétés contraires des anges, où se trouvent quelques commencements des deux cités dont nous avons dessein de traiter dans la suite, il est à propos de terminer ici ce livre.

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20 juin 2008 5 20 /06 /juin /2008 13:06

CHAPITRE X.

DE L'IMMUABLE ET INDIVISIBLE TRINITÉ, OU LE PÈRE, LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT NE FONT QU'UN SEUL DIEU, EN QUI LA QUALITÉ ET LA SUBSTANCE S'IDENTIFIENT.
Il existe un bien, seul simple, seul immuable, qui est Dieu. Par ce bien, tous les autres biens ont été créés; mais ils ne sont point simples, et partant ils sont muables. Quand je dis, en effet, qu'ils ont été créés, j'entends qu'ils ont été faits et non pas engendrés 3, attendu que ce qui est engendré du bien simple est simple comme lui, est la même chose que lui. Tel est le rapport de Dieu le Père avec Dieu le Fils, qui tous deux ensemble, avec le Saint-Esprit, ne font qu'un seul Dieu; et cet Esprit du Père et du Fils est appelé le Saint-Esprit dans l'Ecriture, par appropriation particulière de ce nom. Or, il est autre que le Père et le Fils, parce qu'il n'est ni le Père ni le Fils; je dis autre, et non autre chose, parce qu'il est, lui
1. Jean, I, 9.
2. C'est la théorie de toute l'école platonicienne, formulée avec une précision parfaite par Plotin au livre II de la 3e Ennéade, ch. 5.
3. La théologie chrétienne distingue sévèrement deux sortes d'opérations : faire et engendrer. Faire, c'est proprement créer, faire de rien, produire une chose qui auparavant n'existait absolument pas, engendrer, c'est tirer quelque chose de soi-même. Cela posé, il ne faut pas dire que le monde est engendré de Dieu, mais qu'il est créé par lui; il ne faut pas dire que le Verbe, le Fils, est créé ou fait par le Père, mais qu'il est engendré de lui (genitum, non factum, consubstantialem Patri).
aussi, le bien simple, immuable et éternel. Cette Trinité n'est qu'un seul Dieu, qui n'en est pas moins simple pour être une Trinité; car nous ne faisons pas consister la simplicité du bien en ce qu'il serait dans le Père seulement, ou seulement dans le Fils, ou enfin dans le seul Saint-Esprit 1 et nous ne disons pas non plus, comme les Sabelliens, que cette Trinité n'est qu'un nom, qui n'implique aucune subsistance des personnes; mais nous disons que ce bien est simple, parce qu'il est ce qu'il a, sauf la seule réserve de ce qui appartient à chaque personne de la Trinité relativement aux autres. En effet, le Père a un Fils et n'est pourtant pas Fils, le Fils a un Père sans être Père lui-même. Le bien est donc ce qu'il a, dans tout ce qui le constitue en soi-même, sans rapport à un autre que soi. Ainsi, comme il est vivant en soi-même et sans relation, il est la vie même qu'il a.
La nature de la Trinité est donc appelée une nature simple, par cette raison qu'elle n'a rien qu'elle puisse perdre et qu'elle n'est autre chose que ce qu'elle a. Un vase n'est pas l'eau qu'il contient, ni un corps la couleur qui le colore, ni l'air la lumière ou la chaleur qui l'échauffe ou l'éclaire, ni l'âme la sagesse qui la rend sage. Ces êtres ne sont donc pas simples, puisqu'ils peuvent être privés de ce qu'ils ont, et recevoir d'autres qualités ou habitudes. Il est vrai qu'un corps incorruptible, tel que celui qui est promis aux saints dans la résurrection, ne peut perdre cette qualité ; mais cette qualité n'est pas sa substance même. L'incorruptibilité réside tout entière dans chaque partie du corps, sans être plus. grande ou plus petite dans l'une que dans l'autre, une partie n'étant pas plus incorruptible que l'autre, au lieu que le corps même est plus grand dans son tout que dans une de ses parties. Le corps n'est pas partout tout entier, taudis que l'incorruptibilité est tout entière partout; elle est dans le doigt, par exemple, comme dans le reste de la main, malgré la différence qu'il y a entre l'étendue de toute la main et celle d'un seul doigt. Ainsi, quoique l'incorruptibilité soit inséparable d'un corps incorruptible, elle n'est pas néanmoins
1. Il s'agit ici de tous les systèmes qui anéantissent l'égalité des personnes. - Nous avons traduit ce passage de saint Augustin autrement que la plupart des interprètes. Suivant eux, il serait uniquement dirigé contre les Sabelliens. Suivant nous, saint Augustin écarte tour à cour la théologie arienne et celle de Sabellius, pour se placer avec l'Eglise à égale distance de l'une et de l'autre.
(230)
la substance même du corps, et par conséquent le corps n'est pas ce qu'il a. Il en est de même de l'âme. Encore qu'elle doive être un jour éternellement sage, elle ne le sera que par la participation de la sagesse immuable, qui n'est pas elle. En effet, quand même l'air ne perdrait jamais la lumière qui est répandue dans toutes ses parties, il ne s'ensuivrait pas pour cela qu'il fût la lumière même; et ici je n'entends pas dire que l'âme soit un air subtil, ainsi que l'ont cru quelques philosophes, qui n'ont pas pu s'élever à l'idée d'une nature incorporelle 1. Mais ces choses, dans leur extrême différence, ne laissent pas d'avoir assez de rapport pour qu'il soit permis de dire que l'âme incorporelle est éclairée de la lumière incorporelle de la sagesse de Dieu, qui est parfaitement simple, de la même manière l'air corporel est éclairé par la lumière corporelle, et que, comme l'air s'obscurcit quand la lumière vient à se retirer (car ce qu'on appelle ténèbres 2 n'est autre chose que l'air privé de lumière), l'âme s'obscurcit pareillement, lorsqu'elle est privée de la lumière de la sagesse.
Si donc on appelle simple -la nature divine, c'est qu'en elle la qualité n'est autre chose que la substance, en sorte que sa divinité, sa béatitude et sa sagesse ne sont point différentes d'elle-même. L'Ecriture, il est vrai, appelle multiple l'esprit de sagesse 3, mais c'est à cause de la multiplicité des choses qu'il renferme en soi, lesquelles néanmoins ne sont que lui-même, et lui seul est toutes ces choses. Il n'y a pas, en effet, plusieurs sagesses, mais une seule, en qui se trouvent ces trésors immenses et infinis où sont les raisons invisibles et immuables de toutes les choses muables et visibles qu'elle a créées; car Dieu n'a rien fait sans connaissance, ce qui ne pourrait se dire avec justice du moindre artisan. Or, s'il a fait tout avec connaissance, il est hors de doute qu'il n'a fait que ce qu'il avait premièrement connu: d'où l'on peut tirer cette conclusion merveilleuse, mais véritable, que nous
1. Anaximène de Milet, disciple de Thalès, et Diogène d'Apollonie , disciple d'Anaximène, soutenaient que l'air est te principe unique de toutes choses et faisaient de l'âme une des transformations infinies de l'air. Voyez Aristote, Metaphys., lib.I, cap. 4, et De anim., lib. I, cap. 2. Camp. Tertullien, De anim., cap. 3.
2. Ceci est dirigé contre les Manichéens, qui soutenaient que le principe ténébreux est aussi réel et aussi positif que le principe lumineux. Voyez l'écrit de saint Augustin : De Gen. Contr. Manich., lib. 2, n.7 -. Comp. Aristote, De anim.-, lib. II, cap. 7.
3. Sag. VII, 22.
ne connaîtrions point ce monde, s'il n'était, au lieu qu'il ne pourrait être, si Dieu ne le connaissait 1.
CHAPITRE XI.
SI LES ANGES PRÉVARICATEURS ONT PARTICIPÉ A LA BÉATITUDE DONT LES ANGES FIDÈLES ONT JOUI SANS INTERRUPTION DEPUIS QU'ILS ONT ÉTÉ CRÉÉS?
Il suit de là qu'en aucun temps ni d'aucune manière les anges n'ont commencé par être des esprits de ténèbres 2; dès qu'ils ont été, ils ont été lumière 3, n'ayant pas été créés pour être ou pour vivre d'une manière quelconque, mais pour vivre sages et heureux. Quelques-uns, il est vrai, s'étant éloignés de la lumière, n'ont point possédé la vie parfaite, la vie sage et heureuse, qui est essentiellement une vie éternelle accompagnée d'une confiance parfaite en sa propre éternité; mais ils ont encore la vie raisonnable, tout en l'ayant pleine de folie, et ils ne sauraient la perdre, quand ils le voudraient. Au surplus, qui pourrait déterminer à quel degré ils ont participé à la sagesse avant leur chute, et comment croire qu'ils y aient participé autant que les anges fidèles qui trouvent la perfection de leur bonheur dans la certitude de sa durée? S'il en était de la sorte, les mauvais anges seraient demeurés, eux aussi, éternellement heureux, étant également assurés de leur bonheur. Mais si longue qu'on suppose une vie, elle ne peut être appelée éternelle, si elle doit avoir une fin. Par conséquent, bien que l'éternité ne suppose pas nécessairement la félicité (témoin le feu d'enfer qui, selon l'Ecriture, sera éternel), si une vie ne peut être pleinement et véritablement heureuse qu'elle ne soit éternelle, la vie de ces mauvais anges n'était pas bienheureuse, puisqu'elle devait cesser de l'être, soit qu'ils l'aient su, soit qu'ils l'aient ignoré. Dans l'un ou l'autre cas, la crainte ou l'erreur s'opposait à leur parfaite félicité. Et si l'on suppose que, sans être ignorants ou trompés, ils étaient seulement dans le doute sur l'avenir, cela même. était incompatible avec la béatitude parfaite que
1. Cette belle et profonde métaphysique, toute pénétrée de Platon, se retrouve dans les Confessions. Saint Augustin dit à Dieu : « C'est parce que les choses que tu as faites existent que nous les voyons; mais c'est parce que tu les vois qu'elles existent. (Confess., ad calc.) ». -
2. Contre le dualisme des Manichéens.
3. Voyez plus bas, livre XII, ch. 9. - Comp. De Gen. ad litt., n. 32.
(231)
nous attribuons aux bons anges. Quand nous parlons de béatitude, en effet, nous ne restreignons pas tellement l'étendue de ce mol qu'il ne puisse convenir qu'à Dieu seul; et toutefois Dieu seul est heureux en ce sens qu'il ne peut y avoir de béatitude plus grande que la sienne, et celle des anges, appropriée à leur nature, qu'est-elle en comparaison?
CHAPITRE XII.
COMPARAISON DE LA FÉLICITÉ DES JUSTES SUR LA TERRE ET DE CELLE DE NOS PREMIERS PARENTS AVANT LE PÉCHÉ.
Nous ne bornons même pas la béatitude aux bons anges. Et qui oserait nier que nos premiers parents, avant la chute, n'aient été heureux dans le paradis terrestre 1, tout en étant incertains de la durée de leur béatitude, qui aurait été éternelle, s'ils n'eussent point péchés 2 ? Aujourd'hui même, nous n'hésitons point à appeler heureux les bons chrétiens qui, pleins de l'espérance de l'immortalité future, vivent exempts de crimes et de remords, et obtiennent aisément de la miséricorde de Dieu le pardon des fautes attachées à l'humaine fragilité. Et cependant, quelque assurés qu'ils soient du prix de leur persévérance, ils ne le sont pas de leur persévérance même. Qui peut, en effet, se promettre de persévérer jusqu'à la fin, à moins que d'en être assuré par quelque révélation de celui qui, par un juste et mystérieux conseil, ne découvre pas l'avenir à tous, mais qui ne trompe jamais personne? Pour ce qui regarde la satisfaction présente, le premier homme était donc plus heureux dans le paradis que quelque homme de bien que ce soit en cette vie mortelle; mais quant à l'espérance du bien avenir, quiconque est assuré de jouir un jour de Dieu en la compagnie des anges, est plus heureux, quoiqu'il souffre, que ne l'était le premier homme, incertain de sa chute; dans toute la félicité du paradis 3.
1. Comp. De corrept. et grat., lib. X, n. 26.
2. Comp. De Gen. ad litt., lib. XI, n. 24, 25.
3. Le sentiment de saint Augustin sur cette matière est plus développé dans un traité exprès, le De dono perseverantiae , ainsi que dans le De corrept. et grat., passim.
CHAPITRE XIII
TOUS LES ANGES ONT ÉTÉ CRÉÉS DANS UN MÊME ÉTAT DE FÉLICITÉ, DE TELLE SORTE QUE CEUX QUI DEVAIENT DÉCHOIR IGNORAIENT LEUR CHUTE FUTURE, ET QUE LES BONS N'ONT EU LA PRESCIENCE DE LEUR PERSÉVÉRANCE QU'APRÈS LA CHUTE DES MAUVAIS.
Dès lors, il est aisé de Voir que l'union de deux choses constitue la béatitude, objet
légitime des désirs de tout être intelligent : premièrement, jouir sans trouble du bien immuable, qui est Dieu même; secondement, être pleinement assuré d'en jouir toujours. La foi nous apprend que les anges de lumière possèdent cette béatitude, et la raison nous fait conclure que les anges prévaricateurs ne la possédaient pas, même avant leur chute. Cependant on ne peut leur refuser quelque félicité, je veux dire une félicité sans prescience, s'ils ont vécu quelque temps avant leur péché 1. Semble-t-il trop dur de penser que, parmi les anges, les uns ont été créés dais l'ignorance de leur persévérance future ou de leur chute, tandis que les autres ont su de science certaine l'éternité de leur béatitude, et veut-on que tous aient été créés dans une égale félicité, y étant demeurés jusqu'au moment mi quelques-uns ont quitté volontairement la source de leur bonheur? mais il est certes beaucoup plus dur' de croire que les bons anges soient encore, à cette heure, incertains de leur béatitude, et qu'ils ignorent sur eux-mêmes ce que nous avons pu, nous, en apprendre par le témoignage des saintes Ecritures. Car quel chrétien catholique ne sait qu'il ne se fera plus de démons d'aucun des bons anges, comme il ne se fera point de bons anges d'aucun des démons? En effet, la Vérité promet dans l'Evangile aux fidèles chrétiens, qu'ils seront semblables aux anges de Dieu 2, et elle dit en même temps qu'ils jouiront de la vie éternelle 3. Or, si nous devons être un jour certains de ne jamais déchoir de la félicité immortelle, supposez que les anges ne le fussent pas, nous ne serions plus leurs égaux, nous serions leurs supérieurs. Mais la Vérité ne trompe jamais, et puisque nous devons être leurs égaux, il s'ensuit qu'ils sont certains de
1. Cette question est traitée dans le De Gen. ad litt., lib. XI, n. 21-24. - Voyez aussi le De corrept. et grat., n. 10.
2. Matt. XXII, 30. - 3. Matt. XXV, 46.
(232)
l'éternité de leur bonheur. Et comme d'ailleurs les autres anges n'en pouvaient pas être certains, il faut conclure ou que la félicité n'était pas pareille, ou que, si elle l'était, les bons n'ont été assurés de leur bonheur qu'après la chute des autres. Mais, dira-t-on peut-être, est-ce que cette parole de Notre-Seigneur dans l'Evangile touchant le diable « Qu'il était homicide dès le commencement et qu'il n'est point demeuré dans la vérité», ne doit pas s'entendre du commencement de la création? et à ce compte, le diable n'aurait jamais été heureux avec les saints anges, parce que, dès le moment de sa création, il aurait refusé de se soumettre à son Créateur, et c'est aussi dans ce sens qu'il faudrait entendre le mot de l'apôtre saint Jean : « Le diable pèche dès le commencement 2», c'est-à-dire que, dès l'instant de sa création, il aurait rejeté la justice, qu'on ne peut conserver, si l'on ne soumet sa volonté à celle de Dieu. En tout cas, ce sentiment est bien éloigné de l'hérésie des Manichéens et autres fléaux de la vérité, qui prétendent que le diable possède en propre- une nature mauvaise qu'il a reçue d'un principe contraire à Dieu 3 : esprits extravagants, qui ne prennent pas garde que dans cet Evangile dont ils admettent l'autorité aussi bien que nous, Notre-Seigneur ne dit pas : Le diable a été étranger à la vérité, mais: Il n'est point demeuré dans la vérité, ce qui veut dire qu'il est déchu, et certes, s'il y était demeuré, il en participerait encore et serait bienheureux avec les saints anges.
CHAPITRE XIV.
EXPLICATION DE CETTE PAROLE DE L'ÉVANGILE : « LE DIABLE N'EST POINT DEMEURÉ DANS LA VÉRITÉ, PARCE QUE LA VÉRITÉ N'EST POINT EN LUI».
Notre-Seigneur semble avoir voulu répondre à cette question : Pourquoi le diable n'est-il point demeuré dans la vérité? quand il ajoute : « Car la vérité n'est point eu lui 4 ». Or, elle serait en lui , s'il fût demeuré en elle. Cette parole est donc assez extraordinaire, puisqu'elle paraît dire que si le diable n'est point demeuré dans la vérité, c'est que la vérité n'est point en lui; tandis qu'au
1. Jean, VIII, 44. - 2. I Jean, III, 8.
3. Comp. De Gen. ad litt., n. 27 et seq.
4. Jean, VIII, 44.
contraire, ce qui fait que la vérité n'est point en lui, c'est qu'il n'est point demeuré dans la vérité. Cette même façon de parler se retrouve aussi dans un psaume : « J'ai crié, mon Dieu », dit le Prophète, « parce que vous m'avez exaucé 1», au lieu qu'il semble qu'il devait dire : Vous m'avez exaucé, mon Dieu, parce que j'ai crié. Mais il faut entendre que le Prophète, après avoir dit : « J'ai crié », prouve la réalité de son invocation par l'effet qu'elle a obtenu : la preuve que j'ai crié, c'est que vous m'avez exaucé.
CHAPITRE XV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CETTE PAROLE: « LE DIABLE PÈCHE DÉS LE COMMENCEMENT ».
Quant à cette parole de saint Jean : « Le diable pèche dès le commencement 2 », les hérétiques 3 ne comprennent pas que si le péché est naturel, il cesse d'être. Mais que peuvent-ils répondre à ce témoignage d'Isaïe qui , désignant le diable sous la figure du prince de Babylone, s'écrie : « Comment est tombé Lucifer, qui se levait brillant au matin 4 ? » et ce passage d'Ézéchiel 5 : « Tu as joui des délices du paradis, orné de toutes sortes de pierres précieuses 6 ? » Le diable a donc été quelque temps sans péché ; et c'est ce que le prophète lui dit un peu après en termes plus formels: « Tu as marché pur de souillure en tes jours 7». Que si l'on ne peut donner un sens plus naturel à ces paroles, il faut donc entendre par celle-ci : « Il n'est point demeuré dans la vérité», que le diable a été dans la vérité, mais qu'il n'y est pas demeuré ; et quant à cette autre, « que le diable pèche dès le commencement », il ne faut pas entendre qu'il a péché dès le commencement de sa création, mais dès celui de son orgueil. De même, quand nous lisons dans Job, à propos du diable : « Il est le commencement de l'ouvrage de Dieu, qui l'a fait pour le livrer aux railleries de ses anges 8 » ; et ce passage analogue du psaume: « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet »; nous ne devons pas croire que le diable ait été créé primitivement pour être
1. Ps. XVI, 7. - 2. I Jean, III, 8.
3. Ces hérétiques sont évidemment les Manichéens.
4. Isaïe, XIV, 12.
5. Sur ce même passage d'Ezéchiel, comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 32.
6. Ezech. XXVIII, 13, 14. - 7. Ibid. 15.
8. Job, XI, 14.- 8. Ps. CIII, 28.
moqué des anges, mais bien que leurs railleries sont la peine de son péché 1. Il est donc l'ouvrage du Seigneur ; car il n'y a pas de nature si vile et si infime qu'on voudra, même parmi les plus petits insectes, qui ne soit l'ouvrage de celui d'où vient toute mesure, toute beauté, tout ordre, c'est-à-dire ce qui fait l'être et l'intelligibilité de toute chose. A plus forte raison est-il le principe de la créature angélique, qui surpasse par son excellence tous les autres ouvrages de Dieu.
CHAPITRE XVI.
DES DEGRÉS ET DES DIFFÉRENCES QUI SONT ENTRE LES CRÉATURES SELON QU'ON ENVISAGE LEUR UTILITÉ RELATIVE OU L'ORDRE ABSOLU DE LA RAISON.
Parmi les êtres que Dieu a créés, on préfère ceux qui ont la vie à ceux qui ne l'ont pas, ceux qui ont la puissance de la génération ou seulement l'appétit à ceux qui en sont privés. Parmi les vivants, on préfère ceux qui ont du sentiment, comme les animaux, aux plantes, qui sont insensibles; et entre les êtres doués de sentiment, les êtres intelligents, comme les hommes, à ceux qui sont dépourvus d'intelligence, comme les bêtes; et entre les êtres intelligents, les immortels, comme les anges, aux mortels, comme les hommes. Cet ordre de préférence est celui de la nature. Il en est un autre qui dépend de l'estime que chacun fait des choses, selon l'utilité qu'il en tire ; par où il arrive que nous préférons quelquefois certains objets insensibles à des êtres doués de sentiment, et cela à tel point que, s'il ne dépendait que de nous, nous retrancherions ceux-ci de la nature, soit par ignorance du rang qu'ils y tiennent, soit par amour pour notre avantage personnel que nous mettons au-dessus de tout. Qui n'aimerait mieux, par exemple, avoir chez soi du pain que des souris, et des écus que des puces? Et il n'y a pas lieu de s'en étonner, quand on voit tes hommes, dont la nature est si noble, acheter souvent plus cher un cheval ou une pierre précieuse qu'un esclave ou une servante. Ainsi les jugements de la-raison sont bien différents de ceux de la nécessité ou de la volupté : la raison juge des choses en elles-mêmes et selon la vérité, au lieu que la nécessité n'en juge que selon les besoins, et la
1. Comp. De Gen. ad litt., n. 29, 30, 34,35.
volupté selon les plaisirs. Mais la volonté et l'amour sont d'un tel prix dans les êtres raisonnables que , malgré la supériorité des anges sur les hommes selon l'ordre de la nature, l'ordre de la justice veut que les hommes bons soient mis au-dessus des mauvais anges.
CHAPITRE XVII.
LA MALICE N'EST PAS DANS LA NATURE, MAIS CONTRE LA NATURE, ET ELLE A POUR PRINCIPE, NON LE CRÉATEUR, MAIS LA VOLONTE.
C'est donc de la nature du diable et non de sa malice qu'il est question dans ce passage
« Il est le commencement de l'ouvrage de Dieu 1 » ; car la malice, qui est un vice, ne peut se rencontrer que dans une nature auparavant non viciée, et tout vice est tellement contre la nature qu'il en est par essence la corruption. Ainsi, s'éloigner de Dieu ne serait pas un vice, s'il n'était naturel d'être avec Dieu. C'est pourquoi la mauvaise volonté même est une grande preuve de la bonté de la nature. Mais comme Dieu est le créateur parfaitement bon des natures, il est le régulateur parfaitement juste des mauvaises volontés, et il se fait bien servir d'elles, quand elles se servent mal de la bonté naturelle de ses dons. C'est ainsi qu'il a voulu que le diable, qui était bon par sa nature et qui est devenu mauvais par sa volonté, servît de jouet à ses anges, ce qui veut dire que les tentations dont le diable se sert pour nuire aux saints tournent à leur profit. En créant Satan, Dieu n'ignorait pas sa malignité future, et comme il savait d'une manière certaine le bien qu'il devait tirer de ce mal, il a dit par l'organe du Psalmiste : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet a vos anges » , cela signifie que tout en le créant bon, sa providence disposait déjà les moyens de se servir utilement de lui, quand il serait devenu mauvais.
CHAPITRE XVIII.
DE LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS QUI, PAR L'ART DE LA PROVIDENCE, TIRE UNE SPLENDEUR NOUVELLE DE L'OPPOSITION DES CONTRAIRES.
En effet, Dieu n'aurait pas créé un seul ange, que dis-je? un seul homme dont il aurait prévu la corruption , s'il n'avait su en même temps comment il ferait tourner ce
1. Job, XI., 14.
(234)
mal à l'avantage des justes et relèverait la beauté de l'univers par l'opposition des contraires, comme on embellit un poème par les antithèses. C'est, en effet, une des plus brillantes parures du discours que l'antithèse, et si ce mot n'est pas encore passé dans la langue latine, la figure elle-même, je veux dire l'opposition ou le contraste, n'en fait pas moins l'ornement de cette langue ou plutôt de toutes les langues du monde 1. Saint Paul s'en est servi dans ce bel endroit de la seconde épître aux Corinthiens: « Nous agissons en toutes choses comme de fidèles serviteurs de Dieu,... par les armes de justice pour combattre à droite et à gauche, parmi la gloire et l'infamie, parmi les calomnies et les louanges, semblables à des séducteurs et sincères, à des inconnus et connus de tous, toujours près de subir la mort et toujours
vivants, sans cesse frappés, mais non exterminés , tristes et toujours dans la joie, pauvres et enrichissant nos frères, n'ayant rien et possédant tout 2 » Comme l'opposition de ces contraires fait ici la beauté du langage, de même la beauté du monde résulte d'une opposition, mais l'éloquence n'est plus seulement dans les mots, elle est dans les choses. C'est ce qui est clairement exprimé dans ce passage de l'Ecclésiastique : « Le bien est contraire au mal, et la mort à la vie ainsi le pécheur à l'homme pieux; regarde toutes les oeuvres du Très-Haut : elles vont ainsi deux à deux, et l'une contraire à l'autre 3 »
CHAPITRE XIX.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES DE L'ÉCRITURE : « DIEU SÉPARA LA LUMIÈRE DES TÉNÈBRES ».
L'obscurité même de l'Ecriture a cet avantage, que l'on peut d'un passage tirer divers sens, tous conformes à la vérité, tous confirmés par le témoignage de choses manifestes ou par d'autres passages très-clairs, de sorte que, dans le cours d'un long travail, si on ne parvient pas à découvrir le véritable sens du texte, on a du moins l'occasion de proclamer d'autres vérités. C'est pourquoi je crois pouvoir proposer d'entendre par la création de la première lumière la création des anges, et de voir la distinction des bons et des mauvais
1. Comp. Quintilien, Instit. , lib. IX, cap. I, § 81.
2. II Cor. VI, 4, 7, 9 et 10 .-
3. Eccli. XXXIII, I, 15
dans ces paroles : « Dieu sépara la lumière des ténèbres, et nomma la lumière jour et les ténèbres nuit 1 » En effet, celui-là seul a pu les séparer qui a pu prévoir leur chute et connaître qu'ils demeureraient obstinés dans leur présomptueux aveuglement. Quant au jour proprement dit et à la nuit, Dieu les sépara par ces deux grands astres qui frappent nos sens : « Que les astres, dit-il, soient faits dans le firmament du ciel pour luire sur la terre et séparer le jour de la nuit 2 ». Et un peu après : « Dieu fit deux grands astres, l'un plus grand pour présider au jour, et l'autre moindre pour présider à la nuit avec les étoiles; Dieu les mit dans le firmament du ciel pour luire sur la terre, et présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres 3 ». Mais cette lumière, qui est la sainte société des anges, toute éclatante des splendeurs de la vérité intelligible, et ces ténèbres qui lui sont contraires, c'est-à-dire ces esprits corrompus, ces mauvais anges éloignés par leur faute de la lumière de la justice, je répète que celui-là seul pouvait opérer leur séparation, à qui le mal à venir (mal de la volonté, non de la nature) n'a pu être, avant de se produire, douteux ou caché.
CHAPITRE XX.
EXPLICATION DE CE PASSAGE : « ET DIEU VIT QUE LA LUMIÈRE ÉTAIT BONNE ».
Il importe de remarquer aussi qu'après cette parole : « Que la lumière soit faite, et la
lumière fut faite 4 », l'Ecriture ajoute aussitôt : « Et Dieu vit que la lumière était bonne 5 ». Or, elle n'ajoute pas cela après que Dieu eût séparé la lumière des ténèbres et appelé la lumière jour et les ténèbres nuit. Pourquoi? c'est que Dieu aurait paru donner également son approbation à ces ténèbres et à cette lumière. Quant aux ténèbres matérielles, incapables par conséquent de faillir, qui, à l'aide des astres, sont séparées de cette lumière sensible qui éclaire nos yeux, l'Ecriture ne rapporte le témoignage de l'approbation de Dieu qu'après la séparation accomplie : « Et Dieu plaça ces astres dans le firmament du ciel pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit que cela était
1. Gen. I, 4 et 5 .- 2. Ibid. 14.- 3. Ibid. 16, 17 et 18.- 4. Gen. I, 3 .- Ibid. 4.
(235)
bon 1 ». L'un et l'autre lui plut, parce que l'un et l'autre est sans péché. Mais lorsque Dieu eut dit : « Que la lumière soit faite, et la « lumière fut faite : et Dieu vit que la lumière était bonne »; l'Ecriture ajoute aussitôt: « Et Dieu sépara la lumière des ténèbres, et appela la lumière jour et les ténèbres nuit». Elle n'ajoute pas : Et Dieu vit que cela était bon, de peur que l'un et l'autre ne fut nommé bon, tandis que l'un des deux était mauvais, non par nature, mais par son propre vice. C'est pourquoi, en cet endroit, la seule lumière plut au Créateur, et quant aux ténèbres, c'est-à-dire aux mauvais anges, tout en les faisant servir à l'ordre de ses desseins, il ne devait pas les approuver.
CHAPITRE XXI.
DE LA SCIENCE ÉTERNELLE ET IMMUABLE DE DIEU ET DE SA VOLONTÉ, PAR QUI TOUTES SES ŒUVRES LUI ONT TOUJOURS PLU, AVANT D'ÊTRE CRÉÉES, TELLES QU'IL LES A CRÉÉES EN EFFET.
En quel sens entendre ces paroles qui sont répétées après chaque création nouvelle
« Dieu vit que cela était bon », sinon comme une approbation que Dieu donne à son ouvrage fait selon les règles d'un art qui n'est autre que sa sagesse? En effet, Dieu n'apprit pas que son ouvrage était bon, après l'avoir fait, puisqu'il ne l'aurait pas fait s'il ne l'avait connu bon avant de le faire. Lors donc qu'il dit : Cela était bon, il ne l'apprend pas, il l'enseigne. Platon est allé plus loin, quand il dit que Dieu fut transporté de joie après avoir achevé le monde 2. Certes, Platon était trop sage pour croire que la nouveauté de la création eût ajouté à la félicité divine; mais il a voulu faire entendre que l'ouvrage qui avait plu à Dieu avant que de le faire, lui avait plu aussi lorsqu'il fut fait. Ce n'est pas que la science de Dieu éprouve aucune variation et qu'il connaisse de plusieurs façons diverses ce qui est, ce qui a été et ce qui sera. La connaissance qu'il a du présent, du passé et de l'avenir n'a rien de commun avec la nôtre. Prévoir, voir, revoir, pour lui c'est tout un. Il ne passe pas comme nous d'une chose à
1. Gen. I, 17, 18.
2. Allusion à ce sublime passage du Timée : « L'auteur et le père du monde voyant cette image des dieux éternel, en mouvement et vivante, se réjouit, et dans sa joie il pensa à la rendre encore plus semblable à son modèle... » (Trad. franç., tome XI, p. 129 et 130).
une autre en changeant de pensée, mais il contemple toutes choses d'un regard immuable 1. Ce qui est actuellement, ce qui n'est pas encore, ce qui n'est plus, sa présence stable et éternelle embrasse tout. Et il ne voit pas autrement des yeux, autrement de l'esprit, parce qu'il n'est pas composé de corps et d'âme; il ne voit pas aujourd'hui autrement qu'il ne faisait hier ou qu'il ne fera demain, parce que sa connaissance ne change pas, comme la nôtre , selon les différences du temps. C'est de lui qu'il est dit : « Qu'il ne reçoit de changement ni d'ombre par aucune révolution 2 ». Car il ne passe point d'une pensée à une autre, lui dont le regard incorporel embrasse tous les objets comme simultanés. Il connaît le temps d'une connaissance indépendante, du temps, comme il meut les choses temporelles sans subir aucun mouvement temporel. Il a donc vu que ce qu'il avait fait était bon là même où il avait vu qu'il était bon de le faire, et, en regardant son ouvrage accompli, il n'a pas doublé ou accru sa connaissance, comme si elle eût été moindre auparavant, lui dont l'ouvrage n'aurait pas toute sa perfection, si l'accomplissement de sa volonté pouvait ajouter quelque chose à la perfection de sa connaissance. C'est pourquoi, s'il n'eût été question que de nous apprendre quel est l'auteur de la lumière, il aurait suffi de dire : Dieu fit la lumière ; ou si l'Ecriture eût voulu nous faire savoir en outre par quel moyen il l'a faite, c'eût été assez de ces paroles : « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite », car nous aurions su de la sorte que non-seulement Dieu a fait la lumière, mais qu'il l'a faite par sa parole. Mais comme il était important de nous apprendre trois choses touchant la créature qui l'a faite, par quel moyen, et pourquoi elle a été faite, l'Ecriture a marqué tout cela en disant: « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, et Dieu vit que la « lumière était bonne ». Ainsi, c'est Dieu qui a fait toutes choses ; c'est par sa parole qu'il les a faites, et il les a faites parce qu'elles sont bonnes. Il n'y a point de plus excellent ouvrier que Dieu, ni d'art plus efficace que sa parole, ni de meilleure raison de la création que celle-ci: une oeuvre bonne a été produite
1. Voyez le Timée, p. 130 et 131. - Comp. Plotin, Ennéades, V, lib.VIII,cap.8.
2. Jacob, I,17.
(236)
par un bon ouvrier. Platon apporte aussi cette même raison de la création du monde, et dit qu'il était juste qu'une oeuvre bonne fût produite par un Dieu bon 1; soit qu'il ait lu cela dans nos livres, soit qu'il l'ait appris de ceux qui l'y avaient lu, soit que la force de son génie l'ait élevé de la connaissance des ouvrages visibles de Dieu à celle de ses grandeurs invisibles, soit enfin qu'il ait été instruit par ceux qui étaient parvenus à ces hautes vérité 2.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI TROUVENT PLUSIEURS CIÏOSES A REPRENDRE DANS CET UNIVERS, OUVRAGE EXCELLENT D'UN EXCELLENT CRÉATEUR, ET QUI CROIENT A L'EXISTENCE D'UNE MAUVAISE NATURE.
Cependant quelques hérétiques 3 n'ont pas su reconnaître cette raison suprême de la création, savoir, la bonté de Dieu, raison si juste et si convenable qu'il suffit de la considérer avec attention et de la méditer avec piété pour mettre fin à toutes les difficultés qu'on peut élever sur l'origine des choses. Mais on ne veut considérer que les misères de notre corps, devenu mortel et fragile en punition du péché, et exposé ici-bas à une foule d'accidents contraires, comme le feu, le froid, les bêtes farouches et- autres choses semblables. On ne remarque pas combien ces choses sont excellentes dans leur essence, et dans la place qu'elles occupent avec quel art admirable elles sont ordonnées, à quel point elles contribuent chacune en particulier à la beauté de l'univers, et quels avantages elles nous apportent quand nous savons en bien user, en sorte que les poisons mêmes deviennent des remèdes, étant employés à propos, et qu'au contraire les choses qui nous flattent le plus, comme la lumière, le boire et le manger, sont nuisibles par l'abus que l'on en fait. La divine Providence nous avertit par là de ne pas blâmer témérairement
1. Voici les passages du Timée auxquels saint Augustin fait allusion: « Disons la cause qui a porté le suprême Ordonnateur à produire et à composer cet univers. Il était bon, et celui qui est bon n'a aucune espèce d'envie. Exempt d'envie, il a voulu que toutes choses fussent autant que possible semblables à lui-même. Quiconque, instruit par des hommes sages, admettra ceci comme la raison principale de l'origine et de la formation du monde, sera dans le vrai... » Et plus bas : « ... Celui qui est parfait en bonté n'a pu et ne peut rien faire qui ne soit très-bon (Trad. franç., tome XI, page 110) ».
2.Voyez, sur ces différente, hypothèses, le livre VIII, chap. 11. et 12.
3. Evidemment, les Manichéens. Comparez le traité De Genesi contra Manichœos, lib. I, n. 25, 26.
Ses ouvrages, mais d'en rechercher soigneusement l'utilité, et, lorsque notre intelligence se trouve en défaut, de croire que ces choses sont cachées comme l'étaient plusieurs autres que nous avons eu peine à découvrir. Si Dieu permet qu'elles soient cachées, c'est pour exercer notre humilité ou pour abaisser notre orgueil. En effet, il n'y a aucune nature mauvaise, et le mal n'est qu'une privation du bien; mais depuis les choses de la terre jusqu'à celles du ciel, depuis les visibles jusqu'aux invisibles, il en est qui sont meilleures les unes que les autres, et leur existence à toutes tient essentiellement à leur inégalité. Or, Dieu n'est pas moins grand dans les petites choses que dans les grandes; car il ne faut pas mesurer les petites par leur grandeur naturelle, qui est presque nulle, mais par la sagesse de leur auteur. C'est ainsi qu'en rasant un sourcil à un homme on ôterait fort peu de son corps, mais on ôterait beaucoup de sa beauté, parce que la beauté du corps ne consiste pas dans la grandeur de ses membres, mais dans leur proportion. Au reste, il ne faut pas trop s'étonner de ce que ceux qui croient à l'existence d'une nature mauvaise, engendrée d'un mauvais principe, ne veulent pas reconnaître la bonté de Dieu comme la raison de la création du monde, puisqu'ils s'imaginent au contraire que Dieu n'a créé cette machine de l'univers que dans la dernière nécessité, et pour se défendre du mal qui se révoltait contre lui; qu'ainsi il a mêlé sa nature qui est bonne avec celle du mal, afin de le réprimer et de le vaincre; qu'il a bien de la peine à la purifier et à la délivrer, parce que le mal l'a étrangement corrompue, et qu'il ne la purifie pas même tout entière, si bien que cette partie non purifiée servira de prison et de chaîne à son ennemi vaincu. Les Manichéens ne donneraient pas dans de telles extravagances, s'ils étaient convaincus de ces deux vérités: l'une, que la nature de Dieu est immuable, incorruptible, inaltérable; l'autre, que l'âme qui a pu déchoir par sa volonté et ainsi être corrompue par le péché et privée de la lumière de la vérité immuable, l'âme, dis-je, n'est pas une partie de Dieu ni de même nature que la sienne, mais une créature infiniment éloignée de la perfection de son Créateur. (237)
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20 juin 2008 5 20 /06 /juin /2008 13:03

LIVRE ONZIÈME : ORIGINE DES DEUX CITÉS.

Ici commence la seconde partie de l'ouvrage, celle qui a pour objet propre d'exposer l'origine, le progrès et le terme des deux Cités. Saint Augustin montre en premier lieu la lutte de la Cité céleste et de la Cité terrestre préexistant déjà dans la séparation des bons anges et des mauvais anges, et à cette occasion, il traite de la formation du monde, telle qu'elle est décrite par les saintes Ecritures au commencement de la Genèse.

LIVRE ONZIÈME : ORIGINE DES DEUX CITÉS.

CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CETTE PARTIE DE NOTRE OUVRAGE OU NOUS COMMENÇONS D'EXPOSER L'ORIGINE ET LA FIN DES DEUX CITÉS.
CHAPITRE II.
PERSONNE NE PEUT ARRIVER A LA CONNAISSANCE DE DIEU QUE PAR JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
CHAPITRE III.
DE L'AUTORITÉ DE L'ÉCRITURE CANONIQUE, OU VISAGE DE L'ESPRIT DIVIN.
CHAPITRE IV.
LE MONDE N'A PAS ÉTÉ CRÉÉ DE TOUTE ÉTERNITÉ , SANS QU'ON PUISSE DIRE QU'EN LE CRÉANT DIEU AIT FAIT SUCCÉDER UNE VOLONTÉ NOUVELLE A UNE AUTRE VOLONTÉ ANTÉRIEURE.
CHAPITRE V.
IL NE FAUT PAS PLUS SE FIGURER DES TEMPS INFINIS AVANT LE MONDE QUE DES LIEUX INFINIS AU-DELA DU MONDE.
CHAPITRE VI.
LE MONDE ET LE TEMPS ONT ÉTÉ CRÉÉS ENSEMBLE.
CHAPITRE VII.
DE LA NATURE DE CES PREMIERS JOURS QUI ONT EU UN SOIR ET UN MATIN AVANT LA CRÉATION DU SOLEIL.
CHAPITRE VIII.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR LE REPOS DE DIEU APRÈS L'OEUVRE DES SIX JOURS.
CHAPITRE IX.
CE QUE L'ON DOIT PENSER DE LA CRÉATION DES ANGES, D'APRÈS LES TÉMOIGNAGES DE L'ÉCRITURE SAINTE.
CHAPITRE X.
DE L'IMMUABLE ET INDIVISIBLE TRINITÉ, OU LE PÈRE, LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT NE FONT QU'UN SEUL DIEU, EN QUI LA QUALITÉ ET LA SUBSTANCE S'IDENTIFIENT.
CHAPITRE XI.
SI LES ANGES PRÉVARICATEURS ONT PARTICIPÉ A LA BÉATITUDE DONT LES ANGES FIDÈLES ONT JOUI SANS INTERRUPTION DEPUIS QU'ILS ONT ÉTÉ CRÉÉS?
CHAPITRE XII.
COMPARAISON DE LA FÉLICITÉ DES JUSTES SUR LA TERRE ET DE CELLE DE NOS PREMIERS PARENTS AVANT LE PÉCHÉ.
CHAPITRE XIII
TOUS LES ANGES ONT ÉTÉ CRÉÉS DANS UN MÊME ÉTAT DE FÉLICITÉ, DE TELLE SORTE QUE CEUX QUI DEVAIENT DÉCHOIR IGNORAIENT LEUR CHUTE FUTURE, ET QUE LES BONS N'ONT EU LA PRESCIENCE DE LEUR PERSÉVÉRANCE QU'APRÈS LA CHUTE DES MAUVAIS.
CHAPITRE XIV.
EXPLICATION DE CETTE PAROLE DE L'ÉVANGILE : « LE DIABLE N'EST POINT DEMEURÉ DANS LA VÉRITÉ, PARCE QUE LA VÉRITÉ N'EST POINT EN LUI».
CHAPITRE XVI.
DES DEGRÉS ET DES DIFFÉRENCES QUI SONT ENTRE LES CRÉATURES SELON QU'ON ENVISAGE LEUR UTILITÉ RELATIVE OU L'ORDRE ABSOLU DE LA RAISON.
CHAPITRE XVII.
LA MALICE N'EST PAS DANS LA NATURE, MAIS CONTRE LA NATURE, ET ELLE A POUR PRINCIPE, NON LE CRÉATEUR, MAIS LA VOLONTE.
CHAPITRE XVIII.
DE LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS QUI, PAR L'ART DE LA PROVIDENCE, TIRE UNE SPLENDEUR NOUVELLE DE L'OPPOSITION DES CONTRAIRES.
CHAPITRE XIX.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES DE L'ÉCRITURE : « DIEU SÉPARA LA LUMIÈRE DES TÉNÈBRES ».
CHAPITRE XX.
EXPLICATION DE CE PASSAGE : « ET DIEU VIT QUE LA LUMIÈRE ÉTAIT BONNE ».
CHAPITRE XXI.
DE LA SCIENCE ÉTERNELLE ET IMMUABLE DE DIEU ET DE SA VOLONTÉ, PAR QUI TOUTES SES ŒUVRES LUI ONT TOUJOURS PLU, AVANT D'ÊTRE CRÉÉES, TELLES QU'IL LES A CRÉÉES EN EFFET.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI TROUVENT PLUSIEURS CIÏOSES A REPRENDRE DANS CET UNIVERS, OUVRAGE EXCELLENT D'UN EXCELLENT CRÉATEUR, ET QUI CROIENT A L'EXISTENCE D'UNE MAUVAISE NATURE.
CHAPITRE XXIII.
DE L'ERREUR REPROCHÉE A LA DOCTRINE D'ORIGÈNE.
CHAPITRE XXV.
DE LA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.
CHAPITRE XXVI.
L'IMAGE DE LA TRINITÉ EST EN QUELQUE SORTE EMPREINTE DANS L'HOMME, AVANT MÊME QU'IL NE SOIT DEVENU BIENHEUREUX.
CHAPITRE XXVII.
SI NOUS DEVONS AIMER L'AMOUR MÊME PAR LEQUEL NOUS AIMONS NOTRE ÊTRE ET NOTRE CONNAISSANCE, POUR MIEUX RESSEMBLER A LA TRINITÉ.
CHAPITRE XXIX.
DE LA SCIENCE DES ANGES QUI ONT CONNU LA TRINITÉ DANS L'ESSENCE MÊME DE DIEU ET LES CAUSES DES OEUVRES DIVINES DANS L'ART DU DIVIN OUVRIER.
CHAPITRE XXX.
DE LA PERFECTION DU NOMBRE SENAIRE, QUI, LE PREMIER DE TOUS LES NOMBRES, SE COMPOSE DE SES PARTIES.
CHAPITRE XXXI.
DU SEPTIÈME JOUR, QUI EST CELUI OU DIEU SE REPOSE APRÈS L'ACCOMPLISSEMENT DE SES OUVRAGES.
CHAPITRE XXXII.
DE CEUX QUI CROIENT QUE LA CRÉATION DES ANGES A PRÉCÉDÉ CELLE DU MONDE.
CHAPITRE XXXIII.
ON PEUT ENTENDRE PAR LA LUMIÈRE ET LES TÉNÈBRES LES DEUX SOCIÉTÉS CONTRAIRES DES BONS ET DES MAUVAIS ANGES.
CHAPITRE XXXIV.
DE CEUX QUI CROIENT QUE PAR LES EAUX QUE SÉPARA LE FIRMAMENT IL FAUT ENTENDRE LES ANGES, ET DE QUELQUES AUTRES QUI PENSENT QUE LES EAUX N'ONT POINT ÉTÉ CRÉÉES.
CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CETTE PARTIE DE NOTRE OUVRAGE OU NOUS COMMENÇONS D'EXPOSER L'ORIGINE ET LA FIN DES DEUX CITÉS.
Nous appelons Cité de Dieu celle à qui rend témoignage cette Ecriture dont l'autorité divine s'est assujétie toutes sortes d'esprits, non par le caprice des volontés humaines, mais par la disposition souveraine de la providence de Dieu. « On a dit de toi des choses glorieuses, Ô Cité de Dieu1! » Et dans un autre psaume: « Le Seigneur est grand et digne des plus hautes louanges dans la Cité de notre Dieu et sur sa montagne sainte, d'où il accroît les allégresses de toute la terre 2 ». Et un peu après: « Ce que nous avions entendu, nous l'avons vu dans la Cité du Seigneur des armées, dans la Cité de notre Dieu; Dieu l'a fondée pour l'éternité 3 ». Et encore dans un autre psaume: « Un torrent de joie inonde la Cité de Dieu; le Très-Haut a sanctifié son tabernacle; Dieu est au milieu d'elle, elle ne sera point ébranlée4 ». Ces témoignages, et d'autres semblables qu'il serait trop long de rapporter, nous apprennent qu'il existe une Cité de Dieu dont nous désirons être citoyens par l'amour que son fondateur nous a inspiré. Les citoyens de la Cité de la terre préfèrent leurs divinités à ce fondateur de la Cité sainte, faute de savoir qu'il est le Dieu des dieux, non des faux dieux, c'est-à-dire des dieux impies et superbes, qui, privés de la lumière immuable et commune à tous, et réduits à une puissance stérile , s'attachent avec fureur à leurs misérables priviléges pour obtenir des honneurs divins de ceux qu'ils ont trompés et assujétis, mais des dieux saints et pieux qui aiment mieux rester soumis à un seul que de se soumettre aux autres et adorer Dieu que d'être adorés en sa place. J'ai répondu aux ennemis de cette sainte Cité dans les livres
1. Ps. LXXXV, 3.- 2. Ibid. XLVII .- 3. Ibid. 9.- 4. Ibid.- XLV, 5, 6.
précédents, selon les forces que m'a données le Seigneur; je dois maintenant, avec son secours, exposer, ainsi que je l'ai promis, la naissance, le progrès et la fin des deux Cités, de celle de la terre et de celle du ciel, toujours mêlées ici-bas. Voyons d'abord comment elles ont préexisté dans la diversité des anges.
CHAPITRE II.
PERSONNE NE PEUT ARRIVER A LA CONNAISSANCE DE DIEU QUE PAR JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
C'est chose difficile et fort rare, après avoir considéré toutes les créatures corporelles et incorporelles, et reconnu leur instabilité, de s'élever au-dessus d'elles pour contempler la substance immuable de Dieu et apprendre de lui-même que nul autre que lui n'a créé tous les êtres qui diffèrent de lui. Car pour cela Dieu ne parle pas à l'homme par le moyen de quelque créature corporelle, comme une voix qui. se fait entendre aux oreilles en frappant l'air interposé entre celui qui parle et celui qui écoute, ni par quelque image spirituelle, telle que celles qui se présentent à nous dans nos songes et qui ont beaucoup de ressemblance avec les corps, mais il parle par la vérité même, dont l'esprit seul peut entendre ce langage. Il s'adresse à ce que l'homme a de plus excellent et en quoi il ne reconnaît que Dieu qui lui soit supérieur. L'homme, en effet, ainsi que l'enseigne la saine raison, ou à défaut d'elle, la foi, ayant été créé à l'image de Dieu, il est hors de doute qu'il approche d'autant plus de Dieu qu'il s'élève davantage au-dessus des bêtes par cette partie de lui. même supérieure à celles qui sont communes à la bête et à l'homme. Mais comme ce même esprit, naturellement doué de raison et d'intelligence, se trouve incapable, au milieu des vices invétérés qui l'offusquent, non- seulement de jouir de cette lumière immuable, mais même d'en soutenir l'éclat, jusqu'à ce (224) que sa lente et successive guérison le renouvelle et le rende capable d'une si grande félicite, ii fallait qu'au préalable il fût pénétré et purifié par la foi. Et afin que par elle il marchât d'un pas plus ferme vers la vérité, la Vérité même, c'est-à-dire Dieu, Fils de Dieu, fait homme sans cesser d'être Dieu, a fondé et établi cette foi qui ouvre à l'homme la voie du Dieu de l'homme par l'homme-Dieu; car c'est Jésus-Christ homme qui est médiateur entre Dieu et les hommes, et c'est comme homme qu'il est notre médiateur aussi bien que notre voie. En effet, quand il y a une voie entre celui qui marche et le lieu où il veut aller, il peut espérer d'aboutir; mais quand il n'y en a point ou quand il l'ignore, à quoi lui sert de savoir où il faut aller? Or, pour que l'homme ait une voie assurée vers le salut, il faut que le même principe soit Dieu et homme tout ensemble; on va à lui comme Dieu, et comme homme, on va par lui.
CHAPITRE III.
DE L'AUTORITÉ DE L'ÉCRITURE CANONIQUE, OU VISAGE DE L'ESPRIT DIVIN.
Ce Dieu, après avoir parlé autant qu'il l'a jugé à propos, d'abord par les Prophètes, ensuite par lui-même et en dernier lieu par les Apôtres, a fondé en outre 1'Ecriture, dite canonique, laquelle a une autorité si haute et s'impose à notre foi pour toutes les choses qu'il ne nous est pas bon d'ignorer et que nous sommes incapables de savoir par nous-mêmes. Aussi bien, s'il nous est donné de connaître directement les objets qui tombent sous nos sens, il n'en est pas de même pour ceux qui sont placés au-delà de leur portée, et alors il nous faut bien recourir à d'autres moyens d'information et nous en rapporter aux témoins. Hé bien! ce que nous faisons pour les objets des semis, nous devons aussi le faire pour les objets de l'intelligence ou du sens intellectuel. Et par conséquent, nous ne saurions nous empêcher d'ajouter foi, pour les choses invisibles qui ne tombent point sous les sens extérieurs, aux saints qui les ont vues ou aux anges qui les voient sans cesse dans la lumière immuable et incorporelle.
CHAPITRE IV.
LE MONDE N'A PAS ÉTÉ CRÉÉ DE TOUTE ÉTERNITÉ , SANS QU'ON PUISSE DIRE QU'EN LE CRÉANT DIEU AIT FAIT SUCCÉDER UNE VOLONTÉ NOUVELLE A UNE AUTRE VOLONTÉ ANTÉRIEURE.
Le monde est le plus grand de tous les êtres visibles, comme le plus grand de tous les invisibles est Dieu; mais nous voyons le monde et nous croyons que Dieu est. Or, que Dieu ait créé le monde, nous n'en pouvons croire personne plus sûrement que Dieu même, qui dit dans les Ecritures saintes par la bouche du Prophète : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre 1 ». Il est incontestable que le Prophète n'assistait pas à cette création mais la sagesse de Dieu, par qui toutes choses ont été faites 2, était présente ; et c'est elle qui pénètre les âmes des saints, les fait amis et prophètes de Dieu3, et leur raconte ses oeuvres intérieurement et sans bruit. Ils conversent aussi avec les anges de Dieu, qui voient toujours la face du Père et qui annoncent sa volonté à ceux qui leur sont désignés. Du nombre de ces prophètes était celui qui a écrit : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre » , et nous devons d'autant plus l'en croire que le même Esprit qui lui a révélé cela lui a fait prédire aussi, tant de siècles à l'avance, que nous y ajouterions foi.
Mais pourquoi à-t-il plu au Dieu éternel de faire alors le ciel et la terre que jusqu'alors il n'avait pas faits 4 ? Si ceux qui élèvent cette objection veulent prétendre que le monde est éternel et sans commencement, et qu'ainsi Dieu ne l'a point créé, ils s'abusent étrangement et tombent dans une erreur mortelle. Sans parler des témoignages des Prophètes, le monde même proclame en silence, par ses révolutions si régulières et par la beauté de toutes les choses visibles, qu'il a été créé , et qu'il n'a pu l'être que par un Dieu dont la grandeur et la beauté sont invisibles et ineffables. Quant à ceux 5 qui, tout en avouant qu'il est l'ouvrage de Dieu, ne veulent pas lui reconnaître un commencement de durée, mais un simple commencement de création, ce qui se terminerait à dire d'une
1. Gen. I, 1. - 2. Sag. VII, 27. - 3. Matt. XVIII, 10.
4. Cette objection était familière aux Epicuriens, comme nous l'apprend Cicéron (De nat. Deor., lib. I, cap. 9); reprise par les Manichéens, elle a été combattue plusieurs fois par saint Augustin. Voyez De Gen. contra Man., lib. I, n. 3.
5. Saint Augustin s'adresse ici, non plus aux Epicuriens, ou aux Manichéens, mais aux néo-platoniciens d'Alexandrie.
(225)
façon presque inintelligible que le monde a toujours été fait, ils semblent, il est vrai, mettre par là Dieu à couvert d'une témérité fortuite, et empêcher qu'on ne croie qu'il ne lui soit venu tout d'un coup quelque chose en l'esprit qu'il n'avait pas auparavant, c'est-à-dire une volonté nouvelle de créer le monde, à lui qui est incapable de tout changement ; mais je ne vois pas comment cette opinion peut subsister à d'autres égards et surtout à l'égard de l'âme. Soutiendront-ils qu'elle est coéternelle à Dieu? mais comment expliquer alors d'où lui est survenue une nouvelle misère qu'elle n'avait point eue pendant toute l'éternité ? En effet, s'ils disent qu'elle a toujours été dans une vicissitude de félicité et de misère, il faut nécessairement qu'ils disent qu'elle sera toujours dans cet état; d'où s'ensuivra cette absurdité qu'elle est heureuse sans l'être, puisqu'elle prévoit sa misère et sa difformité à venir. Et si elle ne la prévoit pas, si elle croit devoir être toujours heureuse, elle n'est donc heureuse que parce qu'elle se trompe, ce que l'on ne peut avancer sans extravagance. S'ils disent que dans l'infinité des siècles passés elle a parcouru une continuelle alternative de félicité et de misère, mais qu'immédiatement après sa délivrance elle ne sera plus sujette à cette vicissitude, il faut donc toujours qu'ils tombent d'accord qu'elle n'a jamais été vraiment heureuse, qu'elle commencera à l'être dans la suite, et qu'ainsi il lui surviendra quelque chose de nouveau et une chose extrêmement importante qui ne lui était jamais arrivée dans toute l'éternité. Nier que la cause de cette nouveauté n'ait toujours été dans les desseins éternels de Dieu, c'est nier que Dieu soit l'auteur de sa béatitude : sentiment qui serait d'une horrible impiété. S'ils prétendent d'un autre côté que Dieu a voulu, par un nouveau dessein, que l'âme soit désormais éternellement bienheureuse, comment le défendront-ils de cette mutabilité dont ils avouent eux-mêmes qu'il est exempt? Enfin, s'ils confessent qu'elle a été créée dans le temps, mais qu'elle subsistera éternellement, comme les nombres qui ont un commencement et point de fin 1, et qu'ainsi, après avoir éprouvé la misère, elle
1. Les nombres, dit fort bien un savant commentateur de la Cité de Dieu, L. Vivès, les nombres ont un commencement, savoir l'unité; ils n'ont point de fin, en ce sens que la suite des nombres est indéfinie, nul nombre, si grand qu'il soit, n'étant le plus grand possible.
n'y retombera plus, lorsqu'elle sera une fois délivrée, ils avoueront sans doute aussi que cela se fait sans qu'il arrive aucun changement dans les desseins immuables de Dieu. Qu'ils croient donc de même que le monde a pu être créé dans le temps, sans que Dieu en le créant ait changé de dessein et de volonté.
CHAPITRE V.
IL NE FAUT PAS PLUS SE FIGURER DES TEMPS INFINIS AVANT LE MONDE QUE DES LIEUX INFINIS AU-DELA DU MONDE.
D'ailleurs, que ceux qui, admettant avec nous un Dieu créateur, ne laissent pas de nous faire des difficultés sur le moment où a commencé la création, voient comment ils nous satisferont eux-mêmes touchant le lieu où le monde a été créé. De même qu'ils veulent que nous leur disions pourquoi il a été créé à un certain moment plutôt qu'auparavant, nous pouvons leur demander pourquoi il a été créé où il est plutôt qu'autre part. En effet, s'ils s'imaginent avant le monde des espaces infinis de temps, où il ne leur semble pas possible que Dieu soit demeuré sans rien faire, qu'ils s'imaginent donc aussi hors du monde des espaces infinis de lieux; et si quelqu'un juge impossible que le Tout-Puissant soit resté oisif au milieu de tous ces espaces sans bornes, ne sera-t-il pas obligé d'imaginer, comme Epicure, une infinité de mondes, avec cette seule différence qu'Epicure veut qu'ils soient formés et détruits par le concours fortuit des atomes, au lieu que ceux-ci diront, selon leurs principes, que tous ces mondes sont l'ouvrage de Dieu et ne peuvent être détruits. Car il ne faut pas oublier que nous discutons ici avec des philosophes persuadés comme nous que Dieu est incorporel et qu'il a créé tout ce qui n'est pas lui. Quant aux autres, ils ne méritent pas d'avoir part à une discussion religieuse, et si les adversaires que nous avons choisis ont surpassé tous les autres en gloire et en autorité, c'est uniquement pour avoir approché de plus près de la vérité, quoiqu'ils en soient encore fort éloignés. Diront-ils donc que la substance divine, qu'ils ne limitent à aucun lieu, mais qu'ils reconnaissent être tout entière partout (sentiment bien digne de la divinité), est absente de ces grands espaces qui sont hors du monde, et n'occupe que le petit espace où le monde est (226) placé? Je ne pense pas qu'ils soutiennent une opinion aussi absurde. Puis donc qu'ils disent qu'il n'y a qu'un seul monde, grand à la vérité, mais fini néanmoins et compris dans un certain espace, et que c'est Dieu qui l'a créé, qu'ils se fassent à eux-mêmes touchant les temps infinis qui ont précédé le monde, quand ils demandent pourquoi Dieu y est demeuré sans rien faire, la réponse qu'ils font aux autres touchant les lieux infinis qui sont hors du monde, quand on leur demande pourquoi Dieu n'y fait rien. De même, en effet, qu'il ne s'ensuit pas, de ce que Dieu a choisi pour créer le monde un lieu que rien ne rendait plus digne de ce choix que tant d'autres espaces en nombre infinis, que cela soit arrivé par hasard, quoique nous n'en puissions pénétrer la raison, de même on ne peut pas dire qu'il soit arrivé quelque chose de fortuit en Dieu, parce qu'il a fixé à la création un temps plutôt qu'un autre. Que s'ils disent que c'est une rêverie de s'imaginer qu'il y ait hors du monde des lieux infinis , n'y ayant point d'autre lieu que le monde, nous disons de même que c'est une chimère de s'imaginer qu'il y ait eu avant le monde des temps infinis où Dieu soit demeuré sans rien faire, puisqu'il n'y a point de temps avant le monde 1.
CHAPITRE VI.
LE MONDE ET LE TEMPS ONT ÉTÉ CRÉÉS ENSEMBLE.
Si la véritable différence du temps et de l'éternité consiste en ce que le temps n'est pas sans quelque changement et qu'il n'y a point de changement dans l'éternité 2, qui ne voit qu'il n'y aurait point de temps, s'il n'y avait quelque créature dont les mouvements successifs, qui ne peuvent exister simultanément, fissent des intervalles plus longs ou plus courts, ce qui constitue le temps? Et dès lors je ne conçois pas comment on peut dire que Dieu, être éternel et immuable, qui est le créateur et l'ordonnateur des temps, a créé le monde après de longs espaces de temps, à
1. Pour bien entendre ce chapitre, il faut se souvenir qu'il est écrit contre des philosophes qui se déclaraient disciples de Platon, et qui eu même temps soutenaient l'éternité du monde. Saint Augustin se fait une arme contre eux de la cosmologie du Timée, où Platon conçoit le monde comme fini en étendue et ayant une forme précise, la forme sphérique. (Voyez tome XII de la trad. fr., p. 123). si votre monde, dit saint Augustin aux disciples de Platon, est fini dans l'espace, pourquoi ne le serait-il pas dans le temps?
2. Sur le temps et l'éternité, voyez les amples développements où est entré saint Augustin dans les Confessions (livre XI, chap. 13 et suiv.) Voyez aussi son De Gen. ad litt. XV, n. 12.
moins qu'on ne veuille dire aussi qu'avant le monde il y avait déjà quelque créature dont les mouvements mesuraient le temps. Mais puisque 1'Ecriture sainte, dont l'autorité est incontestable, nous assure que « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre 1 » ce qui fait bien voir qu'il n'avait rien créé auparavant, il est indubitable que le monde n'a pas été créé dans le temps, mais avec le temps : car ce qui se fait dans le temps se fait après et avant quelque temps, après le temps passé et avant le temps à venir. Or, avant le monde, il ne pouvait y avoir aucun temps passé, puisqu'il n'y avait point de créature dont les mouvements pussent mesurer le temps. Le monde a donc été créé avec le temps, puisque le mouvement a été créé avec le monde, comme cela est visible par l'ordre même des six ou sept premiers jours, pour lesquels le soir et le matin sont marqués, jusqu'à ce que l'oeuvre des six jours fût accomplie et que le septième jour fût marqué par le grand mystère du repos de Dieu. Maintenant quels sont ces jours ? c'est ce qui nous est très-difficile ou même impossible d'entendre; combien plus de l'expliquer !
CHAPITRE VII.
DE LA NATURE DE CES PREMIERS JOURS QUI ONT EU UN SOIR ET UN MATIN AVANT LA CRÉATION DU SOLEIL.
Nos jours ordinaires n'ont leur soir que par le coucher du soleil et leur matin que par son lever. Or, ces trois premiers jours se sont écoulés sans soleil, puisque cet astre ne fut
1. Gen. 1, I
2. C'est la doctrine du Timée : « Le temps, dit Platon, a donc été fait avec le monde, afin que, nés ensemble, ils finissent aussi ensemble, si jamais leur destruction doit arriver (tome XII de la trad. fr., p. 131) ». - Voici encore un admirable passage du Timée, dont saint Augustin s'est visiblement inspiré dans toute la suite des livres XI et XII de la Cité de Dieu, aussi bien que dans les chapitre, déjà cités des Confessions: « Dieu résolut de faire une image mobile de l'éternité, et par la disposition qu'il mit entre toutes le, parties de l'univers, il fit de l'éternité qui repose dans l'unité. Cette image éternelle, mais divisible, que nous appelons le temps. Avec le monde naquirent les jours, les nuits; les mois et les année qui n'existaient point auparavant. Ce ne sont là que des partie, du temps; le passé, le futur en sont des forme, passagères que, dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance éternelle; car noua avons l'habitude de dire : elle fut, elle est et sera; elle est, voilà ce qu'il faut dire en vérité. Le passé et le futur ne conviennent qu'à la génération qui se succède dans le temps, car ce sont-là des mouvements. Mais la substance éternelle, toujours la même et immuable, ne peut devenir ni plus vieille ni plus jeune, de même qu'elle n'est, ni ne fut, ni ne sera jamais dans le temps. Elle n'est sujette à aucun des accidents que la génération s impose aux choses sensibles, à ces formes du temps qui imite l'éternité et se meut dans un cercle mesuré par le nombre (Ibid., page 130).
(227)
créé que le quatrième jour 1. L'Ecriture nous dit bien que Dieu créa d'abord la lumière 2, et la sépara des ténèbres 3, qu'il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit 4 mais quelle était cette lumière et par quel mouvement périodique se faisait le soir et le matin, voilà ce qui échappe à nos sens et ce que nous devons pourtant croire sans hésiter, malgré l'impossibilité de le comprendre. En effet, ou bien il s'agit d'une lumière corporelle, soit qu'elle réside loin de nos regards, dans les parties supérieures du monde, soit qu'elle ait servi plus tard à allumer le soleil; ou bien ce mot de lumière signifie la sainte Cité composée des anges et des esprits bienheureux dont l'Apôtre parle ainsi : « La Jérusalem d'en haut, notre mère éternelle dans les cieux 5 ». Il dit, en effet, ailleurs: « Vous êtes tous enfants de lumière et enfants du jour; nous ne sommes point les fils de la nuit ni des ténèbres 6». Peut-être aussi pourrait-on dire, en quelque façon, que ce jour a son soir et son matin, dans ce sens que la science des créatures est comme un soir en comparaison de celle du Créateur, mais qu'elle devient un jour et un matin, lorsqu'on la rapporte à sa gloire et à son amour, et, pareillement, qu'elle ne penche point vers la nuit, quand on n'abandonne point le Créateur pour s'attacher à la créature. Remarquez enfin que l'Ecriture, comptant par ordre ces premiers jours, ne se sert jamais du mot de nuit; car elle ne dit nulle part: Il y eut nuit, mais : « Du soir et du matin se fit un jour 7 »; et ainsi du second et du suivant. Aussi bien, la connaissance des choses créées, quand on les regarde en elles-mêmes, a moins d'éclat que si on les contemple dans la sagesse de Dieu comme dans l'art qui les a produites, de sorte qu'on peut l'appeler plus convenablement un soir qu'une nuit; et néanmoins, comme je l'ai dit, si on la rapporte à la gloire et à l'amour du Créateur, elle devient en quelque façon un matin. Ainsi envisagée, la connaissance des choses créées constitue le premier jour en tant qu'elle se connaît elle-même; en tant qu'elle a pour objet le firmament, qui a été placé entre les eaux inférieures et supérieures et a été appelé le ciel, c'est le second jour; appliquée à la terre, à la mer et à toutes les plantes qui tiennent à la terre par leurs
1. Gen. I, 14 et seq. - 2. Ibid. 3.- 3. Ibid. 4. - 4.- Gen. 1,5 .- 5.- Galat. IV, 26 .- 6. I Thess. V, 5.- 7.- Gen. I, 5.
racines, c'est le troisième jour; aux deux grands astres et aux étoiles, c'est le quatrième jour; à tous les animaux engendrés des eaux, soit qu'ils nagent, soit qu'ils volent, c'est le cinquième jour ; enfin, le sixième jour est constitué par la connaissance de tous les animaux terrestres et de l'homme même 1.
CHAPITRE VIII.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR LE REPOS DE DIEU APRÈS L'OEUVRE DES SIX JOURS.
Quand 1'Ecriture dit que Dieu se reposa le septième jour et le sanctifia 2, il ne faut pas entendre cela d'une manière puérile, comme si Dieu s'était lassé à force de travail; Dieu a parlé et l'univers a été fait 3, et cette parole n'est pas sensible et passagère, mais intelligible et éternelle. Le repos de Dieu, c'est le repos de ceux qui se reposent en lui, comme la joie d'une maison, c'est la joie de ceux qui se réjouissent dans la maison, bien que ce ne soit pas la maison même qui cause leur joie. Combien donc sera-t-il plus raisonnable d'appeler cette maison joyeuse, si par sa beauté elle inspire de la joie à ceux qui l'habitent? En sorte qu'on l'appelle joyeuse, non-seulement par cette façon de parler qui substitue le contenant au contenu (comme quand on dit que les théâtres applaudissent, que les prés mugissent, parce que les hommes applaudissent sur les théâtres et que les boeufs mugissent dans les prés), mais encore par cette figure qui exprime l'effet par la cause, comme quand on dit qu'une lettre est joyeuse, pour marquer la joie qu'elle donne à ceux qui la lisent. Ainsi, lorsque le prophète dit que Dieu s'est reposé, il marque fort bien le repos de ceux qui se reposent en Dieu et dont Dieu même fait le repos; et cette parole regarde aussi les hommes pour qui les saintes Ecritures ont été composées; elle leur promet un repos éternel à la suite des bonnes oeuvres que Dieu opère en eux et par eux, s'ils s'approchent d'abord de lui par la foi. C'est ce qui a été pareillement figuré par le repos du sabbat que la loi prescrivait à l'ancien peuple de Dieu, et dont je me propose de parler ailleurs plus au long 4.
1. Ce système d'interprétation est plus amplement développé dans un traité spécial de saint Augustin, le De Genesi ad litteram. Voyez surtout les livres III et IV.
2. Gen. II, 2 et.3. - 3. Gen. I, 5.
3. Sur le sens symbolique du repos de Dieu, voyez le De Gen. ad litt., n. 15 et seq.
(228)
CHAPITRE IX.
CE QUE L'ON DOIT PENSER DE LA CRÉATION DES ANGES, D'APRÈS LES TÉMOIGNAGES DE L'ÉCRITURE SAINTE.
Puisque j'ai entrepris d'exposer la naissance de la sainte Cité en commençant par les saints anges, qui en sont la partie la plus considérable, élite glorieuse qui n'a jamais connu les épreuves du pèlerinage d'ici-bas, je vais avec l'aide de Dieu expliquer, autant qu'il me paraîtra convenable, les témoignages divins qui se rapportent à cet objet. Lorsque l'Ecriture parle de la création du monde, elle n'énonce pas positivement si les anges ont été créés, ni quand ils l'ont été; mais à moins qu'ils n'aient été passés sous silence, ils sont indiqués, soit par le ciel, quand il est dit « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre »; soit par la lumière dont je viens de parler. Ce qui me persuade qu'ils n'ont pas été omis dans le divin livre, c'est qu'il est écrit d'une part que Dieu se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu'il avait faits, et que, d'autre part, la Genèse commence ainsi : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre » , ce qui semble dire que Dieu n'avait rien fait auparavant. Puis donc qu'il a commencé par le ciel et la terre, et que la terre, ajoute l'Ecriture, était d'abord invisible et désordonnée, la lumière n'étant pas encore faite et les ténèbres couvrant la face de l'abîme, c'est-à-dire le mélange confus des éléments, puisque enfin toutes choses ont été successivement ordonnées par une opération qui a duré six jours, comment les anges auraient-ils été omis, eux qui font une partie si considérable de ces ouvrages dont Dieu se reposa le septième jour? Et cependant il faut convenir que, sans avoir été omis, ils ne sont pas marqués d'une manière claire dans ce passage; aussi l'Ecriture s'en explique-t-elle ailleurs en termes de la plus grande clarté. Dans le cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise qui commence ainsi : «Ouvrages du Seigneur, bénissez tous le Seigneur 1», les anges sont nommés immédiatement après, dans le dénombrement de ces ouvrages. Et dans les Psaumes : « Louez le Seigneur dans les cieux; louez-le du haut des lieux sublimes. Louez-le, vous tous qui êtes ses anges; louez-le, vous qui êtes ses
1. Dan. III, 57 et58.
Vertus! Soleil et Lune, louez le Seigneur; étoiles et lumière, louez-le toutes ensemble. Cieux des cieux, louez le Seigneur, et que toutes les eaux qui sont au-dessus des cieux louent son saint nom; car il a dit, et toutes choses ont été faites : il a commandé, et elles ont été créées 1 ». Les anges sont donc évidemment un des ouvrages de Dieu. Le texte divin le déclare, quand après avoir énuméré toutes les choses célestes, il est dit de l'ensemble: Dieu a parlé, et tout a été fait. Osera-t-on prétendre maintenant que la création des anges est postérieure à l'oeuvre des six jours? Cette folle hypothèse est confondue par l'Ecriture, où Dieu dit: « Quand les astres ont été créés, tous mes anges m'ont béni à haute voix 2 ». Les anges étaient donc déjà, quand furent faits les astres. Les astres, il est vrai, n'ont été créés que le quatrième jour:
en conclurons-nous que les anges ont été créés le troisième ? nullement; car l'emploi de jour est connu : les eaux furent séparées la terre; ces deux éléments reçurent les espèces d'animaux qui leur conviennent, et la terre produisit tout ce qui lient à elle par des racines. Remonterons-nous au second jour? pas davantage; car en ce jour le firmament fut créé entre les eaux supérieures et inférieures; il reçut le nom de ciel, et ce fut dans son enceinte que les astres furent créés le quatrième jour. Si donc les anges doivent être comptés parmi les ouvrages des six jours, ils sont certainement cette lumière qui est appelée jour et dont l'Ecriture marque l'unité 3 en ne l'appelant pas le premier jour (dies primus), mais un jour (dies unus). Car le second jour, le troisième et les suivants ne sont pas d'autres jours, mais ce jour unique 4, qui a été ainsi répété pour accomplir le nombre six ou le nombre sept, dont l'un figure la connaissance des oeuvres de Dieu, et l'autre celle de son repos. En effet, quand Dieu a dit: Que la lumière soit et la lumière fut, s'il est
1.Ps. CXLVIII, 1-5. - 2. Job, XXXVIII, 7.
2. Voyez le texte de la Vulgate.
3. La plupart des théologiens grecs, d'accord sur ce point avec les philosophes platoniciens, pensent, dit Vivès, que les êtres spirituels ont été créés avant les êtres corporels et qu'ils ont même servi au créateur, comme ministres, à composer le reste de l'univers. Telle n'est point la doctrine des Pères latins; saint Jérôme est le seul peut-être qui fasse exception; tous le, autres, notamment saint Ambroise, Bède, Cassiodore, enseignent, comme saint Augustin, que tous les êtres ont été produits à la fois par le Créateur, sentiment qui parait autorisé avec une force singulière par ce mot de l'Ecclésiastique : « Celui qui vit dans l'éternité a créé à la fois toutes choses (XVIII, 31) ». Sain Basile s'est rangé, en cette occasion, du côté des Pères latins.
(229)
raisonnable d'entendre par là la création des anges, ils ont été certainement créés participants de la lumière éternelle, qui est la sagesse immuable de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, et que nous appelons son Fils unique; et s'ils ont été éclairés de cette lumière qui les avait créés, ç'a été pour devenir eux-mêmes lumière et être appelés jour par la participation de cette lumière et de ce jour immuable qui est le Verbe de Dieu, par qui eux et toutes choses ont été créés. La vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde 1 éclaire pareillement tout ange pur, afin qu'il soit lumière, non en soi, mais en Dieu; aussi tout ange qui s'éloigne de Dieu devient-il impur, comme sont tous ceux qu'on nomine esprits immondes, lorsqu'ils ne sont plus lumière dans le Seigneur, mais ténèbres en eux-mêmes, parce qu'ils sont privés de la participation de la lumière éternelle. En effet, le mal n'est point une substance, mais on a appelé mal la privation du bien 2.
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16 juin 2008 1 16 /06 /juin /2008 18:49
Henri Grouès dit l'abbé Pierre
né à Lyon le 5 août 1912
mort à Paris le 22 janvier 2007



Acrylique de Michelle Paulet de Puget-Théniers (06260)




Nouveau Testament
 Première Épître aux Corinthiens

13:1. Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas l'amour, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit.

13:2. Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien.

13:3. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas l'amour, cela ne me sert à rien.

13:4. L'amour est patient, il est plein de bonté ; l'amour n'est point envieux, l'amour ne se vante point, il ne s'enfle point d'orgueil,

13:5. Il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche point son intérêt, il ne s'irrite point, il ne soupçonne point le mal,

13:6. Il ne se réjouit point de l'injustice, mais il se réjouit de la vérité ;

13:7. Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout.

13:8. L'amour ne périt jamais. Les prophéties seront abolies, les langues cesseront, la connaissance sera abolie.

13:9. Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie,

13:10. Mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel sera aboli.

13:11. Lorsque j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant.

13:12. Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.

13:13. Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, l'amour ; mais la plus grande de ces choses, c'est l'amour.

Passage de la Bible péféré de l'abbé Pierre.


Texte audio MP3 de Saint-Paul

 


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16 juin 2008 1 16 /06 /juin /2008 11:58

CHAPITRE XXIV.

DU PRINCIPE UNIQUE ET VÉRITABLE QUI SEUL PURIFIE ET RENOUVELLE LÀ NATURE HUMAINE.
Lors donc que nous parlons de Dieu, nous n'affirmons point deux ou trois principes, pas plus que nous n'avons le droit d'affirmer deux ou trois dieux; et toutefois, en affirmant tour a tour le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous disons de chacun qu'il est Dieu. Car nous ne tombons pas dans l'hérésie des Sabelliens 1, qui soutiennent que le Père est identique au Fils, et que le Saint-Esprit est identique au Fils et au Père; nous disons, nous, que le Père est le Père du Fils, que le Fils est le Fils du Père, et que le Saint-Esprit est l'Esprit du Père et du Fils, sans être ni le Père, ni le Fils. Il est donc vrai de dire que le Principe seul purifie l'homme, et non les Principes, comme l'ont soutenu les Platoniciens. Mais Porphyre, soumis à ces puissances envieuses dont il rougissait sans oser les combattre, ouvertement, n'a pas voulu reconnaître que le Seigneur Jésus-Christ est le principe qui nous purifie par son incarnation. Il l'a sans doute méprisé dans la chair qu'il a revêtue pour accomplir le sacrifice destiné à nous purifier; grand mystère que n'a point compris Porphyre, par un effet de cet orgueil que le bon, le vrai
1. Sabellius, et avant lui Noét et Praxée, réduisaient la distinction des personnes de la sainte Trinité à une distinction nominale. Cette hérésie a été condamnée par le concile de Constantinople en 38l.
(212)
Médiateur a vaincu par son humilité, prenant la nature mortelle pour se montrer à des êtres mortels, tandis que les faux et méchants médiateurs, fiers de n'être pas sujets à la mort, se sont exaltés dans leur orgueil, et par le prestige de leur immortalité ont fait espérer à des êtres mortels un secours trompeur. Ce bon et véritable Médiateur a donc montré que le mal consiste dans le péché, et non dans la substance ou la nature de la chair, puisqu'il a pris la chair avec l'âme de l'homme sans prendre le péché, puisqu'il a vécu dans cette chair, et qu'après l'avoir quittée par la mort, il l'a reprise transfigurée dans sa résurrection. Il a montré aussi que la mort même, peine du péché, qu'il a subie pour nous sans avoir péché, ne doit pas être évitée par le péché, mais plutôt supportée à l'occasion pour la justice car s'il a eu la puissance de racheter nos péchés par sa mort, c'est qu'il est mort lui-même et n'est pas mort par son péché. Mais Porphyre n'a point connu le Christ comme Principe; car autrement il l'eût connu comme purificateur. Le Principe, en effet, dans le Christ, ce n'est pas la chair ou l'âme humaine, mais bien le Verbe par qui tout a été fait. D'où il suit que la chair du Christ ne purifie point
par elle-même, mais par le Verbe qui a pris cette chair, quand « le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous 1 ». C'est pourquoi, quand Jésus parlait clans un sens mystique de la manducation de sa chair, plusieurs qui l'écoutaient sans le comprendre s'étant retirés en s'écriant : « Ces paroles sont dures; est-il possible de les écouter ? » il dit à ceux qui restèrent auprès de lui : « C'est l'esprit qui « vivifie; la chair ne sert de rien 2 ». Il faut conclure que c'est le Principe qui, en prenant une chair et une âme, purifie l'âme et la chair des fidèles, et voilà le sens de la réponse de Jésus aux Juifs qui lui demandaient qui il était : « Je suis le Principe 3 » . Nous-mêmes, faibles que nous sommes, charnels et pécheurs, nous ne pourrions, enveloppés dans les ténèbres de l'ignorance, comprendre cette parole, si le Christ ne nous avait doublement purifiés et par ce que nous étions et par ce que nous n'étions pas ; car nous étions hommes, et nous n'étions pas justes, et dans l'Incarnation il y a l'homme, mais juste et sans péché. Voilà le Médiateur qui nous a tendu la main pour nous relever, quand nous
1. Jean, I,14. - 2. Jean, VI, 61, 64.- 3. Jean, VIII, 25.
étions tombés et gisants par terre ; voilà la semence organisée par le ministère des anges 1, promulgateurs de la loi qui contenait tout ensemble le commandement d'obéir à un seul Dieu et la promesse du médiateur à venir.
CHAPITRE XXV.
TOUS LES SAINTS QUI ONT VÉCU SOUS LA LOI ÉCRITE ET DANS LES TEMPS ANTÉRIEURS ONT ÉTÉ JUSTIFIÉS PAR LA FOI EN JÉSUS-CHRIST.
C'est par leur foi en ce mystère, accompagnée de la bonne vie, que les justes des anciens jours ont pu être purifiés, soit avant la loi de Moïse (car en ce temps Dieu et les anges leur servaient de guides), soit même sous cette loi, bien qu'elle ne renfermât que des promesses temporelles, simple figure de promesses plus hautes, ce qui a fait donner à la loi de Moïse le nom d'Ancien Testament. Il y avait alors, en effet, des Prophètes dont la voix, comme celle des anges, publiait la céleste promesse, et de ce nombre était celui dont j'ai cité plus haut cette divine sentence touchant le souverain bien de l'homme: « Être uni à Dieu, voilà mon bien 2 ». Le psaume d'où elle est tirée distingue assez clairement les deux Testaments, l'ancien et le nouveau; car le prophète dit que la vue de ces impies qui nagent dans l'abondance des biens temporels a fait chanceler ses pas, comme si le culte fidèle qu'il avait rendu à Dieu eût été chose vaine, en présence de la félicité des contempteurs de la loi. Il ajoute qu'il s'est longtemps consumé à comprendre ce mystère, jusqu'au jour où, entré dans le sanctuaire de Dieu , il a vu la fin de cette trompeuse félicité. Il a compris alors que ces hommes, par cela même qu'ils se sont élevés, ont été abaissés, qu'ils ont péri à cause de leurs iniquités, et que ce comble de félicité temporelle a été comme le songe d'un homme qui s'éveille et tout à coup se trouve privé des joies dont le berçait un songe trompeur. Et comme dans cette cité de la terre, ils étaient pleins du sentiment de leur grandeur, le Psalmiste parle ainsi: « Seigneur, vous anéantirez leur image dans votre Cité 3 ». Il montre toutefois combien il lui a été avantageux de n'attendre les biens mêmes de la terre que du seul vrai Dieu, quand il dit: « Je suis devenu - semblable, devant vous, à une bête
1. Galat. III, 19. - 2. Ps. LXXII,28. - 3. Ibid. 20.
(213)
brute, et je demeure toujours avec vous 1 » Par ces mots, semblable à une bête brute, le Prophète s'accuse de n'avoir pas eu l'intelligence de la parole divine, comme s'il disait : Je ne devais vous demander que les choses qui ne pouvaient m'être communes avec les impies, et non celles dont je les ai vus jouir avec abondance, alors que le spectacle de leur félicité était un scandale à mes faibles yeux. Toutefois le Prophète ajoute qu'il n'a pas cessé d'être avec le Seigneur, parce qu'en désirant les biens temporels il ne les a pas demandés à d'autres que lui. Il poursuit en ces termes « Vous m'avez soutenu par la main droite, me conduisant selon votre volonté, et me faisant marcher dans la gloire 2 » ; marquant par ces mots, la main droite, que tous les biens possédés par les impies, et dont la vue l'avait ébranlé, sont choses de la gauche de Dieu. Puis il s'écrie « Qu'y a-t-il au ciel et sur la terre que je désire, si ce n'est vous 3 ? » il se condamne lui-même; il se reproche, ayant au ciel un si grand bien, mais dont il n'a eu l'intelligence que plus tard, d'avoir demandé à Dieu des biens passagers, fragiles, et pour ainsi dire une félicité de boue. « Mon coeur et ma chair, dit-il, sont tombés en défaillance, ô Dieu de mon coeur 4 !» Heureuse défaillance, qui fait quitter les choses de la terre pour celles du ciel ! ce qui lui fait dire ailleurs: « Mon âme, enflammée de désir, tombe en défaillance dans la maison du Seigneur 5 ». Et dans un autre endroit: « Mon âme est tombée en défaillance dans l'attente de votre salut 6 ». Néanmoins, après avoir dit plus haut: Mon coeur et ma chair sont tombés en défaillance, il n'a pas ajouté: Dieu de mon coeur et de ma chair, mais seulement: Dieu de mon coeur, parce que c'est le coeur qui purifie la chair. C'est pourquoi Notre-Seigneur a dit: « Purifiez d'abord le dedans, et le « dehors sera pur 7 ». Le Prophète continue et déclare que Dieu même est son partage, et non les biens qu'il a créés : « Dieu de mon coeur, dit-il, Dieu de mon partage pour toujours 8 »; voulant dire par là que, parmi tant d'objets où s'attachent les préférences des hommes, il trouve Dieu seul digne de la sienne. « Car », poursuit-il, « voilà que ceux « qui s'éloignent de vous périssent, et vous avez
1. Ps. LXXII, 22. - 2. Ibid. 23. - 3. Ibid. 24. - 4 Ibid. 25. - 5. Ps. LXXXIII, 3. - 6. Ibid. CXVIII, 81. - 7. Matt. XXIII, 26. - 8. Ps. LXXII, 25.
condamné à jamais toute âme adultère 1 ». Entendez toute âme qui se prostitue à plusieurs dieux. Ici, en effet, se place ce mot qui nous a conduit à citer fout le reste : « Être uni à Dieu, voilà mon bien » ; c'est-à-dire, mon bien est de ne point m'éloigner de Dieu, de ne point me prostituer à plusieurs divinités. Or, en quel temps s'accomplira cette union parfaite avec Dieu? alors seulement que tout ce qui doit être affranchi en nous sera affranchi. Jusqu'à ce moment, qu'y a-t-il à faire? ce qu'ajoute le Psalmiste: « Mettre son espérance «en Dieu2 ». Or, comme l'Apôtre nous l'enseigne: « Lorsqu'on voit ce qu'on a espéré, ce n'est plus espérance. Car, qui espère ce qu'il voit déjà? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons d'un coeur patient 3 ». Soyons donc fermes dans cette espérance, suivons le conseil du Psalmiste et devenons, nous aussi, selon notre faible pouvoir, les anges de Dieu, c'est-à-dire ses messagers, annonçant sa volonté et glorifiant sa gloire et sa grâce : « Afin de chanter vos louanges, ô mon Dieu, devant les portes de la fille de Sion 4 ». Sion, c'est la glorieuse Cité de Dieu, celle qui ne connaît et n'adore qu'un seul Dieu, celle qu'ont annoncée les saints anges qui nous invitent à devenir leurs concitoyens. ils ne veulent pas que nous les adorions comme nos dieux, mais que nous adorions avec eux leur Dieu et le nôtre. Ils ne veulent pas que nous leur offrions des sacrifices, mais que nous soyons comme eux un sacrifice agréable à Dieu. Ainsi donc, quiconque y réfléchira sans coupable obstination, rie doutera pas que tous ces esprits immortels et bienheureux, qui, loin de nous porter envie (car ils ne seraient pas heureux, s'ils étaient envieux), nous aiment au contraire et veulent que nous partagions leur bonheur, ne nous soient plus favorables, si nous adorons avec eux un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, que si nous leur offrions à eux-mêmes notre adoration et nos sacrifices.
CHAPITRE XXVI.
DES CONTRADICTIONS DE PORPHYRE FLOTTANT INCERTAIN ENTRE LA CONFESSION DU VRAI DIEU ET LE CULTE DES DÉMONS.
J'ignore comment cela se fait, mais il me semble que Porphyre rougit pour ses amis les
1. Ps. LXXII, 26. - 2. Ibid. 27.- 3. Rom. VIII, 24 et 25. - 4. Ps. LXII, 28.
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théurges. Car enfin tout ce que je viens dire, il le savait, mais il n'était pas libre de le maintenir résolument contre le culte de plusieurs dieux. Il dit, en effet, qu'il y a des anges qui descendent ici-bas pour initier les théurges à la science divine, et que d'autres y viennent annoncer la volonté du Père et révéler ses profondeurs. Je demande s'il est croyable que ces anges, dont la fonction est d'annoncer la volonté du Père, veuillent nous forcer à reconnaître un autre Dieu que celui dont ils annoncent la volonté. Aussi Porphyre lui-même nous conseille-t-il excellemment de les imiter plutôt que de les invoquer. Nous ne devons donc pas craindre d'offenser ces esprits bienheureux et immortels, entièrement soumis à un seul Dieu, en ne leur sacrifiant pas ; car ils savent que le sacrifice n'est dû qu'au seul vrai Dieu dont la possession fait leur bonheur, et dès lors ils n'ont garde de le demander pour eux, ni en figure, ni en réalité. Cette usurpation insolente n'appartient qu'aux démons superbes et malheureux, et rien n'en est plus éloigné que la piété des bons anges unis à Dieu sans partage et heureux par cette union. Loin de s'arroger le droit de nous dominer, ils nous aident dans leur bienveillance sincère à posséder le vrai bien et à partager en paix leur propre félicité.
Pourquoi donc craindre encore, ô philosophe ! d'élever une voix libre contre des puissances ennemies des vertus véritables et des dons du véritable Dieu? Déjà tu as su distinguer les anges qui annoncent la volonté de Dieu d'avec ceux qu'appelle je ne sais par quel art l'évocation du théurge. Pourquoi élever ainsi ces esprits impurs à l'insigne honneur de révéler des choses divines? Et comment seraient-ils les interprètes des choses divines, ceux qui n'annoncent pas La volonté du Père? Ne sont-ce pas ces mêmes esprits qu'un envieux magicien a enchaînés par ses conjurations pour les empêcher de purifier une âme 1, sans qu'il fût possible, c'est toi qui le dis, à un théurge vertueux de rompre ces chaînes et de replacer cette âme sous sa puissance? Quoi ! tu doutes encore que ce ne soient de mauvais démons! Mais non, tu feins sans doute de l'ignorer; tu ne veux pas déplaire aux théurges vers lesquels t'a enchaîné une curiosité décevante et qui t'ont transmis comme un don précieux cette science
1. Voyez plus haut, chap. 9 du livre X.
pernicieuse et insensée. Oses-tu bien élever au-dessus de l'air et jusqu'aux régions sidérales ces puissances ou plutôt ces pestes moins dignes du nom de souveraines que de celui d'esclaves, et ne vois-tu pas qu'en faire les divinités du ciel, c'est infliger au ciel un opprobre!
CHAPITRE XXVII.
PORPHYRE S'ENGAGE DANS L'ERREUR PLUS AVANT QU'APULÉE ET TOMBE DANS L'IMPIÉTÉ.
Combien l'erreur d'Apulée, platonicien comme toi, est moins choquante et plus supportable ! Il n'attribue les agitations de l'âme humaine et la maladie des passions qu'aux démons qui habitent au-dessous du globe de la lune, et encore hésite-t-il dans cet aveu qu'il fait touchant des êtres qu'il honore; quant aux dieux supérieurs, à ceux qui habitent l'espace éthéré, soit visibles, comme le soleil , la lune et les autres astres que nous contemplons au ciel, soit invisibles, comme Apulée en suppose, il s'efforce de les purifier de la souillure des passions. Ce n'est donc pas à l'école de Platon, mais à celle de tes maîtres Chaldéens que tu as appris à élever les vices des hommes jusque dans les régions de l'empyrée et sur les hauteurs sublimes du firmament, afin que les théurges aient un moyen d'obtenir des dieux la révélation des choses divines. Et cependant, ces choses divines, tu te mets au-dessus d'elles par ta vie intellectuelle 1, ne jugeant pas qu'en ta qualité de philosophe les purifications théurgiques te soient nécessaires. Elles le sont aux autres, dis-tu, et afin sans doute de récompenser tes maîtres, tu renvoies aux théurges tous ceux qui ne sont pas philosophes, non pas, il est vrai, pour être purifiés dans la partie intellectuelle de l'âme, car la théurgie, tu l'avoues, ne porte pas jusque-là, mais pour l'être au moins dans la partie spirituelle. Or, comme le nombre des âmes peu capables de philosophie est sans comparaison le plus grand, tes écoles secrètes et illicites seront plus fréquentées que celles de Platon. Ils t'ont sans doute promis, ces démons impurs, qui veulent passer pour des dieux célestes et dont tu t'es fait le messager et le
1. Voyez plus haut, ch. 9, la distinction établie par Porphyre entre la partie simplement spirituelle de l'âme et la partie intellectuelle et supérieure.
héraut 1, ils t'ont promis que les âmes purifiées par la théurgie, sans retourner au Père, à la vérité, habiteraient au-dessus de l'air parmi les dieux célestes. Mais tu ne feras pas accepter ces extravagances à ce nombre immense de fidèles que le Christ est venu délivrer de la domination des démons. C'est en lui qu'ils trouvent la vraie purification infiniment miséricordieuse, celle qui embrasse l'âme, l'esprit et le corps. Car, pour guéri-r tout l'homme de la peste du péché, le Christ a revêtu sans péché l'homme tout entier. Plût à Dieu que tu l'eusses connu, ce Christ, lui donnant ton âme à guérir plutôt que de te confier en ta vertu, infirme et fragile comme toute chose humaine et en ta pernicieuse curiosité. Celui-là ne t'aurait pas trompé, puisque vos oracles, par toi-même cités, le déclarent saint et immortel. C'est de lui, en effet, que parle le plus illustre des poètes, dans ces vers qui n'ont qu'une vérité prophétique, étant tracés pour un autre personnage, mais qui s'appliquent très-bien au Sauveur:
« Par toi, s'il reste quelque trace de notre crime, elle s'évanouira, laissant le monde affranchi de sa perpétuelle crainte 2 ».
Par où le poëte veut dire qu'à cause de l'infirmité humaine, les plus grands progrès dans la justice laissent subsister, sinon les crimes, au moins de certaines traces que le Sauveur seul peut effacer. Car c'est au Sauveur seul que se rapportent ces vers, et Virgile nous fait assez entendre qu'il ne parle pas en son propre nom par ces mots du début de la même églogue :
« Voici qu'est arrivé le dernier âge prédit par la sibylle de Cumes ».
C'est dire ouvertement qu'il va parler d'après la sibylle. Mais les théurges, ou plutôt les démons, qui prennent la figure des dieux, souillent bien plutôt l'âme par leurs vains fantômes qu'ils ne la purifient. Eh! comment la purifieraient-ils, puisqu'ils sont l'impureté même! Sans cela, il ne serait pas possible à un magicien envieux de les enchaîner par ses incantations et de les contraindre, soit par crainte, soit par envie, à refuser à une âme souillée le bienfait imaginaire de la purification. Mais il me suffit de ce double aveu que
1. Eusèbe adresse à Porphyre les mêmes reproches (Prœpar. evang., lib. IV, cap. 4, 9 et 10).
2. Virgile, Eglog., IV, vers 13 et 14.
les opérations théurgiques ne peuvent rien sur l'âme intellectuelle, c'est-à-dire sur notre entendement, et que, si elles purifient la partie spirituelle et inférieure de l'âme, elles sont incapables de lui donner l'immortalité et l'éternité. Le Christ, au contraire, promet la vie éternelle, et c'est pourquoi le monde entier court à lui, en dépit de vos colères et en dépit aussi de vos étonnements et de vos stupeurs. A quoi te sert, Porphyre, d'avoir été forcé de convenir que la théurgie est une ,source d'illusions où le plus grand nombre puise une science aveugle et folle, et que l'erreur la plus certaine, c'est de recourir par des sacrifices aux anges et aux puissances? Cet aveu à peine fait, comme situ craignais d'avoir perdu ton temps avec les théurges, tu leur renvoies la masse du genre humain, pour qu'ils aient à purifier dans leur âme spirituelle ceux qui ne savent pas vivre selon leur âme intellectuelle!
CHAPITRE XXVIII.
QUELS CONSEILS ONT AVEUGLÉ PORPHYRE ET L'ONT EMPÊCHÉ DE CONNAÎTRE LA VRAIE SAGESSE, QUI EST JÉSUS-CHRIST.
Ainsi tu jettes les hommes dans une erreur manifeste, et un si grand mal ne te fait pas rougir, et tu fais profession d'aimer la vertu et la sagesse! Si tu les avais véritablement aimées, tu aurais connu le Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu, et l'orgueil d'une science vaine ne t'aurait pas poussé à te révolter contre son humilité salutaire. Tu avoues cependant que l'âme spirituelle elle-même peut être purifiée par la seule vertu de la continence 1, sans le secours de ces arts théurgiques et de ces télètes 2 où tu as consommé vainement tes études. Tu vas jusqu'à dire quelquefois que les télètes ne sauraient élever l'âme après la mort, de sorte qu'à ce compte la théurgie ne servirait de rien au-delà de cette vie, même pour la partie spirituelle de l'âme; et cet aveu ne t'empêche pas de revenir en mille façons sur ces pratiques mystérieuses, sans que je puisse te supposer un autre but que de paraître habile en théurgie, de plaire aux esprits déjà séduits par ces arts illicites, et d'en inspirer aux autres la curiosité.
1. Voyez Porphyre, De abstin., lib. II, cap. 32. - Comp. Platon, Charmide, page 156 seq. -
2. Sur les Télètes, voyez plus haut, ch. 9.
(216)
Je te sais gré du moins d'avoir déclaré que la théurgie est un art redoutable, soit à cause des lois qui l'interdisent, soit par la nature même de ses pratiques. Et plût à Dieu que cet avertissement fût entendu de ses malheureux partisans et les fit tomber ou s'arrêter devant l'abîme! Tu dis à la vérité qu'il n'y a point de télètes qui guérissent de l'ignorance et de tous les vices qu'elle amène avec soi, et que cette guérison ne peut s'accomplir que par le Patrikon Noun, c'est-à-dire par l'intelligence du Père, laquelle a conscience de sa volonté; mais tu ne veux pas croire que le Christ soit cette Intelligence du Père, et tu le méprises à cause du corps qu'il a pris d'une femme et de l'opprobre de la croix; car ta haute sagesse, dédaignant et rejetant les choses viles, n'aime à s'attacher qu'aux objets les plus relevés. Mais lui, il est venu pour accomplir ce qu'avaient dit de lui les véridiques Prophètes : « Je détruirai la sagesse des sages, et j'anéantirai la prudence des prudents ». Il ne détruit pas en effet, il n'anéantit pas la sagesse qu'il a donnée aux hommes, mais celle qu'ils s'arrogent et qui ne vient pas de lui. Aussi l'Apôtre, après avoir rapporté ce témoignage des Prophètes, ajoute : «Où sont les sages? où sont les docteurs de la loi? où sont les esprits curieux des choses du siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde? Car le monde avec sa sagesse n'ayant point reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles, et les Gentils cherchent la sagesse, et nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs et une folie pour les Gentils, mais qui pour tous les appelés, Juifs ou Gentils, est la vertu et la sagesse de Dieu; car ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui paraît faible en Dieu est plus puissant que les hommes 2 ». C'est cette folie et cette faiblesse apparentes que méprisent ceux qui se croient forts et sages par leur propre vertu; mais c'est aussi cette grâce qui guérit les faibles et tous ceux qui, au lieu de s'enivrer d'orgueil dans leur fausse béatitude, confessent leur trop réelle misère d'un coeur plein d'humilité.
1. Abd. 8 ; Isa. XXIX, 14.
2. I Cor. I, 20-25.
CHAPITRE XXIX.
DE L'INCARNATION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST REPOUSSÉE PAR L'ORGUEIL IMPIE DES PLATONICIENS.
Tu reconnais hautement le Père, ainsi que son Fils que tu appelles l'intelligence du Père, et enfin un troisième principe, qui tient le milieu entre les deux autres et où il semble que tu reconnaisses le Saint-Esprit. Voilà, pour dire comme vous, les trois dieux. Si peu exact que soit ce langage, vous apercevez pourtant, comme à travers l'ombre d'un voile, le but où il faut aspirer; mais le chemin du salut, mais le Verbe immuable fait chair, qui seul peut nous élever jusqu'à ces objets de notre foi où notre intelligence n'atteint qu'à peine, voilà ce que vous mie voulez pas reconnaître. Vous entrevoyez, quoique de loin et d'un oeil offusqué par les nuages, la patrie où il faut se fixer; mais vous ne marchez pas dans la voie qui y conduit. Vous confessez pourtant la grâce, quand vous reconnaissez qu'il a été donné à un petit nombre de parvenir à Dieu par la force de l'intelligence. Tu ne dis pas en effet: Il a plu à un petit nombre, ou bien: Un petit nombre a voulu, mais: Il a été donné à un petit nombre, et en parlant ainsi, tu reconnais expressément l'insuffisance de l'homme et la grâce de Dieu. Tu parles encore de la grâce en termes plus clairs dans ce passage où, commentant Platon, tu affirmes avec lui qu'il est impossible à l'homme de parvenir en cette vie à la perfection de la sagesse 2, mais que la Providence et la grâce de Dieu peuvent après cette vie achever ce qui manque dans les hommes qui auront vécu selon la raison. Oh ! situ avais connu la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, et ce mystère même de l'incarnation où le Verbe a pris l'âme et le corps de l'homme, tu aurais pu y voir le plus haut exemple de la grâce 2 Mais que dis-je? et pourquoi parler en vain à un homme qui n'est plus? mes discours, je le sais, sont perdus pour toi; mais ils ne le seront pas, j'espère, pour tes admirateurs, pour ces hommes qu'enflamme l'amour de la sagesse ou la curiosité et qui t'aiment; c'est à eux que je m'adresse en parlant à toi, et peut-être ne sera-ce pas en vain!
1. Voyez le Phédon, trad. fr. tome I, p. 199 seq.
2. Il semble résulter de ces paroles que Porphyre n'a pas été chrétien, quoi qu'on en ait dit, depuis l'historien Socrate jusqu'à nos jours (Voyez Socrate, Hist. Eccles., lib. III, cap. 23. Cf. Nicephorus Callistus, lib. X, cap. 36.)
(217)
La grâce de Dieu pouvait-elle se signaler d'une manière plus gratuite qu'en inspirant
au Fils unique de Dieu de se revêtir de la nature humaine sans cesser d'être immuable en soi, et de donner aux hommes un gage de son amour dans un homme-Dieu, médiateur entre Dieu et les hommes, entre l'immortel et les mortels, entre l'être immuable et les êtres changeants, entre les justes et les impies, entre les bienheureux et les misérables? Et comme il a mis en nous le désir naturel du bonheur et de l'immortalité, demeurant lui-même heureux alors qu'il devient mortel pour nous donner ce que nous aimons, il nous a appris par ses souffrances à mépriser ce que nous craignons.
Mais pour acquiescer à cette vérité, il vous fallait de l'humilité, et c'est une vertu qu'il est difficile de persuader aux têtes orgueilleuses. Au fond qu'y a-t-il de si incroyable, pour vous surtout, préparés par toute votre doctrine à une telle foi, qu'y a-t-il de si incroyable dans notre dogme de l'incarnation? Vous avez une idée tellement haute de l'âme intellectuelle, qui est humaine après tout, que vous la croyez consubstantielle à l'intelligence du Père, laquelle est, de votre propre aveu, le Fils de Dieu. Qu'y a-t-il donc à vos yeux de si incroyable à ce que ce Fils de Dieu se soit uni d'une façon ineffable et singulière à une âme intellectuelle pour en sauver une multitude ? Le corps est uni à l'âme, et cette union fait l'homme total et complet; voilà ce que nous apprend le spectacle de notre propre nature; et certes, si nous n'étions pas habitués à une pareille union, elle nous paraîtrait plus incroyable qu'aucune autre; donc l'union de l'homme avec Dieu, de l'être changeant avec l'être immuable, si mystérieuse qu'elle soit, s'opérant entre deux termes spirituels, ou, comme vous dites, incorporels, est plus aisée à croire que l'union d'un esprit incorporel avec un corps. Est-ce la merveille d'un fils ru d'une vierge qui vous choque? Mais qu'un homme miraculeux naisse d'une manière miraculeuse, il n'y a là rien de choquant, et c'est bien plutôt le sujet d'une pieuse émotion. Serait-ce la résurrection, serait-ce Jésus-Christ quittant son corps pour le reprendre transfiguré et l'emporter incorruptible et immortel dans les régions célestes, serait-ce là le point délicat? Votre maître Porphyre, en effet, dans ses livres que j'ai déjà souvent cités: Du retour de l'âme, prescrit fortement à l'âme humaine de fuir toute espèce de corps pour être heureuse en Dieu. Mais au lieu de suivre ici Porphyre, vous devriez bien plutôt le redresser, puisque son sentiment est contraire à tant d'opinions merveilleuses que vous admettez avec lui touchant l'âme du monde visible qui anime tout ce vaste univers. Vous dites en effet, sur la foi de Platon 1, que le monde est un animal très-heureux, et vous voulez même qu'il soit éternel; or, si toute âme, pour être heureuse, doit fuir absolument tout corps, comment se fait-il que, d'une part, l'âme du monde ne doive jamais être délivrée de son corps, et que, de l'autre, elle ne cesse jamais d'être bienheureuse? Vous reconnaissez de même avec tout le monde que le soleil et les autres astres sont des corps, et vous ajoutez, au nom d'une science, à ce que vous croyez, plus profonde, que ces astres sont des animaux très-heureux et éternels. D'où vient, je vous prie, que, lorsqu'on vous prêche la foi chrétienne, vous oubliez ou faites semblant d'oublier ce que vous enseignez tous les jours? d'où vient que vous refusez d'être chrétiens, sous prétexte de rester fidèles à vos opinions, quand c'est vous-mêmes qui les démentez? d'où vient cela, sinon de ce que le Christ est venu dans l'humilité et de ce que vous êtes superbes ? On demande de quelle nature seront les corps des saints après la résurrection, et voilà certes une question délicate à débattre entre les chrétiens les plus versés dans les Ecritures; mais ce qui ne fait l'objet d'aucun doute, c'est que les corps des saints seront éternels et semblables au modèle que le Christ en a donné dans sa résurrection glorieuse. Or, quels qu'ils soient, du moment qu'ils seront incorruptibles et immortels, et n'empêcheront point l'âme d'être unie à Dieu par la contemplation, comment pouvez-vous soutenir, vous qui donnez des corps éternels à des êtres éternellement heureux, que l'âme ne peut être heureuse qu'à condition d'être séparée du corps? Pourquoi vous tourmenter ainsi à chercher un motif raisonnable ou plutôt un prétexte spécieux de fuir la religion chrétienne, si ce n'est, je le répète, que le Christ est humble et que vous êtes orgueilleux? Avez-vous honte par hasard de vous
1. Voyez le Timée, trad. franc., tome XII, p. 120, 125, 137.
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rétracter? C'est encore un vice des orgueilleux. Ils rougissent, ces savants hommes, ces disciples de Platon, de devenir disciples de ce Jésus-Christ qui a mis dans la bouche d'un simple pêcheur pénétré de son esprit cette parole: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui. Ce qui a été fait était vie en lui, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise 1». Voilà ce début de l'Evangile de saint Jean, qu'un philosophe platonicien aurait voulu voir écrit en lettres d'or dans toutes les églises au lieu le plus apparent, comme aimait à nous le raconter le saint vieillard Simplicien 2, qui a été depuis évêque de Milan. Mais les superbes ont dédaigné de prendre ce Dieu pour maître, parce qu'il s'est fait chair et a habité parmi nous; de sorte que c'est peu d'être malade pour ces misérables, il faut encore qu'ils se glorifient de leur maladie et qu'ils rougissent du médecin qui seul pourrait les guérir. Ils travaillent pour s'élever et n'aboutissent qu'à se préparer une chute plus terrible.
CHAPITRE XXX.
SUR COMBIEN DE POINTS PORPHYRE A RÉFUTÉ ET CORRIGÉ LA DOCTRINE DE PLATON.
Si l'on croit qu'après Platon il n'y a rien à changer en philosophie, d'où vient que sa doctrine a été modifiée par Porphyre en plusieurs points qui ne sont pas de peu de conséquence? Par exemple, Platon a écrit, cela est certain, que les âmes des hommes reviennent après la mort sur la terre, et jusque dans le corps des bêtes 5. Cette opinion a été adoptée par Plotin 4, le maître de Porphyre. Eh bien I Porphyre l'a condamnée, et non sans raison. Il a cru avec Platon que les âmes humaines retournent dans de nouveaux corps, mais dans des corps humains, de peur, sans doute, qu'il n'arrivât à une mère devenue mule de servir de monture à son enfant. Porphyre oublie par
1. Jean, I, 1-5.
2. Simplicien a été le successeur de saint Ambroise (Voyez saint Augustin, Conf., lib. VIII, cap. 2, n. 4. - De Prœdest. sanct., n.4).
3. Voyez le Phèdre, le Phédon et le Timée.
4. Ennéad., III, lib. IV, cap. 2.
malheur que dans son système une mère devenue jeune fille est exposée à rendre son fils incestueux. Combien est-il plus honnête de croire ce qu'ont enseigné les saints anges, les Prophètes inspirés du Saint-Esprit et les Apôtres envoyés par toute la terre : que les âmes, au lieu de retourner tant de fois dans des corps différents, ne reviennent qu'une seule fois et dans leur propre corps? Il est vrai cependant que Porphyre a très-fortement corrigé l'opinion de Platon, en admettant seulement la transmigration des âmes humaines dans des corps humains, et en refusant nettement de les emprisonner dans des corps de bêtes. Il dit encore que Dieu amis l'âme dans le monde pour que, voyant les maux dont la matière est le principe, elle retournât au Père et fût affranchie pour jamais d'une semblable contagion. Encore qu'il y ait quelque chose à reprendre dans cette opinion (car l'âme a été mise dans le corps pour faire le bien, et elle ne connaîtrait point le mal, si elle ne le faisait pas), Porphyre a néanmoins amendé sur un point considérable la doctrine des autres Platoniciens, quand il a reconnu que l'âme purifiée de tout mal et réunie au Père serait éternellement à l'abri des maux d'ici-bas. Par là, il a renversé ce dogme éminemment platonicien, que les vivants naissent toujours des morts, comme les morts des vivants 1; par là il a convaincu de fausseté cette tradition, empruntée, à ce qu'il semble, par Virgile au platonisme, que les âmes devenues pures sont envoyées aux Champs-Elysées (symbole des joies des bienheureux), après avoir bu dans les eaux du Léthé 2 l'oubli du passé
« Afin, dit le poète, que dégagées de tout souvenir elles consentent à revoir la voûte céleste et à recommencer dans des corps une vie nouvelle 3 ».
Porphyre a justement répudié cette doctrine ; car il est vraiment absurde que les âmes désirent quitter une vie où elles ne pourraient être bienheureuses qu'avec la certitude d'y persévérer toujours, et cela pour retourner en ce monde et rentrer dans des corps corruptibles, comme si leur suprême purification ne faisait que rendre nécessaire une nouvelle souillure. Dire que la purification efface réellement de leur mémoire tous les maux passés, et ajouter que cet oubli les porte
1. Ce dogme est plus encore pythagoricien que platonicien. Voyez le Phédon.
2. Voyez Républ., livre X.
3. Virgile, Enéide, livre VI, vers 750, 751.
(219)
à désirer de nouvelles épreuves, c'est dire que la félicité suprême est cause de l'infélicité, la perfection de la sagesse cause de la folie, et la pureté la plus haute cause de l'impureté. De plus, ce bonheur de L'âme pendant son séjour dans l'autre monde ne sera pas fondé sur la vérité, si elle ne peut le posséder qu'en étant trompée. Or, elle ne peut avoir le bonheur qu'avec la sécurité, et elle ne peut avoir la sécurité qu'en se croyant heureuse pour toujours, sécurité fausse, puisqu'elle redeviendra bientôt misérable. Comment donc sera-t-elle heureuse dans la vérité, si la cause de sa joie est une fausseté? Voilà ce qui n'a pas échappé à Porphyre, et c'est pourquoi il a soutenu que l'âme purifiée retourne au Père, pour y être affranchie à jamais de la contagion du mal. D'où il faut conclure que cette doctrine de quelques Platoniciens sur la révolution nécessaire qui emporte les âmes hors du monde et les y ramène est une erreur. Au surplus, alors même que la transmigration serait vraie, à quoi servirait de le savoir? Les Platoniciens chercheraient-ils à prendre avantage sur nous de ce que nous ne saurions pas en cette vie ce qu'ils ignoreraient eux-mêmes dans une vie meilleure, où, malgré toute leur pureté et toute leur sagesse, ils ne seraient bienheureux qu'en étant trompés? Mais quoi de plus absurde et de plus insensé! Il est donc hors de doute que le sentiment de Porphyre est préférable à cette théorie d'un cercle dans la destinée des âmes, alternative éternelle de misère et de félicité. Voilà donc un platonicien qui se sépare de Platon pour penser mieux que lui, qui a vu ce que Platon ne voyait pas, et qui n'a pas hésité à corriger un si grand maître, préférant à Platon la vérité.
CHAPITRE XXXI.
CONTRE LES PLATONICIENS QUI FONT L'ÂME COÉTERNELLE A DIEU.
Pourquoi ne pas s'en rapporter plutôt à la Divinité sur ces problèmes qui passent la portée de l'esprit humain? pourquoi ne pas croire à son témoignage, quand elle nous dit que l'âme elle-même n'est point coéternelle à Dieu, mais qu'elle a été créée et tirée du néant? La seule raison invoquée par les Platoniciens à l'appui de l'éternité de l'âme, c'est que si elle n'avait pas toujours existé, elle ne pourrait pas durer toujours, Or, il se trouve que Platon, dans l'ouvrage où il décrit le monde et les dieux secondaires qui sont l'ouvrage de Dieu, affirme en termes exprès que leur être a eu un commencement et qu'il n'aura pourtant pas de fin, parce que la volonté toute-puissante du Créateur les fait subsister pour l'éternité 1. Pour expliquer cette doctrine, les Platoniciens ont imaginé de dire qu'il ne s'agit pas d'un commencement de temps, mais d'un commencement de cause. « Il en est, disent-ils, comme d'un pied qui serait de toute éternité posé sur la poussière ; l'empreinte existerait toujours au-dessous, et cependant elle est faite par le pied, de sorte que le pied n'existe pas avant l'empreinte, bien qu'il la produise. C'est ainsi, à les entendre, que le monde et les dieux créés dans le monde ont toujours été, leur créateur étant toujours, et cependant ils sont faits par lui ». Je demanderai à ceux qui soutiennent que l'âme a toujours été, si elle a toujours été misérable? Car s'il est quelque chose en elle qui ait commencé d'exister dans le temps et qui ne s'y rencontrât pas de toute éternité, pourquoi elle-même n'aurait-elle pas commencé d'exister dans le temps? D'ailleurs, la béatitude dont elle jouit, de leur propre aveu, sans mesure et sans fin après les maux de cette vie, a évidemment commencé dans le temps, et toutefois elle durera toujours. Que devient donc cette argumentation destinée à établir que rien ne peut durer sans fin que ce qui existe sans commencement? La voilà qui tombe en poussière, en se heurtant contre cette félicité qui a un commencement et qui n'aura pas de fin. Que l'infirmité humaine cède donc à l'autorité divine! Croyons-en sur la religion ces esprits bienheureux et immortels qui ne demandent pas qu'on leur rende les honneurs faits pour Dieu seul, leur maître et le nôtre, et qui n'ordonnent d'offrir le sacrifice, comme je l'ai déjà dit et ne puis trop le redire, qu'à celui dont nous devons être avec eux le sacrifice; immolation salutaire offerte à Dieu par ce même prêtre qui, en revêtant la nature humaine selon laquelle il a voulu être prêtre, s'est offert lui-même en sacrifice pour nous.
1. Platon, Timée, Discours de Dieu aux dieux.
CHAPITRE XXXII.
LA VOIE UNIVERSELLE DE LA DÉLIVRANCE DE L'ÂME NOUS EST OUVERTE PAR LA SEULE GRÂCE DU CHRIST.
Voilà cette religion qui nous ouvre la voie universelle de la délivrance de l'âme, voie unique, voie vraiment royale, par où on arrive à un royaume qui n'est pas chancelant comme ceux d'ici-bas, mais qui est appuyé sur le fondement inébranlable de l'éternité. Et quand Porphyre, vers la fin de son premier livre Du retour de l'âme, assure que la voie universelle de la délivrance de l'âme n'a encore été indiquée, à sa connaissance, par aucune secte, qu'il ne la trouve ni dans la philosophie la plus vraie, ni dans la doctrine et les règles morales des Indiens, ni dans les systèmes des Chaldéens, en un mot dans aucune tradition historique, cela revient à avouer que cette voie existe, mais qu'il n'a pu encore la découvrir. Ainsi, toute cette science si laborieusement acquise, tout ce qu'il savait ou paraissait savoir sur la délivrance de l'âme, ne le satisfaisait nullement. Il sentait qu'en si haute matière il lui manquait une grande autorité devant laquelle il fallût se courber. Quand donc il déclare que, même dans la philosophie la plus vraie, il ne trouve pas la voie universelle de la délivrance de l'âme, il montre assez l'une de ces deux choses ou que la philosophie dont il faisait profession n'était pas la plus vraie, ou qu'elle ne fournissait pas cette voie. Et, dans ce dernier cas, comment pouvait-elle être vraie, puisqu'il n'y a pas d'autre voie universelle de l'âme que celle par laquelle toutes les âmes sont délivrées et sans laquelle par conséquent aucune âme n'est délivrée? Quand il ajoute que cette vote ne se rencontre « ni dans la doctrine et les règles morales des Indiens, ni dans les systèmes des Chaldéens , ni ailleurs » , il montre, par le témoignage le plus éclatant, qu'il a étudié sans en être satisfait les doctrines de l'Inde et de la Chaldée, et qu'il a notamment emprunté aux Chaldéens ces oracles divins qu'il ne cesse de mentionner, Quelle est donc cette voie universelle de la délivrance de l'âme dont parle Porphyre, et qui, selon lui, ne se trouve nulle part, pas même parmi ces nations qui ont dû leur célébrité dans la science des choses divines à leur culte assidu et curieux des bons et des mauvais anges? quelle est cette voie universelle, sinon celle qui n'est point particulière à une nation, mais qui a été divinement ouverte à tous les peuples du monde? Et remarquez que ce grand esprit n'en conteste pas l'existence, étant convaincu que la Providence n'a pu laisser les hommes privés de ce secours. Il se borne à dire que la voie universelle de la délivrance de l'âme n'est point encore arrivée à sa connaissance, et le fait n'a rien de surprenant; car Porphyre vivait dans un temps 1 où Dieu permettait que la voie tant cherchée, qui n'est autre que la religion chrétienne, fût envahie par les idolâtres et par les princes de la terre; épreuve nécessaire, qui devait accomplir et consacrer le nombre des martyrs, c'est-à-dire des témoins de la vérité, destinés à faire éclater par leur constance l'obligation où sont les chrétiens de souffrir toutes sortes de maux pour la défense de la vraie religion. Porphyre était témoin de ce spectacle et ne pouvait croire qu'une religion, qui lui semblait condamnée à périr, fût la voie universelle de la délivrance de l'âme; ces persécutions dont la vue effrayante le détournait du christianisme, il ne comprenait pas qu'elles servaient à son triomphe et qu'il allait en sortir plus fort et plus glorieux.
Voilà donc la voie universelle de la délivrance de l'âme ouverte à tous les peuples de l'univers par la miséricorde divine, et comme les desseins de Dieu sont au-dessus de la portée humaine, en quelque lieu que cette voie soit aujourd'hui connue ou doive l'être un jour, nul n'a droit de dire: Pourquoi sitôt? pourquoi si tard 2 ? Porphyre lui-même en a senti la raison, quand, après avoir dit que ce don de Dieu n'avait pas encore été reçu et n'était pas jusque-là venu à sa connaissance, il se garde d'en conclure qu'il n'existe pas. Voilà, je le répète, la voie universelle de la délivrance de tous les croyants, qui fut ainsi annoncée par le ciel au fidèle Abraham: « Toutes les nations seront bénies en votre semence 3 ». Abraham était Chaldéen, à la vérité; mais afin qu'il pût recevoir l'effet de ces promesses et qu'il sortît de lui une race disposée par les anges 4 dans la main d'un médiateur en qui
1. Porphyre a vécu pendant les persécutions de Dioclétien et de Maximien contre les chrétiens.
2. Saint Augustin parait ici faire allusion à cette objection de Porphyre, que lui-même rapporte dans un autre ouvrage: « Si le Christ est la voie unique du salut, pourquoi a-t-il manqué aux hommes pendant un si grand nombre de siècles? » (Voyez S. Aug. Epist, 102, n. 8.) - 3. Gen. XXII, 18. - 4. Galat. III, 19.
(221)
devait se trouver cette voie universelle de la délivrance de l'âme, il lui fut ordonné d'abandonner son pays, ses parents et la maison de son père. Alors Abraham, délivré des superstitions des Chaldéens, adora le seul vrai Dieu et ajouta foi à ses promesses. La voilà cette voie universelle dont le Prophète a dit: «Que Dieu ait pitié de nous et qu'il nous bénisse;
qu'il fasse luire sur nous-la lumière de son visage, et qu'il nous soit miséricordieux, afin que nous connaissions votre voie sur la terre et le salut que vous envoyez à toutes les nations 1». Voilà pourquoi le Sauveur, qui prit chair si longtemps après de la semence d'Abraham, a dit de soi-même: « Je suis la voie, la vérité et la vie ». C'est encore cette voie universelle dont un autre prophète a parlé en ces termes, tant de siècles auparavant: « Aux derniers temps, la montagne de la maison du Seigneur paraîtra sur le sommet des montagnes et sera élevée par-dessus toutes les collines. Tous les peuples y viendront, et les nations y accourront et diront : Venez, montons sur la montagne du Seigneur et dans la maison du Dieu de Jacob ; il nous enseignera sa voie et nous marcherons dans ses sentiers; car la loi sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem 3 ». Cette voie donc n'est pas pour un seul peuple, mais pour toutes les nations ; et la loi et la parole du Seigneur ne sont pas demeurées dans Sion et dans Jérusalem; niais elles en sont sorties pour se répandre par tout l'univers. Le Médiateur même, après sa résurrection, dit par cette raison à ses disciples, que sa mort avait troublés : « Il fallait que tout ce qui est écrit de moi, dans la loi, dans les prophètes et dans les psaumes, fût accompli. Alors il leur ouvrit l'esprit pour entendre les Ecritures, et il leur dit : « Il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et que l'on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés parmi toutes les nations, à commencer par Jérusalem 3 ». La voilà donc cette voie universelle de la délivrance de l'âme, que les saints anges et les saints prophètes ont d'abord figurée partout où ils ont pu, dans le petit nombre de personnes en qui ils ont honoré la grâce de Dieu, et surtout dans les Hébreux, dont la république
1. Ps. LXVI, 1 et 2.- 2. Jean, XIV, 6.- 3. Isaïe, II, 2 et 3 .- 4. Luc, XXIV, 44-47.
était comme consacrée pour la prédication de la Cité de Dieu chez toutes les nations de la terre: ils l'ont figurée par le tabernacle, par le temple, par le sacerdoce et par les sacrifices; ils l'ont prédite par des prophéties, quelquefois claires et plus souvent obscures et mystérieuses; mais quand le Médiateur lui-même, revêtu de chair, et ses bienheureux Apôtres ont manifesté la grâce du Nouveau Testament, ils ont fait connaître plus clairement cette voie qui avait été cachée dans les ombres des siècles précédents, quoiqu'il ait toujours plu à Dieu de la faire entrevoir en tous temps, comme je l'ai montré plus haut, par des signes miraculeux de sa puissance. Les anges ne sont pas seulement apparus comme autrefois, mais, à la seule voix des serviteurs de Dieu agissant d'un coeur simple, les esprits immondes ont été chassés du corps des possédés , les estropiés et les malades guéris; les bêtes farouches de la terre et des cieux, les oiseaux du ciel, les arbres, les éléments, les astres ont obéi à leurs ordres; l'enfer a cédé à leur pouvoir et les morts sont ressuscités. Et je ne parle point des miracles particuliers au Sauveur, tels surtout que sa naissance, où s'accomplit le mystère de la virginité de sa mère, et sa résurrection, type de notre résurrection à venir. Je dis donc que cette voie conduit à la purification de l'homme tout entier, et, de mortel qu'il était, le dispose en toutes ses parties à devenir immortel. Car afin que l'homme ne cherchât point divers modes de purification, l'un pour la partie que Porphyre appelle intellectuelle, l'autre pour la partie spirituelle, un autre enfin pour le corps, le Sauveur et purificateur véritable et tout-puissant a revêtu l'homme tout entier. Hors de cette voie, qui jamais n'a fait défaut aux hommes, soit au temps des promesses, soit au temps de l'accomplissement, nul n'a été délivré, nul n'est délivré, nul ne sera délivré,
Porphyre nous dit que la voie universelle de la délivrance de l'âme n'est point encore venue à sa connaissance par aucune tradition historique; mais peut-on trouver une histoire à la fois plus illustre et plus fidèle que celle du Sauveur, laquelle a conquis une si grande autorité par toute la terre, et où les choses passées sont racontées de manière à prédire les choses futures, dont un grand nombre déjà accompli nous garantit l'accomplissement (222) des autres? Ni Porphyre ni les autres Platoniciens ne peuvent être reçus à mépriser ces prophéties, comme ne concernant que des choses passagères et relatives à cette vie mortelle. Ils ont raison, sans nul doute, pour des prédictions d'une autre sorte celles qui s'obtiennent par la divination et par d'autres arts. Que ces prédictions et ceux qui les cultivent ne méritent pas grande estime, j'y consens volontiers; car elles se font soit par la prénotion des causes inférieures, comme dans la médecine, où l'on peut prévoir divers accidents de la maladie à l'aide des signes qui la précèdent, soit parce que les démons prédisent ce qu'ils ont résolu de faire, et se servent pour l'exécuter des passions déréglées des méchants, de manière à persuader que les événements d'ici-bas sont entre leurs mains. Les saints qui ont marché dans la voie universelle de la délivrance de l'âme ne se sont point souciés de faire de telles prédictions, comme si elles avaient une grande importance; et ce n'est pas qu'ils aient ignoré les événements de cet ordre, puisqu'ils en ont souvent prédit à l'appui de vérités plus hautes, supérieures aux sens et aux vérifications de l'expérience; mais il avait d'autres événements véritablement grands et divins qu'ils annonçaient selon les lumières qu'il plaisait à Dieu de leur départir. En effet, l'incarnation de Jésus-Christ et toutes les merveilles qui ont éclaté en lui, ou qui ont été accomplies en son nom, telles que la pénitence des hommes plongés en toutes sortes de crimes, la conversion des volontés à Dieu, la rémission des péchés, la grâce justifiante, la foi des âmes pieuses et cette multitude d'hommes qui croient au vrai Dieu par toute la terre, la destruction du culte des idoles et des démons, les tentations qui éprouvent les fidèles, les lumières qui éclairent et purifient ceux qui font des progrès dans la vertu, la délivrance de tous les maux, le jour du jugement, la résurrection des morts, la damnation éternelle des impies et le royaume immortel de cette glorieuse Cité de Dieu destinée à jouir éternellement de la contemplation bienheureuse, tout cela a été prédit et promis dans les Ecritures de cette voie sainte, et nous voyons accomplies un si grand nombre de ces promesses que nous avons une pieuse confiance dans l'accomplissement de toutes les autres. Quant à ceux qui ne croient pas et par suite ne comprennent pas que cette voie est la voie droite pour parvenir à la contemplation et à l'union bienheureuses, selon la parole et le témoignage véridiques des saintes Ecritures, ils peuvent bien combattre la religion, mais il ne l'abattront jamais.
C'est pourquoi dans ces dix livres, inférieurs sans doute à l'attente de plusieurs, mais où j'ai répondu peut-être au voeu de quelques-uns, dans la mesure où le vrai Dieu et Seigneur a daigné me prêter son aide, j'ai combattu les objections des impies qui préfèrent leurs dieux au fondateur de la Cité sainte. De ces dix livres, les cinq premiers sont contre ceux qui croient qu'on doit adorer les dieux en vue des biens de cette vie, les cinq derniers contre ceux qui veulent conserver le culte des dieux en vue des biens de la vie à venir. Il me reste à traiter, comme je l'ai promis dans le premier livre, des deux cités qui sont ici-bas mêlées et confondues. Je vais donc, si Dieu me continue son appui, parler de leur naissance, de leur progrès et de leur fin.

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16 juin 2008 1 16 /06 /juin /2008 11:22

CHAPITRE X.

DE LA THÉURGIE, QUI PERMET D'OPÉRER DANS LES ÂMES UNE PURIFICATION TROMPEUSE PAR L'INVOCATION DES DÉMONS.
Voici donc qu'un philosophe platonicien, Porphyre, réputé plus savant encore qu'Apulée, nous dit que les dieux peuvent être assujétis aux passions et aux agitations des hommes Par je ne sais quelle science théurgique; nous voyons en effet que des conjurations ont suffi pour les effrayer et pour les faire renoncer à la purification d'une âme, de sorte que celui qui commandait le mal a eu plus d'empire sur eux que celui qui leur commandait le bien et qui se servait pourtant du même art. Qui ne reconnaît là les démons et leur imposture, à moins d'être du nombre de leurs esclaves et entièrement destitué de la grâce du véritable libérateur? Car si l'on avait affaire à des dieux bons, la purification bienveillante d'une âme (202) triompherait sans doute de la jalousie d'un magicien malfaisant; ou si les dieux jugeaient que la purification ne fût pas méritée, au moins ne devaient-ils pas s'épouvanter des conjurations d'un envieux, ni être arrêtés, comme le rapporte formellement Porphyre, par la crainte d'un dieu plus puissant, mais plutôt refuser ce qu'on leur demande par une libre décision. N'est-il pas étrange que ce bon Chaldéen, qui désirait purifier une âme par des consécrations théurgiques, n'ait pu trouver un dieu supérieur, qui, en imprimant aux dieux subalternes une terreur plus forte, les obligeât à faire le bien qu'on réclamait d'eux, ou, en les délivrant de toute crainte, leur permît de faire ce bien librement ? Et toutefois l'honnête théurge manqua de recettes magiques pour purifier d'abord de cette crainte fatale les dieux qu'il invoquait comme purificateurs. Je voudrais bien savoir comment il se fait qu'il y ait un dieu plus puissant pour imprimer la terreur aux dieux subalternes, et q u'il n'y en ait pas pour lés en délivrer. Est-ce donc à dire qu'il est aisé de trouver un dieu quand il s'agit non d'exaucer la bienveillance, mais l'envie, non de rassurer les dieux inférieurs, pour qu'ils fassent du bien, mais de les effrayer, pour qu'ils n'en fassent pas? O merveilleuse purification des âmes! sublime théurgie, qui donne à l'immonde envie plus de force qu'à la pure bienfaisance! ou plutôt détestable et dangereuse perfidie des malins esprits, dont il faut se détourner avec horreur, pour prêter l'oreille à une doctrine salutaire! Car ces belles imagés des anges et des dieux, qui, suivant Porphyre, apparaissent à l'âme purifiée, que sont-elles autre chose, en supposant que ces rites impurs et sacrilèges aient en effet la vertu de les faire voir, que sont-elles, sinon ce que dit l'Apôtre 1 , c'est à savoir: « Satan transformé en ange de lumière? » C'est lui qui, pour engager les âmes dans les mystères trompeurs des faux dieux et pour les détourner du vrai culte et du vrai Dieu, seul purificateur et médecin des âmes, leur envoie ces fantômes décevants, véritable protée, habile à revêtir toutes les formes 2, tour à tour persécuteur acharné et persécuteur perfide, toujours malfaisant.
1. II Cor. XI, 14
2. Virgile, Géorg., livre IV, V, 411.
CHAPITRE XI.
DE LA LETTRE DE PORPHYRE A L'ÉGYPTIEN ANÉBON, OU IL LE PRIE DE L'INSTRUIRE TOUCHANT LES DIVERSES ESPÈCES DE DÉMONS.
Porphyre a été mieux inspiré dans sa lettre à l'égyptien Anébon, où, en ayant l'air de le consulter et de lui faire des questions, il démasque et renverse tout cet art sacrilége. 11 s'y déclare ouvertement contre tous les démons, qu'il tient pour des êtres dépourvus de sagesse, attirés vers la terre par l'odeur des sacrifices, et séjournant à cause de cela, non dans l'éther, mais dans l'air, au-dessous de la lune et dans le globe même de cet astre. Il n ose pas cependant attribuer à tous les démons toutes les perfidies, malices et stupidités dont il est justement choqué. Il dit, comme les autres, qu'il y a quelques bons démons, tout en confessant que cette espèce d'êtres est généralement dépourvue de sagesse. Il s'étonne que les sacrifices aient l'étrange vertu non-seulement d'incliner les dieux, mais de les contraindre à faire ce que veulent les hommes, et il n'est pas moins surpris qu'on mette au rang des dieux le soleil, la lune et les autres astres du ciel, qui sont des corps, puisqu'on fait consister la différence des dieux et des démons en ce point que les démons ont un corps et que les dieux n'en ont pas; et en admettant que ces astres soient en effet des dieux, il ne peut comprendre que les uns soient bienfaisants, les autres malfaisants, ni qu'on les mette au rang des êtres incorporels, puisqu'ils ont un corps. Il demande encore avec l'accent du doute si ceux qui prédisent l'avenir et qui font des prodiges ont des âmes douées d'une puissance supérieure, ou si cette puissance leur est communiquée du dehors par de certains esprits, et il estime que cette dernière opinion est la plus plausible, parce que ces magiciens se servent de certaines pierres et de certaines herbes pour opérer des alligations, ouvrir des portes et autres effets miraculeux. C'est là, suivant Porphyre, ce qui fait croire à plusieurs qu'il existe des êtres d'un ordre supérieur, dont le propre est d'être attentifs aux voeux des hommes, esprits perfides, subtils, susceptibles de toutes les formes, tour à tour dieux, démons, âmes des morts. Ces êtres produisent tout ce qui arrive de bien ou de mal, du moins ce qui nous paraît tel; car ils ne concourent jamais au bien véritable, et ils ne le (203) connaissent même pas; toujours occupés de nuire, même dans les amusements de leurs loisirs 1, habiles à inventer des calomnies et à susciter des obstacles contre les amis de la vertu, vains et téméraires, séduits par la flatterie et par l'odeur des sacrifices. Voilà le tableau que nous trace Porphyre 2 de ces esprits trompeurs et malins qui pénètrent du dehors dans les âmes et abusent nos sens pendant le sommeil et pendant la veille. Ce n'est pas qu'il parle du ton d'un homme convaincu et en son propre nom; mais en rapportant les opinions d'autrui, il n'émet ses doutes qu'avec une réserve extrême. Il était difficile en effet à ce grand philosophe, soit de connaître, soit d'attaquer résolument tout ce diabolique empire, que la dernière des bonnes femmes chrétiennes découvre sans hésiter et déteste librement; ou peut-être craignait-il d'offenser Anébon, un des principaux ministres du culte, et les autres, admirateurs de toutes ces pratiques réputées divines et religieuses. -
Il poursuit cependant, et toujours par forme de questions; il dévoile certains faits qui, bien considérés, ne peuvent être attribués qu'à des puissances pleines de malice et de perfidie. Il demande pourquoi, après avoir invoqué les bons esprits, on commande aux mauvais d'anéantir les volontés injustes des hommes; pourquoi les démons n'exaucent pas les prières d'un homme qui vient d'avoir commerce avec une femme, quand ils ne se font aucun scrupule de convier les débauchés à des plaisirs incestueux; pourquoi ils ordonnent à leurs prêtres de s'abstenir de la chair des animaux, sous prétexte d'éviter la souillure des vapeurs corporelles, quand eux-mêmes se repaissent de la vapeur des sacrifices; pourquoi il est défendu aux initiés de toucher un cadavre, quand la plupart de leurs mystères se célèbrent avec des cadavres; pourquoi enfin un homme, sujet aux vices les plus honteux, peut faire des menaces, non-seulement à un démon ou à l'âme de quelque trépassé, mais au soleil et à la lune, ou à tout autre des dieux célestes qu'il intimide par de fausses terreurs pour leur arracher la vérité; car il les menace de briser les cieux et d'autres choses pareilles, impossibles à l'homme, afin que ces dieux, effrayés comme des enfants de ces vaines et
1. Je cherche à traduire le mot de Porphyre kakoskoleuestai , que saint Augustin rend d'une manière assez louche par male conciliare.
2. Porphyre se prononce également contre le culte des démons dans son traité De l'abstinence, etc. Voyez les ch. 39 à 42.
ridicules chimères, fassent ce qui leur est ordonné. Porphyre rapporte qu'un certain Chérémon 1 , fort habile dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacriléges, et qui a écrit sur les mystères fameux de l'Egypte, ceux d'Isis et de son mari Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le magicien les menace de divulguer les secrets de l'art et s'écrie d'une voix terrible que, s'ils n'obéissent pas, il va mettre en pièces les membres d'Osiris. Qu'un homme fasse aux dieux ces vaines et folles menaces, non pas à des dieux secondaires, mais aux dieux célestes, tout rayonnants de la lumière sidérale, et que ces menaces, loin d'être sans effet, forcent les dieux par la terreur et la violence à exécuter ce qui leur est prescrit, voilà ce dont Porphyre s'étonne avec raison, ou plutôt, sous le voile de la surprise et en ayant l'air de chercher la cause de phénomènes si étranges, il donne à entendre qu'ils sont l'ouvrage de ces esprits dont il vient de décrire indirectement la nature : esprits trompeurs, non par essence, comme il le croit, mais par corruption, qui feignent d'être des dieux ou des âmes de trépassés, mais qui ne feignent pas, comme il le dit, d'être des démons, car ils le sont véritablement. Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt tracées d'après le cours des astres, qui paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons, mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs délices des erreurs des hommes. De deux choses l'une: ou Porphyre est resté en effet dans le doute sur ce sujet, tout en rapportant des faits qui montrent invinciblement que tous ces prestiges sont l'oeuvre, non des puissances qui nous aident à acquérir la vie bienheureuse, mais des démons séducteurs; ou, s'il faut mieux penser d'un philosophe, Porphyre a jugé à propos de prendre ce détour avec un Egyptien attaché à ses erreurs et enflé de la grandeur de son art, dans l'espoir de le convaincre plus aisément de la vanité et du péril de cette science trompeuse, aimant mieux prendre le personnage d'un homme
1. Ce Chérémon est un Egyptien qui avait embrassé la secte stoïcienne. Ses écrits sur la religion de l'Egypte sont mentionnés par Porphyre (De abst., lib. IV, cap. 6) et par saint Jérôme (Adv. Jovin. lib. II, cap. 13).
(204)
qui veut s'instruire et propose humblement des questions que de combattre ouvertement la superstition et d'affecter l'autorité superbe d'un docteur. Il finit sa lettre en priant Anébon de lui enseigner comment la science des Egyptiens peut conduire à la béatitude. Du reste, quant à ceux dont tout le commerce avec les dieux se réduit à obtenir leur secours pour un esclave fugitif à recouvrer, ou pour l'acquisition d'une terre, ou pour un mariage, il déclare sans hésiter qu'ils n'ont que la vaine apparence de la sagesse; et alors même que les puissances évoquées pour une telle fin feraient des prédictions vraies touchant d'autres événements, du moment qu'elles n'ont rien de certain à dire aux hommes en ce qui regarde la béatitude véritable, Porphyre, loin de les reconnaître pour des dieux ou pour de bons démons, n'y voit autre chose que l'esprit séducteur ou une pure illusion.
CHAPITRE XII.
DES MIRACLES QU'OPÈRE LE VRAI DIEU PAR LE MINISTÈRE DES SAINTS ANGES.
Toutefois, comme il se fait par le moyen de ces arts illicites un grand nombre de prodiges qui surpassent la mesure de toute puissance humaine, que faut-il raisonnablement penser, sinon que ces prédictions et opérations qui se font d'une manière miraculeuse et comme surnaturelle, et qui n'ont cependant pas pour objet de glorifier le seul être où réside, du propre aveu des Platoniciens, le vrai bien et la vraie béatitude, tout cela, dis-je, n'est que piéges des démons et illusions dangereuses dont une piété bien entendue doit nous préserver? Au contraire, nous devons croire que les miracles et toutes les oeuvres surnaturelles faites par les anges ou autrement, qui ont pour objet la gloire du seul vrai Dieu, source unique de la béatitude, s'opèrent en effet par l'entremise de ceux qui nous aiment selon la vérité et la piété, et que Dieu se sert pour cela de leur ministère. N'écoutons point ceux qui ne peuvent souffrir qu'un Dieu invisible fasse des miracles visibles, puisque, de leur propre aveu, c'est Dieu qui a fait le monde, c'est-à-dire une oeuvre incontestablement visible. Et certes tout ce qui arrive de miraculeux dans l'univers est moins miraculeux que l'univers lui-même, qui embrasse le ciel, la terre et toutes les créatures. Comment cet univers a-t-il été fait? c'est ce qui nous est aussi obscur et aussi incompréhensible que la nature de son auteur. Mais bien que le miracle permanent de l'univers visible ait perdu de son prix par l'habitude où nous sommes de le voir, il suffit d'y jeter un coup d'oeil attentif pour reconnaître qu'il surpasse les phénomènes les plus extraordinaires et les plus rares. Il y a, en effet, un miracle pins grand que tous les miracles dont l'homme est l'instrument, et c'est l'homme même. Voilà pourquoi Dieu, qui a fait les choses visibles, le ciel et la terre, ne dédaigne pas de faire dans le ciel et sur la terre des miracles visibles, afin d'exciter l'âme encore attachée aux choses visibles à adorer son invisible créateur; et quant au lieu et au temps où ces miracles s'accomplissent, cela dépend d'un conseil immuable de sa sagesse, où les temps à venir sont d'avance disposés et comme accomplis. Car il meut les choses temporelles sans être mû lui-même dans le temps; il ne connaît pas ce qui doit se faire autrement que ce qui est fait; il n'exauce pas qui l'invoque autrement qu'il ne voit qui le doit invoquer. Quand ses anges exaucent une prière, il l'exauce en eux comme en son vrai temple, qui n'est pas l'oeuvre d'une main mortelle et où il habite comme il habite aussi dans l'âme des saints. Enfin, les volontés divines s'accomplissent dans le temps; Dieu les forme et les conçoit dans l'éternité.
CHAPITRE XIII.
INVISIBLE EN SOI, DIEU S'EST RENDU SOUVENT VISIBLE, NON TEL QU'IL EST, MAIS TEL QUE LES HOMMES LE POUVAIENT VOIR.
On ne doit pas trouver étrange que Dieu, tout invisible que soit son essence, ait souvent apparu sous une forme visible aux patriarches. Car, comme le son de la voix, qui fait éclater au dehors la pensée conçue dans le silence de l'entendement, n'est pas la pensée même, ainsi la forme sous laquelle Dieu, invisible en soi, s'est montré visible, était autre chose que Dieu; et cependant c'est bien lui qui apparaissait sous cette forme corporelle, comme c'est bien la pensée qui se fait entendre dans le son de la voix. Les patriarches eux-mêmes n'ignoraient pas qu'ils voyaient Dieu sous une forme corporelle qui n'était pas lui. Ainsi, bien que Dieu parlât à Moïse et que Moïse lui répondît, Moïse ne laissait (205) pas de dire à Dieu « Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous vous-même à moi, afin que je sois assuré de vous voir1 ». Et comme il fallait que la loi de Dieu fût publiée avec un appareil terrible, étant donnée, non à un homme ou à un petit nombre de sages, mais à une nation tout entière, à un peuple immense, Dieu fit de grandes choses par le ministère des anges sur le Sinaï, où la loi fut révélée à un seul en présence de la multitude qui contemplait avec effroi tant de signes surprenants. C'est qu'il n'en était pas du peuple d'Israël par rapport à Moïse comme des Lacédémoniens qui crurent à la parole de Lycurgue déclarant tenir ses lois de Jupiter ou d'Apollon 2; la loi de Moïse ordonnait d'adorer un seul Dieu, et dès lors il était nécessaire que Dieu fît éclater sa majesté par des effets assez merveilleux pour montrer que Moïse n'était qu'une créature dont se servait le créateur.
CHAPITRE XIV.
IL NE FAUT ADORER QU'UN SEUL DIEU, NON-SEULEMENT EN VUE DES BIENS ÉTERNELS, MAIS EN VUE MÊME DES BIENS TERRESTRES QUI DÉPENDENT TOUS DE SA PROVIDENCE.
L'espèce humaine, représentée par le peuple de Dieu, peut être assimilée à un seul homme dont l'éducation se fait par degrés 3. La suite des temps a été pour ce peuple ce qu'est la suite des âges pour l'individu, et il s'est peu à peu élevé des choses temporelles aux choses éternelles, et du visible à l'invisible; et toutefois, alors même qu'on lui promettait des biens visibles pour récompense, on ne cessait pas de lui commander d'adorer un seul Dieu, afin de montrer à l'homme que, pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point s'adresser à un autre qu'à son maître et créateur. Quiconque, en effet, ne conviendra pas qu'un seul Dieu tout-puissant est le maître absolu de tous les biens que les anges ou les hommes peuvent faire aux hommes, est
1. Exod. XXXIII, 13.
2. Voyez Hérodote, liv. I, chap. 65.
3. Cette comparaison, si naturelle et pourtant si originale, se rencontre dans un autre écrit de saint Augustin sous une forme plus nette et plus grande encore : « La Providence divine, dit-il, qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l'enfance à la vieillesse, fournit sa carrière dans le temps en passant par tons les âges (De quœst. octog. trib, qu. 58) ». On sait combien cette belle image a trouvé d'imitateurs parmi les plus illustres génies. Voyez notamment Bacon ( Novum organum, lib. I, aph. 84) et Pascal (Fragment d'un traité du vide, page 436 de l'édition de M. Havet).
véritablement insensé. Plotin, philosophe platonicien, a discuté la question de la providence; et il lui suffit de la beauté des fleurs et des feuilles pour prouver cette providence dont la beauté est intelligible et ineffable, qui descend des hauteurs de la majesté divine jusqu'aux choses de la terre les plus viles et les plus basses, puisque, en effet, ces créatures si frêles et qui passent si vite n'auraient point leur beauté et leurs harmonieuses proportions, si elles n'étaient formées par un être toujours subsistant qui enveloppe tout dans sa forme intelligible et immuable 1. C'est ce qu'enseigne Notre-Seigneur Jésus-Christ quand il dit : « Regardez les lis des champs ; ils ne travaillent, ni ne filent; or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'était point vêtu comme l'un d'eux. Que si Dieu prend soin de vêtir de la sorte l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, que ne fera-t-il pas pour vous, hommes de peu de foi 2 ? » Il était donc convenable d'accoutumer l'homme encore faible et attaché aux objets terrestres à n'attendre que de Dieu seul les biens nécessaires à cette vie mortelle, si méprisables qu'ils soient d'ailleurs au prix des biens de l'autre vie, afin que, dans le désir même de ces biens imparfaits, il ne s'écartât pas du culte de celui qu'on ne possède qu'en les méprisant.
CHAPITRE XV.
DU MINISTÈRE DES SAINTS ANGES, INSTRUMENTS DE LA PROVIDENCE DIVINE.
Il a donc plu à la divine Providence, comme je l'ai déjà dit et comme on le peut voir dans les Actes des Apôtres 3, d'ordonner le cours des temps de telle sorte que la loi qui commandait le culte d'un seul Dieu fût publiée par le ministère des anges. Or, Dieu voulut dans cette occasion se manifester d'une manière visible, non en sa propre substance, toujours invisible aux yeux du corps, mais par de certains signes qui font des choses créées la marque sensible de la présence du Créateur. Il se servit du langage humain, successif et divisible , pour transmettre aux hommes cette voix spirituelle, intelligible et éternelle qui ne commence, ni ne cesse de
1. Voyez Plotin, Enn., III, lib. 2, cap. 13.
2. Matt. VI, 28, 29 et 30.
3. Act. VII, 53.
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parler, et qu'entendent dans sa pureté, non par l'oreille, mais par l'intelligence, les ministres de sa volonté, ces esprits bienheureux admis à jouir pour jamais de sa vérité immuable et toujours prêts à exécuter sans retard et sans effort dans l'ordre des choses visibles les ordres qu'elle leur communique d'une manière ineffable. La loi divine a donc été donnée selon la dispensation des temps; elle ne promettait d'abord, je le répète, que des biens terrestres, qui étaient à la vérité la figure des biens éternels; mais si un grand nombre de Juifs célébraient ces promesses par des solennités visibles, peu les comprenaient. Toutefois, et les paroles et les cérémonies de la loi prêchaient hautement le culte d'un seul Dieu, non pas d'un de ces dieux choisis dans la foule des divinités païennes, mais de celui qui a fait et le ciel et la terre, et tout esprit et toute âme, et tout ce qui n'est pas lui; car il est le créateur et tout le reste est créature; et rien n'existe et ne se conserve que par celui qui a tout fait.
CHAPITRE XVI.
SI NOUS DEVONS, POUR ARRIVER A LA VIE BIENHEUREUSE, CROIRE PLUTÔT CEUX D'ENTRE LES ANGES QUI VEULENT QU'ON LES ADORE QUE CEUX QUI VEULENT QU'ON N'ADORE QUE DIEU.
A quels anges devons-nous ajouter foi pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse? À ceux qui demandent aux hommes un culte religieux et dès honneurs divins, ou à ceux qui disent que ce culte n'est dû qu'au Dieu créateur, et qui nous commandent d'adorer en vérité celui dont la vision fait leur béatitude et en qui ils nous promettent que nous trouverons un jour la nôtre? Cette vision de Dieu est en effet la vision d'une beauté si parfaite et si digne d'amour, que Plotin n'hésite pas à déclarer que sans elle, fût-on d'ailleurs comblé de tous les autres biens, on est nécessairement malheureux 1 . Lors donc que les divers anges font des miracles, les uns, pour nous inviter à rendre à Dieu seul le culte de latrie 2, les autres pour se le faire rendre à eux-mêmes, mais avec cette différence que les premiers nous défendent d'adorer des anges, au lieu que les seconds ne nous défendent pas d'adorer Dieu , je demande quels
1. Voyez Plotin, Enn. I, lib. VI, cap. 7
2. Sur le culte de la trie, voyez plus haut, livre X, ch. 1
sont ceux à qui l'on doit ajouter foi? Que les Platoniciens répondent à cette question; que tous les autres philosophes y répondent; qu'ils y répondent aussi ces théurges, ou plutôt ces périurges, car ils ne méritent pas un nom plus flatteur 1 ; en un mot, que tous les hommes répondent, s'il leur reste une étincelle de raison, et qu'ils nous disent si nous devons adorer ces anges ou ces dieux qui veulent qu'on les adore de préférence au Dieu que les autres nous commandent d'adorer, à l'exclusion d'eux-mêmes et des autres anges. Quand ni les uns ni les autres ne feraient de miracles, cette seule considération que les uns ordonnent qu'on leur sacrifie, tandis que les autres le défendent et exigent qu'on ne sacrifie. qu'au vrai Dieu, suffirait pour faire discerner à une âme pieuse de quel côté est le faste et l'orgueil, de quel côté la véritable religion. Je dis plus: alors même que ceux qui demandent à être adorés seraient les seuls à faire des miracles et que les autres dédaigneraient ce moyen, l'autorité de ces derniers devrait être préférable aux yeux de quiconque se détermine par la raison plutôt que par les sens. Mais puisque Dieu, pour consacrer la vérité, a permis que ces esprits immortels aient opéré, en vue de sa gloire et non de la leur, des miracles d'une grandeur et d'une certitude supérieures, afin, sans doute, de mettre ainsi les âmes faibles en garde contre les prestiges des démons orgueilleux, ne serait-ce pas le comble de la déraison que de fermer les yeux à la vérité, quand elle éclate avec plus de force que le mensonge?
Pour toucher un mot, en effet, des miracles attribués par les historiens aux dieux des Gentils, en quoi je n'entends point parler des accidents monstrueux qui se produisent de loin en loin par des causes cachées, comprises dans les plans de la Providence, tels, par exemple, que la naissance d'animaux difformes, ou quelque changement inusité sur la face du ciel et de la terre, capable de surprendre ou même de nuire, je n'entends point, dis-je, parler de ce genre d'événements dont les démons fallacieux prétendent que leur culte préserve le monde, mais d'autres événements qui paraissent en effet devoir être attribués à leur action et à leur puissance,
1. Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur theurgi (teourgoi, magiciens) et periurgi ( periourgoi, ou plutôt periergoi, esprits vains et curieux). Vivès pense que saint Augustin a forgé le mot periurgi de perurgere, solliciter, ou de perurere, brûler.
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comme ce que l'on rapporte des images des dieux pénates, rapportées de Troie par Enée et qui passèrent d'elles-mêmes d'un lieu à un autre 1; de Tarquin, qui coupa un caillou avec un rasoir 2; du serpent d'Epidaure, qui accompagna Esculape dans son voyage à Rome 3; de cette femme qui, pour prouver sa chasteté, tira seule avec sa ceinture le vaisseau qui portait la statue de la mère des dieux, tandis qu'un grand nombre d'hommes et d'animaux n'avaient pu seulement l'ébranler 4; de cette vestale qui témoigna aussi son innocence en puisant de l'eau du Tibre dans un crible 5; voilà bien des miracles, mais aucun n'est comparable, ni en grandeur, ni en puissance, à ceux que I'Ecriture nous montre accomplis pour le peuple de Dieu. Combien moins peut-on leur comparer ceux que punissent et prohibent les lois des peuples païens eux-mêmes, je veux parler de ces oeuvres de magie et de théurgie qui ne sont pour la plupart que de vaines apparences et de trompeuses illusions, comme, par exemple, quand il s'agit de faire descendre la lune, afin, dit le poète Lucain, qu'elle répande de plus près son écume sur les herbes 6, Et s'il est quelques-uns de ces prodiges qui semblent égaler ceux qu'accomplissent les serviteurs de Dieu, la diversité de leurs fins, qui sert à les distinguer les uns des autres, fait assez voir que les nôtres sont incomparablement plus excellents. En effet, les uns ont pour objet d'établir le culte de fausses divinités que leur vain orgueil rend d'autant plus indignes de nos sacrifices qu'elles les souhaitent avec plus d'ardeur; les autres ne tendent qu'à la gloire d'un Dieu qui témoigne dans ses Ecritures qu'il n'a aucun besoin de tels sacrifices, comme il l'a montré plus tard en les refusant pour l'avenir. En résumé, s'il y a des anges qui demandent le sacrifice pour eux-mêmes, il faut leur préférer ceux qui ne le réclament que pour le Dieu qu'ils servent et qui a créé l'univers; ces derniers, en
1. Voyez Varron (dans Servius, ad . Aeneid., lib. I, vers 368).
2. Cicéron et Tite-Live rapportent que l'augure Actius Navius, sur le défi de Tarquin l'ancien, coupa un caillou avec un rasoir (Voyez Cicéron, De divin., lib. I, cap. 17, et De nat. Deor., lib. 2. - TiteLive, lib. I, cap. 35).
3. Voyez Tite-Live, Epit., lib. XI; Valère , Maxime, lib. I, cap. 8, § 2, et Ovide, Metamorph., lib. XV, vers 622 et suiv.
4. Voyez Tite-Live, lib. XXIX, cap. 14 ; Ovide, Fastès, liv. IV, v. 295 et sui., et Properce, lib. IV, eleg. 2.
5. Voyez Denys d'Halycarnasse, Antiquit., lib. II, cap. 67; Pline, Hist. nat., lib,. XXVIII, cap. 2 ; Valère Maxime, lib, VIII, cap. 1, § 5.
6. Lucain, Phars., lib. VI, vers 503. - Comp. Aristophane, Nuées, vers 749 seq.
effet, font bien voir de quel sincère amour ils nous aiment, puisqu'au lieu de nous soumettre à leur propre empire, ils ne cherchent qu'à nous faire parvenir vers l'être dont la contemplation leur promet à eux-mêmes une félicité inébranlable. En second lieu, s'il y a des anges qui, sans vouloir qu'on leur sacrifie, ordonnent qu'on sacrifie à plusieurs dieux dont ils sont les anges, il faut encore leur préférer ceux qui sont les anges d'un seul Dieu et qui nous défendent de sacrifier à tout autre qu'à lui, tandis que les autres n'interdisent pas de sacrifier à ce Dieu-là. Enfin, si ceux qui veulent qu'on leur sacrifie ne sont ni de bons anges, ni les anges de bonnes divinités, mais de mauvais démons, comme le prouvent leurs impostures et leur orgueil, à quelle protection plus puissante avoir recours contre eux qu'à celle du Dieu unique et véritable que servent les anges, ces bons anges qui ne demandent pas nos sacrifices pour eux, mais pour celui dont nous devons nous-mêmes être le sacrifice?
CHAPITRE XVII.
DE L'ARCHE DU TESTAMENT ET DES MIRACLES QUE DIEU OPÉRA POUR FORTIFIER L'AUTORITÉ DE SA LOI ET DE SES PROMESSES.
C'est pour cela que la loi de Dieu, donnée au peuple juif par le ministère des anges, et
qui ordonnait d'adorer le seul Dieu des dieux, à l'exclusion de tous les autres, était déposée dans l'arche dite du Témoignage. Ce nom indique assez que Dieu, à qui s'adressait tout ce culte extérieur, n'est point contenu et enfermé dans un certain lieu, et que si ses réponses et divers signes sensibles sortaient en effet de cette arche, ils n'étaient que le témoignage visible de ses volontés. La loi elle-même était gravée sur des tables de pierre et renfermée dans l'arche, comme je viens de le dire. Au temps que le peuple errait dans le désert, les prêtres la portaient avec respect avec le tabernacle, dit aussi du Témoignage, et le signe ordinaire qui l'accompagnait était une colonne de nuée durant le jour et une colonne de feu durant la nuit 1 . Quand cette nuée marchait, les Hébreux levaient leur camp, et ils campaient, quand elle s'arrêtait 2. Outre ce miracle et les voix qui se faisaient entendre de l'arche, il y en eut encore d'autres qui rendirent témoignage à la loi; car, lorsque le
1. Exod XIII, 21. - 2. Ibid. XL, 34.
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peuple entra dans la terre de promission, le Jourdain s'ouvrit pour donner passage à l'arche aussi bien qu'à toute l'armée 1. Cette même arche ayant été portée sept fois autour de la première ville ennemie qu'on rencontré (laquelle adorait plusieurs dieux à l'instar des Gentils) , les murailles tombèrent d'elles-mêmes sans être ébranlées ni par la sape ni par le bélier 2. Depuis, à une époque où les Israélites étaient déjà établis dans la terre promise, il arriva que l'arche fut prise en punition de leurs péchés, et que ceux qui s'en étaient emparés l'enfermèrent avec honneur dans le temple du plus considérable de leurs dieux 3. Or, le lendemain, à l'ouverture du temple, ils trouvèrent la statue du dieu renversée par terre et honteusement fracassée. Divers prodiges et la plaie honteuse dont ils furent frappés les engagèrent dans la suite à restituer l'arche de Dieu. Mais comment fut-elle rendue ? ils la mirent sur un chariot, auquel ils attelèrent des vaches dont ils eurent soin de retenir les petits, puis ils laissèrent aller ces animaux à leur gré, pour voir s'il se produirait quelque chose de divin. Or, les vaches, sans guide, sans conducteur, malgré les cris de leurs petits affamés, marchèrent droit en Judée et rendirent aux Hébreux l'arche mystérieuse, Ce sont là de petites choses au regard de Dieu; mais elles sont grandes par l'instruction et la terreur salutaire qu'elles doivent donner aux hommes. Si certains philosophes, et à leur tête les Platoniciens, ont montré plus de sagesse et mérité plus de gloire que tous les autres, pour avoir enseigné que la Providence divine descend jusqu'aux derniers êtres de la nature, et fait éclater sa splendeur dans l'herbe des champs aussi bien que dans les corps des animaux, comment ne pas se rendre aux témoignages miraculeux d'une religion qui ordonne de sacrifier à Dieu seul, à l'exclusion de toute créature du ciel, de la terre et des enfers? Et quel est le Dieu de cette religion? Celui qui peut seul faire notre bonheur par l'amour qu'il nous porte et par l'amour que nous lui rendons, celui qui, bornant le temps des sac,rifices de l'ancienne loi dont il avait prédit la réforme par un meilleur pontife, a témoigné qu'il ne les désire pas pour eux-mêmes, et que s'il les avait ordonnés, c'était comme figure de sacrifices plus parfaits; car enfin Dieu ne veut pas notre
1. Jos. III, 16, 17. - 2. Jos. VI, 20. - 3. I Rois, IV-VI.
culte pour en tirer de la gloire, mais pour nous unir étroitement à lui, en nous enflammant d'un amour qui fait notre bonheur et non pas le sien.
CHAPITRE XVIII.
CONTRE CEUX QUI NIENT QU'IL FAILLE S'EN FIER AUX LIVRES SAINTS TOUCHANT LES MIRACLES ACCOMPLIS POUR L'INSTRUCTION DU PEUPLE DE DIEU.
S'avisera-t-on de dire que ces miracles sont faux et supposés? quiconque parle de la sorte et prétend qu'en fait de miracles il ne faut s'en fier à aucun historien, peut aussi bien prétendre qu'il n'y a point de dieux qui se mêlent des choses de ce monde. C'est par des miracles, en effet, que les dieux ont persuadé aux hommes de les adorer, comme l'atteste l'histoire des Gentils, et nous y voyons les dieux plus occupés de se faire admirer que de se rendre utiles. C'est pourquoi nous n'avons pas entrepris dans cet ouvrage de réfuter ceux qui nient toute existence divine ou qui croient la divinité indifférente aux événements du monde, mais ceux qui préfèrent leurs dieux au Dieu fondateur de l'éternelle et glorieuse Cité, ne sachant pas qu'il est pareillement le fondateur invisible et immuable de ce monde muable et visible, et le véritable dispensateur de cette félicité qui réside en lui-même et non pas en ses créatures. Voilà le sens de ce mot du très-véridique prophète « Etre uni à Dieu, voilà mon bien 1 » .Je reviens sur cette citation, parce qu'il s'agit ici de la fin de l'homme, de ce problème tant controversé entre les philosophes, de ce souverain bien où il faut rapporter tous nos devoirs. Le Psalmiste rie dit pas : Mon bien, c'est de posséder de grandes richesses, ou de porter la pourpre, le sceptre et le diadème; ou encore, comme quelques philosophes n'ont point rougi de le dire: Mon bien, c'est de jouir des voluptés du corps; ou même enfin, suivant l'opinion meilleure de philosophes meilleurs : Mon bien, c'est la vertu de mon âme; non, le Psalmiste le déclare Le vrai bien, c'est d'être uni à Dieu. Il avait appris cette vérité de celui-là même que les- anges, par des miracles incontestables, lui avaient appris à adorer exclusivement. Aussi était-il lui-même le sacrifice de Dieu, puisqu'il était consumé du feu de son amour et
1. Ps. LXXII, 28.
(209)
désirait ardemment de jouir de ses chastes et ineffables embrassements. Mais enfin, si ceux
qui adorent plusieurs dieux (quelque sentiment qu'ils aient touchant leur nature) ne doutent point des miracles qu'on leur attribue, et s'en rapportent soit aux historiens, soit aux livres de la magie, soit enfin aux livres moins suspects de la théurgie, pourquoi refusent-ils de croire aux miracles attestés par nos Ecritures, dont l'autorité doit être estimée d'autant plus grande que celui à qui seul elles commandent de sacrifier est plus grand?
CHAPITRE XIX.
QUEL EST L'OBJET DU SACRIFICE VISIBLE QUE LA VRAIE RELIGION ORDONNE D'OFFRIR AU SEUL DIEU INVISIBLE ET VÉRITABLE.
Quant à ceux qui estiment que les sacrifices visibles doivent être offerts aux autres dieux, mais que les sacrifices invisibles, tels que les mouvements d'une âme pure et d'une bonne volonté, appartiennent, comme plus grands et plus excellents, au Dieu invisible, plus grand lui-même et plus excellent que tous les dieux 1, ils ignorent sans doute que les sacrifices visibles ne sont que les signes des autres, comme les mots ne sont que les signes des choses. Or, puisque dans la prière nous adressons nos paroles à celui-là même à qui nous offrons les pensées de nos coeurs, n'oublions pas, quand nous sacrifions, qu'il ne faut offrir le sacrifice visible qu'à celui dont nous devons être nous-mêmes le sacrifice invisible. C'est alors que
les Anges et les Vertus supérieures, dont la bonté et la piété font la puissance, se réjouissent avec nous de ce culte que nous rendons à Dieu, et nous aident à le lui rendre. Mais si nous voulons les adorer, ces purs esprits sont si peu disposés à agréer notre culte qu'ils le rejettent positivement, quand ils viennent remplir quelque mission visible auprès des hommes. L'Ecriture sainte en fournit des exemples. Nous y voyons, en effet 2, que quelques fidèles ayant cru devoir leur rendre les honneurs divins, soit par l'adoration, soit par le sacrifice, ils les en ont empêchés, avec ordre de les reporter au seul être à qui ils savent qu'ils sont dus. Les saints ont imité les anges: après la guérison miraculeuse que saint Paul
1. Saint Augustin paraît faire ici allusion à Porphyre et à ses disciples. Voyez le De abst. anim., lib. II, cap. 61 et seq.
2. Apocal. XIX, 10, et XXII, 9.
et saint Barnabé opérèrent en Lycaonie, le peuple les prit pour des dieux et voulut leur sacrifier 1; mais leur humble piété s'y opposa, et ils annoncèrent aux Lycaoniens le Dieu en qui ils devaient croire. Les esprits trompeurs eux-mêmes n'exigent ces honneurs que parce qu'ils savent qu'ils n'appartiennent qu'au vrai Dieu. Ce qu'ils aiment, ce n'est pas, comme le rapporte Porphyre, et comme quelques-uns le croient, les odeurs corporelles, mais les honneurs divins. Dans le fait, ils ont assez de ces sortes d'odeurs qui leur viennent de tout côté, et, s'ils en voulaient davantage, il ne tiendrait qu'à eux de s'en donner; mais ces mauvais esprits, qui affectent la divinité, ne se contentent pas de la fumée des corps, ils demandent les hommages du coeur, afin d'exercer leur domination sur ceux qu'ils abusent, et de leur fermer la voie qui mène au vrai Dieu, en les empêchant par ces sacrifices impies de devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu.
CHAPITRE XX.
DU VÉRITABLE ET SUPRÊME SACRIFICE EFFECTUÉ PAR LE CHRIST LUI-MÊME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
De là vient que ce vrai médiateur entre Dieu et les hommes, médiateur en tant qu'il a pris la forme d'esclave, Jésus-Christ homme, bien qu'il reçoive le sacrifice, à titre de Dieu consubstantiel au Père, a mieux aimé être lui-même le sacrifice, à titre d'esclave, que de le recevoir, et cela, pour ne donner occasion à personne de croire qu'il soit permis de sacrifier à une créature, quelle qu'elle soit. II est donc à la fois le prêtre et la victime, et voilà le sens du sacrifice que l'Eglise lui offre chaque jour; car l'Eglise, comme corps dont il est le chef, s'offre elle-même par lui. Les anciens sacrifices des saints n'étaient aussi que des signes divers et multipliés de ce sacrifice véritable, de même que plusieurs mots servent quelquefois à exprimer une seule chose en l'inculquant plus fortement et sans ennui. Devant ce suprême et vrai sacrifice, tous les faux sacrifices ont disparu.
1. Act. XIV, 10 et seq.
(210)
CHAPITRE XXI.
DU DEGRÉ DE PUISSANCE ACCORDÉ AUX DÉMONS POUR PROCURER, PAR DES ÉPREUVES PATIEMMENT SUBIES, LA GLOIRE DES SAINTS, LESQUELS N'ONT PAS VAINCU LES DÉMONS EN LEUR FAISANT DES SACRIFICES, MAIS EN RESTANT FIDÈLES A DIEU.
Toutefois les démons ont reçu le pouvoir, en des temps réglés et limités par la Providence, d'exercer leur fureur contre la Cité de Dieu à l'aide de ceux qu'ils ont séduits, et non seulement de recevoir les sacrifices qu'on leur offre mais aussi d'en exiger par de violentes persécutions. Or, tant s'en faut que cette tyrannie soit préjudiciable à l'Eglise, qu'elle lui procure, au contraire, de grands avantages; elle sert, en effet, à compléter le nombre des saints, qui tiennent un rang d'autant plus honorable dans la Cité de Dieu qu'ils combattent plus généreusement et jusqu'à la mort contre les puissances de l'impiété 1 . Si le langage de l'Eglise le permettait, nous les appellerions à bon droit nos héros. On fait venir ce nom de celui de Junon, qui, en grec, est appelé Héra, d'où vient que, suivant les fables de la Grèce, je ne sais plus lequel de ses fils porte le nom d'Héros. Le sens mystique de ces noms est, dit-on, que Junon représente l'air, dans lequel on place, en compagnie des démons, les héros, c'est-à-dire les âmes des morts illustres. C'est dans un sens tout contraire qu'on pourrait, je le répète, si le langage ecclésiastique le permettait, appeler nos martyrs des héros; non certes qu'ils aient aucun commerce dans l'air avec les démons, mais parce qu'ils ont vaincu les démons, c'est-à-dire les puissances de l'air et Junon elle-même, quelle qu'elle soit, cette Junon que les poètes nous représentent, non sans raison, comme ennemie de la vertu et jalouse de la gloire des grands hommes qui aspirent au ciel. Virgile met ceux-ci au-dessus d'elle quand il lui fait dire:
« Enée est mon vainqueur 2 ... »
mais il lui cède ensuite et faiblit misérablement quand il introduit Hélénus donnant à Enée ce prétendu conseil de piété :
1. Tertullien exprime plusieurs fois la même pensée (Apoloy., cap. 50; ad Scap., cap. 5).
2. Énéide, livre VII, vers 310.
«Rends hommage de bon coeur à Junon et triomphe par tes offrandes suppliantes du courroux de cette redoutable divinité 1 ».
Porphyre est du même avis, tout en ne parlant, il est vrai, qu'au nom d'autrui, quand il dit que le bon génie n'assiste point celui qui l'invoque, à moins que le mauvais génie n'ait été préalablement apaisé 2 ; d'où il suivrait que les mauvaises divinités sont plus puissantes que les bonnes; car les mauvaises peuvent mettre obstacle à l'action des bonnes, et celles-ci ne peuvent rien sans la permission de celles-là, tandis qu'au contraire les mauvaises divinités peuvent nuire, sans que les autres soient capables de les en empêcher. Il en est tout autrement dans la véritable religion; et ce n'est pas ainsi que nos martyrs triomphent de Junon, c'est-à-dire des puissances de l'air envieuses de la vertu des saints. Nos héros, si l'usage permettait de les appeler ainsi, n'emploient pour vaincre Héra que des vertus divines et non des offrandes suppliantes. Et certes, Scipion a mieux mérité le Surnom d'Africain en domptant l'Afrique par sa valeur que s'il eût apaisé ses ennemis par des présents et des supplications.
CHAPITRE XXII.
OU EST LA SOURCE DU POUVOIR DES SAINTS CONTRE LES DÉMONS ET DE LA VRAIE PURIFICATION DU COEUR.
Les hommes véritablement pieux chassent ces puissances aériennes par des exorcismes, loin de rien faire pour les apaiser, et ils surmontent toutes les tentations de l'ennemi, non en les priant, mais en priant Dieu contre lui. Aussi, les démons ne triomphent-ils que des âmes entrées dans leur commerce par le péché. On triomphe d'eux, au contraire, au nom de celui qui s'est fait homme, et homme sans péché, pour opérer en lui-même, comme pontife et comme victime, la rémission des péchés, c'est-à-dire au nom du médiateur Jésus-Christ homme, par qui les hommes, purifiés-du péché, sont réconciliés avec Dieu. Le péché seul, en effet, sépare les hommes d'avec Dieu, et s'ils peuvent en être purifiés en cette vie, ce n'est point par la vertu, mais bien par la miséricorde divine; ce n'est point par leur puissance propre, mais par l'indulgence
1. Enéide, livre III, vers 438, 439.
2. Voyez plus haut, sur Porphyre, les chapitres 9, 10 et 11, et comp. De abstin. anim., cap. 39.
de Dieu, puisque la faible et misérable vertu qu'on appelle la vertu humaine n'est elle-même qu'un don de sa bonté. Nous serions trop disposés à nous enorgueillir dans notre condition charnelle, si, avant de la dépouiller, nous ne vivions pas sous le pardon. C'est pourquoi la vertu du Médiateur nous a fait cette grâce que, souillés par la chair du péché, nous trouvons notre purification dans un Dieu fait chair; grâce merveilleuse, où éclate la miséricorde de Dieu, et qui, après nous avoir conduits durant cette vie dans le chemin de la foi, nous prépare, après la mort, par la contemplation de la vérité immuable, la plénitude de la perfection.
CHAPITRE XXIII.
DES PRINCIPES DE LA PURIFICATION DE L'AME SELON LES PLATONICIENS.
Des oracles divins, dit Porphyre, ont répondu que les sacrifices les plus parfaits à la lune et au soleil sont incapables de purifier, et il a voulu montrer par là qu'il en est de même des sacrifices offerts à tous les autres dieux. Quels sacrifices, en effet, auraient une vertu purifiante, si ceux de la lune et du soleil, divinités du premier ordre, ne l'ont pas? Porphyre, d'ailleurs, ajoute que le même oracle a déclaré que les Principes peuvent purifier; par où l'on voit assez que ce philosophe a craint que sur la première réponse, qui refuse aux sacrifices parfaits du soleil et de la lune la vertu purifiante, on ne s'avisât de l'attribuer aux sacrifices de quelqu'un des petits dieux. Mais qu'entend Porphyre par ses Principes? dans la bouche d'un philosophe platonicien, nous savons ce que cela signifie il veut désigner Dieu le Père d'abord, puis Dieu le Fils, qu'il appelle la Pensée ou l'Intelligence du Père; quant au Saint-Esprit, il n'en dit rien, ou ce qu'il en dit n'est pas clair; car je n'entends pas quel est cet autre Principe qui tient le milieu, suivant lui, entre les deux autres. Est-il du sentiment de Plotin, qui, traitant des trois hypostases principales
1. Les Platoniciens de l'école d'Alexandrie et de l'école d'Athènes ce sont accordés, depuis Plotin jusqu'à Proclus, à reconnaître en Dieu trois principes ou hypostases 1° l'Un ( to en aploun ) ou le Bien, qui est le Père; 2° l'Intelligence, le Verbe ( logos, nous ), qui est le Fils, 3° l'Âme (psuché), qui est le principe universel de la vie. - Quant à la nature et à l'ordre de ces hypostases, les Alexandrins cessent d'être d'accord. - Consultez, sur les différences très-subtiles de la Trinité de Plotin et de celle de Porphyre, les deux historiens de l'école d'Alexandrie, M. Jules Simon (tome II, page 110 et seq.) et M. Vacherot (tome II, p. 37 et seq.)
donne à l'âme le troisième rang? mais alors il ne dirait pas que la troisième hypostase tient le milieu entre les deux autres, c'est-à-dire entre le Père et le Fils. En effet, Plotin place l'âme au-dessous de la seconde hypostase, qui est la pensée du Père, tandis que Porphyre, en faisant de l'âme une substance mitoyenne, ne la place pas au-dessous des deux autres, mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a parlé comme il a pu, ou comme il a voulu car nous disons, nous, que le Saint-Esprit n'est pas seulement l'esprit du Père, ou l'esprit du Fils, mais l'esprit du Père et du Fils. Aussi bien, les philosophes sont libres dans leurs expressions, et, en parlant des plus hautes matières, ils ne craignent pas d'offenser les oreilles pieuses, Mais nous; nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise, de crainte que la licence dans les mots n'engendre l'impiété dans les choses.
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