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  • Dominus pascit me, et nihil mihi deerit. Le Seigneur est mon berger : je ne manquerai de rien. The Lord is my shepherd; I shall not want. El Señor es mi pastor, nada me falta. L'Eterno è il mio pastore, nulla mi mancherà. O Senhor é o meu pastor; de nada terei falta. Der Herr ist mein Hirte; mir wird nichts mangeln. Господь - Пастырь мой; я ни в чем не буду нуждаться. اللهُ راعِيَّ، فلَنْ يَنقُصَنِي شَيءٌ (Ps 23,1)
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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 12:55

LIVRE DIX-SEPTIÈME : DE DAVID À JÉSUS-CHRIST

Saint Augustin suit le développement de la Cité de Dieu au temps des Rois et des Prophètes, depuis Samuel et David jusqu'à Jésus-Christ, et il indique dans les saintes Ecritures, particulièrement dans les livres des Rois, des Psaumes et de Salomon, les passages où Jésus-Christ et l'Eglise sont annoncés.

LIVRE DIX-SEPTIÈME : DE DAVID À JÉSUS-CHRIST

CHAPITRE PREMIER.

DU TEMPS DES PROPHÈTES.
CHAPITRE II.
CE NE FUT PROPREMENT QUE SOUS LES ROIS, QUE LA PROMESSE DE DIEU TOUCHANT LA TERRE DE CHANAAN FUT ACCOMPLIE.
CHAPITRE III.
LES TROIS SORTES DE PROPHÉTIES DE L'ANCIEN TESTAMENT SE RAPPORTENT TANTÔT À LA JÉRUSALEM TERRESTRE, TANTÔT À LA JÉRUSALEM CÉLESTE, ET TANTÔT À L'UNE ET À L'AUTRE.
CHAPITRE IV.
FIGURE DU CHANGEMENT DE L'EMPIRE ET DU SACERDOCE D'ISRAËL, ET PROPHÉTIES D'ANNE, MÈRE DE SAMUEL, LAQUELLE FIGURAIT L'ÉGLISE.
CHAPITRE V.
ABOLITION DU SACERDOCE D'AARON NIÉDITE A HÉLI.
CHAPITRE VI.
DE L'ÉTERNITÉ PROMISE AU SACERDOCE ET AU ROYAUME DES JUIFS, AFIN QUE, LES VOYANT DÉTRUITS, ON RECONNUT QUE CETTE PROMESSE CONCERNAIT UN AUTRE ROYAUME ET UN AUTRE SACERDOCE DONT CEUX-LA ÉTAIENT LA FIGURE.
CHAPITRE VII.
DE LA DIVISION DU ROYAUME D'ISRAËL PRÉDITE PAR SAMUEL A SAÜL, ET DE CE QU'ELLE FIGURAIT .
CHAPITRE VIII.
LES PROMESSES DE DIEU A DAVID TOUCHANT SALOMON NE PEUVENT S'ENTENDRE QUE DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE IX.
DE LA PROPHÉTIE DU PSAUME QUATRE-VINGT-HUITIÈME, LAQUELLE EST SEMBLABLE A CELLE DE NATHAN DANS LE SECOND LIVRE DES ROIS.
CHAPITRE X.
LA RAISON DE LA DIFFÉRENCE QUI SE RENCONTRE ENTRE CE QUI S'EST PASSÉ DANS LE ROYAUME DE LA JÉRUSALEM TERRESTRE ET LES PROMESSES DE DIEU, C'EST DE FAIRE VOIR QUE CES PROMESSES REGARDAIENT UN AUTRE ROYAUME ET UN PLUS GRAND ROI.
CHAPITRE XI.
DE LA SUBSTANCE DU PEUPLE DE DIEU, LAQUELLE SE TROUVE EN JÉSUS-CHRIST FAIT HOMME, SEUL CAPABLE DE DÉLIVRÉR SON AME DE L'ENFER.
CHAPITRE XII.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CES PAROLES DU PSAUME QUATRE-VINGT-HUITIÈME : « OU SONT, SEIGNEUR, LES ANCIENNES MISÉRICORDES ETC. »
CHAPITRE XIII.
LA PAIX PROMISE A DAVID PAR NATHAN N'EST POINT CELLE DU RÈGNE DE SALOMON.
CHAPITRE XIV.
DES PSAUMES DE DAVID.
CHAPITRE XV.
S'IL CONVIENT D'ENTRER ICI DANS L'EXPLICATION DES PROPHÉTIES CONTENUES DANS LES PSAUMES TOUCHANT JÉSUS-CHRIST ET SON ÉGLISE.
CHAPITRE XVI.
LE PSAUME QUARANTE-QUATRE EST UNE PROPHÉTIE, TANTÔT EXPRESSIVE ET TANTÔT FIGURÉE, DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE.
CHAPITRE XVII.
DU SACERDOCE ET DE LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST PRÉDITS AUX CENT NEUVIÈME ET VINGT-UNIÈME PSAUMES.
CHAPITRE XVIII.
DE LA MORT ET DE LA RÉSURRECTION DU SAUVEUR PRÉDITES DANS LES PSAUMES TROIS, QUARANTE, QUINZE ET SOIXANTE-SEPT.
CHAPITRE XIX.
LE PSAUME SOIXANTE-HUIT MONTRE L'OBSTINATION DES JUIFS DANS LEUR INFIDÉLITÉ.
CHAPITRE XX.
DU RÈGNE ET DES VERTUS DE DAVID, ET DES PROPHÉTIES SUR JÉSUS-CHRIST QUI SE TROUVENT DANS LES LIVRES DE SALOMON.
CHAPITRE XXI.
DES ROIS DE JUDA ET D'ISRAËL APRÈS SALOMON.
CHAPITRE XXII.
IDOLÂTRIE DE JÉROBOAM.
CHAPITRE XXIII.
DE LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE ET DU RETOUR DES JUIFS.
CHAPITRE XXIV.
DES DERNIERS PROPRÈTES DES JUIFS.
CHAPITRE PREMIER.
DU TEMPS DES PROPHÈTES.
Comment se sont accomplies et s'accomplissent encore les promesses de Dieu à Abraham à l'égard de sa double postérité, le peuple juif, selon la chair, et toutes les nations de la terre, selon la foi, c'est ce que le progrès de la Cité de Dieu, selon l'ordre des temps, va nous découvrir. Nous avons fini le livre précédent au règne de David; voyons maintenant ce qui s'est passé depuis ce règne, dans la mesure où peut nous le permettre le dessein que nous nous sommes proposé en cet ouvrage. Tout le temps écoulé depuis que Samuel commença à prophétiser jusqu'à la captivité de Babylone et au rétablissement du temple, qui arriva soixante-dix ans après, ainsi que Jérémie l'avait prédit 1, tout ce temps, dis-je, est le temps des Prophètes. Bien que nous puissions avec raison appeler prophètes Noé et quelques autres patriarches qui l'ont précédé ou suivi jusqu'aux Rois, à cause de certaines choses qu'ils ont faites ou dites en esprit de prophétie touchant la Cité de Dieu, d'autant plus qu'il y en a quelques-uns parmi eux à qui l'Ecriture sainte donne ce nom, comme Abraham 2 et Moïse 3, toutefois, à proprement parler, le temps des Prophètes ne commence que depuis Samuel, qui, par le commandement de Dieu, sacra d'abord roi Saül, et ensuite David, après la réprobation de Saül. Mais nous n'en finirions pas de rapporter tout ce que ces Prophètes ont prédit de Jésus-Christ, tandis que la Cité de Dieu se continuait dans le cours des siècles. Si l'on voulait surtout considérer attentivement l'Ecriture sainte, dans les choses même qu'elle semble ne rapporter qu'historiquement des Rois, on trouverait qu'elle n'est pas moins attentive, si elle ne l'est plus, à prédire l'avenir qu'à raconter le passé. Or, qui ne voit avec un peu de réflexion quel
1. Jérém. XX, 11. - 2. Gen. XX, 7. - 3. Deut. XXXIV, 10.
travail ce serait d'entreprendre cette sorte de recherche, et combien il faudrait de volumes pour s'en acquitter comme il faut? En second lieu, les choses même qui ont indubitablement le caractère prophétique sont en si grand nombre touchant Jésus-Christ et le royaume des cieux, qui est la Cité de Dieu, que cette explication passerait de beaucoup les bornes de cet ouvrage. Je tâcherai donc, avec l'aide de Dieu, de m'y contenir de telle sorte, que, sans omettre le nécessaire, je ne dise rien de superflu.
CHAPITRE II.
CE NE FUT PROPREMENT QUE SOUS LES ROIS, QUE LA PROMESSE DE DIEU TOUCHANT LA TERRE DE CHANAAN FUT ACCOMPLIE.
Nous avons dit au livre précédent que Dieu promit deux choses à Abraham : l'une, que sa postérité posséderait la terre de Chanaan, ce qui est signifié par ces paroles : « Allez en la terre que je vous montrerai, et je vous ferai Père d'un grand peuple »; et l'autre, beaucoup plus excellente et qui regarde une postérité, non pas charnelle, mais spirituelle, qui le rend père, non du seul peuple juif, mais de tous les peuples qui marchent sur les traces de sa foi. Celle-ci est exprimée en ces termes : « En vous seront bénies toutes les nations de la terre 1 ». Ces deux promesses lui ont été faites beaucoup d'autres fois, comme nous l'avons montré. La postérité charnelle d'Abraham, c'est-à-dire le peuple juif, était donc déjà établi dans la terre promise, et, maître des villes ennemies, il vivait sous la domination de ses rois. Ainsi, les promesses de Dieu commencèrent dès lors à être accomplies en grande partie, non-seulement celles qu'il avait faites aux trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, mais encore celles qu'il fit à Moïse, par qui le peuple
1. Gen. XLI, 1-3.
(363)
hébreu fut délivré de la captivité d'Egypte et à qui toutes les choses passées furent révélées, lorsqu'il conduisait ce peuple dans le désert. Toutefois, ce ne fut ni sous Jésus fils de Navé 1, ce fameux capitaine qui fit entrer les Hébreux dans la terre promise, et qui la divisa, selon l'ordre de Dieu, entre les douze tribus, ni sous les Juges, que s'accomplit la promesse que Dieu avait faite de donner aux Israélites toute la terre de Chanaan, depuis le fleuve d'Egypte jusqu'au grand fleuve d'Euphrate 2. Elle ne le fut que sous David et sous son fils Salomon, dont le royaume et toute cette étendue. Ils subjuguèrent, en effet, tous ces peuples et en firent leurs tributaires. Ce fut donc sous ces princes que la postérité d'Abraham se trouva établie en la terre de Chanaan, de sorte qu'il ne manquait plus rien à l'entier accomplissement des promesses de Dieu à cet égard, sauf cet unique point que les Juifs la posséderaient jusqu'à la fin des siècles; mais il fallait pour cela qu'ils demeurassent fidèles à leur Dieu. Or, comme Dieu savait qu'ils ne le seraient pas, il. se servit des châtiments temporels dont il les affligea pour exercer le petit nombre des fidèles qui étaient parmi eux, afin qu'ils instruisissent à l'avenir les fidèles des autres nations en qui il voulait accomplir l'autre promesse par l'incarnation de Jésus-Christ et la publication du Nouveau Testament.
CHAPITRE III.
LES TROIS SORTES DE PROPHÉTIES DE L'ANCIEN TESTAMENT SE RAPPORTENT TANTÔT À LA JÉRUSALEM TERRESTRE, TANTÔT À LA JÉRUSALEM CÉLESTE, ET TANTÔT À L'UNE ET À L'AUTRE.
Ainsi toutes les prophéties, tant celles qui ont précédé l'époque des Rois que celles qui l'ont suivie, regardent en partie la postérité charnelle d'Abraham, et en partie cette autre postérité en qui sont bénis tous les peuples cohéritiers de Jésus-Christ par le Nouveau Testament, et appelés à posséder la vie éternelle et le royaume des cieux. Elles se rapportent moitié à la servante qui engendre des esclaves, c'est-à-dire à la Jérusalem terrestre, qui est esclave avec ses enfants, et moitié à la cité libre, qui est la vraie Jérusalem, étrangère
1. Comp. saint Augustin, Quœst. in Jesum Nase, qu. 21, et saint Jérôme, Epist. CXXIX, ad Dardanun,
2.Gen. XV, 18.
ici-bas en quelques-uns de ses enfants et éternelle dans les cieux; mais il y en à qui se rapportent à l'une et à l'autre, proprement à la servante et figurativement à la femme libre.
Il y a donc trois sortes de prophéties, les unes relatives à la Jérusalem terrestre, les autres à la céleste, et les autres à toutes les deux. Donnons-en des exemples. Le prophète Nathan 1 fut envoyé à David pour lui reprocher son crime et lui en annoncer le châtiment. Qui doute que ces avertissements du ciel et autres semblables, qui concernaient l'intérêt de tous ou celui de quelques particuliers, n'appartinssent à la cité de la terre? Mais lorsqu'on lit dans Jérémie : « Voici venir le temps, dit le Seigneur, que je ferai une nouvelle alliance qui ne sera pas semblable à celle que je fis avec leurs pères, lorsque je les pris par la main pour les tirer d'Egypte; car ils ne l'ont pas gardée, et c'est pourquoi je les ai abandonnés, dit le Seigneur. Mais voici l'alliance que je veux faire avec la maison d'Israël : « Après ce temps, dit le Seigneur, je déposerai mes lois dans leur esprit; je les écrirai dans leur coeur, et mes yeux les regarderont et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple 2». Il est certain que c'est là une prophétie de cette Jérusalem céleste où Dieu même est la récompense des justes et où l'unique et souverain bien est de le posséder et d'être à lui. Mais lorsque l'Ecriture appelle Jérusalem la Cité de Dieu et annonce que la maison de Dieu s'élèvera dans son enceinte, cela se rapporte à l'une et l'autre cité : à la Jérusalem terrestre, parce que cela a été accompli, selon la vérité de l'histoire, dans le fameux temple de Salomon, et à la céleste, parce que ce temple en était la figure. Ce genre de prophétie mixte, dans les livres historiques de l'Ancien Testament, est fort considérable ; il a exercé et exerce encore beaucoup de commentateurs de l'Ecriture qui cherchent la figure de ce qui doit s'accomplir en la postérité spirituelle d'Abraham dans ce qui a été prédit et accompli pour sa postérité charnelle. Quelques uns portent ce goût si loin qu'ils prétendent qu'il n'y a rien en ces livres de ce qui est arrivé après avoir été prédit, ou même sans l'avoir été, qui ne doive se rapporter allégoriquement à la Cité de Dieu et à ses enfants qui sont
1. II Rois, XII, 1. - Jérém. XXX, 31-33; Hébr. VIII, 8-10.
2. Voyez l'écrit de saint Augustin coutre Fauste le manichéen, aux livres XII et XVI.
(364)
étrangers en cette vie. Si cela est, il n'y aura pins que deux sortes de prophéties dans tous les livres de l'Ancien Testament, les unes relatives à la Jérusalem céleste, et les autres aux deux Jérusalem, sans qu'aucune se rapporte seulement à la terrestre. Pour moi, comme il ma semble que ceux-là se trompent fort qui excluent toute allégorie des livres historiques de l'Ecriture, j'estime aussi que c'est beaucoup entreprendre que de vouloir en trouver partout. C'est pourquoi j'ai dit qu'il vaut mieux distinguer trois sortes de prophéties, sans blâmer toutefois ceux qui, conservant la vérité de l'histoire, cherchent à trouver partout quelque sens allégorique. Quant aux choses qui ne peuvent se rattacher ni à l'action des hommes ni à celle de Dieu, il est évident que l'Ecriture n'en parle pas sans dessein, et il faut conséquemment tâcher de les rappeler à un sens spirituel.
CHAPITRE IV.
FIGURE DU CHANGEMENT DE L'EMPIRE ET DU SACERDOCE D'ISRAËL, ET PROPHÉTIES D'ANNE, MÈRE DE SAMUEL, LAQUELLE FIGURAIT L'ÉGLISE.
La suite des temps amène la Cité de Dieu jusqu'à l'époque des Rois, alors que, Saül ayant été réprouvé, David monta sur le trône, et que ses descendants régnèrent longtemps après lui dans la Jérusalem terrestre. Ce changement, qui arriva en la personne de Saül et de David, figurait le remplacement de l'Ancien Testament par le Nouveau, où le sacerdoce et la royauté ont été changés par le prêtre et le roi nouveau et immortel, qui est Jésus-Christ. Le grand-prêtre Héli réprouvé et Samuel mis en sa place et exerçant ensemble les fonctions de prêtre et de juge, et d'autre part, David sacré roi au lieu de Saül, figuraient cette révolution spirituelle. La mère de Samuel, Anne, stérile d'abord, et qui depuis eut tant de joie de sa fécondité, semble ne prophétiser autre chose, quand, ravie de son bonheur, elle rend grâces à Dieu et lui consacre son fils avec la même piété qu'elle le lui avait voué. Voici comme elle s'exprime : « Mon coeur a été affermi dans sa confiance au Seigneur, et mon Dieu a relevé ma force et ma gloire. Ma bouche a été ouverte contre mes ennemis, et je me suis réjouie de votre salut. Car il n'est point de saint comme le Seigneur, il n'est point de juste comme notre Dieu, il n'est de saint que vous. Ne vous glorifiez point, et ne parlez point autrement; qu'aucune parole fière et superbe ne sorte de votre bouche, puisque c'est Dieu qui est le maître des sciences, et qui forme et conduit ses desseins. Il a détendu l'arc des puissants, et les faibles ont été revêtus de force. Ceux qui ont du pain en abondance sont devenus languissants, et ceux qui étaient affamés se sont élevés au-dessus de la terre, parce que celle qui était stérile est devenue mère de sept enfants, et celle qui avait beaucoup d'enfants est demeurée sans vigueur. C'est Dieu qui donne la mort et qui redonne la vie; c'est lui qui mène aux enfers et qui en ramène. Le Seigneur rend pauvre ou riche, abaisse ou élève ceux qu'il lui plaît. Il élève de terre le pauvre, et tire le misérable du fumier, afin de le faire asseoir avec les princes de son peuple et de lui donner pour héritage un trône de gloire. Il donne à qui fait un voeu de quoi le faire, et il a béni les années du juste, parce que l'homme n'est pas fort par sa propre force. Le Seigneur désarmera son adversaire, le Seigneur qui est saint. Que le sage ne se glorifie point de sa sagesse, ni le puissant de sa puissance, ni le riche de ses richesses; mais que celui qui eut se glorifier se glorifie de connaître Dieu et de rendre justice au milieu de la terre. Le Seigneur est monté aux cieux et a tonné; il jugera les extrémités de la terre, parce qu'il est juste. C'est lui qui donne la vertu à nos rois, et il exaltera la gloire et la puissance de son Christ 1 ».
Croira-t-on que c'est là le discours d'une simple femme qui se réjouit de la naissance de son fils, et sera-t-on assez aveugle pour ne pas voir qu'il est beaucoup au-dessus de sa portée? En un mot, quiconque fait attention à ce qui est déjà accompli de ces paroles, ne reconnaît-il pas clairement que le Saint- Esprit, par le ministère, de cette femme (dont le nom même, en hébreu, signifie grâce), a prédit la religion chrétienne, la Cité de Dieu, dont Jésus-Christ est le roi et le fondateur, et enfin la grâce même de Dieu, dont les superbes s'éloignent pour tomber par terre et dont les humbles sont remplis pour se relever? Il ne resterait qu'à prétendre que cette femme n'a rien prédit, et que ce sont de simples actions de grâces qu'elle rend à Dieu pour lui avoir
1. I Rois, II, 1-10 sec. LXX.
(365)
donné un fils; mais que signifie en ce cas ce qu'elle dit : « Il a détendu l'arc des puissants,
et les faibles ont été revêtus de force. Ceux qui ont du pain en abondance sont devenus languissants, et ceux qui étaient affamés se sont élevés au-dessus de la terre, parce que
celle qui était stérile est devenue mère de sept enfants, et celle qui avait beaucoup d'enfants
n'a plus de vigueur? » Est-ce qu'Anne a eu sept enfants? Elle n'en avait qu'un quand elle
disait cela, et n'en eut en tout que cinq, trois garçons et deux filles 1. Bien plus, comme il
n'y avait point encore de rois parmi les Juifs, qui la porte à dire : « C'est lui qui donne la
force à nos rois, et qui relèvera la gloire et la puissance de son Christ », si ce n'est pas
là une prophétie?
Que 1'Eglise de Jésus-Christ, la cité du grand roi, pleine de grâces, féconde en enfants, répète donc ce qu'elle reconnaît avoir prophétisé d'elle il y a si longtemps par la bouche
de cette pieuse mère! qu'elle répète: « Mon coeur a été affermi dans sa confiance au Seigneur, et mon Dieu a relevé ma force et ma gloire ». Son coeur a été vraiment affermi sa puissance a été vraiment augmentée, parce qu'elle ne l'a pas mise en elle-même, mais dans le Seigneur son Dieu. « Ma bouche a été ouverte contre mes ennemis » ; et en effet, la parole de Dieu n'est point captive au milieu des chaînes et de la captivité. « Je me suis réjouie de votre salut ». Ce salut, c'est Jésus-Christ lui-même, que le vieillard Siméon, selon le témoignage de l'Evangile, embrasse tout petit, mais dont il reconnaît la grandeur, quand il s'écrie : «Seigneur, vous laisserez aller votre serviteur en paix, parce que mes yeux ont vu votre salut 2». Que l'Eglise répète donc: « Je me suis réjouie de votre salut; car il n'est point de saint comme le Seigneur, il n'est point de juste comme notre Dieu » ; Dieu, en effet, n'est pas seulement saint et juste, mais la source de la sainteté et de la justice. « Il n'est de saint que
vous »; car personne n'est saint que par lui. Ne vous glorifiez point, et ne parlez point
hautement; qu'aucune parole fière et superbe ne sorte de votre bouche, puisque c'est Dieu qui est le maître des sciences, et personne ne sait ce qu'il sait ». Entendez que celui qui n'étant rien se croit quelque chose, se trompe soi-même 3»; car ceci
1. 1 Rois, II, 20. - 2. Luc, II, 29 et 30. - 3. Galat. VI, 3.
s'adresse aux ennemis de la Cité de Dieu, qui appartiennent à Babylone, à ceux qui présument trop de leurs forces et se glorifient en eux-mêmes au lieu de se glorifier en Dieu. De ce nombre sont aussi les Israélites charnels, citoyens de la Jérusalem terrestre, qui, comme dit l'Apôtre, « ne connaissant point la justice de Dieu 1 », c'est-à-dire la justice que Dieu donne aux hommes, lui qui seul est juste et rend juste, « et voulant établir leur propre justice», c'est-à-dire prétendant qu'ils l'ont acquise par leurs propres forces sans la tenir de lui, « ne sont point soumis à la justice de Dieu », parce qu'ils sont superbes et qu'ils croient pouvoir plaire à Dieu par leur propre mérite, et non par la grâce de celui qui est le Dieu des sciences, et par conséquent l'arbitre des consciences, où il voit que toutes les pensées des hommes ne sont que vanité, à moins que lui-même ne les leur inspire, « Il forme et conduit ses desseins». Quels des. seins, sinon ceux qui vont à terrasser les superbes et à relever les humbles? Ce sont ces desseins qu'il exécute lorsqu'il dit : « L'arc des puissants a été détendu, et les faibles ont été revêtus de force » . L'arc a été détendu, c'est-à-dire que Dieu a confondu ceux qui se croyaient assez forts par eux-mêmes pour accomplir les commandements de Dieu, sans avoir besoin de son secours. Et ceux-là « sont revêtus de force » qui crient à Dieu dans le fond de leur coeur: « Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible 2 ». - « Ceux qui ont du pain en abondance sont devenus languissants, et ceux qui étaient e affamés se sont élevés au-dessus de la terre». Qui sont ceux qui ont du pain en abondance, sinon ceux même qui se croient puissants, c'est-à-dire les Juifs, à qui les oracles de la parole de Dieu ont été confiés? Mais, parmi ce peuple, les enfants de la servante sont devenus languissants, parce que dans ces pains, c'est-à-dire dans la parole de Dieu, que la seule nation juive avait reçue alors, ils ne goûtent que ce qu'il y a de terrestre; au lieu que les Gentils, à qui ces pains n'avaient pas été donnés, n'en ont pas eu plutôt mangé que la faim dont ils étaient pressés les a fait élever au-dessus de la terre pour y savourer tout ce qu'ils renferment de céleste et de spirituel. Et comme si l'on demandait la cause d'un événement si étrange : « C'est, dit-elle, que
1. Rom. X, 3. - 2. Ps. VI, 3.
(366)
celle qui était stérile est devenue mère de sept enfants, et que celle qui avait beaucoup enfants est demeurée sans vigueur ». Paroles qui montrent bien que tout ceci n'est qu'une prophétie à ceux qui savent que la perfection de toute l'Eglise est marquée dans l'Ecriture par le nombre sept. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean écrit à sept Eglises 1, c'est-à-dire à toute l'Eglise; et Salomon dit, dans les Proverbes, que « la Sagesse s'est bâti une « maison et l'a appuyée sur sept colonnes 2 ». La Cité de Dieu était réellement stérile chez toutes les nations, avant la naissance de ces enfants qui l'ont rendue féconde. Nous voyons, au contraire, que la Jérusalem terrestre, qui avait un si grand nombre d'enfants, est devenue sans vigueur, parce que les enfants de la femme libre, qui étaient dans son sein, faisaient toute sa force, et qu'elle n'a plus que la lettre sans l'esprit.
« C'est Dieu qui donne la mort et qui redonne la vie ». Il a donné la mort à celle qui avait beaucoup d'enfants, et redonné la vie à celle qui était stérile et qui a engendré sept enfants. On peut l'entendre aussi, et mieux encore, en disant qu'il rend la vie à ceux même à qui il avait donné la mort, comme ces paroles qui suivent semblent le confirmer : « C'est lui qui mène aux enfers et qui en ramène ». Ceux à qui l'Apôtre dit: « Si vous êtes morts avec Jésus-Christ, cherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu » » ; ceux-là, dis-je, sont tués par le Seigneur pour leur salut, et c'est pour eux que l'Apôtre ajoute : « Goûtez les choses du ciel, et non pas celles de la terre , afin qu'eux-mêmes soient ceux qui, pressés de la faim , se sont élevés au-dessus de la terre». Car saint Paul dit encore: « Vous êtes morts » ; et voilà comment Dieu fait mourir ses fidèles pour leur salut: « Et votre vie, ajoute cet Apôtre, est cachée avec Jésus-Christ et Dieu ». Et voilà comment il leur redonne la vie. Mais sont-ce les mêmes qu'il mène aux enfers et qu'il en ramène ? Les deux choses sont indubitablement accomplies en celui qui est notre chef, avec qui l'Apôtre dit que notre vie est cachée en Dieu. Car « celui qui n'a pas épargné son propre fils, mais l'a livré à la mort pour tout le monde 4 », l'a certainement fait mourir de cette façon; et
1. Apoc. I, 4. - 2. Prov. IX, 1. - 3. Coloss. III, 1. - 4. Rom. VIII, 32.
d'autre part, comme il l'a ressuscité, il lui a redonné la vie. Il l'a aussi mené aux enfers, et l'en a ramené, puisque c'est lui-même qui dit dans le Prophète: « Vous ne laisserez point mon âme dans les enfers 1 ». C'est cette pauvreté du Sauveur qui nous a enrichis. En effet, « c'est le Seigneur qui rend pauvre ou riche ». La suite nous explique ce que cela signifie : « Il abaisse, est-il dit, et il élève ». Il abaisse les superbes et élève les humbles. Tout le discours de cette sainte femme, dont le nom signifie grâce, ne respire autre chose que ce qui est dit dans cet autre endroit de l'Ecriture : « Dieu résiste aux superbes, et « donne sa grâce aux humbles ».
L'Evangéliste ajoute: « Il relève le pauvre 2». Ces paroles ne peuvent s'entendre que de celui qui, étant riche, s'est rendu pauvre pour l'amour de nous, afin que sa pauvreté nous enrichît 3 ». Dieu ne l'a relevé sitôt de terre qu'afin de garantir son corps de corruption4. J'estime qu'on peut encore lui attribuer ce qui suit: «Et il tire l'indigent de son fumier».
En effet, ce fumier d'où il a été tiré s'entend fort bien des Juifs qui ont persécuté Jésus-
Christ, au nombre desquels se range saint Paul lui-même, dans le temps où il persécutait l'Eglise. « Ce que je considérais alors comme un gain, dit-il, je l'ai regardé depuis comme une perte, à cause de Jésus-Christ, et non-seulement comme une perte, mais comme du fumier, pour gagner Jésus-Christ 5 ». Ce pauvre a donc été relevé de terre au-dessus de tous les riches, et ce misérable tiré du fumier au-dessus des plus opulents, afin de tenir rang parmi les puissants du peuple, à qui il dit : « Vous serez assis sur douze trônes 6 », et à qui, selon l'expression de notre sainte prophétesse, « il donne pour héritage un trône de gloire ». Ces puissants avaient dit: « Vous voyez que nous avons tout quitté pour vous suivre7 ». Il fallait
qu'ils fussent bien puissants pour avoir fait un tel voeu ; mais de qui avaient-ils reçu la force de le faire, sinon de celui dont il est dit ici : « Il donne de quoi vouer à celui qui fait un voeu ?» Autrement, ils seraient de ces puissants dont l'arc a été détendu. « Il donne, dit l'Ecriture, à qui fait un voeu de quoi le faire », parce que personne ne pourrait rien vouer à Dieu comme il faut, s'il ne recevait
1. Ps. XV, 10. - 2. Jac., IV, 6. - 3. II Cor. VIII, 9. - 4. Ps. XV, 10 . - 5. Philipp. III, 7 et 8. - 6. - Matt. XIX, 28 . - 7. Ibid. 27.
(367)
de lui ce qu'il lui voue. « Et il a béni les années du juste », afin, sans doute, qu'il vive sans fin avec celui à qui il est dit: « Vos années ne finiront point 1 ». Là, les années demeurent fixes, au lieu qu'ici elles passent, ou plutôt elles périssent. Elles ne sont pas avant qu'elles viennent, et quand elles sont venues, elles ne sont plus, parce qu'elles viennent en s'écoulant. Des deux choses exprimées en ces paroles : « Il donne à qui fait un voeu de quoi le faire, et il a béni les années du juste », nous faisons l'une et nous recevons l'autre; mais on ne reçoit celle-ci de sa bonté que lorsqu'on a fait la première par sa grâce, « attendu que l'homme n'est pas fort par sa propre force » . « Le Seigneur désarmera son adversaire » , c'est-à-dire l'envieux qui veut empêcher un homme d'accomplir son voeu. Comme l'expression est équivoque, l'on pourrait entendre par son adversaire l'adversaire de Dieu. Véritablement, lorsque Dieu commence à nous posséder, notre adversaire devient le sien, et nous le surmontons, mais non pas par nos propres forces, car ce que l'homme a de forces ne vient pas de lui « Le Seigneur donc désarmera son adversaire, le Seigneur qui est saint », afin que cet adversaire soit vaincu par les saints que le Seigneur, qui est le saint des saints, a faits saints.
Ainsi, « que le sage ne se glorifie point de sa sagesse, ni le puissant de sa puissance, ni le riche de ses richesses ; mais que celui qui veut se glorifier se glorifie de connaître Dieu et de faire justice au milieu de la terre ». Ce n'est pas peu connaître Dieu, que de savoir que la connaissance qu'on en a est un don de sa grâce. Aussi bien, « qu'avez-vous, dit l'Apôtre, que vous n'ayez point reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi .vous glorifiez-vous, comme si l'on ne vous l'eût point donné 2 ? » c'est-à-dire comme si vous le teniez de vous-même. Or, celui-là pratique la justice qui vit bien, et celui-là vit bien qui observe les commandements de Dieu, « qui ont pour fin la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère 3 ». Cette charité vient de Dieu, comme le témoigne l'apôtre saint Jean 4 ; et par conséquent le pouvoir de pratiquer la justice vient aussi de lui. Mais qu'est-ce que
1. Ps. CI, 28. - 2. I Cor. IV, 7. - 3. I Tim. I, 5. - 4. I Jean, IV, 7.
ceci veut dire: Au milieu de la terre? Est-ce que ceux qui habitent les extrémités de la terre ne doivent point pratiquer la justice ? J'estime que par ces mots : au milieu de la terre, l'Ecriture veut dire : tant que nous vivons dans ce corps, afin que personne ne s'imagine qu'après cette vie il reste encore du temps pour accomplir la justice qu'on n'a pas pratiquée ici-bas, et pour éviter le jugement de Dieu. Chacun, dans cette vie, porte sa terre avec soi ; et la terre commune reçoit cette terre particulière à la mort de chaque homme, pour la lui rendre au jour de la résurrection. Il faut donc pratiquer la vertu et la justice au milieu de la terre, c'est-à-dire tandis que notre âme est enfermée dans ce corps de terre, afin que cela nous serve pour l'avenir, « lorsque chacun recevra la récompense du bien et du mal qu'il aura fait par le corps 1 ». Par le corps, dit l'Apôtre, c'est-à-dire pendant le temps qu'il a vécu dans le corps ; car les pensées de blasphème auxquelles on consent ne sont produites par aucun membre du corps; et cependant on ne laisse pas d'en être coupable. Nous pouvons fort bien entendre de la même sorte cette parole du psaume: « Dieu, qui est notre roi avant tous les siècles, a accompli l'oeuvre de notre salut au milieu de la terre 2 », attendu que le Seigneur Jésus est notre Dieu, et il est avant les siècles, parce que les siècles ont été faits par lui. Il a accompli l'oeuvre de notre salut au milieu de la terre, lorsque le Verbe s'est fait chair 3 et qu'il a habité dans un corps de terre.
« Le Seigneur est monté aux cieux, et il a tonné ; il jugera les extrémités de la terre, parce qu'il est juste ». Cette sainte femme observe dans ces paroles l'ordre de la profession de foi des fidèles. Notre-Seigneur Jésus. Christ est monté au ciel, et il viendra de là juger les vivants et les morts. En effet, comme dit l'Apôtre : « Qui est monté, si ce n'est celui qui est descendu jusqu'aux plus basses parties de la terre ? Celui qui est descendu est le même que celui qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses de la présence de sa majesté4 ». Il à donc tonné par ses nuées qu'il à remplies du Saint. Esprit, quand il est monté aux cieux. Et c'est de ces nuées qu'il parle dans le prophète Isaïe 5, quand il menace la Jérusalem esclave, c'est
1. II Cor. V, 10 . - 2. Ps. LXXII, 12. - 3. Jean, I, 14. - 4. Ephés. IV, 9. - 5. Isa. V, 6.
(368)
à-dire la vigne ingrate, d'empêcher qu'elles ne versent la pluie sur elle. « Il jugera les extrémités de la terre », c'est-à-dire même les extrémités de la terre. Et ne jugera-t-il point aussi les autres parties de la terre, lui qui indubitablement doit juger tous les hommes? Mais peut-être il vaut mieux entendre par les extrémités de la terre l'extrémité de la vie de l'homme. L'homme en effet ne sera pas jugé sur l'état où il aura été au commencement ou au milieu de sa vie, mais sur celui où il se trouvera vers le temps de sa mort; d'où vient cette parole de l'Evangile, « qu'il n'y aura de sauvé que celui qui persévérera jusqu'à la fin 1 ». Celui donc qui persévère jusqu'à la fin à pratiquer la justice au milieu de la terre ne sera pas condamné, quand Dieu jugera les extrémités de la terre. « C'est lui qui donne la force à nos rois », afin de ne les pas condamner dans son jugement. Il leur donne la force de gouverner leur corps en rois, et de vaincre le monde par la grâce de celui qui a répandu son sang pour eux. « Et il relèvera la gloire et la puissance de son Christ ». Comment le Christ relèvera-t-il la gloire et la .puissance de son Christ? car celui dont il est dit auparavant : « Le Seigneur est monté aux cieux et a tonné », est celui-là même dont il est, dit ici qu'il relèvera la gloire et la puissance de son Christ. Quel est donc le Christ de son Christ ? Est-ce qu'il relèvera la gloire et la puissance de chaque fidèle, comme notre sainte prophétesse le dit elle-même au commencement de ce cantique: « Mon Dieu a relevé ma force et ma gloire? » Dans le fait, nous pouvons fort bien appeler des Christs tous ceux qui ont été oints du saint chrême, qui tous, néanmoins, avec leur chef, ne sont qu'un même Christ. Voilà la prophétie d'Anne, mère du grand et illustre Samuel; en lui était figuré alors le changement de l'ancien sacerdoce, qui est accompli aujourd'hui ; car elle qui avait beaucoup d'enfants est devenue sans vigueur, afin que celle qui était stérile et qui est devenue mère de sept enfants eût un nouveau sacerdoce en Jésus-Christ.
CHAPITRE V.
ABOLITION DU SACERDOCE D'AARON NIÉDITE A HÉLI.
L'homme de Dieu qui fut envoyé au grand
1. Matt. x, 22.
prêtre Héli et que l'Ecriture ne nomme pas, mais que son ministère doit faire indubitablement
reconnaître pour prophète, parle de ceci plus clairement. Voici ce que porte le texte sacré: «Un homme de Dieu vint trouver Héli et lui dit: Voici ce que dit le Seigneur : Je me
suis fait connaître à la maison de votre père, lorsqu'elle était captive de Pharaon en Egypte, et je l'ai choisie entre toutes les tribus d'Israël pour nie faire des prêtres qui montassent à mon autel, qui m'offrissent de l'encens et qui portassent l'éphod ; et j'ai donné à la maison de votre père, pour se nourrir, tout ce que les enfants d'Israël m'offrent en sacrifice. Pourquoi donc avez-vous foulé aux pieds mon encens et mes sacrifices, et pourquoi avez-vous fait plus de cas de vos enfants que de moi, en souffrant qu'ils emportassent les prémices de tous les
sacrifices d'Israël? C'est pourquoi voici ce que dit le Seigneur et le Dieu d'Israël; J'avais résolu que votre maison et la maison de votre père passeraient éternellement en ma présence. Mais je n'ai garde maintenant d'en user de la sorte. Car je glorifierai ceux qui me glorifient; et ceux qui me méprisent deviendront méprisables. Voici venir le temps que j'exterminerai votre race et celle de votre père, de sorte qu'il n'en demeurera pas un seul qui exerce les fonctions
de la prêtrise, dans ma maison. Je les bannirai tous de mon autel, afin que ceux qui resteront de votre maison sèchent en voyant ce changement. Ils périront tous par l'épée; et la marque de cela, c'est que vos enfants Ophni et Phinées mourront tous deux en un même jour. Je me choisirai un prêtre fidèle, qui fera tout ce que mon coeur et mon âme désirent, et je lui construirai une maison durable qui passera éternellement en la présence de mon Christ. Quiconque restera de votre maison viendra l'adorer avec une petite pièce d'argent et lui dira;
Donnez-moi, je vous prie, quelque part en votre sacerdoce, afin que je mange du pain 1».
On ne peut pas dire que cette prophétie, qui prédit si clairement le changement de l'ancien sacerdoce, ait été accomplie en La personne de SamueL Quoiqu'il ne fût pas d'une autre tribu que celle que Dieu avait destinée pour servir à l'autel, il n'était pas pourtant de
1. I Rois, II, 27 et seq.
(369)
la famille d'Aaron, dont la postérité était désignée pour perpétuer le 1; et par conséquent tout ceci était la figure du changement qui devait se faire par Jésus-Christ, et appartenait proprement à l'Ancien Testament, et figurativement au Nouveau; je dis quant à l'événement de la chose, et non quant aux paroles. Il y eut encore depuis des prêtres de la famille d'Aaron, comme Sadoch et Abiathar, sous le règne de David, et plusieurs autres, longtemps avant l'époque où ce changement devait s'accomplir en la personne de Jésus-Christ. Mais à présent quel est celui qui contemple ces choses des yeux de la foi et qui n'avoue qu'elles sont accomplies? Il ne reste en effet aux Juifs ni tabernacle, ni temple, ni autel, ni sacrifice, ni par conséquent aucun de ces prêtres qui, selon la loi de Dieu, devraient être de la famille d'Aaron, comme le rappelle ici le Prophète: « Voici ce que dit le Seigneur et le Dieu d'Israël: J'avais résolu que votre maison et la maison de votre père passeraient éternellement en ma présence; mais je n'ai garde maintenant d'en user de la sorte. Car je glorifierai ceux qui me glorifient; et ceux qui me méprisent deviendront méprisables ». Par la maison de votre père, il n'entend pas parler de celui dont Héli avait pris immédiatement naissance, mais d'Aaron, le premier grand prêtre dont tous les autres sont descendus. Ce qui précède le montre clairement : « Je me suis fait connaître, dit-il, à la maison de votre père, lorsqu'elle était captive de Pharaon en Egypte, et je l'ai choisie entre toutes les tribus d'Israël pour les fonctions du sacerdoce ». Qui était ce père d'Héli dont la famille, après la captivité d'Egypte, fut choisie pour le sacerdoce, sinon Aaron? C'est donc de cette race que Dieu dit ici qu'il n'y aura plus de prêtre à l'avenir: et c'est ce que nous voyons maintenant accompli. Que notre foi y fasse attention, les choses sont présentes; on les voit, on les touche, et elles sautent aux yeux, malgré qu'on en ait. « Voici, dit le Seigneur, venir le temps que j'exterminerai votre race et celle de votre père, en sorte qu'il n'en demeurera pas un seul qui exerce les fonctions de la prêtrise dans ma maison ». Je les bannirai tous de mon autel, afin que ceux qui resteront de votre maison sèchent « en voyant ce changement ». Ce temps prédit
1. Voyez sur ce point les Rétractations, livre II ch. 43, n. 2.
est venu. Il n'y a plus de prêtre selon l'ordre d'Aaron; et quiconque reste de cette famille, lorsqu'il considère le sacrifice des chrétiens établis par toute la terre et qu'il se voit dépouillé d'un si grand honneur, sèche de regret et d'envie.
Ce qui suit appartient proprement à la maison d'Héli: « Tous ceux qui resteront de votre maison périront par l'épée; et la marque de cela, c'est que vos enfants Ophni et Phinées mourront tous deux en un seul jour ». Le même signe donc qui marquait le sacerdoce enlevé à sa maison marquait aussi qu'il devait être aboli dans la maison d'Aaron. La mort des enfants d'Héli ne figurait la mort d'aucun homme, mais celle du sacerdoce même dans la famille d'Aaron. Ce qui suit se rapporte au grand prêtre, dont Samuel devint la figure en succédant à Héli, et par conséquent on doit l'entendre de Jésus-Christ, le véritable grand prêtre du Nouveau Testament: « Et je me choisirai un prêtre fidèle, qui fera tout ce que mon coeur et mon âme désirent, et je lui construirai une maison durable ». Cette maison est la céleste et éternelle Jérusalem. « Et elle passera, dit-il, éternellement en la présence de mon Christ », c'est-à-dire elle paraîtra devant lui, comme il a dit auparavant de la maison d'Aaron : « J'avais résolu que votre maison et la maison de votre père passeraient éternellement en ma présence». On peut encore entendre qu'elle passera de la mort à la vie pendant tout le temps de notre mortalité, jusqu'à la fin des siècles. Quand Dieu dit : « Qui fera tout ce que mon coeur et mon âme désirent », ne pensons pas que Dieu ait une âme, lui qui est le créateur de l'âme; c'est ici une de ces expressions figurées de l'Ecriture, comme quand elle donne à Dieu des mains, des pieds, et les autres membres du corps. Au surplus, de peur qu'on né s'imagine que c'est selon le corps qu'elle dit que l'homme à été fait à l'image de Dieu, elle donne aussi à Dieu des ailes, organe dont l'homme est privé, et elle dit: « Seigneur, mettez-moi à l'ombre de vos ailes 1 », afin que les hommes reconnaissent que tout cela n'est dit que par métaphore de cette nature ineffable.
« Et quiconque restera de votre maison viendra l'adorer ». Ceci ne doit pas s'entendre proprement de la maison d'Héli, mais
1. Ps. XVI, 10.
(370)
de celle d'Aaron, qui a duré jusqu'à l'avénement de Jésus-Christ et dont il en reste encore aujourd'hui quelques débris. A l'égard de la maison d'Héli, Dieu avait déjà dit que tous ceux qui resteraient de cette maison périraient par l'épée. Comment donc ce qu'il dit ici peut-il être vrai: « Quiconque restera de votre maison viendra l'adorer », à moins qu'on ne l'entende de toute la famille sacerdotale d'Aaron? Si donc il existe de ces restes prédestinés dont un autre prophète dit : « Les restes seront sauvés 1 » ; et l'Apôtre : « Ainsi, en ce temps même, les restes ont été sauvés selon l'élection de la grâce 2 » ; si, dis-je, il est quelqu'un qui reste de la maison d'Aaron, indubitablement il croira en Jésus-Christ, comme du temps des Apôtres plusieurs de cette nation crurent en lui; et encore aujourd'hui, l'on en voit quelques-uns, quoique en petit nombre, qui embrassent la foi et en qui s'accomplit ce que cet homme de Dieu ajoute « Il viendra l'adorer avec une petite pièce d'argent ». Qui viendra-t-il adorer, sinon ce souverain prêtre qui est Dieu aussi? Car dans le sacerdoce établi selon l'ordre d'Aaron, on ne venait pas au temple ni à l'autel pour adorer le grand prêtre. Que veut dire cette petite pièce d'argent, si ce n'est cette parole abrégée de la foi dont l'Apôtre fait mention après le Prophète, quand il dit: « Le Seigneur fera une parole courte et abrégée sur la terre 3? » Or, que l'argent se prenne pour la parole de Dieu, le Psalmiste en témoigne, lorsqu'il dit: « Les paroles du Seigneur sont pures, c'est de l'argent qui a passé par le feu 4 ».
Que dit donc celui qui vient adorer le prêtre de Dieu et le prêtre-Dieu? « Donnez-moi, je vous prie, quelque part en votre sacerdoce, afin que je mange du pain». Ce qui signifie:
Je ne prétends rien à la dignité de mes pères, puisqu'elle est abolie; faites-moi seulement part de votre sacerdoce. « Car j'aime mieux être méprisable dans la maison du Seigneur 5 » ; entendez: pourvu que je devienne un membre de votre sacerdoce, quel qu'il soit. Il appelle ici sacerdoce le peuple même dont est souverain prêtre le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme. C'est à ce peuple que l'apôtre saint Pierre dit: « Vous êtes le peuple saint et le sacerdoce royal 6 ».
1. Isa. X,22. - 2. Rom. XI, 5. - 3. Rom. IX, 28; Isa. X, 23.- 4. Ps. XI, 7. - 5. Ps. LXXXIII, 11. - 6. I Pierre, II, 9.
Il est vrai que quelques-uns, au lieu de votre sacerdoce, traduisent votre sacrifice, mais cela signifie toujours le même peuple chrétien. De là vient cette parole de l'Apôtre : « Nous ne sommes tous ensemble qu'un seul pain et qu'un seul corps en Jésus-Christ 1 » ; et celle-ci encore : « Offrez vos corps à Dieu comme une hostie vivante 2 ». Ainsi, quand cet homme de Dieu ajoute: « Pour manger du pain », il exprime heureusement le genre même du sacrifice dont le prêtre lui-même dit: « Le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair 3 ». C'est là le sacrifice qui n'est pas selon l'ordre d'Aaron, mais selon l'ordre de Melchisédech. Que celui qui lit ceci l'entende. Cette confession est en même temps courte, humble et salutaire « Donnez-moi quelque part en votre sacerdoce, « afin que je mange du pain». C'est là cette petite pièce d'argent, parce que la parole du Seigneur, qui habite dans le coeur de celui qui croit, est courte et abrégée. Comme il avait dit auparavant qu'il avait donné pour nourriture à la maison d'Aaron les victimes de l'Ancien Testament, il parle ici de manger du pain, parce que c'est le sacrifice des chrétiens dans le Nouveau.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 10:28
Saint Bernard


CHAPITRE XXXI.

DE LA NAISSANCE D'ISAAC, DONT LE NOM EXPRIME LA JOIE ÉPROUVÉE PAR SES PARENTS.
Après cela, un fils naquit à Abraham6 de sa femme Sarra, selon la promesse de Dieu, et il le nomma Isaac, nom qui signifie rire, car le père avait ri quand un fils lui fut promis, témoignant par là sa joie et son contentement, et la mère avait ri aussi quand la promesse lui fut réitérée par les trois anges, quoique ce rire fût mêlé de doute, comme l'auge le lui reprocha 7. Mais ce doute fut ensuite dissipé par l'ange. Voilà d'où Isaac prit son nom. Sarra montre bien que ce rire n'était pas un rire de moquerie, mais de joie, lorsqu'elle dit, à la naissance d'Isaac « Dieu m'a fait rire, car quiconque saura ceci se réjouira avec moi 8 ». Peu de temps après, la servante
1. Voyez plus haut, livre XIV, ch. 18.
2. Voyez l'Epître de saint Jude, v. 7. Comp. II Pierre, II, 6.
3. Luc, XVII, 32, 33.- 4. Gen. XX, 2. - 5. Ibid. XX, 12. - 6. Gen. XXI, 2. - 7.Ibid. XVIII, 12. - 8. Ibid. XXI, 6.
fut chassée de la maison avec son fils; et l'Apôtre voit ici une figure des deux Testaments, où Sarra représente la Jérusalem céleste, c'est-à-dire la Cité de Dieu 1.
CHAPITRE XXXII.
OBÉISSANCE ET FOI D'ABRAHAM ÉPROUVÉES PAR LE SACRIFICE DE SON FILS; MORT DE SARRA.
Cependant Dieu tenta Abraham 2 en lui commandant de lui sacrifier son cher fils Isaac, afin d'éprouver son obéissance et de la faire connaître à toute la postérité. Car il ne faut pas répudier toute tentation, mais au contraire on doit se réjouir de celle qui sert d'épreuve à la vertu 3. En effet, l'homme, le plus souvent, ne se connaît pas lui-même sans ces sortes d'épreuves ; mais s'il reconnaît en elles la main puissante de Dieu qui l'assiste, c'est alors qu'il est véritablement pieux, et qu'au lieu de s'enfler d'une vaine gloire, il' est solidement affermi dans la vertu par, la grâce. Abraham savait fort bien que Dieu ne se plaît point à des victimes humaines; mais quand il commande, il est question d'obéir et non de raisonner. Abraham crut donc que Dieu était assez puissant pour ressusciter son fils, et on doit le louer de cette foi. En effet, quand il hésitait à chasser de sa maison sa servante et son fils, sur les vives sollicitations de Sarra, Dieu lui dit « C'est d'Isaac que sortira votre postérité 4 ». Cependant il ajouta tout de suite : « Je ne laisserai pas d'établir sur une puissante nation le fils de cette servante, parce que c'est votre postérité ». Comment Dieu peut-il assurer que c'est d'Isaac que sortira la postérité d'Abraham, tandis qu'il semble en dire autant d'Ismaël? L'Apôtre résout cette difficulté, quand, expliquant ces paroles : « C'est d'Isaac que sortira votre postérité », il dit : « Cela signifie que ceux qui sont enfants d'Abraham selon la chair ne sont pas pour cela enfants de Dieu; mais qu'il n'y a de vrais enfants d'Abraham que a ceux qui sont enfants de la promesse 5 ». Dès lors, pour que les enfants de la promesse soient la postérité d'Abraham, il faut qu'ils sortent d'Isaac, c'est-à-dire qu'ils soient réunis
1. Galat. IV,26. .- 2. Gen. XXII, 1.
2. Comp. saint Augustin, Quœst. in Gen., qu. 37, et in Exod., qu. 18.Saint Ambroise avait dit à la même occasion et dans le même sens (De Abr., lib. I, cap. 8) : « Autres sont les tentations de Dieu, autres celles du diable le diable, nous tente pour nous perdre, Dieu pour nous sauver ».
4. Gen. XXI, 12. - 5. Rom, IX, 8.
(353)
en Jésus-Christ par la grâce qui les appelle. Ce saint patriarche, fortifié par la foi de cette promesse, et persuadé qu'elle devait être accomplie par celui que Dieu lui commandait d'égorger, ne douta point que Dieu ne pût lui rendre celui qu'il lui avait donné contre son espérance. Ainsi l'entend et l'explique l'auteur de l'Epître aux Hébreux : « C'est par la foi, dit-il, qu'Abraham fit éclater son obéissance, lorsqu'il fut tenté au sujet d'Isaac; car il offrit à Dieu son fils unique, malgré toutes les promesses qui lui avaient été faites, et quoique Dieu lui eût dit : C'est d'Isaac que sortira votre véritable postérité. Mais il pensait en lui-même que Dieu pourrait bien le ressusciter après sa mort ». Et l'Apôtre ajoute : « Voilà pourquoi Dieu l'a proposé en figure 1 ». Or, quelle est cette figure, sinon celle de la victime sainte dont parle le même Apôtre, quand il dit: « Dieu n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré à la mort pour nous tous 2 ? » Aussi Isaac porta lui-même le bois du sacrifice dont il devait être la victime, comme Notre-Seigneur porta sa croix. Enfin, puisque Dieu a empêché Abraham de mettre la main sur Isaac, qui n'était pas destiné à mourir, que veut tire ce bélier, dont le sang symbolique accomplit le sacrifice, et qui était retenu par les cornes aux épines du buisson? Que représente-t-il, si ce n'est Jésus-Christ couronné d'épines par les Juifs avant que d'être immolé?
Mais écoutons plutôt la voix de Dieu par la bouche de l'ange : « Abraham, dit l'Ecriture, étendit la main pour prendre son glaive et égorger son fils. Mais l'ange du Seigneur lui cria du haut du ciel: Abraham ? A quoi il répondit: Que vous plaît-il? - Ne mettez point la main Sur votre fils, lui dit l'ange, et ne lui faites point de mal; car je connais maintenant que vous craignez votre Dieu, puisque vous n'avez pas épargné votre fils bien-aimé pour l'amour de moi 3 » . « Je connais maintenant » , dit Dieu, c'est-à-dire j'ai fait connaître; car Dieu ne l'avait pas ignoré. Lorsque ensuite Abraham eut immolé le bélier au lieu de son fils Isaac, l'Ecriture dit : « Il appela ce lieu le Seigneur a vu, et c'est pourquoi nous disons aujourd'hui : Le Seigneur est apparu sur la montagne » . De même que Dieu dit : Je connais maintenant, pour dire : J'ai fait maintenant connaître, ainsi Abraham
1. Héb. XI, 17-19. - 2. Rom. VIII, 32. -. 3. Gen. XXII, 10-17.
dit: Le Seigneur a vu, pour dire: Le Seigneur est apparu ou s'est fait voir. « Et l'ange appela du ciel Abraham pour la seconde fois, et lui dit : J'ai juré par moi-même, dit le Seigneur, et pour prix de ce que vous venez de faire, n'ayant point épargné votre fils bien-aimé pour l'amour de moi, je vous comblerai de bénédictions, et je vous donnerai une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable de la mer. Vos enfants se rendront maîtres des villes de leurs ennemis; et toutes les nations de la terre seront bénies en votre postérité, parce que vous avez obéi à ma voix 1 ». C'est ainsi que Dieu confirma par serment la promesse de la vocation des Gentils , après qu'Abraham lui eut offert en holocauste ce bélier, qui était la figure de Jésus-Christ. Dieu le lui avait souvent promis, mais il n'en avait jamais fait serment, et qu'est-ce que le serment du vrai Dieu, du Dieu qui est la vérité même, sinon une confirmation de sa promesse et un reproche qu'il adresse aux incrédules?
Après cela, Sarra mourut âgée de cent vingt-sept ans 2, lorsque Abraham en avait cent trente-sept; il était en effet plus vieux qu'elle de dix ans, comme il le déclara lui-même, quand Dieu lui promit qu'elle lui donnerait un fils : « J'aurai donc, dit-il, un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix? » Abraham acheta un champ où il ensevelit sa femme. Ce fut alors, ainsi que le rapporte saint Etienne 3, qu'il fut établi dans cette contrée, parce qu'il commença à y posséder un héritage; ce qui arriva après la mort de son père, qui eut lieu environ deux ans auparavant.
CHAPITRE XXXIII.
ISAAC ÉPOUSE RÉBECCA, PETITE-FILLE DE NACHOR.
Ensuite Isaac, âgé de quarante ans, à l'époque où son père en avait cent quarante, trois ans après la mort de sa mère, épousa Rébecca, petite-fille de son oncle Nachor 4. Or, quand Abraham envoya son serviteur en Mésopotamie, il lui dit : « Mettez votre main sur ma cuisse, et me faites serment par le Seigneur et le Dieu du ciel et de la terre que vous ne choisirez pour femme à mon fils
1. Gen. XXII, 16 et seq.- 2. Ibid. XXIII, 1 .- 3. Act. VII, 4 .- 4. Gen. XXIV, 2, 3.
(354)
aucune des filles des Chananéens 1 ». Qu'est. ce que cela signifie, sinon que le Seigneur elle Dieu du ciel et de la terre devait se revêtir d'une chair tirée des flancs de ce patriarche ? Sont-ce là de faibles marques de la vérité que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ?
CHAPITRE XXXIV.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR LE MARIAGE D'ABRAHAM AVEC CÉTHURA, APRÈS LA MORT DE SARRA.
Que signifie le mariage d'Ahraham avec Céthura 2 après la mort de Sarra 3 ? Nous sommes loin de penser qu'un si saint homme l'ait contracté par incontinence, surtout dans un âge si avancé. Avait-il encore besoin d'enfants, lui qui croyait fermement que Dieu lui en donnerait d'Isaac autant qu'il y a d'étoiles au ciel et de sable sur le rivage de la mer? Mais si Agar et Ismaël, selon la doctrine de l'Apôtre 4, sont la figure des hommes charnels de l'Ancien Testament, pourquoi Céthura et ses enfants ne seraient-ils pas de même la figure des hommes charnels qui pensent appartenir au Nouveau? Toutes deux sont appelées femmes et concubines d'Abraham, au lieu que Sarra n'est jamais appelée que sa femme. Quand Agar fut donnée à Abraham, l'Ecriture dit : « Sarra, femme d'Abraham, prit sa servante Agar dix ans après qu'Abraham fut entré dans la terre de Chanaan, et la donna pour femme à son mari 5 ». Quant à Céthura, qu'il épousa après la mort de Sarra, voici comment l'Ecriture en parle:
« Abraham épousa une autre femme nommée Céthura 6 ». Vous voyez que l'Ecriture les appelle toutes deux femmes; mais ensuite elle les nomme toutes deux concubines: «Abraham, dit-elle, donna tout son bien à son fils Isaac; et quant aux enfants de ses concubines, il leur fit quelques présents, et les éloigna de son vivant de son fils Isaac, en les envoyant vers les contrées d'Orient 7 ». Les enfants des concubines, c'est-à-dire les Juifs et les hérétiques, reçoivent donc quelques présents, mais ne partagent point le royaume promis , parce qu'il n'y a point d'autre héritier qu'Isaac, et que ce ne sont
1. Gen. I, 2.
2. Au témoignage de saint Jérôme, la tradition hébraïque identifiait Céthura avec Agar.
3. Gen. XXV, 1. - 4. Galat. IV, 24. - 5. Gen. XVI, 3. - 6. Ibid. XXV, 1 - 7. Ibid. 5.
pas les enfants de la chair qui sont fils d Dieu, mais les enfants de la promesse 1, Dieu dont se compose cette postérité de qui il a été dit : « Votre postérité sortira d'Isaac 2 ». Je n vois pas pourquoi I'Ecriture appellerait Céthura concubine, s'il n'y avait quelque mystère là-dessous. Quoi qu'il en soit, on ne peu pas justement reprocher ce mariage à ce patriarche. Que savons-nous si Dieu ne l'a point permis ainsi afin de confondre, par l'exemple d'un si saint homme, l'erreur de certain hérétiques 3 qui condamnent les seconde noces comme mauvaises? Abraham mourut 4 à l'âge de cent soixante et quinze ans; son fils en avait soixante et quinze, étant venu au monde la centième année de la vie de son père.
CHAPITRE XXXV.
DES DEUX JUMEAUX QUI SE BATTAIENT DANS LE VENTRE DE RÉBECCA.
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu dans les descendants d'Abraham Comme Isaac n'avait point encore d'enfants à l'âge de soixante ans, parce que sa femme était stérile, il en demanda à Dieu, qui l'exauçai mais dans le temps que sa femme était enceinte, les deux enfants qu'elle portait se battaient dans son sein. Les grandes douleurs qu'elle en ressentait lui firent consulter Dieu qui lui répondit: « Deux nations sont dans votre sein, et deux peuples sortiront de vos entrailles; l'un surmontera l'autre, et l'aîné sera soumis au cadet 5 ». L'apôtre saint Paul 6 tire de là un grand argument en faveur de la grâce, en ce que, avant que ni l'un ni l'autre ne fussent nés et n'eussent fait ni bien ni mal, le plus jeune fut choisi sans aucun mérite antérieur, et l'aîné réprouvé. Il est certain que, par rapport au péché originel, ils étaient également coupables, et que ni l'un ni l'autre n'avaient commis aucun péché qui leur fût propre; mais le dessein que je me suis proposé dans cet ouvrage ne me permet pas de m'étendre davantage sur ce point, outre que je l'ai fait amplement ailleurs 7. A l'égard de ces paroles: « L'aîné sera soumis
1. Rom. XX. 8. - 2. Gen. XXX, 12.
3. Ces hérétiques sont les cataphryges ou cataphrygiens, branche de la grande secte des gnostiques. Voyez saint Augustin, De haeres. ad Quodvultdeum, haer. 26.
4. Gen. XXV, 17. - 5. Ibid. XXV, 23. - 6. Rom. IX, 11.
7. Voyez les écrits de saint Augustin De peccato originali, De libero arbitrio et gratia, De correptione et gratia, De prœdestinatione sanctorum, etc.
au cadet », presque tous nos interprètes l'expliquent du peuple juif, qui doit être assujéti au peuple chrétien; et dans le fait, bien qu'il semble que cela soit accompli dans les Iduméens issus de l'aîné (il avait deux noms, Esaü et Edom), parce qu'ils ont été assujétis aux Israëlites sortis du cadet néanmoins il est plus croyable que cette prophétie: « Un peuple surmontera l'autre, et l'aîné servira le cadet », regardait quelque chose de plus grand; et quoi donc, sinon ce que nous voyons clairement s'accomplir dans les Juifs et dans les Chrétiens ?
CHAPITRE XXXVI.
DIEU BÉNIT ISAAC, EN CONSIDÉRATION DE SON PÈRE ABRAHAM.
Isaac reçut aussi la même promesse que Dieu avait si souvent faite à son père, et l'Ecriture en parle ainsi: « Il y eut une grande famine sur la terre, outre celle qui arriva du temps d'Ahraham; en sorte qu'Isaac se retira à Gérara, vers Abimélech, roi des Philistins. Là, le Seigneur lui apparut et lui dit: Ne descendez point en Egypte, mais demeurez dans la terre que je vous dirai; demeurez-y comme étranger, et je serai avec vous et vous bénirai; car je vous donnerai, ainsi qu'à votre postérité, toute cette contrée, et j'accomplirai le serment que j'ai fait à votre père Abraham. Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, et lui donnerai cette terre-ci, et en elle seront bénies toutes les nations de la terre, parce qu'Abraham, votre père, a écouté ma voix et observé mes commandements 1 » Ce patriarche n'eut point d'antre femme que Rébecca, ni de concubine; mais il se contenta pour enfants de ses deux jumeaux. Il appréhenda aussi pour la beauté de sa femme, parce qu'il habitait parmi des étrangers, et, suivant l'exemple de son père, il l'appela sa soeur, car elle était sa proche parente du côté de son père et de sa mère. Ces étrangers, ayant su qu'elle était sa femme, ne lui causèrent toutefois aucun déplaisir. Faut-il maintenant le préférer à son père pour n'avoir eu qu'une seule femme? non, car la foi et l'obéissance d'Abraham étaient, tellement incomparables, que ce fut en sa considération que Dieu promit, au fils tout le bien qu'il lui devait faire.
1. Gen. XXVI, 1-5.
« Toutes les nations de la terre, dit-il, seront bénies en votre postérité, parce que votre père Abraham a écouté ma voix et observé mes commandements »; et dans une autre vision: « Je suis le Dieu de votre père Abraham, ne craignez point, car je suis avec vous et vous ai béni, et je multiplierai votre postérité à cause d'Abraham, votre père1 » ; paroles qui montrent bien qu'Abraham a été chaste dans les actions mêmes que certaines personnes, avides de chercher des exemples dans l'Ecriture pour justifier leurs désordres, veulent qu'il ait faites par volupté. Cela nous apprend aussi à ne pas comparer les hommes ensemble par quelques actions particulières, mais par toute la suite de leur vie. Il peut fort bien arriver qu'un homme l'emporte sur un autre en quelque point, et qu'il lui soit beaucoup intérieur peur tout le reste. Ainsi, quoique la continence soit préférable au mariage, toutefois un chrétien marié vaut mieux qu'un païen continent, et même celui-ci est d'autant plus digne de blâme qu'il demeure infidèle en même temps qu il est continent. Supposons deux hommes de bien: sans doute celui qui est plus fidèle et plus obéissant à Dieu vaut mieux, quoique marié, que celui qui est moins fidèle et moins soumis, encore qu'il garde le célibat ; mais toutes choses égales d'ailleurs, il est indubitable qu'on doit préférer l'homme continent à celuI qui est marié.
CHAPITRE XXXVII.
CE QUE FIGURAIENT PAR AVANCE ÉSAÜ ET JACOB.
Or, les deux fils d'Isaac, Esaü et Jacob, croissaient également en âge, et l'aîné vaincu par son intempérance, céda volontairement au plus jeune son droit d'aînesse pour un plat de lentilles 2. Nous apprenons de là que ce n'est pas la qualité des viandes, mais la gourmandise qui est blâmable. Isaac devient vieux et perd la vue par suite de son grand âge 3. Il veut bénir son aîné, et, sans le savoir, il bénit son cadet à la, place de l'autre, qui était velu, et auquel le cadet s'était substitué en ayant soin de se couvrir les mains et le cou d'une peau de chèvre, symbole des péchés d'autrui. Afin qu'on ne s'imaginât pas. que cet artifice de Jacob fût répréhensible et ne contînt aucun mystère , l'Ecriture a eu soin auparavant de nous avertir « qu'Esaü était
1.Gen. XXVI, 24. - 2. Ibid. XXV, 33, 34. - 3. Ibid. XXVII, 1.
(356)
un homme farouche et grand chasseur, et que Jacob était un homme simple et qui demeurait au logis 1 ». Quelques interprètes, au lieu de simple, traduisent sans ruse. Mais qu'on entende sans ruse ou simple, ou encore sans artifice, en grec aplastos quelle peut être, en recevant cette bénédiction, la ruse de cet homme sans ruse, l'artifice de cet homme simple, la feinte de cet homme incapable de mentir, sinon un très-profond mystère de vérité? Cela ne paraît-il point dans la bénédiction même? « L'odeur qui sort de mon fils, dit Isaac, est semblable à l'odeur d'un champ émaillé de fleurs que le Seigneur a béni. Que Dieu fasse tomber la rosée du ciel sur vos terres et les rende fécondes en blé et en vin; que les nations vous obéissent, et que les princes vous adorent. Soyez le maître de votre frère, et que les enfants de votre père se prosternent devant vous. Celui qui vous bénira sera béni, et celui qui vous maudira sera maudit 2 ». La bénédiction de Jacob, c'est la prédication du nom de Jésus-Christ par toutes les nations. Elle se fait, elle s'accomplit en ce moment même. Isaac est la figure de la loi et des prophètes. Cette loi, ces prophéties, par la bouche des Juifs , bénissent Jésus-Christ sans le connaître, n'étant pas connues elles-mêmes par les Juifs. Le monde, comme un champ, est parfumé du nom de ce Sauveur. La parole de Dieu est la pluie et la rosée du ciel qui rendent ce champ fécond. Sa fécondité est la vocation des Gentils. Le blé et le vin dont il abonde, c'est la multitude des fidèles que le blé et le vin unissent dans le sacrement de son corps et de son sang. Les nations lui obéissent, et les princes l'adorent. Il est le maître de son frère, parce que son peuple commande aux Juifs. Les enfants de son père l'adorent, c'est-à-dire les enfants d'Abraham selon la foi, parce qu'il est lui-même fils d'Abraham selon la chair. Celui qui le maudira sera maudit, et celui qui le bénira sera béni. Ce Christ, qui est notre sauveur, est béni, je le répète, par la bouche des Juifs, dépositaires de la loi et des prophètes, bien qu'ils ne les comprennent pas et qu'ils attendent un autre Sauveur. Lorsque l'aîné demande à son père la bénédiction qu'il lui avait promise, Isaac s'étonne; et, après avoir vu qu'il avait béni l'un pour l'autre, il admire cet événement, et toutefois ne se plaint pas
1. Gen. XXV, 27. - 2. Ibid. XX, 27 et seq.
d'avoir été trompé: au contraire, éclairé sur ce grand mystère par une lumière intérieure, au lieu de se fâcher contre Jacob, il confirme la bénédiction qu'il lui a donnée. « Quel est, dit-il, celui qui m'a apporté de la venaison dont j'ai mangé avant que vous vinssiez ? Je l'ai béni et il demeurera béni 1 ». Qui n'attendrait ici la malédiction d'un homme en colère, si tout cela ne se passait plutôt par une inspiration d'en haut que selon la conduite ordinaire des hommes? O merveilles réellement arrivées, mais prophétiquement ; arrivées sur la terre, mais inspirées par le ciel; arrivées par l'entremise des hommes, mais conduites par la providence de Dieu ! A examiner toutes ces choses en détail, elles sont si fécondes en mystères, qu'il faudrait des volumes entiers pour les expliquer ; mais les bornes que je me suis prescrites dans cet ouvrage m'obligent à passer à d'autres considérations.
CHAPITRE XXXVIII.
DU VOYAGE DE JACOB EN MÉSOPOTAMIE POUR S'Y MARIER, DE LA VISION QU'IL EUT EN CHEMIN, ET DES QUATRE FEMMES QU'IL ÉPOUSA, BIEN QU'IL N'EN DEMANDÂT QU'UNE.
Jacob est envoyé par ses parents en Mésopotamie pour s'y marier. Voici ce que son père lui dit à son départ: «Ne vous mariez pas parmi les Chananéens; mais allez en Mésopotamie, chez Bathuel, père de votre mère, et épousez là quelqu'une des filles de Laban, frère de votre mère. Que mon Dieu vous bénisse, et vous rende puissant, afin que vous soyez père de, plusieurs peuples. Qu'il vous donne, et à votre postérité, la bénédiction de votre père Abraham, afin que vous possédiez la terre où vous êtes maintenant étranger et que Dieu a donnée à Abraham 2 ». Ici paraît clairement la division des deux branches de la postérité d'Isaac, celle de Jacob et celle d'Esaü. Lorsque Dieu dit à Abraham : « Votre postérité sortira d'Isaac », il entendait parler nécessairement de celle qui devait composer la Cité de Dieu, et cette postérité d'Abraham fut dès cet instant séparée de celle qui sortit de lui par les enfants
d'Agar et de Céthura; mais il était encore douteux si cette bénédiction d'Isaac était pour ses deux enfants ou seulement pour l'un d'eux. Or, le doute disparaît maintenant dans cette
1. Gen. XXVII, 33. - 2. Gen. XXVIII, 1 et seq.
(357)
bénédiction prophétique qu'Isaac donne à Jacob, lorsqu'il lui dit : « Vous serez le père de plusieurs peuples ; que Dieu vous donne la bénédiction de votre père Abraham ».
Pendant que Jacob allait en Mésopotamie, il reçut en songe l'oracle du ciel que l'Ecriture rapporte en ces termes: « Jacob, laissant le puits du serment, prit son chemin vers Charra, et, étant arrivé en un lieu où la nuit le surprit, il ramassa quelques pierres qu'il trouva là, et, après les avoir mises « sous sa tête, il s'endormit. Comme il dormait, il lui sembla voir une échelle dont l'un des bouts posait sur terre et l'autre touchait au ciel, et les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. Dieu était appuyé dessus, et il lui dit : Je suis le Dieu d'Abraham, votre père, et le Dieu d'Isaac; ne craignez point. Je vous donnerai à vous et à votre postérité la terre où vous dormez, et le nombre de vos enfants égalera la poussière de la terre. Ils s'étendront depuis l'orient jusqu'à l'occident depuis le midi jusqu'au septentrion , et toutes les nations de la terre seront bénies en vous et en votre postérité. Je suis avec vous et vous garderai partout où vous irez, et je vous ramènerai en ce pays-ci, parce que je ne vous abandonnerai point que je n'aie accompli tout ce que je vous ai dit. Alors Jacob se réveilla, et dit: Le Seigneur est ici et je ne le savais pas. Et étant saisi de crainte : Que ce lieu, dit-il , est terrible! ce ne peut être que la maison de Dieu et la porte du ciel. Là-dessus il se leva, et prenant la pierre qu'il avait mise sous sa tête, il la dressa pour servir de monument, « et l'oignit d'huile par en haut, et nomma ce lieu la maison de Dieu 1 .» Ceci contient une prophétie; et il ne faut pas s'imaginer que Jacob versa de l'huile sur cette pierre à la façon des idolâtres, comme s'il en eût fait un Dieu, car il ne l'adora point, ni ne lui offrit point de sacrifice; mais comme le nom de Christ vient d'un mot grec qui signifie onction 2, ceci sans doute figure quelque grand mystère. Notre Sauveur lui-même semble expliquer le sens symbolique de cette échelle dans l'Evangile, lorsqu'après avoir dit de Nathanaël: « Voilà un véritable Israélite
1. Gen. XXVIII, 10-19.
2. Xrisma
en qui il n'y a point de ruse 1 », pensant à la vision qu'avait eue Israël, qui est le même
que Jacob, il ajoute: « En vérité, en vérité, je vous dis que vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le fils de l'homme 2 ».
Jacob continua donc son chemin en Mésopotamie, pour y choisir une femme. Or, l'Ecriture nous apprend pourquoi il en épousa quatre dont il eut douze fils et une fille, lui qui n'en avait épousé aucune par un désir illégitime. Il était venu pour prendre une seule épouse; mais comme on lui en supposa une autre à la place de celle qui lui était promise 3, il ne la voulut pas quitter, de peur qu'elle ne demeurât déshonorée; et comme en ce temps-là il était permis d'avoir plusieurs femmes pour accroître sa postérité, il prit encore la première à qui il avait déjà donné sa foi. Cependant, celle-ci étant stérile, elle lui donna sa servante pour en avoir des enfants; ce que son aînée fit aussi, quoique elle-même en eût déjà. Jacob n'en demanda qu'une, et il n'en connut plusieurs que pour en avoir des enfants, et à la prière de ses femmes, qui usaient en cela du pouvoir que les lois du mariage leur donnaient sur lui.
CHAPITRE XXXIX.
POURQUOI JACOB FUT APPELÉ ISRAËL.
Or, Jacob eut douze fils et une fille de quatre femmes. Ensuite, il vint en Egypte, à cause de son fils Joseph qui y avait été mené et y était devenu puissant, après avoir été vendu par la jalousie de ses frères. Jacob, comme je viens de le dire, s'appelait aussi Israël, d'où le peuple descendu de lui a pris son nom, et ce nom lui fut donné par l'ange qui lutta contre lui à son retour de Mésopotamie 4 et qui était la figure de Jésus-Christ. L'avantage qu'il voulut bien que Jacob remportât signifie le pouvoir que Jésus-Christ donna sur lui aux Juifs au temps de sa passion. Toutefois, il demanda la bénédiction de celui qu'il avait surmonté, et cette bénédiction fut l'imposition de ce nom même. Israël signifie voyant Dieu, ce qui marque la récompense de tous les saints à la fin du monde. L'ange le toucha à l'endroit le plus large de la caisse et le rendit boiteux. Ainsi le même Jacob fut béni et boiteux: béni
1. Jean, I, 47.- 2. Ibid. I, 51. - 3. Gen. XXIX, 23. - 4. Gen. XXXII, 28.
(358)
en ceux du peuple juif qui ont cru en Jésus-Christ, et boiteux en ceux qui n'y ont pas cru, car l'endroit le plus large de la cuisse marque une postérité nombreuse. En effet, il y en a beaucoup plus parmi ses descendants en qui cette prophétie s'est accomplie : « Ils se sont égarés du droit chemin, et ont boité 1 ».
CHAPITRE XL.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE JACOB ENTRA, LUI SOIXANTE-QUINZIÈME, EN ÉGYPTE.
L'Ecriture dit 2 que soixante-quinze personnes entrèrent en Egypte avec Jacob, en l'y comprenant avec ses enfants; et dans ce nombre elle ne fait mention que de deux femmes, l'une fille, et l'autre petite-fille de ce patriarche. Mais à considérer la chose exactement, elle ne veut point dire que la maison de Jacob fût si grande le jour ni l'année qu'il y entra, puisqu'elle compte parmi ceux qui y entrèrent des arrière-petits-fils de Joseph, qui ne pouvaient pas être encore au monde. Jacob avait alors cent trente ans, et son fils Joseph trente-neuf. Or, il est certain que Joseph n'avait que trente ans, ou un peu plus, quand il se maria. Comment donc aurait-il pu en l'espace de neuf ans avoir des arrière-petits-fils? Quand Jacob entra en Egypte, Ephraïm et Manassé, enfants de Joseph, n'avaient pas encore neuf ans. Or, dans le dénombrement que l'Ecriture fait de ceux qui y entrèrent avec lui, elle parle de Machir, fils de Manassé et petit-fils de Joseph, et de Galaad, fils de Machir, c'est-à-dire arrière-petit-fils de Joseph. Elle parle aussi de Utalaam, fils d'Ephraïm, et de Edem, fils de Utalaam, c'est-à-dire d'un autre petit-fils et arrière-petit-fils de ce patriarche ‘. L'Ecriture donc, par l'entrée de Jacob en Egypte, n'entend pas parler du jour ni de l'année qu'il y entra, mais de tout le temps que vécut Joseph qui fut cause de cette entrée. Voici comment elle parle de Joseph : « Joseph demeura en Egypte avec ses frères et toute la maison de son père, et il vécut cent dix ans, et il vit les enfants d'Ephraïm jusqu'à la troisième génération 4 », c'est-à-dire Edem , son arrière-petit-fils du côté d'Ephraïm. C'est là, en effet, ce que l'Ecriture appelle troisième génération. Puis elle ajoute: « Et les enfants de Machir, fils de Manassé,
1. Ps. XVII, 49. - 2. Gen. XLVI, 17. - 3. Gen. L, 22; Num. XXVI, 29 et seq. - 4. Gen. L, 22.
naquirent sur les genoux de Joseph », c'est-à-dire Galaad, son arrière-petit-fils du côté de Manassé, dont l'Ecriture, suivant son usage, qui est aussi celui de la langue latine 1, parle comme s'il y en avait plusieurs, ainsi que de la fille unique de Jacob, qu'elle appelle les filles de Jacob. Il ne faut donc pas s'imaginer que ces enfants de Joseph fussent nés quand Jacob entra en Egypte, puisque l'Ecriture, pour relever la félicité de Joseph, dit qu'il les vit naître avant que de mourir; mais ce qui trompe ceux qui n'y regardent pas de si près, c'est que 1'Ecriture dit : « Voici les noms des « enfants d'Israël qui entrèrent en Egypte « avec Jacob, leur père 2 ». Elle ne parle donc de la sorte que parce qu'elle compte aussi toute la famille de Joseph, et qu'elle prend cette entrée pour toute la vie de ce patriarche, parce que c'est lui qui en fut cause.
CHAPITRE XLI.
BÉNÉDICTION DE JUDA.
Si donc, à cause du peuple chrétien, en qui la Cité de Dieu est étrangère ici-bas, nous
cherchons Jésus-Christ selon la chair dans la postérité d'Abraham, laissant les enfants des
concubines, Isaac se présente à nous; dans celle d'Isaac, laissant Esaü ou Edom, se présente Jacob ou Israël; dans celle d'Israël, les autres mis à part, se présente Juda, parce que
Jésus-Christ est né de la tribu de Juda. Voyons pour cette raison la bénédiction prophétique que Jacob lui donna lorsque, près de mourir, il bénit tous ses enfants: « Juda, dit-il, vos frères vous loueront; vous emmènerez vos ennemis captifs; les enfants de votre père vous adoreront. Juda est un jeune lion; vous vous êtes élevé, mon fils, comme un arbre qui pousse avec vigueur; vous vous êtes couché pour dormir comme un lion et comme un lionceau: qui le réveillera? Le sceptre ne sera point ôté de la maison de Juda, et les princes ne manqueront point jusqu'à ce que tout ce qui lui a été promis soit accompli. Il sera l'attente des nations, et il attachera son poulain et l'ânon de son ânesse au cep de la vigne. Il lavera sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe de raisin. Ses yeux sont
1. Voyez Aulu-Gelle (Noct. att., lib. II, cap. 13) et le Digeste (lib. I, tit. 16, De verborum significatione, § 148).
2. Gen. XLVI, 8.
(359)
rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait 1 ». J'ai expliqué tout ceci contre Fauste le manichéen 2, et j'estime en avoir dit assez pour montrer la vérité de cette prophétie. La mort de Jésus-Christ y est prédite par le sommeil; et par le lion, le pouvoir qu'il avait de mourir ou de ne mourir pas. C'est ce pouvoir qu'il relève lui-même dans l'Evangile, quand il dit: « J'ai pouvoir de quitter mon âme, et j'ai pouvoir de la reprendre. Personne ne me la peut ôter; mais c'est de moi-même que je la quitte et que je la reprends 3 ». C'est ainsi que le lion a rugi et qu'il a accompli ce qu'il a dit. A cette même puissance encore se rapporte ce qui est dit de sa résurrection : « Qui le réveillera ? » c'est-à-dire que nul homme ne le peut que lui-même, qui a dit aussi de son corps: « Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours 4 ». Le genre de sa mort, c'est-à-dire son élévation sur la croix, est compris en cette seule parole : « Vous vous êtes élevé ». Et ce que Jacob ajoute ensuite : « Vous vous êtes couché pour dormir », l'Evangéliste l'explique lorsqu'il dit: «Et penchant la tête, il rendit l'esprit 5 » ; si l'on n'aime mieux l'entendre de son tombeau, où il s'est reposé et a dormi, et d'où aucun homme ne l'a ressuscité, comme les prophètes ou lui-même en ont ressuscité quelques-uns, mais d'où il est sorti tout seul comme d'un doux sommeil. Pour sa robe qu'il lave dans le vin, c'est-à-dire qu'il purifie de tout péché dans son sang, qu'est-ce autre chose que l'Eglise? Les baptisés savent quel est le sacrement de ce sang, d'où vient que l'Ecriture ajoute : « Et son vêtement dans le sang de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin » . Qu'est-ce que cela signifie, sinon les personnes spirituelles enivrées de ce divin breuvage dont le Psalmiste dit : « Que votre breuvage qui enivre est excellent ! » - « Ses dents sont plus a blanches que le lait 6 » ; c'est ce lait que les petits boivent chez l'Apôtre 7, c'est-à-dire les paroles qui nourrissent ceux qui ne sont pas encore capables d'une viande solide. C'est donc en lui que résidaient les promesses faites à Juda, avant l'accomplissement desquelles les princes, c'est-à-dire les rois d'Israël, n'ont point manqué dans cette race. Lui seul
1. Gen. XLIX, 8 et seq.
2. Cont. Faust, lib. XII, cap. 42.
3. Jean, X, 18.- 4. Ibid. II, I9. - 5. Ibid. XIX, 30. - 6. Ps. XXII, 5. - 7. I Cor. III, 2.
était l'attente des nations, et ce que nous en voyons maintenant est plus clair que tout ce que nous en pouvons dire.
CHAPITRE XLII.
BÉNÉDICTION DES DEUX FILS DE JOSEPH PAR JACOB.
Or, comme les deux fils d'Isaac, Esaü et Jacob, ont été la figuré de deux peuplés, des Juifs et des Chrétiens, quoique selon la chair les Juifs ne soient pas issus d'Esaü, mais bien les Iduméens, pas plus que les Chrétiens ne le sont de Jacob, mais bien les Juifs, tout le sens de la figure se résume en ceci : « L'aîné sera soumis au cadet » ; il en est arrivé de même dans les deux fils de Joseph. L'aîné était la figure des Juifs, et le cadet celle des Chrétiens. Aussi Jacob, les bénissant, mit sa main droite sur le cadet qui était à sa gauche, et sa gauche sur l'aîné qui était à sa droite; et comme Joseph, leur père, fâché de cette méprise, voulut le faire changer, et lui montra l'aîné : « Je le sais bien, mon fils, répondit-il, je le sais bien. Celui-ci sera père d'un « peuple et deviendra très-puissant; mais son « cadet sera plus grand que lui, et de lui sortiront plusieurs nations 1 ». Voilà deux promesses clairement distinctes. « L'un , dit l'Ecriture, sera père d'un peuple, et l'autre de plusieurs nations ». N'est-il pas de la dernière évidence que ces deux promesses embrassent le peuple juif et tous les autres peuples de la terre qui devaient également sortir d'Abraham, le premier selon la chair, et le reste selon la foi?
CHAPITRE XLIII.
DES TEMPS DE MOÏSE, DE JÉSUS NAVÉ, DES JUGES ET DES ROIS JUSQU'À DAVID.
Après la mort de Jacob et de Joseph, le peuple juif se multiplia prodigieusement pendant les cent quarante-quatre années qui restèrent jusqu'à la sortie d'Egypte, quoique les Egyptiens, effrayés de leur nombre, leur fissent subir des persécutions si cruelles que, même à la fin, ils tuèrent tous les enfants mâles qui venaient au monde. Alors 2 Moïse, choisi de Dieu pour exécuter de grandes
1. Gen. XLVIII, 19. -. 2. Exod. II, 5.
(360)
choses, fut dérobé à la fureur de ces meurtriers et porté dans la maison royale, où il fut nourri et adopté par la fille de Pharaon, nom qui était commun à tous les rois d'Egypte. Là il devint assez puissant pour affranchir ce peuple de la captivité où il gémissait depuis si longtemps, ou, pour mieux dire, Dieu, conformément à la promesse qu'il avait faite à Abraham, se servit du ministère de Moïse pour délivrer les Hébreux. Obligé d'abord de s'enfuir en Madian 1 pour avoir tué un Egyptien qui outrageait un Juif, revenu ensuite par un ordre exprès du ciel, il surmonta les mages de Pharaon 2 par la puissance de l'esprit de Dieu. Après ces prodiges, comme les Egyptiens refusaient encore de laisser sortir le peuple de Dieu, il les frappa de ces dix plaies si fameuses : l'eau changée en sang, les grenouilles, les moucherons, les mouches canines, la mort des bestiaux, les ulcères, la grêle, les sauterelles, les ténèbres et la mort de leurs aînés. Enfin, les Egyptiens, vaincus par tant de misères, furent, pour dernier malheur, engloutis sous les flots, tandis qu'ils poursuivaient les Juifs, après leur avoir permis de s'en aller. La mer, qui s'était ouverte pour donner passage aux Hébreux, submergea leurs ennemis par le retour de ses ondes. Depuis, ce peuple passa quarante ans dans le désert sous la conduite de Moïse, et c'est là que fut fait le tabernacle du témoignage, dans lequel Dieu était adoré par des sacrifices, figures des choses à venir. La loi y fut aussi donnée sur la montagne au milieu des foudres, des tempêtes et de voix éclatantes qui attestaient la présence de la divinité. Ceci arriva aussitôt que le peuple fut sorti d'Egypte et entré dans le désert, cinquante jours après la pâque et l'immolation de l'agneau, qui était si véritablement la figure de Jésus-Christ immolé sur la croix et passant de ce monde à son père (car Pâque en hébreu signifie passage 3), que lorsque le Nouveau Testament fut établi par le sacrifice de Jésus-Christ, qui est notre Pâque, cinquante jours après, le Saint-Esprit, appelé dans l'Evangile le doigt de Dieu 4, descendit du ciel afin de nous faire souvenir de l'ancienne figure, parce que la loi, au rapport de l'Ecriture, fut aussi écrite sur les tables par le doigt de Dieu.
Après la mort de Moïse, Jésus, fils de Navé,
1. Exod. II, 15. - 2. Ibid. 8, 9, 10 et 11. - 3. Ibid. XII, 11. - Luc, XI, 20.
prit la conduite du peuple et le fit entrer dans la terre promise qu'il partagea. Ces deux grands et admirables conducteurs achevèrent heureusement de grandes guerres, où Dieu montra que les victoires signalées qu'il fit remporter aux Hébreux sur leurs ennemis étaient plutôt pour châtier les crimes de ceux-ci que pour récompenser le mérite des autres. A ces deux chefs succédèrent les Juges, le peuple étant déjà établi dans la terre promise, afin que la première promesse faite à Abraham touchant un seul peuple et la terre de Chanaan commençât à s'accomplir, en attendant que l'avénement de Jésus-Christ accomplît celle de toutes les nations et de toute la terre. C'est en effet la foi de l'Evangile qui en devait faire l'accomplissement, et non les pratiques légales; et cette vérité est figurée d'avance, en ce que ce ne fut pas Moïse qui avait reçu pour te peuple la loi sur la montagne, mais Jésus, à qui Dieu même donna ce nom, qui fit entrer les Hébreux dans la terre promise. Sous les Juges, il y eut une vicissitude de prospérités et de malheurs, selon que la miséricorde de Dieu ou les péchés du peuple en décidaient.
De là on passa au gouvernement des Rois, dont le premier fut Saül, qui, ayant été réprouvé avec toute sa race et tué dans une bataille, eut pour successeur David. C'est de ce roi que Jésus-Christ est surtout appelé fils par l'Ecriture. C'est par lui que commença en quelque sorte la jeunesse du peuple de Dieu , dont l'adolescence avait été depuis Abraham jusqu'à lui. L'évangéliste saint Matthieu n'a pas marqué sans intention mystérieuse, dans la généalogie de Jésus-Christ, quatorze générations depuis Abraham jusqu'à David 1. En effet, c'est depuis l'adolescence que l'homme commence à être capable d'engendrer; d'où vient que saint Matthieu commence cette généalogie à Abraham, qui fut père de plusieurs nations, quand son nom fut changé. Avant Abraham donc, c'était en quelque sorte l'âge qui suivit l'enfance du peuple de Dieu, depuis Noé jusqu'à ce patriarche; et ce fut pour cette raison qu'il commença en ce temps-là à parler la première langue , c'est-à-dire l'hébraïque. La vérité est que c'est au sortir de l'enfance (qui tire son nom 2 de l'impossibilité où sont les
1. Matt. I, 17.
2. Infantia, de fari, parler, et de la particule négative in.
nouveau-nés de parler) que l'homme commence à user de la parole, et de même que ce premier âge est enseveli dans l'oubli, le premier âge du genre humain fut aboli par les eaux du déluge. Ainsi dans le progrès de la Cité de Dieu, comme le livre précédent contient le premier âge du monde, celui-ci contient le second et le troisième. En ce troisième âge fut imposé le joug de la loi, qui est figurée par la génisse, la chèvre et le bélier de trois ans 1 ; on y vit paraître une multitude effroyable de crimes, qui jetèrent les fondements du royaume de la terre, où néanmoins vécurent toujours des hommes spirituels figurés par la tourterelle et par la colombe.
1. Gen. XV, 9.

 

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 10:24
Saint Stanislas KOSTKA


CHAPITRE XVII.

DES TROIS MONARCHIES QUI FLORISSAIENT DU TEMPS D'ABRAHAM, ET NOTAMMENT DE CELLE DES ASSYRIENS.
En ce temps-là, il y avait trois puissants empires où florissait merveilleusement la cité de la terre, c'est-à-dire l'assemblée des hommes qui vivent selon l'homme sous la domination des anges prévaricateurs, savoir : ceux des Sicyoniens, des Egyptiens et des Assyriens 4. Celui-ci était le plus grand et le plus puissant de tous; car Ninus, fils de Bélus, avait subjugué toute l'Asie, à la réserve des Indes. Par
1. Gen. XII, 4. - 2. Act. VII, 2. - 3. Galat. III, 17.
4. Dans tous ces développements historiques, saint Augustin suit la chronique d'Eusèbe.
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l'Asie, je n'entends pas parler de celle 1 qui n'est maintenant qu'une province de la seconde partie de la terre (ou, selon d'autres, de la troisième), mais de cette troisième partie elle-même, le monde étant ordinairement partagé en trois grandes divisions, l'Asie, l'Europe et l'Afrique, qui ne forment pas au reste trois portions égales. L'Asie s'étend du midi par l'orient jusqu'au septentrion; au lieu que l'Europe ne s'étend que du septentrion à l'occident, et l'Afrique de l'occident au midi, de sorte qu'il semble que l'Europe et l'Afrique n'occupent ensemble qu'une partie de la terre et que l'Asie toute seule occupe l'autre. Mais on a fait deux parties de l'Europe et de l'Afrique, à cause qu'elles sont séparées l'une de l'autre par la mer Méditerranée. En effet, si l'on divisait tout le monde en deux parties seulement, l'orient et l'occident, l'Asie tiendrait l'une, et l'Europe et l'Afrique l'autre. Ainsi, des trois monarchies qui existaient alors , celle des Sicyoniens n'était pas sous les Assyriens, parce qu'elle était en Europe : mais comment l'Egypte ne leur était-elle pas soumise, puisqu'ils étaient maîtres de toute l'Asie, aux Indes près? C'est donc principalement dans l'Assyrie que florissait alors la cité de la terré, cité impie dont la capitale était Babylone, c'est-à-dire Confusion, nom qui lui convient parfaitement. Ninus en était roi et avait succédé à son père Bélus, qui avait tenu le sceptre soixante-cinq ans : lui-même régna cinquante-deux ans, et en avait déjà régné quarante-trois lorsqu'Abraham vint au monde, c'est-à-dire environ douze cents ans avant la fondation de Rome, qui fut comme la Babylone d'Occident.
CHAPITRE XVIII.
DE LA SECONDE APPARITION DE DIEU A ABRAHAM, À QUI IL PROMET LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SA POSTÉRITÉ.
Abraham sortit donc de Charra la soixante-quinzième année de son âge, et la cent quarante-cinquième de celui de son père, et passa avec Lot, son neveu, et sa femme Sarra, dans la terre de Chanaan jusqu'à Sichem, où il reçut encore un avertissement du ciel, que l'Ecriture rapporte ainsi : « Le Seigneur apparut à Abraham, et lui dit : Je donnerai
1. L'Asie Mineure, qu'on appelait quelquefois l'Asie tout court.
cette terre à votre postérité 1 ». Il ne lui est rien dit ici de cette postérité qui devait le rendre père de toutes les nations, mais seulement de celle qui le rendait père du peuple hébreu : c'est en effet ce peuple qui a possédé la terre de Chanaan.
CHAPITRE XIX.
DE LA PUDICITÉ DE SABRA, QUE DIEU PROTÉGE EN ÉGYPTE, OU ABRAHAM LA FAISAIT PASSER, NON POUR SA FEMME, MAIS POUR SA SOEUR.
Lorsque ensuite Abraham eut dressé un autel en cet endroit 2 et invoqué Dieu, il alla demeurer au désert, d'où, pressé de la faim, il passa en Egypte. Là il dit que Sarra était sa soeur, ce qui était vrai parce qu'elle était sa cousine germaine 3, de même que Lot, qui le touchait au même degré, est aussi appelé son frère. Il dissimula donc qu'elle était sa femme, mais il ne le nia pas, remettant à Dieu le soin de son honneur, et se gardant comme homme des insultes des hommes. S'il n'eût pris en cette rencontre toutes les précautions possibles, il aurait plutôt tenté Dieu que témoigné sa confiance en lui., Nous avons dit beaucoup de choses à ce sujet en répondant aux calomnies de Fauste le manichéen 4. Aussi arriva-t-il ce qu'Abraham s'était promis de Dieu, puisque Pharaon, roi d'Egypte, qui avait choisi Sarra pour épouse, frappé de plusieurs plaies, la rendit à son mari 5. Loin de nous la pensée que sa chasteté ait reçu aucun outrage de ce prince, tout portant à croire qu'il en fut détourné par ces fléaux du ciel.
CHAPITRE XX.
DE LA SÉPARATION D'ABRAHAM ET DE LOT, QUI EUT LIEU SANS ROMPRE LEUR UNION.
Lorsque Abraham fut retourné d'Egypte dans le lieu d'où il était sorti, Lot, son neveu, se sépara de lui sans rompre la bonne intelligence qui était entre eux, et se retira vers Sodome. Les richesses que tous deux avaient acquises et les fréquents démêlés de leurs bergers les déterminèrent à prendre ce parti, afin d'empêcher que les querelles des serviteurs ne vinssent à jeter la désunion parmi les maîtres. Abraham, voulant prévenir ce
1. Gen. XII, 7.- 2. Ibid. XII,7 et seq.
3. Voyez plus haut, livre XV, ch. 16.
4. Comp. Faust., lib. XXII, cap. 36. - 5. Gen. XII, 20.
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malheur, dit à Lot: « Je vous prie, qu'il n'y ait point de différend entre vous et moi, ni entre vos bergers et les miens, puisque nous sommes frères. Toute cette contrée n'est-elle pas à nous? Je suis donc d'avis que nous nous séparions. Si vous allez à gauche, j'irai à droite; et si vous allez à droite, j'irai à gauche 1 ». Il se peut que la coutume reçue dans les partages, où l'aîné fait les lots et le cadet choisit de la son origine.
CHAPITRE XXI.
DE LA TROISIÈME APPARITION DE DIEU A ABBAHAM, OU IL LUI RÉITÈRE LA PROMESSE DE LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SES DESCENDANTS A PERPÉTUITÉ.
Après qu'Abraham et Lot se furent ainsi séparés et que l'un se fut fixé dans la terre de Chanaan et l'autre à Sodome, Dieu apparut à Abraham pour la troisième fois, et lui dit:
« Regardez de tous côtés, autant que votre vue peut s'étendre vers les quatre points du monde ; je vous donnerai, à vous et à tous vos descendants jusqu'à la fin du siècle, toute cette terre que vous voyez, et je multiplierai votre postérité comme la poussière de la terre. Si quelqu'un peut compter les grains de poussière de la terre, il pourra aussi compter votre postérité. Levez-vous, et mesurez cette terre en long et en large, car je vous la donnerai 2». On ne voit pas bien si, dans cette promesse, est comprise celle qui a rendu Abraham père de toutes les nations; on peut néanmoins le conjecturer d'après ces paroles: « Je multiplierai votre postérité comme la poussière de la terre », expression figurée que les Grecs appellent hyperbole et qui a lieu quand ce qu'on dit d'une ,chose la surpasse de beaucoup. Qui ne sait combien la poussière de la terre surpasse le nombre des hommes, quel qu'il p,uisse être, depuis Adam jusqu'à la fin du siècle, et à plus forte raison la postérité d'Abraham, soit la charnelle, soit la spirituelle? En effet, cette dernière postérité est peu de chose en comparaison de la multitude des méchants, et cependant, malgré sa petitesse, elle forme encore un nombre innombrable, d'où vient que l'Ecriture la désigne par la poussière de la terre. Mais elle n'est innombrable qu'aux hommes, et non à Dieu, qui sait même le compte de tous les grains de
1. Gen. XII, 8, 9. - 2. Ibid. 14-17.
poussière. Ainsi, comme l'hyperbole de l'Ecriture est mieux remplie par les deux postérités d'Abraham, on peut croire que cette promesse s'applique à l'une et à l'autre 1. Si j'ai dit que cela n'est pas très-clair, c'est que le seul peuple juif a tellement multiplié qu'il s'est presque répandu dans toutes les contrées du monde, de sorte qu'il suffit pour justifier l'hyperbole, outre qu'on ne peut pas nier que la terre dont il est question ne soit celle de Chanaan. Néanmoins, ces mots : « Je vous la donnerai, à vous et à vos descendants jusqu'à la fin du siècle », peuvent en faire douter, si, par cette expression, jusqu'à la fin du siècle, on entend éternellement; mais si on les prend comme nous pour la fin de ce monde et le commencement de l'autre, il n'y a point de difficulté. Bien que les Juifs aient été chassés de Jérusalem, ils demeurent dans les autres villes de la terre de Chanaan et y demeureront jusqu'à la fin du monde; ajoutez à cela que, quand cette terre est habitée par des chrétiens, c'est la postérité d'Abraham qui l'habite.
CHAPITRE XXII.
ABRAHAM SAUVE LOT DES MAINS DES ENNEMIS ET EST BÉNI PAR MELCHISÉDECH.
Abraham, après avoir reçu cette promesse, alla demeurer en un autre endroit de cette contrée, près du chêne de Mambré, qui était en Hébron 2. Ensuite, les ennemis ayant ravagé le pays de Sodome et vaincu les habitants en bataille rangée, Abraham, accompagné de trois cent dix-huit des siens, alla au secours de Lot, que les vainqueurs avaient fait prisonnier, et le délivra de leurs mains après les avoir défaits, sans vouloir rien prendre des dépouilles que le roi de Sodome lui offrait. C'est en cette occasion qu'il fut béni par Melchisédech 3, prêtre du Dieu souverain, dont il est beaucoup parlé dans J'Epître aux Hébreux 4, que plusieurs disent être de saint Paul, ce dont quelques-uns ne tombent pas d'accord 5. On vit là pour la première fois le sacrifice que les chrétiens offrent aujourd'hui à Dieu par toute la terre, pour accomplir cette parole du Prophète à Jésus-Christ, qui ne s'était pas encore incarné : « Vous êtes prêtre
1. Comp. Cont. Faust., lib. XXII, cap. 89.
2. Gen. XIII, 18. - 3. Ibid. XIV, 1-20. - 4. Hébr. VII.
5. Marcion, Basilide et plusieurs autres hérétiques niaient l'authenticité de 1'Epître aux Hébreux.
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pour jamais selon l'ordre de Melchisédech 1 ».
Il ne dit pas selon l'ordre d'Aaron, lequel devait être aboli par la vérité dont ces ombres étaient la figure.
CHAPITRE XXIII.
DIEU PROMET A ABRAHAM QUE SA POSTÉRITÉ SERA AUSSI NOMBREUSE , QUE LES ÉTOILES, ET LA FOI D'ABRAHAM AUX PAROLES DE DIEU LE JUSTIFIE, QUOIQUE NON CIRCONCIS.
Dieu parla encore à Abraham dans une vision 2, et l'assura de sa protection et d'une ample récompense; et comme Abraham se plaignit à lui qu'il était déjà vieux, qu'il mourrait sans postérité, et qu'Eliézer, l'un de ses esclaves, serait son héritier, Dieu lui promit qu'il aurait un fils, et que sa postérité serait aussi nombreuse que les étoiles du ciel; par où il me semble que Dieu voulait spécialement désigner la postérité spirituelle d'Abraham. Que sont, en effet, les étoiles, pour le nombre, en comparaison de la poussière de la terre, à moins qu'on ne veuille dire qu'il y a ici cette ressemblance qu'on ne peut compter les étoiles et que l'on ne saurait même toutes les voir? On en découvre à la vérité d'autant plus qu'on a de meilleurs yeux; mais il résulte précisément de là qu'il en échappe toujours quelques-unes aux plus clairvoyants, sans parler de celles qui se lèvent et se couchent dans l'autre hémisphère. C'est donc une rêverie de s'imaginer qu'il y en a qui ont connu et mis par écrit le nombre des étoiles, comme on le dit d'Aratus 3 et d'Euxode 4; et l'Ecriture sainte suffit pour réfuter cette opinion. Au reste, c'est dans ce chapitre de la Genèse que se trouve la parole que l'Apôtre rappelle pour relever la grâce de Dieu : « Abraham crut Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice 5 » ; et il prouve par là que les Juifs ne devaient point se glorifier de leur circoncision, ni empêcher que les incirconcis ne fussent admis à la foi de Jésus-Christ, puisque, quand la foi d'Abraham lui fut imputée à justice, il n'était pas encore circoncis.
1. Ps. CIX, 5. - 2. Gen. XV, 1 et seq.
3. On sait qu'Aratus est l'auteur d'un poëme astronomique, souvent traduit du grec en latin, notamment par Cicéron. Il florissait vers l'an 280 avant J-C.
4. Eudoxe, de Cnide, contemporain de Platon, et son compagnon de voyage en Egypte, si l'on en croit la tradition. Il est cité par Aristote (Metaph., lib. XII, cap. 7) et par Cicéron (De divin., lib. II, cap. 42) comme un astronome de premier ordre.
5.Gen. XV, 6; Rom. IV, 3, et Galat. III, 6.
CHAPITRE XXIV.
CE QUE SIGNIFIE LE SACRIFICE QUE DIEU COMMANDA A ABRAHAM DE LUI OFFRIR, QUAND CE PATRIARCHE LE PRIA DE LUI DONNER QUELQUE SIGNE DE L'ACCOMPLISSEMENT DE SA PROMESSE,
Dans cette même vision, Dieu lui dit encore : « Je suis le Dieu qui vous ai tiré
du pays des Chaldéens, pour vous donner cette terre et vous en mettre en possession ». Sur quoi, Abraham lui ayant demandé comment il connaîtrait qu'il la devait posséder, Dieu lui répondit: « Prenez une génisse de trois ans, une chèvre et un bélier de même âge, avec une tourterelle et une colombe ». Abraham prit tous ces animaux; et, après les avoir divisés en deux, mit ces moitiés vis-à-vis l'une de l'autre; mais il ne divisa point les oiseaux. Alors, comme il est écrit, les oiseaux descendirent sur ces corps qui étaient divisés, et Abraham s'assit auprès d'eux. Sur le coucher du soleil il fut saisi d'une grande frayeur qui le couvrit de ténèbres épaisses, et il lui fut dit : « Sachez que votre postérité demeurera parmi des étrangers qui la persécuteront et la réduiront en servitude l'espace de quatre cents ans; mais je ferai justice de leurs oppresseurs, et elle sortira de leurs mains, chargée de dépouilles. Pour vous, vous vous en irez en paix avec vos pères, comblé d'une heureuse vieillesse, et vos descendants ne reviendront ici qu'à la quatrième génération, car les Amorrhéens n'ont pas encore comblé la mesure de leurs crimes ». Comme le soleil fut couché, une flamme s'éleva tout à coup et l'on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux divisés. Ce jour-là, Dieu fit alliance avec Abraham et lui dit : « Je donnerai cette terre à vos enfants, depuis le fleuve d'Egypte jusqu'au grand fleuve d'Euphrate; je leur donnerai les Cénéens, les Cénézéens, les Cedmonéens, les Céthéens, les Phéréséens, les Raphaïms, les Amorrhéens, les Chananéens, les Evéens, les Gergéséens et les Jébuséens 1 »
Voilà ce qui se passa dans cette vision; mais l'expliquer en détail nous mènerait trop loin et passerait toutes les bornes de cet ouvrage. Il suffira de dire ici qu'Abraham ne perdit
pas la foi dont l'Ecriture le loue, pour avoir
1. Gen. XV, 7-21
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dit à Dieu: « Seigneur, comment connaîtrai-je que je dois posséder cette terre? » Il ne dit pas: Comment se pourra-t-il faire que je la possède? comme s'il doutait de la promesse de Dieu, mais : Comment connaîtrai-je que je dois la posséder? afin d'avoir quelque signe qui lui fit connaître la manière dont cela devait se passer : de même que la Vierge Marie n'entra en aucune défiance de ce que l'ange lui annonçait, quand elle dit: « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point « d'homme 1? » Elle ne doutait point de la chose, mais elle s'informait de la manière 2. C'est pourquoi l'ange lui répondit : « Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre 3 ». Ici, de même, Dieu donna à Abraham le signe d'animaux immolés, comme la figure de ce qui devait arriver et dont il ne doutait pas. Par la génisse était signifié le peuple juif soumis au joug de la loi; par la chèvre, le même peuple pécheur, et par le bélier, le même encore régnant et dominant. Ces animaux ont trois ans, à cause des trois époques fort remarquables: depuis Adam jusqu'à Noé, depuis Noé jusqu'à Abraham, et depuis Abraham jusqu'à David, qui, le premier d'entre les Israélites, monta sur le trône par la volonté de Dieu après la réprobation de Saül, dernière époque durant laquelle ce peuple prit ses plus grands accroissements. Que cela figuré ce que je dis, ou toute autre chose, au moins ne douté-je point que les hommes spirituels ne soient désignés par la tourterelle et par la colombe; d'où vient qu'il est dit qu'Abraham ne divisa point les oiseaux. En effet, les charnels sont divisés entre eux, mais non les spirituels, soit qu'ils se retirent du commerce des hommes, comme la tourterelle, soit qu'ils vivent avec eux, comme la colombe. Quoi qu'il en soit, l'un comme l'autre de ces deux oiseaux est simple et innocent; et ils étaient un signe que, même dans ce peuple juif, à qui cette terre devait être donnée, il y aurait des enfants de promission et des héritiers du royaume et de la félicité éternelle. Pour les oiseaux qui descendirent sur ces corps divisés, ils figurent les malins esprits, habitants de l'air et toujours empressés de se repaître de la division des hommes charnels.
1. Luc, I, 34.
2. Comp. saint Ambroise, De Abrah. patr., lib. II, cap. 8.
3. Luc, I, 35.
Abraham, venant s'asseoir auprès d'eux, signifie que, même au milieu de ces divisions des hommes charnels, il y aura toujours quelques vrais fidèles jusqu'à la fin du monde. Par la frayeur dont Abraham fut saisi vers le coucher du soleil, entendez que, vers la fin du monde, il s'élèvera une cruelle persécution contre les fidèles, selon cette parole de Notre-Seigneur dans l'Evangile : « La persécution sera si grande alors, qu'il n'y en a jamais eu de pareille 1 »
Quant à ces paroles de Dieu à Abraham: « Sachez que votre postérité demeurera parmi des étrangers qui la persécuteront et la tiendront captive l'espace de quatre cents ans », cela s'entend sans difficulté du peuple juif qui devait être captif en Egypte. Ce n'est pas néanmoins que sa captivité ait duré quatre cents ans, mais elle devait arriver dans cet espace de temps; de même que l'Ecriture dit de Tharé, père d'Abraham, que tout le temps de sa vie à Charra fut de deux cent cinq ans 2, non qu'il ait passé toute sa vie en ce lieu, mais parce qu'il y acheva le reste de ses jours. Au reste, l'Ecriture dit quatre cents ans pour faire un compte rond, car il y en a un peu plus, soit qu'on les prenne du temps que cette promesse fut faite à Abraham, ou du temps de la naissance d'Isaac. Ainsi que nous l'avons déjà dit, depuis la soixante-quinzième année de la vie d'Abraham que la première promesse lui fut faite, jusqu'à la sortie d'Egypte, on compte quatre cent trente ans, dont l'Apôtre parle ainsi: « Ce que je veux dire, c'est que Dieu ayant contracté une alliance avec Abraham, la loi, qui n'a été donnée que quatre cents ans après, ne l'a pu rendre nulle, ni anéantir la promesse faite à ce patriarche 3 ». L'Ecriture a donc fort bien pu appeler ici quatre cents ans ces quatre cent trente ans; outre que depuis la première promesse faite à Abraham jusqu'à celle-ci, cinq années s'étaient déjà écoulées, et vingt-cinq jusqu'à la naissance d'Isaac 4 .
Ce qu'elle ajoute que le soleil étant déjà couché, une flamme s'éleva tout d'un coup, et que l'on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux divisés, cela signifie qu'à la fin du monde les charnels seront jugés par le feu. De même, en effet, que la persécution de la
1. Matth. XXIV, 21. - 2. Gen. XI, 32. - 3. Galat. III, 17.
2. Comp. saint Augustin, Quœst. in Exod., qu. 47.
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Cité de Dieu, qui sera la plus grande de toutes sous l'Antéchrist, est marquée par cette frayeur extraordinaire qui saisit Abraham sur le coucher du soleil, symbole de la fin du monde, ainsi ce feu, qui parut après que le soleil fut couché, marque le jour du jugement qui séparera les hommes charnels que le feu doit sauver, de ceux qui sont destinés à être damnés dans ce feu. Enfin, l'alliance de Dieu avec Abraham, signifie proprement la terre de Chanaan, où onze nations 1 sont nommées depuis le fleuve d'Egypte jusqu'au grand fleuve d'Euphrate. Or, par le fleuve d'Egypte, il ne faut pas entendre le Nil, mais un petit fleuve qui la sépare de la Palestine et passe à Rhinocorure 2.
CHAPITRE XXV.
D'AGAR, SERVANTE DE SARRA, QUE SARRA DONNA POUR CONCUBINE A SON MARI.
Viennent ensuite les enfants d'Abraham, l'un de la servante Agar, et l'autre de Sarra, la femme libre, dont nous avons déjà parlé au livre précédent 3. En ce qui touche les rapports d'Abraham avec Agar, on ne doit point les lui imputer à crime 4, puisqu'il ne se servit de cette concubine que pour en avoir des enfants, et non pour contenter sa passion, et plutôt pour obéir à sa femme que dans l'intention de l'outrager. Elle-même crut en quelque façon se consoler de sa stérilité en s'appropriant la fécondité de sa servante, et en usant du droit qu'elle avait en cela sur son mari, selon cette parole de l'Apôtre : « Le mari n'est point maître de son corps, mais sa femme ». Il n'y a ici aucune intempérance, aucune débauche. La femme donne sa servante à son mari pour en avoir des enfants, le mari la reçoit avec la même intention; ni l'un ni l'autre ne recherche le déréglement de la volupté, ils ne songent tous deux qu'au fruit de la nature. Aussi, quand la servante devenue enceinte commença à s'enorgueillir et à mépriser sa maîtresse, comme Sarra, par une défiance de femme, imputait l'orgueil d'Agar à son mari, Abraham fit bien voir de
1. Onze, suivant les Septante; car la Vulgate et le texte hébreu nomment dix nations seulement.
2. Rhinocorure, ou Rhinocolure, ville située sur les confins de l'Egypte et de l'Arabie. Voyez Diodore de Sicile (lib. II, cap. 62).
3. Au ch. 3.
4. Comme faisait Fauste le Manichéen. Voyez le Cont.. Faust., lib. II, cap. 30.
5. I Cor. VII, 4.
nouveau qu'il n'était pas l'esclave, mais le maître de son amour, qu'il avait gardé, en la personne d'Agar, la foi qu'il devait à Sarra, qu'il n'avait connu la servante que pour obéir à l'épouse, qu'il avait reçu d'elle Agar, mais qu'il ne l'avait pas demandée, qu'il s'en était approché, mais qu'il ne s'y était pas attaché, qu'il avait engendré, mais qu'il n'avait point aimé. Il dit en effet à Sarra : « Votre servante est en votre pouvoir, faites-en ce qu'il vous plaira 1 ». Homme admirable, qui use des femmes comme un homme en doit user, de la sienne avec tempérance, de sa servante avec docilité, et chastement de l'une et de l'autre !
CHAPITRE XXVI.
DIEU PROMET A ABRAHAM, DÉJA VIEUX, UN FILS DE SA FEMME SARRA, QUI ÉTAIT STÉRILE; IL LUI ANNONCE QU'IL SERA LE PÈRE DES NATIONS, ET CONFIRME SA PROMESSE PAR LA CIRCONCISION.
Lorsque dans la suite Ismaël fut né d'Agar, Abraham pouvait croire que cette naissance accomplissait ce qui lui avait été promis dans le temps où, pour le faire renoncer au dessein qu'il avait d'adopter son serviteur, Dieu lui dit : « Celui-ci ne sera pas votre héritier, mais un autre qui sortira de vous 2 ». De peur donc qu'il ne crût que cette promesse fût accomplie dans le fils de sa servante, « comme Abraham était déjà âgé de quatre-vingt-dix-
neuf ans, Dieu lui apparut et lui dit : Je suis Dieu, travaillez à me plaire, et menez une vie sans reproche, et je ferai alliance avec vous, et je vous comblerai de tous les biens. Alors Abram se prosterna par terre, et Dieu ajouta: C'est moi, je ferai alliance avec vous, et vous serez le père d'une grande multitude de nations. Vous ne vous appellerez plus Abram, mais Abraham, parce que je vous ai fait le père de plusieurs nations. Je vous rendrai extrêmement puissant, et vous établirai sur un grand nombre de peuples et des rois sortiront de vous. Je
ferai alliance avec vous, et après vous avec vos descendants; et cette alliance sera éternelle, afin que je sois votre Dieu et celui de toute votre postérité. Je donnerai à vous et à vos descendants cette terre où vous êtes maintenant étranger, toute la terre de Chanaan, pour la posséder à jamais, et je serai leur Dieu. Dieu dit encore à Abraham : Pour
1. Gen. XVI, 6. - 2. Gen. XV, 4.
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vous, vous aurez soin de garder mon alliance, et votre postérité après vous. Or, voici l'alliance que je désire que vous et vos enfants observiez soigneusement. Tout mâle parmi vous sera circoncis; cette circoncision se fera en la chair de votre prépuce, et sera la marque de l'alliance qui est entre vous et moi. Tous les enfants mâles qui naîtront de vous seront circoncis au bout de huit jours. Vous circoncirez aussi les esclaves, tant ceux qui naîtront chez vous que les autres que vous achèterez des étrangers. Et cette circoncision sera une marque de l'alliance éternelle que j'ai contractée avec vous. Tout mâle qui ne la recevra pas le huitième jour sera exterminé comme un infracteur de mon alliance. Dieu dit encore à Abraham : Votre femme ne s'appellera plus Sara, mais Sarra : je la bénirai et vous donnerai d'elle un fils que je bénirai aussi, et qui sera père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui. Là-dessus, Abraham se prosterna en terre, en souriant et disant en lui-même : J'aurai donc un fils à cent
ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix?Conservez seulement en vie, dit-il à Dieu, mon fils Ismaël! Et Dieu lui dit: Oui, votre femme Sarra vous donnera un fils que vous nommerez Isaac. Je ferai une alliance éternelle avec lui, et je serai son Dieu et le Dieu de sa postérité. Pour Ismaël, j'ai exaucé votre prière; je l'ai béni et je le rendrai extrêmement puissant. Il sera le père de douze nations , et je l'établirai chef d'un grand peuple. Mais je contracterai alliance avec Isaac, dont votre femme Sarra accouchera l'année qui va venir 1 ».
On voit ici des promesses plus expresses de la vocation des Gentils en Isaac, en ce fils de promission, qui est un fruit de la grâce et non de la nature 2, puisqu'il est promis à une femme vieille et stérile. Bien que Dieu concoure aussi aux productions qui se font selon les lois ordinaires de la nature, toutefois, lorsque sa main puissante en répare les défaillances, sa grâce paraît avec beaucoup plus d'éclat. Et parce que cette vocation des Gentils ne devait pas tant arriver par la génération des enfants que par leur régénération, Dieu commanda la circoncision, lorsqu'il promit le fils de Sarra. S'il veut que tous soient circoncis,
1. Gen. XVII, 1-21
2. Voyez l'Epître aux Galates, IV, 11-31.
tant libres qu'esclaves, c'est afin de signifier que cette grâce est pour tout le monde. Que figure, en effet la circoncision, sinon la nature renouvelée et dépouillée de sa vieillesse 1? Le huitième jour représente-t-il autre chose que Jésus-Christ, qui ressuscita à la fin de la semaine, c'est-à-dire après le jour du sabbat 2 ? Les noms même du père et de la mère sont changés; tout respire la nouveauté, et l'Ancien Testament fait pressentir le Nouveau. Qu'est-ce, en effet, que le Nouveau Testament, sinon la manifestation de l'Ancien, et qu'est-ce que celui-ci, sinon la figure de l'autre? Le rire d'Abraham est un témoignage de joie et non de défiance. Ces mots qu'il dit en son coeur: « J'aurai donc un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix», ne sont pas non plus d'un homme qui doute, mais d'un homme qui admire. Quant à ces paroles de Dieu à Abraham : « Je donnerai à vous et à vos descendants cette terre où vous êtes maintenant étranger, toute cette terre de Chanaan, pour la posséder éternellement »; si l'on demande comment cela s'est accompli ou doit s'accomplir, attendu que la possession d'une chose, quelque longue qu'elle soit, ne peut pas durer toujours; il faut dire qu'éternel se prend en deux façons, ou pour une durée infinie, ou pour celle qui est bornée par la fin du monde.
CHAPITRE XXVII.
DE LA RÉPROBATION PORTÉE CONTRE TOUT ENFANT MALE QUI N'AVAIT POINT ÉTÉ CIRCONCIS LE HUITIÈME JOUR, COMME AYANT VIOLÉ L'ALLIANCE DE DIEU.
On peut encore demander comment il faut interpréter ceci: « Tout enfant mâle qui ne sera point circoncis le huitième jour sera « exterminé comme infracteur de mon alliance ». Ce n'est point l'enfant qui est coupable, puisque ce n'est pas lui qui a violé l'alliance de Dieu, mais bien les parents qui n'ont pas eu soin de le circoncire. On doit répondre à cela que les enfants même ont violé l'alliance de Dieu, non pas en leur propre personne, j mais en la personne de celui par qui tous les hommes ont péché 3. Aussi bien, il y a d'autres alliances que celles de l'Ancien et du Nouveau
1. Comp. saint Augustin, Cont Faust., lib. XVI, cap. 29.
2. Voyez le traité de saint Augustin : Du péché originel, n. 36.
3. Rom. V, 12.
(350)
Testament, La première alliance que Dieu fit avec l'homme est celle-ci: « Du jour où vous mangerez de ce fruit, vous mourrez 1 »; ce qui a donné lieu à cette parole de l'Ecclésiastique : « Tout homme vieillira comme un vêtement ». Tel est l'arrêt porté dès l'origine du siècle : « Vous mourrez de mort 2 ». En effet, comment cette parole du Prophète : « J'ai regardé tous les pécheurs du monde comme des prévaricateurs 3», pourrait-elle s'accorder avec cette autre de saint Paul : « Où « il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication 4 », si tous ceux qui pèchent n'étaient pas coupables de la violation de quelque loi? C'est pourquoi, si les enfants mêmes, comme la foi nous l'enseigne, naissent pécheurs, non pas proprement, mais originellement, d'où résulte la nécessité du baptême pour remettre leurs péchés, il faut croire aussi qu'ils sont prévaricateurs à l'égard de cette loi qui a été donnée dans le paradis terrestre, en sorte qu'il est également vrai de dire qu'où il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication, et que tous les pécheurs du monde sont des prévaricateurs. Ainsi, comme la circoncision était le signe de la régénération, c'est avec justice que le péché originel, qui a violé la première alliance de Dieu, perdait ces enfants, si la régénération ne les sauvait, Il faut donc entendre ainsi ces paroles de l'Ecriture : « Tout enfant mâle, etc. », comme si elle disait: Quiconque ne sera point régénéré périra, parce qu'il a violé mon alliance lorsqu'il a péché en Adam avec tous les autres hommes. Si elle avait dit: Parce qu'il a violé cette alliance que je contracte avec vous, on ne pourrait l'entendre que de la circoncision; mais comme elle n'a point exprimé quelle alliance l'enfant a violée, il est permis de l'entendre de celle dont la violation peut se rapporter à lui par voie de solidarité. Si toutefois quelqu'un prétend que cela doit s'appliquer exclusivement à la circoncision, et que l'enfant qui n'a point été circoncis a violé en cela l'alliance, il faut qu'il cherche une manière raisonnable de dire qu'une personne a violé une alliance, quoique ce ne soit pas elle qui l'ait violée, mais d'autres qui l'ont violée en lui ; outre qu'il est injuste qu'un enfant, qui demeure incirconcis sans qu'il y ait de sa faute, soit réprouvé,
1. Gen. II, 17. - 2. Eccli. XIV, 18, sec. LXX. - 3. Ps. CXVIII, 119. - 4. Rom. IV, 15.
à moins qu'on ne remonte à un péché d'origine.
CHAPITRE XXVIII.
DU CHANGEMENT DE NOM D'ABRAHAM ET DE SARRA, LESQUELS N'ÉTAIENT POINT EN ÉTAT, CELLE-CI ACAUSE DE SA STÉRILITÉ, TOUS DEUX A CAUSE DE LEUR AGE, D'AVOIR DES ENFANTS, QUAND ILS EURENT ISAAC.
Lors donc qu'Abraham eut reçu de Dieu cette promesse: « Je vous ai rendu père de peuples nombreux, et je veux accroître votre puissance et vous élever sur les nations; et des rois sortiront de vous, et je vous donnerai de Sarra un fils que je bénirai, et il sera le père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui »; magnifique promesse que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ, Abraham et sa femme changèrent de nom, et l'Ecriture ne les appelle plus Abram ni Sara, mais Abraham et Sarra. Elle rend raison de ce changement de nom à l'égard d'Abraham: « Car, dit le Seigneur, je vous ai établi père de plusieurs nations». C'est le sens du mot Abraham; pour Abram, qui était son premier nom, il signifie illustre père. L'Ecriture ne rend point raison du changement de nom de Sarra, mais les traducteurs hébreux disent que Sara signifie ma princesse, et Sarra, vertu; d'où vient cette parole de l'épître aux Hébreux: « C'est aussi par la foi que Sarra reçut la vertu de concevoir 2 ». Or, ils étaient tous deux fort âgés, ainsi que l'Ecriture le témoigne, et Sarra, qui d'ailleurs était stérile, n'avait plus ses mois, de sorte que, n'eût-elle pas été stérile, elle eût été incapable de concevoir. Une femme, quoique âgée, si elle a encore ses mois, peut avoir des enfants, mais d'un jeune homme, et non d'un vieillard; et de même un vieillard peut en avoir d'une jeune femme, comme Abraham, après la mort de sa femme, en eut de Céthura, parce qu'il rencontra en elle la fleur de la jeunesse. C'est pourquoi l'Apôtre regarde comme un grand miracle 3 que le corps d'Abraham étant mort, il n'ait pas laissé d'engendrer. Entendez par là que son corps était impuissant pour toute femme arrivée à l'âge de Sarra. Car il n'était mort qu'à cet égard; autrement c'eût été un cadavre. Il y a une autre solution de cette difficulté : on dit qu'Abraham eut des enfants de Céthura, parce que Dieu lui conserva,
1. Gen. XVII, 5. - 2. Hébr. XI, 11. - 3. Rom. VI, 19.
(351)
après la mort de Sarra, le don de fécondité qu'il avait accordé : mais l'explication que j'ai suivie me semble meilleure; car s'il est vrai qu'à cette heure un vieillard de cent ans soit hors d'état d'engendrer, il n'en était pas dé même alors que les hommes vivaient plus longtemps.
CHAPITRE XXIX.
DES TROIS ANGES QUI APPARURENT A ABRAHAM AU CHÊNE DE MAMBRÉ.
Dieu apparut encore à Abraham au chêne de Mambré dans la personne de trois hommes, qui indubitablement étaient des anges 1, quoique plusieurs estiment que l'un d'eux était Jésus-Christ, qui était visible, à les en croire, avant que de s'être revêtu d'une chair 2. Je tombe d'accord que Dieu, qui est invisible, incorporel et immuable par sa nature, est assez puissant pour se rendre visible aux yeux des hommes, sans aucun changement en son essence, non par soi-même, mais par le ministère de quelqu'une de ses créatures; mais s'ils prétendent que l'un de ces trois hommes était Jésus-Christ, parce qu'Abraham s'adressa à tous trois comme s'ils n'eussent été qu'un seul homme, ainsi que le rapporte l'Ecriture : « Il aperçut trois hommes auprès de lui, et aussitôt il courut au-devant d'eux, et dit: Seigneur, si j'ai trouvé grâce auprès de vous ... 3 » cette présomption n'a rien de concluant; car la même Ecriture témoigne que deux de ces anges étaient déjà partis pour détruire Sodome, lorsqu'Abraham s'adressa au troisième et l'appela son Seigneur, le conjurant de ne vouloir pas confondre l'innocent avec le coupable et de pardonner à Sodome. En outre, lorsque Lot parle aux deux premiers anges, il le fait comme s'il ne parlait qu'à un seul. Après qu'il leur a dit: « Seigneur, venez, s'il vous plaît, dans la maison de votre serviteur 4 », l'Ecriture ajoute : « Les anges le prirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, parce que Dieu lui faisait grâce. Et aussitôt qu'ils l'eurent tiré hors de la ville, ils lui dirent: Sauvez-vous, ne regardez point
1. Gen. XVIII, 1 seq.
2. C'est l'opinion de Tertulien (De carne Christi, cap. 7; Cont. Jud., cap. 9; et alibi), de saint Irénée (lib. III, cap. 6, et lib. IV, cap. 26) et de quelques autres Pères de l'Eglise. Saint Ambroise, au contraire (De Abrah., lib. I, cap. 5), a soutenu le même sentiment que saint Augustin défend ici et en d'autres écrits (De Trin., lib., II, n. 21; Cont. Maxim,, cap. 26, n. 5 et 6).
3.Gen. XVIII, 1-3. - Ibid. XIX, 2.
derrière vous, et ne demeurez point dans « toute cette contrée ; sauvez-vous dans la montagne, de peur que vous ne soyez enveloppé dans cette ruine. Et Lot leur dit: «Je vous prie, Seigneur, puisque votre serviteur a trouvé grâce auprès de vous, etc.1 »Ensuite le Seigneur lui répond aussi au singulier, par la bouche de ces deux anges en qui il était, et lui dit : « J'ai eu pitié de vous 2 » il est bien plus croyable qu'Abraham et Lot reconnurent le Seigneur en la personne de ses anges, et que c'est pour cela qu'ils lui adressèrent la parole. Au surplus, ils prenaient ces anges pour des hommes; ce qui fit qu'ils les reçurent comme tels et les traitèrent comme s'ils avaient besoin de nourriture; mais d'un autre côté, il paraissait en eux quelque chose de si extraordinaire que ceux qui exerçaient ce devoir d'hospitalité à leur égard ne pouvaient douter que Dieu ne fût présent en eux, comme il a coutume de l'être dans ses prophètes. De là vient qu'ils les appelaient quelquefois Seigneurs au pluriel en les regardant comme les ministres de Dieu, et d'autrefois Seigneur au singulier, en considérant Dieu même qui était en eux. Or, l'Ecriture témoigne que c'étaient des anges, et ne le témoigne pas seulement dans la Genèse, où cette histoire est rapportée, mais aussi dans l'épître aux Hébreux, où faisant l'éloge de l'hospitalité: « C'est, dit-elle, en pratiquant cette vertu que quelques-uns, sans le savoir, ont reçu chez eux des anges mêmes 3 ». Ce fut donc par ces trois hommes que Dieu, réitérant à Abraham la promesse d'un fils nommé Isaac qu'il devait avoir de Sarra, lui dit: « Il sera chef d'un grand peuple, et toutes les nations de la terre seront bénies en lui 4 ». Paroles qui contiennent une promesse pleine et courte du peuple d'Israël, selon la chair, et de toutes les nations, selon la foi.
CHAPITRE XXX.
DESTRUCTION DE SODOME; DÉLIVRANCE DE LOT; CONVOITISE INFRUCTUEUSE D'ABIMÉLECH POUR SARRA.
Lot étant sorti de Sodome après cette promesse, une pluie de feu tomba du ciel 5 et réduisit en cendre ces villes infâmes, où le débordement était si grand que l'amour contre
1. Gen. XIX, 16 et seq.- 2. Ibid. 21 .- 3. Hébr. XIII, 2 .- 4. Gen. XVIII, 18. - 5. Ibid. XIX, 24.
(352)
nature y était aussi commun que les autres actions autorisées par les lois 1. Ce châtiment effroyable fut une image du jugement dernier 2 . Pourquoi, en effet, ceux qui échappèrent de cette ruine reçurent-ils des anges l'ordre de ne point regarder derrière eux, sinon parce que, si nous voulons éviter la rigueur du jugement à venir, nous ne devons pas retourner par nos désirs aux habitudes du vieil homme dont nous nous sommes dépouillés par la grâce du baptême. Aussi la femme de Loi, ayant contrevenu à ce commandement, fut punie sur-le-champ, et son changement en statue de sel est un avertissement très-sensible donné aux fidèles pour qu'ils aient à se garantir d'un semblable malheur 3. Dans la suite, Abraham, à Gérara, employa, pour préserver sa femme, le même ) moyen dont il s'était servi en Egypte 4; en sorte qu'Abimélech, roi de ces pays, lui rendit Sarra sans l'avoir touchée. Et comme il blâmait Abraham de son stratagème, celui-ci, tout en avouant que la crainte l'avait obligé d'en user de la sorte, ajouta : « De plus, elle est vraiment ma soeur, car elle est fille de mon père, quoiqu'elle ne le soit pas de ma mère 5 ». En effet, Sarra, du côté de son père, était soeur d'Abraham et une de ses plus proches parentes ; et elle était si belle que même à cet âge, elle pouvait inspirer de l'amour.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 10:18
Sainte Edith STEIN


CHAPITRE VI.

COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE DIEU PARLE AUX ANGES.
On pourrait croire que les paroles de la Genèse: « Faisons l'homme », auraient été aussi adressées aux anges, si Dieu n'ajoutait: « A notre image ». Ce dernier trait est décisif et ne nous permet pas de croire que l'homme ait été fait à l'image des anges, ou que Dieu et les anges n'aient qu'une même image. Nous avons donc raison d'entendre ce pluriel: « Faisons », des personnes de la Trinité. Et néanmoins comme cette Trinité n'est qu'un Dieu, après que Dieu a dit : « Faisons », l'Ecriture ajoute: « Et Dieu fit l'homme à l'image de Dieu 3 ». Elle ne dit pas: Les dieux firent; ou: A l'image des dieux. - Or, dans le passage discuté tout à l'heure, on pourrait également trouver une trace de la Trinité, comme si le Père, s'adressant au Fils et au Saint-Esprit, leur eût dit: « Venez, descendons et confondons leur langage » ; mais ce qui retient l'esprit, c'est qu'ici rien n'empêche d'appliquer le pluriel aux anges. Ces paroles, en effet, leur conviennent mieux, parce que c'est surtout à eux à s'approcher de Dieu par de saints mouvements, c'est-à-dire par de pieuses pensées, et à consulter les oracles de la vérité immuable qui leur sert de loi éternelle dans leur bienheureux séjour. ils ne sont pas eux-mêmes la vérité; mais participant à cette
1.Gen. II, 6, 7. - 2. I Cor. III, 9. - 3. Gen. I, 26, 27.
(336)
vérité créatrice de toutes choses, ils s'en approchent comme de la source de la vie, afin de recevoir d'elle ce qu'ils ne trouvent pas en eux. Ç'est pourquoi le mouvement qui lei porte vers elle est stable en quelque façon, parce qu'ils ne s'éloignent jamais d'elle. Or, Dieu ne parle pas aux anges comme nous nous parlons les uns aux autres, ou comme nous parlons à Dieu ou aux anges, ou comme les anges nous parlent, ou comme Dieu nous parle par les anges; il leur parle d'une manière ineffable, et cette parole nous est transmise d'une manière qui nous est proportionnée. La parole de Dieu, supérieure à tous ses ouvrages, est la raison même, la raison immuable de ces ouvrages ; elle n'a pas un son fugitif, mais une vertu permanente dans l'éternité et agissante dans le temps. C'est de cette parole éternelle qu'il se sert pour parler aux anges; et quand il lui plaît de nous parler de la sorte au fond du coeur, nous leur devenons semblables en quelque façon: pour l'ordinaire, il nous parle autrement. Afin clone de n'être pas toujours obligé dans cet ouvrage de rendre raison des paroles de Dieu, je dirai ici, une fois pour toutes, que la vérité immuable parle par elle-même à la créature raisonnable d'une manière qui ne se peut expliquer, soit qu'elle s'adresse à la créature par l'entremise de la créature, soit qu'elle frappe notre esprit par des images spirituelles, ou nos oreilles par des voix ou des sous.
Expliquons encore ces mots: « Et maintenant qu'ils ont commencé ceci, ils ne s'arrêteront qu'après l'avoir achevé ». Quand Dieu parle de la sorte, ce n'est pas une affirmation, c'est plutôt une interrogation menaçante comme celle-ci dans Virgile:
« On ne prendra pas les armes! toute la ville ne se mettra pas à leur poursuite 1 »
La parole de Dieu doit donc être entendue ainsi: Ils ne s'arrêteront donc pas avant que d'avoir achevé 2 ! - Mais, pour revenir à la suite du récit de la Genèse, disons que des trois enfants de Noé sortirent soixante et treize ou plutôt soixante et douze nations d'un langage différent qui commencèrent à se répandre par toute la terre et ensuite à peupler les
1. Enéide, livre IV, v. 592.
2. Il y a ici sur la différence de non et de nonne en latin une remarque intraduisible.
îles. Mais les peuples se sont bien plus multipliés que les langu~s; car nous savons que dans l'Afrique plusieurs nations barbares n'usent que d'un seul langage. A l'égard des îles, qui peut douter que, le nombre des hommes croissant, ils n'aient pu y passer à l'aide de vaisseaux?
CHAPITRE VII.
COMMENT, DEPUIS LE DÉLUGE, TOUTES SORTES DE BÊTES ONT PU PEUPLER LES ÎLES LES PLUS ÉLOIGNÉES.
On demande comment les bêtes qui ne naissent pas de la terre ainsi que les grenouilles 1 , mais par accouplement, comme les loups et autres animaux, ont pu se trouver dans les îles après le déluge, à moins qu'elles ne soient provenues de celles qui avaient été sauvées dans l'arche. Pour les îles qui sont proches, on peut croire qu'elles y ont passé à la nage; mais il y en a qui sont si éloignées du continent qu'il n'est pas probable qu'aucun de ces animaux ait pu y arriver de la sorte. On peut répondre à cela que les hommes les y ont transportées sur leurs vaisseaux pour les faire servir à la chasse, et enfin que Dieu même a fort bien pu les y transporter par le ministère des anges. Que si elles sont sorties de la terre, comme à la création du monde, quand Dieu dit: « Que la terre produise une âme vivante 2 », cela fait voir clairement que des animaux de tout genre ont été mis dans l'arche, moins pour en réparer l'espèce que pour être une figure de l'Eglise qui devait être composée de toutes sortes de nations.
CHAPITRE VIII.
SI LES RACES D'HOMMES MONSTRUEUX DONT PARLE L'HISTOIRE VIENNENT D'ADAM OU DES FILS DE NOÉ.
On demande encore s'il est croyable qu'il soit sorti d'Adam ou de Noé certaines races d'hommes monstrueux dont l'histoire fait mention 3. On assure, en effet, que quelques-uns n'ont qu'un oeil au milieu du front, que d'autres ont la pointe du pied tournée en
1. Ici, comme plus haut, saint Augustin parait favorable aux générations spontanées. Voyez livre XV, ch. 8.
2. Gen. I, 24.
3. Voyez Pline (Hist. nat., lib. VII,cap.2), Solinus (Polyhist., capp. 28 et 55), Aulu-Gelle (Noct. Att., lib. Ix, cap. 4), Isidore (Origin., lib. XI, cap. 3) et ailleurs.
(337)
dedans; d'autres possèdent les deux sexes dont ils se servent alternativement, et ils ont la mamelle droite d'un homme et la gauche d'une femme; il y en a qui n'ont point de bouche et ne vivent que de l'air qu'ils respirent par le nez; d'autres n'ont qu'une coudée de haut, d'où vient que les Grecs les nomment Pygmées 1; on dit encore qu'en certaines contrées il y a des femmes qui deviennent mères à cinq ans et qui n'en vivent que huit. D'autres affirment qu'il y a des peuples d'une merveilleuse vitesse qui n'ont qu'une jambe sur deux pieds et ne plient point le jarret ; on les appelle Sciopodes 2, parce que l'été ils se couchent sur le dos et se défendent du soleil avec la Plante de leurs pieds; d'autres n'ont point de tête et ont les yeux aux épaules; et ainsi d'une infinité d'autres monstres de la sorte, retracés en mosaïque sur le port de Carthage et qu'on prétend avoir été tirés d'une histoire fort curieuse. Que dirai-je des Cynocéphales 3, dont la tête de chien et les aboiements montrent que ce sont plutôt des bêtes que des hommes? Mais nous ne sommes pas obligés de croire tout cela. Quoi qu'il en soit, quelque part et de quelque figure que naisse un homme, c'est-à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne faut point douter qu'il ne tire son origine d'Adam, comme du père de tous les hommes.
La raison que l'on rend des enfantements monstrueux qui arrivent parmi nous peut servir pour des nations tout entières. Dieu, qui est le créateur de toutes choses, sait en quel temps et en quel lieu une chose doit être créée, parce qu'il sait quels sont entre les parties de l'univers les rapports d'analogie et de contraste qui contribuent à sa beauté. Mais nous qui ne le saurions voir tout entier, nous sommes quelquefois choqués de quelques-unes de ses parties, par cela seul que nous ignorons quelle proportion elles ont avec tout le reste. Nous connaissons des hommes qui ont plus de cinq doigts aux mains et aux pieds; mais encore que la raison nous en soit inconnue, loin de nous l'idée que le Créateur se soit mépris ! Il en est de même des autres différences plus considérables : Celui dont personne ne peut justement blâmer les ouvrages, sait pour quelle raison il les a faits de la
1. De pugmé , coudée.
2. De skia, ombre, et pous, podos, pied.
3. De kuon, kunos, chien, et kephale, tête.
sorte. Il existe un homme à Hippone-Diarrhyte1, qui a la plante des pieds en forme de croissant, avec deux doigts seulement aux extrémités, et les mains de même. S'il. y avait quelque nation entière de la sorte, on l'ajouterait à cette histoire curieuse et surprenante. Dirons-nous donc que cet homme ne tire pas son origine d'Adam? Les androgynes, qu'on appelle aussi hermaphrodites, sont rares, et néanmoins il en paraît de temps en temps en qui les deux sexes sont si bien distingués qu'il est difficile de décider duquel ils doivent prendre le nom, bien que l'usage ait prévalu en faveur du plus noble. Il naquit en Orient, il y a quelques années, un homme double de la ceinture en haut; il avait deux têtes, deux estomacs et quatre mains, un seul ventre d'ailleurs et deux pieds, comme un homme d'ordinaire, et il vécut assez longtemps pour être vu de plusieurs personnes qui accoururent à la nouveauté de ce spectacle. Comme on ne peut pas nier que ces individus ne tirent leur origine d'Adam, il faut en dire autant des peuples entiers en qui la nature s'éloigne de son cours ordinaire, et qui néanmoins sont des créatures raisonnables, si, après tout, ce qu'on en rapporte n'est point fabuleux : car supposez que nous ignorassions que les singes, les cercopithèques 1 et les sphinx sont des bêtes, ces historiens nous feraient peut-être croire que ce sont des nations d'hommes 2. Mais en admettant que ce qu'on lit des peuples en question soit véritable, qui sait si Dieu n'a point voulu les créer ainsi, afin que nous ne croyions pas que les monstres qui naissent parmi nous soient des défaillances de sa sagesse ? Les monstres dans chaque espèce
1.Il y avait deux Hippones en Afrique: Hippone la Royale (d'où la Bône actuelle tire son nom) et Hippone-Diarrhyte. en arabe Ben Zert, d'où est venu le nom de Biserte. C'est Hippone la Royale qui a eu pour évêque saint Angustin.
2. Les cercopithèques sont des singes à longue queue (de kerkos, queue, et pitheko, singe).
3. Il est intéressant de rapprocher ici la Cité de Dieu et le Discours sur les révolutions du globe. Le bon sens de saint Augustin semble aller quelquefois au-devant de la science de Cuvier. L'illustre naturaliste se défie de ces espèces monstrueuses qu'on suppose perdues
aujourd'hui : « C'est, dit-il, une erreur qui vient d'une critique imparfaite. On a pris des peintures d'animaux fantastiques pour des descriptions d'animaux réels... C'est dans quelque recoin d'un de ces monuments (les monuments d'Egypte, ornés de peintures) qu'Agatharchides aura vu son taureau carnivore, dont la gueule, fendue jusqu'aux oreilles, n'épargnait aucun autre animal, mais qu'assurément les naturalistes n'avoueront pas; car la nature ne combine ni des pieds fourchus, ni des cornes, avec des dents tranchantes ». - D'autre fois, selon Cuvier, on se sera trompé à quelque ressemblance : « Les grands singes auront paru de vrais cynocéphales, de vrais sphinx, de vrais hommes à queue, et c'est ainsi que saint Augustin aura cru voir un satyre ». (Discours sur les révol. du globe, page 87).
(338)
seraient alors ce que sont les races monstrueuses dans le genre humain. Ainsi, pour conclure avec prudence et circonspection: ou ce que l'on raconte de ces nations est faux, ou ‘ce ne sont pas des hommes, ou, si ce sont des hommes, ils viennent d'Adam.
CHAPITRE IX.
S'IL Y A DES ANTIPODES.
Quant à leur fabuleuse opinion qu'il y a des antipodes, c'est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n'y a aucune raison d'y croire. Aussi ne l'avancent-ils sur le rapport d'aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants 1 . Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s'ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d'eau. D'ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu'elle fût habitée, puisque, d'un côté, l'Ecriture ne peut mentir, et que, de l'autre, il y a trop d'absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde 2. - Voyons donc si nous pourrons trouver la Cité de Dieu parmi ces hommes qui, selon la Genèse, furent divisés en soixante-douze nations et autant de langues. Il est évident qu'elle a persévéré dans les enfants de Noé, surtout dans l'aîné, qui est Sem, puisque la bénédiction de Japhet enferme
1. Voyez sur la notion des Antipodes chez les géographes anciens la note de Louis Vivès, en son commentaire de la Cité de Dieu, tome II, page 118.
2. On remarquera que saint Augustin, sans nier d'une manière absolue la possibilité physique des antipodes, se borne à élever une difficulté très-sérieuse en elle-même et particulièrement délicate pour on chrétien, celle de concilier les données de la géographie avec l'unité des races humaines. Lactance s'était montré beaucoup moins réservé, quand il traitait d'inepte la conception d'une terre ronde et d'hommes ayant la tête plus bas que les pieds. (Inst. lib., III, cap. 24). Est-ce par ces puissantes raisons que le pape Zacharie accusa la théorie des antipodes de perversité et d'iniquité (Epist. X ad Bonif.)? Je ne sais, mais la postérité a dit avec Pascal: « Ne vous imaginez pas que les lettres du pape Zacharie pour l'excommunication de saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde, et qu'encore qu'il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d'Espagne ne se soit pas bien trouvé d'en avoir plutôt cru Christophe Colomb, qui en revenait, que le jugement de ce pape qui n'y avait pas été (Provinciales, lettre 13). »
en quelque sorte celle de Sem, et qu'il doit habiter dans les demeures de ses frères.
CHAPITRE X.
GÉNÉALOGIE DE SEM, DANS LA RAGE DE QUI LE PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU SE DIRIGE VERS ABRAHAM.
Il faut donc prendre la suite des générations depuis Sem, afin de faire voir la Cité de Dieu à partir du déluge, comme la suite des générations de Seth l'a montrée auparavant. C'est pour cela que l'Ecriture, après avoir montré la cité de la terre dans Babylone, c'est-à-dire dans la confusion, retourne au patriarche Sem, et commence par lui l'ordre des générations jusqu'à Abraham, marquant combien chacun a vécu, avant que d'engendrer celui qui continue cette généalogie, et combien il a vécu depuis. Mais il faut, en passant, que je m'acquitte de ma promesse, et que je rende raison de ce que dit l'Ecriture, que l'un des enfants d'Héber fut nommé Phalec, parce que la terre fut divisée de son temps 1. Que doit-on entendre par cette division, si ce n'est la diversité des langues?
L'Ecriture, laissant de côté les autres enfants de Sem, qui ne contribuent en Tien ~ la suite des générations, parle seulement de ceux qui la conduisent jusqu'à Abraham; ce qu'elle avait déjà fait avant le déluge dans la généalogie de Seth. Voici comme elle commence celle de Sem: « Sem, fils de Noé, avait cent ans lorsqu'il engendra Arphaxat, la seconde année après le déluge; et il vécut, encore depuis cinq cents ans, et engendra des fils et des filles 2 ». Elle poursuit de même pour les autres avec le soin d'indiquer l'année où chacun a engendré celui qui sert à cette généalogie, et la durée totale de sa vie, et elle ajoute toujours qu'il a eu d'autres enfants, afin que nous n'allions pas demander sottement comment la postérité de Sem a pu peupler tant de régions et fonder ce puissant empire des Assyriens que Ninus étendit si loin.
Mais, pour ne pas flous arrêter plus qu'il ne convient, nous ne marquerons que l'âge auquel chacun des descendants de Sem a eu le fils qui continue la suite de cette généalogie, afin de supputer combien d'années se sont écoulées depuis le déluge jusqu'à Abraham.
1. Gen. X, 25. - 2. Ibid. XI, 10, 11.
(339)
Deux ans donc après le déluge, Sem, âgé de cent ans, engendra Arphaxat; Arphaxat engendra Caïnan à l'âge de cent trente-cinq ans; Caïnan avait cent trente ans quand il engendra Salé; Salé en avait autant lorsqu'il engendra Héber; Héber cent trente-quatre lorsqu'il engendra Ragau; Ragau cent trente-deux quand il engendra Seruch ; Seruch cent trente quand il eut Nachor; Nachor soixante-dix-neuf à la naissance de son fils Tharé; et Tharé, à l'âge de soixante-dix ans, engendra Abram 1, que Dieu appela depuis Abraham 2 . Ainsi, depuis le déluge jusqu'à Abraham, il y a mille soixante-douze ans, selon les Septante 3, car on dit qu'il y en a beaucoup moins, selon l'hébreu : ce dont on ne rend aucune raison bien claire.
Lors donc que nous cherchons la Cité de Dieu dans ces soixante-douze nations dont parle l'Ecriture, nous ne saurions affirmer positivement si dès ce temps, où les hommes ne parlaient tous qu'un même langage4, ils abandonnèrent le culte du vrai Dieu, de telle sorte que la vraie piété ne se soit conservée que dans les descendants de Sem par Arphaxat jusqu'à Abraham; ou bien si la cité de la terre ne commença qu'à la construction de la tour de Babel; ou plutôt si les deux cités subsistèrent, celle de Dieu dans les deux fils de Noé, qui furent bénis dans leurs personnes et dans leur race, et celle de la terre, dans le fils qui fut maudit ainsi que sa postérité. Peut-être est-il plus vraisemblable qu'avant la fondation de Babylone il y avait des idolâtres dans la postérité de Sem et de Japhet, et des adorateurs du vrai Dieu dans celle dè Cham; au moins devons-nous croire qu'il y a toujours eu sur la terre des hommes de l'une et de l'autre sorte. Dans les deux psaumes 5 où il est dit : « Tous ont quitté le droit chemin et se sont corrompus; il n'y en « a pas un qui soit homme de bien, il n'y en « a pas un seul », on lit ensuite : « Ces impies « qui ne font que du mal et qui dévorent « mon peuple comme ils feraient un morceau « de pain, ne se reconnaîtront-ils jamais? »Le peuple de bLeu était donc alors; et ainsi ces paroles : « Il n'y en a pas un qui soit homme de bien, il n'y en a pas un seul », doivent s'entendre des enfants des hommes, et non de ceux de Dieu. Le Prophète avait dit
1. Gen. 10-26. - 2. Ibid. XVII, 5.
3. Ce chiffre est aussi celui de Sulpice Sévère ( Hist. sac., lib. I, cap. 5).
4. Gen. XI, 1. - 4. Ps. XIII, 3, 4, 2; LII, 4, 5, 8.
auparavant: « Dieu a jeté les yeux du haut du ciel sur les enfants des hommes, pour voir s'il y en a quelqu'un qui le connaisse et qui le cherche »; après quoi il ajoute : « Il n'y en a pas un qui soit homme de bien », pour montrer qu'il ne parle que des enfants des hommes, c'est-à-dire de ceux qui appartiennent à la cité qui vit selon l'homme, et non selon Dieu.
CHAPITRE XI.
LA LANGUE HÉBRAÏQUE, QUI ÉTAIT CELLE DONT TOUS LES HOMMES SE SERVAIENT D'ABORD, SE CONSERVA DANS LA POSTÉRITÉ D'HÉBER, APRÈS LA CONFUSION DES LANGUES.
De même que l'existence d'une seule langue avant le déluge n'empêcha pas qu'il n'y eût des méchants et que tous les hommes n'encourussent la peine d'être exterminés par les eaux, à la réserve de la maison de Noé, ainsi, lorsque les nations furent punies par la diversité des langues, à cause de leur orgueil impie, et répandues par toute la terre, et que la cité des méchants fut appelée Confusion ou Babylone, la langue dont tous les hommes se servaient auparavant demeura dans la maison d'Héber. De là vient, comme je l'ai remarqué ci-dessus, que l'Ecriture, dans le dénombrement des enfants de Sem, met Héber le premier, quoiqu'il ne soit que le cinquième de ses descendants. Comme cette langue demeura dans sa famille1, tandis que les autres nations furent divisées suivant les temps, celle-là fut depuis appelée hébraïque. Il fallait bien en effet lui donner un nom pour la distinguer de toutes les autres qui avaient aussi chacune le sien, au lieu que, quand elle était seule, elle n'avait point de nom particulier.
On dira peut-être : Si la terre fut divisée eu plusieurs langues du temps de Phalech, fils d'Héber, celle de ces langues qui était auparavant commune à tous les hommes devait plutôt prendre son nom de Phalech. Mais il faut répondre qu'Héber n'appela son fils Phalech, c'est-à-dire Division, que parce qu'il vint au monde lorsque la terre fut divisée par langues, et que c'est ce qu'entend l'Ecriture, quand elle dit : « La terre fut divisée de son temps ». Si Héber n'eût encore été vivant lors de cette division, il n'eût pas donné son
1. Voyez plus bas, livre XVIII, ch. 39.
2. Gen. X, 25.
(340)
nom à la langue qui demeura dans sa famille 1. Ce qui nous porte à croire que cette langue est celle qui était d'abord commune à tous let hommes, c'est que le changement et la multiplication des langues ont été une peine du péché, et partant que le peuple de Dieu a dire être exempt de cette peine. Aussi n'est-ce pas sans raison que cette langue a été celle d'Abraham, et qu'il ne l'a pu transmettre à tous ses enfants, mais seulement à ceux qui, issus de Jacob, ont composé le peuple de Dieu, reçu son alliance, et mis au monde le Christ. Héber lui-même n'a pas fait passer cette langue à toute sa postérité, mais seulement à la branche d'Abraham. Ainsi, bien que 1'Ecriture ne marque pas précisément qu'il y eût des gens de bien, lorsque les méchants bâtissaient Babylone, cette obscurité n'est pas tant pour nous priver de la vérité que pour exercer notre attention. Lorsqu'on voit, d'un côté, qu'il ,existe d'abord une langue commune à tous les hommes, qu'il est fait mention d'Héber avant tous les autres enfants de Sem, encore qu'il n'ait été que le cinquième de ses descendants, et que la langue des patriarches, des prophètes et de l'Ecriture même est appelée langue hébraïque, et lorsqu'on demande, de l'autre côté, où cette langue, qui était commune avant la division des langues, s'est pu conserver, comme il n'est point douteux d'ailleurs que ceux parmi lesquels elle s'est conservée n'aient été exempts de la peine du changement des langues, que se présente-t-il à l'esprit, sinon qu'elle est demeurée dans la famille de celui dont elle a pris le nom, et que ce n'est pas une petite preuve de la vertu de cette famille d'avoir été à couvert de cette punition générale?
Mais il se présente encore une autre difficulté : comment Béber et Phalech son fils ont-ils pu chacun faire une nation? Il est certain au fond que le peuple hébreu est descendu d'Héber par Abraham. Comment donc tous les enfants des trois fils de Nué, dont parle l'Ecriture, ont-ils établi chacun une
1. Les avis, dit un habile commentateur de la Cité de Dieu, Léonard Coquée, sont partagés sur cette question. Dans leur chronique, nommée Seder-Holam, c'est-à-dire Ordre des temps, les Juifs placent l'époque de la division des langues aux dernières années de la vie de Phalech, trois cent quarante ans après le déluge, dix ans avant la mort de Noé. Maintenant, pourquoi Héber donna-t-il à son fils le nom de Phalech, qui signifie division? C'est qu'il possédait le don de prophétie et lisait la prochaine division des langues dans l'avenir. Tel parait être le sentiment de saint Jérôme en son livre des traditions hébraïques, et saint Chrysostome abonde dans le même sens (Hom. XXX in Genes.)
nation, si Héber et Phalech n'en ont fait qu'une? Il est fort probable que Nebroth a fondé aussi sa nation, et que l'Ecriture a fait mention à part de. ce personnage, à cause de sa stature extraordinaire et de la vaste étendue de son empire; de sorte que le nombre des soixante-douze langues ou nations demeure toujours. Quant à Phalech, elle n'en parle pas pour avoir donné naissance à une nation; mais à cause de cet événement mémorable de la division des langues qui arriva de son temps. On ne doit point être surpris que Nebroth ait vécu jusqu'à la fondation de Babylone et à la confusion des langues; car de ce qu'Héber est le sixième, depuis Noé, et Nebroth seulement le quatrième, il ne s'ensuit pas que Nebrotb n'ait pas pu vivre jusqu'au temps d'Héber. Lorsqu'il y avait moins de générations, les hommes vivaient davantage, ou venaient au monde plus tard. Aussi faut-il entendre que, quand la terre fut divisée en plusieurs nations, non-seulement les descendants de Noé, qui en étaient les pères et les fondateurs, étaient nés, mais qu'ils avaient déjà des familles nombreuses et capables de composer chacune une nation. C'est pourquoi il ne faut pas s'imaginer qu'ils soient nés dans le même ordre où l'Ecriture les nomme; autrement, comment les douze fils de Jectan, autre fils d'Héber et frère de Phalech, auraient-ils pu déjà faire des nations, si Jectan ne vint au monde qu'après Phalech, puisque la terre fut divisée à la naissance de Phalech? Il est donc vrai que Phalech a été nommé le premier, mais Jectan n'a pas laissé que de venir au monde bien avant lui; en sorte que les douze enfants de Jectan avaient déjà de si grandes familles qu'elles pouvaient être divisées chacune en leur langue. On aurait tort de trouver étrange que l'Ecriture en ait usé de la sorte, puisque dans la généalogie des trois enfants de Noé , elle commence par Japhet, qui était le cadet. Or, les noms de ces peuples se trouvent encore aujourd'hui en partie les mêmes qu'ils étaient autrefois comme ceux des Assyriens et des Hébreux; et en partie ils ont été changés par la suite des temps, tellement que les plus versés dans l'histoire en peuvent à peine découvrir l'origine. En effet, on dit que les Egyptiens viennent de Mesraïm, et les Ethiopiens de Chus, deux des fils de Cham, et cependant on ne voit aucun rapport entre leurs noms (341) actuels et leur origine. A tout considérer, on trouvera que, parmi ces noms, il y en a plus de ceux qui ont été changés que de ceux qui sont demeurés jusqu'à nous.
CHAPITRE XII.
DU PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU, A PARTIR D‘ABRAHAM.
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu, depuis le temps d'Abraham, où elle a commencé à paraître avec plus d'éclat et où les promesses que nous voyons aujourd'hui accomplies en Jésus-Christ sont plus claires et plus précises. Abraham, au rapport de l'Ecriture 1, naquit dans la Chaldée, qui dépendait de l'empire des Assyriens. Or, la superstition et l'impiété régnaient déjà parmi ces peuples, comme parmi les autres nations. La seule maison de Tharé, père d'Abraham, conservait le culte du vrai Dieu et vraisemblablement aussi la langue hébraïque, quoique Jésus-Na'vé5 témoigne qu'Abraham même était d'abord idolâtre. De même que la seule maison de Noé demeura pendant le déluge pour réparer le genre humain, ainsi, dans ce déluge de superstitions qui inondaient l'univers, la seule maison de Tharé fut comme l'asile de la Cité de Dieu; et comme, après le dénombrement des généalogies jusqu'à Noé, l'Ecriture dit: « Voici la généalogie de Noé 3 »,
de même, après le dénombrement des générations de Sem, fils de Noé, jusqu'à Abraham, elle dit: « Voici la généalogie de Tharé. Tharé engendra Abram, Nachor et Aran. Aran engendra Lot, et mourut du vivant de son père Tharé, au lieu de sa naissance, au pays des Chaldéens, Abram et Nachor se marièrent. La femme d'Abram s'appelait Sarra, et celle de Nachor, Melca, fille d'Aran 4 ». Celui-ci eut aussi une autre fille nommée Jesca, que l'on croit être la même que Sarra, femme d'Abraham.
CHAPITRE XIII.
POURQUOI L'ÉCRITURE NE PARLE POINT DE NACHOR, QUAND SON PÈRE THARÉ PASSA DE CHALDÉE EN MÉSOPOTAMIE.
L'Ecriture raconte ensuite comment Tharé avec tous les siens laissa la Chaldée, vint en
1. Gen. XI, 28 .- 2. Josué, XXIV, 2 - 3. Gen. VI, 9 . 4. Ibid. XI, 27-29.
Mésopotamie et demeura à Charra; mais elle ne parle point de son fils Nachor, comme s'il ne l'avait pas emmené avec lui. Voici de quelle façon elle fait ce récit: «Tharé prit donc son fils Abram, Lot, fils de son fils Aran, et Sarra , sa belle-fille, femme de son fils Abram, et il les emmena de Chaldée en Chanaan, et il vint à Charra où il établit sa demeure ». Il n'est point ici question de Nachor ni de sa femme Melca. Lorsque plus tard Abraham envoya son serviteur chercher une femme à son fils Isaac, nous trouvons ceci: « Le serviteur prit dix chameaux du troupeau de son maître et beaucoup d'autres biens, et se dirigea vers la Mésopotamie, en la ville de Nachor 2 ». Par ce témoignage et plusieurs autres de l'histoire sacrée, il paraît que Nachor sortit de la Chaldée, aussi bien que son frère Abraham, et vint habiter avec lui en Mésopotamie. Pourquoi l'Ecriture ne parle-t-elle donc point de lui, lorsque Tharé passe avec sa famille en Mésopotainie, tandis qu'elle ne marque pas seulement qu'il y mena son fils Abraham, mais encore Sarra, sa belle-fille, et son petit-fils Lot? pourquoi, si ce n'est peut-être qu'il avait quitté la religion de son père et de son frère pour embrasser la superstition des Chaldéens, qu'il abandonna depuis, ou parce qu'il se repentit de son erreur, ou parce qu'il devint suspect aux habitants du pays et fut obligé d'en sortir, afin d'éviter leur persécution. En effet, dans le livre de Judith, quand Holopherne, ennemi des Israélites, demande quelle est cette nation et s'il lui faut faire la guerre, voici ce que lui dit Achior, général des Ammonites : « Seigneur, si vous vouiez avoir la bonté de m'entendre, je vous dirai ce qui en est de ce peuple qui demeure dans ces montagnes prochaines, et je ne vous dirai rien que de très-vrai. Il tire son origine des Chaldéens; et comme il abandonna la religion de ses pères pour adorer le Dieu du ciel, les Chaldéens le chassèrent, et il s'enfuit en Mésopotamie, où il demeura longtemps. Ensuite leur Dieu leur commanda d'en sortir, et de s'en aller en Chanaan, où ils s'établirent, etc. 3 » On voit clairement par là que la maison. de Tharé fut persécutée par les Chaldéens, à cause de la religion et du culte du vrai Dieu.
1. Gen. XI, 31. - 2. Ibid. XXIV, 10. - 3. Judith, V, 5-9.
(342)
CHAPITRE XIV.
DES ANNÉES DE THARÉ, QUI MOURUT A CHARRA.
Or, après la mort de Tharé, qui vécut, dit-on, deux cent cinq ans en Mésopotamie, l'Ecriture commence à parler des promesses que Dieu fit à Abraham; elle s'exprime ainsi:
« Tout le temps de la vie, de Tharé à Charra fut de deux cent cinq ans, puis il mourut 1 ». Il ne faut pas entendre ce passage comme si Tharé avait passé tout ce temps à Charra; l'Ecriture dit seulement qu'il y finit sa vie, qui fut en tout de deux cent cinq ans : on ignorerait autrement combien il a vécu, puisque l'on ne voit point quel âge il avait quand il vint dans cette ville; et il serait absurde de s'imaginer que , dans une généalogie qui énonce si scrupuleusement le temps que chacun a vécu, il fût le seul oublié. Cette omission, il est vrai, a lieu pour quelques-uns; mais c'est qu'ils n'entrent point dans l'ordre de ceux qui composent la série de générations depuis Adam jusqu'à Noé, et depuis Noé jusqu'à Abraham : il n'est aucun de ces derniers dont l'Ecriture ne marque l'âge.
CHAPITRE XV.
DU TEMPS DE PROMISSION OU ABRAHAM SORTIT DE CHARRA, D'APRÈS L'ORDRE DE DIEU.
L'Ecriture, après avoir parlé de la mort de Tharé, père d'Abraham, ajoute: « Et Dieu dit à Abram: Sortez de votre pays, de votre parenté et de la maison de votre père 2 ». Il ne faut pas penser que cela soit arrivé dans l'ordre qu'elle rapporte ; cette opinion donnerait lieu à une difficulté insoluble.
En effet, à la suite de ce commandement de Dieu à Abraham, on lit dans la Genèse : « Abram sortit donc avec Lot pour obéir aux paroles de Dieu; et Abram avait soixante-quinze ans lorsqu'il sortit de Charra 3 » . Comment cela se peut-il, si la chose arriva après la mort de Tharé? Tharé avait soixante-dix ans quand il engendra Abraham; si l'on ajoute les soixante-quinze ans qu'avait Abraham lorsqu'il partit de Charra, on a cent quarante-cinq ans. Tharé avait donc :cet âge à l'époque où son fils quitta cette ville de Mésopotamie. Ce dernier n'en sortit donc pas après la mort de son père, qui vécut deux cent cinq ans : il faut entendre dès lors que
1. Gen. XI, 32. - 2. Gen. XI, 1. - 3. Ibid. 4.
c'est ici une récapitulation assez ordinaire dans l'Ecriture 1, qui, parlant auparavant des enfants de Noé, après avoir dit 2 qu'ils furent divisés en plusieurs langues et nations, ajoute:
« Toute la terre parlait un même langage 3». Comment étaient-ils divisés en plusieurs langues, si toute la terre ne parlait qu'un même langage, sinon parce que la Genèse reprend ce qu'elle avait déjà touché? Elle procède de même dans la circonstance qui nous occupe elle a parlé plus haut de la mort de Tharé 4, mais elle revient à la vocation d'Abraham, qui arriva du vivant de son père, et qu'elle avait omise pour ne point interrompre le fil de son discours. Ainsi, lorsque Abraham sortit de Charra, il avait soixante-quinze ans, et son père cent quarante-cinq 5. D'autres ont résolu autrement la question: selon eux, les soixante-quinze années de la vie d'Abraham doivent se compter du jour qu'il fut délivré du feu où il fut jeté par les Chaldéens pour ne vouloir pas adorer cet élément, et non du jour de sa naissance, comme n'ayant proprement commencé à naître qu'alors 6.
Mais saint Etienne dit, touchant la vocation d'Abraham, dans les Actes des Apôtres : «Le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham lorsqu'il était en Mésopotamie, avant qu'il demeurât à Charra, et lui dit: Sortez de votre pays, et de votre parenté, et de la maison de votre père, et venez en la terre que je vous montrerai 7 ». Ces paroles de saint Etienne font voir que Dieu ne parla pas à Abraham après la mort dé son père, qui mourut à Charra, où Abraham demeura avec lui, mais avant qu'il habitât cette ville, bien qu'il fût déjà en Mésopotamie. Il en résulte toujours qu'il était alors sorti de la Chaldée; et ainsi ce que saint Etienne ajoute: « Alors Abraham sortit du pays des Chaldéens et vint demeurer à Charra 8 », ne montre pas ce qui arriva après que Dieu lui eut parlé (car il ne sortit pas de la Chaldée après cet avertissement du ciel, puisque saint Etienne dit qu'il le reçut dans la Mésopotamie), mais se rapporte à tout le temps qui se passa depuis qu'il en fut sorti et qu'il eut fixé son séjour à Charra. Ce qui suit le prouve encore: « Et
1. Saint Augustin en cite plusieurs exemples dans non livre De doctr. Christ., lib. III, n. 52-54.
2. Gen.,31.- 3. Ibid.XI, 1.- 4. Ibid.XI, 31.
5. Comp.- Quœst. in Gen., qu. 28.
6. Cette solution du problème est celle de saint Jérôme.
7. Act. VII, 2, 3. - 8. Ibid. 4.
(343)
après la mort de son père, dit le premier martyr, Dieu l'établit en cette terre que vos pères ont habitée et que vous habitez encore aujourd'hui ». Il ne dit pas qu'il sortit de Charra après la mort de son père, mais que Dieu l'établit dans la terre de Chanaan après que son père fut mort. Il faut dès lors entendre que Dieu parla à Abraham lorsqu'il était en Mésopotamie, avant de demeurer à Charra, où il vint dans la suite avec son père, conservant toujours en son coeur le commandement de Dieu, et qu'il en sortit la soixante-quinzième année de son âge et la cent quarante-cinquième de celui de son père. Saint Etienne place son établissement dans la terre de Chanaan, et non sa sortie de Charra, après la mort de son père, parce que son père était déjà mort, quand il acheta cette terre et commença à la posséder en propre. Ce que Dieu lui dit: « Sortez de votre pays, de votre parenté et de la maison de votre père », bien qu'il fût déjà sorti de la Chaldée et qu'il demeurât en Mésopotamie, ce n'était pas un ordre d'en sortir de corps, car il l'avait déjà fait, mais d'y renoncer sans retour. Il est assez vraisemblable qu'Abraham sortit de Charra avec sa femme Sarra, et Lot, son neveu, pour obéir à l'ordre de Dieu, après que Nachor eut suivi son père.
CHAPITRE XVI.
DES PROMESSES QUE DIEU FIT A ABRAHAM.
Il faut parler maintenant des promesses que Dieu fit à Abraham et où apparaissent clairement les oracles de notre Dieu, c'est-à-dire du vrai Dieu, en faveur du peuple fidèle annoncé par les Prophètes. La première est conçue en ces termes : « Le Seigneur dit à Abraham : Sortez de votre pays, de votre parenté, et de la maison de votre père, et allez en la terre que je vous montrerai. Je vous établirai chef d'un grand peuple; je vous bénirai, et rendrai votre nom illustre en vertu de cette bénédiction. Je bénirai ceux qui vous béniront, et maudirai ceux qui vous maudiront, et toutes les nations de la terre seront bénies en vous 1 ». Il est à remarquer ici que deux choses sont promises à Abraham : l'une, que sa postérité possédera la terre de Chanaan, ce qui est exprimé par ces mots : « Allez en la terre que je vous
1.Gen. XII, 1 et seq.
montrerai, et je vous établirai chef d'un grand peuple »; et l'autre, beaucoup plus excellente et qu'on ne doit pas entendre d'une postérité charnelle, mais spirituelle, qui ne le rend pas seulement père du peuple d'Israël, mais de toutes les nations qui marchent sur les traces de sa foi. Or, celle-ci est renfermée dans ces paroles : « Toutes les nations de la terre seront bénies en vous ». Eusèbe pense que cette promesse fut faite à Abraham la soixante-quinzième année de son âge, comme s'il était sorti de Charra aussitôt qu'il l'eut reçue, et cette opinion a pour but de ne point contrarier la déclaration formelle de l'Ecriture qui dit qu'Abraham avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charra 1; mais si la promesse en question fut faite cette année, Abraham demeurait donc déjà avec son père à Charra, attendu qu'il n'en eût pas pu sortir, s'il n'y eût été. Cela n'a rien de contraire à ce que dit saint Etienne : « Le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham lorsqu'il était en Mésopotamie avant de demeurer à Charra 2 » ; il s'agit seulement de rapporter à la même année et la promesse de Dieu à Abraham qui précède son départ pour Charra et son séjour en cette ville et sa sortie du même lieu. Nous devons l'entendre ainsi, non-seulement parce qu'Eusèbe , dans sa Chronique, commence à compter depuis l'an de cette promesse et montre qu'il s'écoula quatre cent trente années jusqu'à la sortie d'Egypte, époque où la loi fut donnée, mais aussi parce que l'apôtre saint Paul 3 suppute de la même manière.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:47

CHAPITRE XXIII.

LES ENFANTS DE DIEU QUI, SUIVANT L'ÉCRITURE, ÉPOUSÈRENT, LES FILLES DES HOMMES, DONT NAQUIRENT LES GÉANTS, ÉTAIENT-ILS DES ANGES?
Nous avons touché, sans la résoudre, au troisième livre de cet ouvrage 1, la question de savoir si les anges, en tant qu'esprits, peuvent avoir commerce avec les femmes. Il est écrit en effet : « Il se sert d'esprits pour ses anges », c'est-à-dire que de ceux qui sont esprits par leur nature, il en a fait ses anges, ou, ce qui revient au même, ses messagers 2; mais il n'est pas aisé de décider si le Prophète parle de leurs corps, lorsqu'il ajoute : « Et d'un feu ardent pour ses ministres 3 »; ou s'il veut faire entendre par là que ses ministres doivent être embrasés de charité comme d'un feu spirituel. Toutefois l'Ecriture témoigne que les anges ont apparu aux hommes dans des corps tels que non-seulement ils pouvaient être vus, mais touchés. Il y a plus: comme c'est un fait public et que plusieurs ont expérimenté ou appris de témoins non suspects que les Sylvains et les Faunes, appelés ordinairement incubes, ont souvent tourmenté les femmes et contenté leur passion avec elles, et comme beaucoup de gens d'honneur assurent que certains démons, à qui les Gaulois donnent le nom de Dusiens 4, tentent et exécutent journellement toutes ces impuretés 5, en sorte qu'il y aurait une sorte d'impudence à les nier, je n'oserais me déterminer là-dessus, ni dire s'il y a quelques esprits revêtus d'un corps aérien qui soient capables ou non (car l'air, simplement agité par un évantail, excite la sensibilité des organes) d'avoir eu un commerce sensible avec les femmes. Je ne pense pas néanmoins que les saints anges de Dieu aient pu alors tomber dans ces faiblesses, et que ce soit d'eux que parle saint Pierre, quand il dit: « Car Dieu n'a pas épargné les anges qui ont péché, mais il les a précipités dans les cachots obscurs de l'enfer, où il les réserve pour les peines du dernier
1. Au chap. 5.
2. Le mot grec angelos, remarque saint Augustin, signifie messager.
3. Ps. CIII, 5.
4. Ces Dusiens, des Gaulois font penser aux Dievs, divinités malfaisantes de la mythologie persane. - Sur les Faunes, comp. Servius (ad , Aeneid., lib. VI, V. 776), Isidore (Orig., lib. VIII, cap. 11, § 103) et Cassien (Collat., VII, cap. 32).
5. Sur les démons mâles et femelles, incubes et succubes, voyez le commentaire de Vivès sur la Cité de Dieu (tome II, page 157) et le livre de Psellus, De natura daemonum.
(326)
jugement 1 » ; je crois plutôt que cet apôtre parle ici de ceux qui, après s'être révoltés au commencement contre Dieu, tombèrent du ciel avec le diable, leur prince, dont la jalousie déçut le premier homme sous la forme d'un serpent. D'ailleurs, l'Ecriture sainte appelle aussi quelquefois anges les hommes de bien 2, comme quand il dit de saint Jean: « Voilà que j'envoie mon ange devant vous, pour vous préparer le chemin 3 ». Et le prophète Malachie est appelé ange par une grâce particulière 4.
Ce qui fait croire à quelques-uns que les anges, dont l'Ecriture dit qu'ils épousèrent les filles des hommes, étaient de véritables anges, c'est qu'elle ajoute que de ces mariages sortirent des géants; comme si dans tous les temps il n'y avait pas eu des hommes d'une stature extraordinaire 5 ! Quelques années avant le sac de Rome par les Goths, n'y vit-on pas une femme d'une grandeur démesurée? et ce qui est plus merveilleux, c'est que le père et la mère n'étaient pas d'une taille égale à celle que nous voyons aux hommes très grands. Il a donc fort bien pu y avoir des géants, même avant que les enfants de Dieu, que l'Ecriture appelle aussi des anges, se fussent mêlés avec les filles des hommes, c'est-à-dire avec les filles de ceux qui vivaient selon l'homme, et que les enfants de Seth eussent épousé les filles de Caïn 6. Voici le texte même de l'Ecriture : « Comme les hommes se furent multipliés sur la terre et qu'ils eurent engendré des filles, les anges de Dieu 7, voyant que les filles des hommes étaient bonnes, choisirent pour femmes celles qui leur plaisaient. Alors Dieu dit: Mon esprit ne demeurera plus dans ces hommes; car ils ne sont que chair, et ils ne vivront plus que cent vingt ans. Or, en ce temps-là, il y avait des géants sur la terre. Et depuis, les enfants de Dieu ayant commerce avec les filles des hommes. Ils engendraient pour eux-mêmes, et ceux qu'ils engendraient étaient ces géants si renommés 8 » - Ces paroles marquent assez
1. Pierre, II, 4.
2. Même remarque dans Tertullien (Contra . Jud, lib. II, cap. 9) et dans saint Jean Chrysostome (Hom. 21 in Genes.)
3. Marc, I, 2. - 4. Malach. II, 7.
5. Voyez plus haut, ch. 9.
6. Comp. Quœst. in Gen., qu. 3.
7. Lactance, Sulpice Sévère et beaucoup d'autres ont cru, d'après ces paroles de l'Ecriture, à un commerce entre les anges proprement dits et les filles des hommes, opinion qu'on trouve fort répandue pendant les premiers siècles de l'Eglise, Voyez Lactance ( Inst. lib. II, cap. 15) et Sulpice Sévère ( Hist. sacr., lib. I, cap. 1).
8. Gen, VI, 1, 4.
qu'il y avait déjà des géants sur la terre, quand les enfants de Dieu épousèrent les filles des hommes et qu'ils les aimèrent parce qu'elles étaient bonnes, c'est-à-dire belles; car c'est la coutume de l'Ecriture d'appeler bon ce qui est beau. Quant à ce qu'elle ajoute, qu'ils engendraient pour eux-mêmes, cela montre qu'auparavant ils engendraient pour Dieu, ou, en d'autres termes, qu'ils n'engendraient pas par volupté, mais pour avoir des enfants, et qu'ils n'avaient pas pour but l'agrandissement fastueux de leur famille, mais le nombre des citoyens de la Cité de Dieu, à qui, comme des anges de Dieu, ils recommandaient de mettre leur espérance en lui1 et d'être semblables à ce fils de Seth, à cet enfant de résurrection qui mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur, afin de devenir tous ensemble avec leur postérité les héritiers des biens éternels.
Mais il ne faut pas s'imaginer qu'ils aient tellement été anges de Dieu, qu'ils n'aient point été hommes, puisque l'Ecriture déclare nettement qu'ils l'ont été. Après avoir dit que les anges de Dieu, épris de la beauté des filles des hommes, choisirent pour femmes celles qui leur plaisaient le plus, elle ajoute aussitôt ci Alors le Seigneur dit: « Mon esprit ne demeurera plus dans ces hommes, car ils ci ne sont que chair». L'esprit de Dieu les avait rendus anges de Dieu et enfants de Dieu; mais, comme ils s'étaient portés vers les choses basses et terrestres, l'Ecriture les appelle hommes, qui est un nom de nature, et non de grâce; elle les appelle aussi chair, parce qu'ils avaient abandonné l'esprit, et mérité par là d'en être abandonnés. Entre les exemplaires des Septante, les uns les nomment anges et enfants de Dieu, et les autres ne leur donnent que cette dernière qualité 2; et Aquila 3, que les Juifs préfèrent à tous les autres interprètes, n'a traduit ni anges de Dieu, ni enfants de Dieu, mais enfants des dieux. Or, toutes ces versions sont acceptables. Ils étaient enfants de Dieu et frères de leurs pères, qui avaient comme eux Dieu pour père; et ils étaient enfants
1. Ps.LXXVII, 7.
2. C'est ce qu'on peut vérifier encore aujourd'hui : le manuscrit du Vatican porte uioi tou Theou , enfants de Dieu; le manuscrit Alexandrin porte oi angeloi tou Theou , les anges de Dieu, leçon qui a été suivie par Philon le Juif dans son traité Des Géants.
3. Aquila vivait sous l'empereur Adrien. D'abord chrétien, il s'adonna aux recherches de l'astrologie et de la magie, ce qui le fit excommunier. Il embrassa le culte israélite, et devenu grand hébraïsant, il s'appliqua, selon le témoignage d'Epiphane, à combattre la version des Septante et à effacer dans l'Ecriture les traces des prophéties qui annoncent le Christ.
(327)
des dieux, parce qu'ils étaient nés de dieux avec qui ils étaient aussi des dieux, suivant cette parole du psaume : « Je l'ai dit, vous êtes des dieux, vous êtes tous des enfants du Très-Haut 1 ». Aussi bien, on pense avec raison que les Septante ont été animés d'un esprit prophétique, et on ne doute point que ce qu'ils ont changé dans la version, ils ne l'aient fait par une inspiration du ciel, encore qu'ici l'on reconnaisse que le mot hébreu est équivoque, et qu'il peut aussi bien signifier enfants de Dieu comme enfants des dieux.
Laissons donc les fables de ces écritures qu'on nomine apocryphes, parce que l'origine en a été inconnue à nos pères, qui nous ont transmis les véritables par une succession très-connue et très-assurée. Bien qu'il se trouve quelque vérité dans ces écritures apocryphes, elles ne sont d'aucune autorité, à cause des diverses faussetés qu'elles contiennent. Nous ne pouvons nier qu'Enoch, qui est Le septième depuis Adam, n'ait écrit quelque chose; car l'apôtre saint Jude le témoigne dans son Epître canonique 2 ; mais ce n'est pas sans raison que ces écrits mie se trouvent point dans le catalogue des Ecritures, qui était conservé dans le temple des Juifs par le soin des prêtres, attendu que ces prétendus livres d'Enoch ont été jugés suspects, à cause de leur trop grande antiquité, et parce qu'on ne pouvait justifier que ce fussent les mêmes qu'Enoch avait écrits, dès lors qu'ils n'étaient pas produits par ceux à qui la garde de ces sortes de livres était confiée. De là vient que les écrits allégués sous son nom, qui portent que les géants n'ont pas eu des hommes pour pères, sont justement rejetés parles chrétiens sages, ainsi que beaucoup d'autres que les hérétiques produisent sous le nom d'autres anciens prophètes, ou même sous celui des Apôtres, et qui sont tous mis par l'Eglise au rang des livres apocryphes. Il est donc certain, selon les Ecritures canoniques, soit juives, soit chrétiennes, qu'il y a eu avant le déluge beaucoup de géants citoyens de la cité de la terre, et que les enfants de Seth, qui étaient enfants de Dieu par la grâce, s'unirent à eux après s'être écartés de la voie de la justice. On ne doit pas s'étonner qu'il ait pu sortir aussi d'eux des géants. A coup sûr, ils n'étaient pas tous géants; mais il y en avait plus alors que dans
1. Ps. LXXXI, 6. - 2. Jude, 14
toute la suite des temps qui se sont écoulés depuis; et il a plu au Créateur de les produire, pour apprendre aux sages à ne faire pas grand cas, non-seulement de la beauté, mais même de la grandeur et de la force du corps, et à mettre plutôt leur bonheur en des biens spirituels et immortels, comme beaucoup plus durables et propres aux seuls gens de bien. C'est ce qu'un autre prophète déclare en ces termes: « Alors étaient ces géants si fameux, hommes d'une haute stature et qui étaient habiles à la guerre. Le Seigneur ne les a pas choisis et ne leur a pas donné la science véritable; mais ils ont péri et se sont perdus par leur imprudence, parce qu'ils ne possédaient pas la sagesse 1 ».
CHAPITRE XXIV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE QUE DIEU DIT A CEUX QUI DEVAIENT PÉRIR PAR LE DÉLUGE « : ILS NE VIVRONT PLUS QUE CENT VINGT ANS ».
Quand Dieu dit: « Ils ne vivront plus que cent vingt ans 2 », il ne faut pas entendre que les hommes ne devaient pas passer cet âge après le déluge, puisque quelques-uns ont vécu depuis plus de cinq cents ans; mais cela signifie que Dieu ne leur donnait plus que ce temps-là jusqu'au déluge. Noé avait alors quatre cent quatre-vingts ans; ce que l'Ecriture, selon sa coutume, appelle cinq cents ans pour faire le compte rond. Or, le déluge arriva l'an six cent de la vie de Noé 3, en sorte qu'il y avait encore, au moment de la menace divine, cent vingt ans à écouler jusqu'au déluge. On croit avec raison que, lorsqu'il arriva, il n'y avait plus sur la terre que des gens dignes d'être exterminés par ce fléau : car, bien que ce genre de mort n'eût pu nuire en aucune façon aux gens de bien, qui seraient toujours morts sans cela, toutefois il est vraisemblable que le déluge ne fit périr aucun des descendants de Seth. Voici quelle fut la cause du déluge, au rapport de l'Ecriture sainte: « Comme Dieu, dit-elle, eût vu que les hommes devenaient de jour en jour plus méchants et que toutes leurs pensées étaient sans cesse tournées au mal, il se mit à penser et à réfléchir que c'était lui qui les avait créés, et il dit: J'exterminerai l'homme que ci j'ai créé, et depuis l'homme jusqu'à la bête,
1. Baruch, III, 26-28. - 2. Gen. VI, 3.- 3. Ibid. VII, 11
(328)
depuis les serpents jusqu'aux oiseaux; car « j'ai de la colère de les avoir créés 1 ».
CHAPITRE XXV.
LA COLÈRE DE DIEU NE TROUBLE POINT SON IMMUABLE TRANQUILLITÉ.
La colère de Dieu 2 n'est pas en lui une passion qui le trouble, mais un jugement par lequel il punit le crime, de même que sa pensée et sa réflexion ne sont que la raison immuable qu'il a de changer les choses. Il ne se repent pas, comme l'homme, de ce qu'il a fait, parce que son conseil est aussi ferme que sa prescience certaine; mais si l'Ecriture ne se servait pas de ces expressions familières, elle ne se proportionnerait pas à la capacité de tous les hommes dont elle veut procurer le bien et l'avantage, en étonnant les superbes, en réveillant les paresseux, en exerçant les laborieux, en éclairant les savants. Quant à la mort qu'elle annonce à tous les animaux, et même à ceux de l'air, c'est une image qu'elle donne de la grandeur de cette calamité à venir, et non une menace qu'elle fait aux animaux dépourvus de raison, comme s'ils avaient aussi péché.
CHAPITRE XXVI.
TOUT CE QUI EST DIT DE L'ARCHE DE NOÉ DANS LA GENÈSE FIGURE JÉSUS-CHRIST ET L'ÉGLISE.
En ce qui regarde le commandement que Dieu fit à Noé, qui était, selon le témoignage de l'Ecriture même, un homme parfait 3, non de cette perfection qui doit un jour égaler aux anges les citoyens de la Cité de Dieu, mais de celle dont ils sont capables en cette vie, en ce qui regarde, dis-je, le commandement que Dieu lui fit de construire une arche pour s'y sauver de la fureur du déluge, avec sa femme, ses enfants, ses brus et les animaux qu'il eut ordre d'y faire entrer, c'est sans doute la figure de la Cité de Dieu étrangère ici-bas, c'est-à-dire de l'Eglise, qui est sauvée par le bois où a été attaché le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 4. Les mesures même de sa longueur, de sa hauteur et de sa largeur, sont un symbole du corps humain dont Jésus-Christ s'est vraiment revêtu, comme il avait été prédit. En effet, la longueur du
1. Gen. VI, 5-7
2. Il y a un traité exprès de Laitance De la colère de Dieu.
3. Gen. VI, 9. - 4. I Tim. II, 5. - 5. Jean, XIX, 34.
corps de l'homme, de la tête aux pieds, a six fois autant que sa largeur, d'un côté à l'autre, et dix fois autant que sa hauteur, c'est-à-dire que son épaisseur, prise du dos au ventre. C'est pourquoi l'arche avait trois cents coudées de long, cinquante de large et trente de haut. La porte qu'elle avait sur le côté est la plaie que la lance fit au côté de Jésus-Christ crucifié 1. C'est, en effet, par là qu'entrent ceux qui viennent à lui, parce que c'est de là que sont sortis les sacrements par qui les fidèles sont initiés. Dieu commande qu'on la construise de poutres cubiques, pour figurer la vie stable et égale des saints; car dans quelque sens que vous tourniez un cube, il demeure ferme sur sa base. Les autres choses de même qui sont marquées dans la structure de l'arche sont des figures de ce qui se passe dans l'Eglise.
Il serait trop long d'expliquer tout cela en détail, outre que nous l'avons déjà fait dans nos livres contre Fauste le manichéen, qui prétend qu'il n'y a aucune prophétie de Jésus-Christ dans l'Ancien Testament. Il se peut bien faire qu'entre les explications qu'on en donnera, celles-ci soient meilleures que celles-là, et même que les nôtres; mais il faut au moins qu'elles se rapportent toutes à cette Cité de Dieu qui voyage dans ce monde corrompu comme au milieu d'un déluge, à moins qu'on ne veuille s'écarter du sens de l'Ecriture. Par exemple, j'ai dit, dans mes livres contre Fauste, au sujet de ces paroles: « Vous ferez en bas deux ou trois étages 2 », que ces deux étages signifient l'Eglise, cette assemblée de toutes les nations, à cause des deux genres d'hommes qui la composent, les Juifs et les Gentils a, et que trois étages la figurent aussi, parce que toutes les nations sont sorties après le déluge des trois fils de Noé. Un autre, par ces trois étages, entendra peut-être ces trois vertus principales que recommande l'Apôtre, savoir: la foi, l'espérance et la charité 3. On peut aussi et mieux encore y voir l'image de ces trois abondantes moissons de l'Evangile 4, dont l'une rend trente pour un, l'autre soixante et l'autre cent, en sorte que la chasteté conjugale occupe le dernier étage, la continence des veuves le second, et celle des vierges le troisième et le plus haut; et ainsi du reste, qu'on peut
1. Au livre XII, ch. 14.
2. Gen. VI, 16.
3. Voyez saint Paul, Rom. III, 9.
4. Cor. XIII, 13. - 4. Matth. XIII, 8.
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expliquer de différentes manières, mais où l'on doit toujours prendre garde de ne s'éloigner en rien de la foi catholique.
CHAPITRE XXVII.
ON NE DOIT PAS PLUS DONNER LES MAINS A CEUX QUI NE VOIENT QUE DE L'HISTOIRE DANS CE QUE LA GENÈSE DIT DE L'ARCHE DE NOË ET DU DÉLUGE, ET REJETTENT LES ALLÉGORIES, QU'À CEUX QUI N'Y VOIENT QUE DES ALLÉGORIES ET REJETTENT L'HISTOIRE.
On aurait tort de croire qu'aucune de ces choses ait été écrite en vain, ou qu'on n'y doive chercher que la vérité historique sans allégories, ou au contraire que ce ne soient que des allégories, ou enfin, quoi qu'on en pense, qu'elles ne contiennent aucune prophétie de l'Eglise. Quel homme de bon sens pourrait prétendre que des livres si religieusement conservés durant tant de milliers d'années aient été écrits à l'aventure, ou qu'il y faille seulement considérer la vérité de l'histoire ? Pour ne parler que d'un point, il n'y avait aucune nécessité de faire entrer dans l'arche deux animaux immondes de chaque espèce, et sept des autres; on y en pouvait faire 1 entrer et des uns et des autres en nombre égal 2, et Dieu, qui commandait de les garder ainsi pour en réparer l'espèce, était apparemment assez puissant pour les refaire de la même façon qu'il les avait faits.
Pour ceux qui soutiennent que ces choses ne sont pas arrivées en effet et que ce ne sont que des figures et des allégories, ce qui les porte à en juger ainsi, c'est surtout qu'ils ne croient pas que ce déluge ait pu être assez grand pour dépasser de quinze coudées la cime des plus hautes montagnes, par cette raison, disent-ils, que les nuées n'arrivent jamais au sommet de l'Olympe 3, et qu'il n'y a point ià de cet air épais et grossier où s'engendrent les vents, les pluies et les nuages. Mais ils ne prennent pas garde qu'il y a de la terre, laquelle est le plus matériel de tous les éléments. N'est-ce point peut-être qu'ils prétendent aussi que le sommet de cette montagne n'est pas de terre? Pourquoi ces peseurs d'éléments veulent-ils donc que la terre ait
1. Gen. VII, 2.
2. Comp. Contr. Faust., lib XII, capp. 38 et 15.
3. Le mont Olympe, en Thessalie, dont la hauteur a été fort exagérée par les poëtes et les historiens de l'antiquité. Elle est en réalité de 2,373 mètres.
pu s'élever si haut et que l'eau ne l'ait pas pu de même, eux qui avouent que l'eau est plus légère que la terre? Ils disent encore que l'arche ne pouvait pas être assez grande pour contenir tant d'animaux. Mais ils ne songent pas qu'il y avait trois étages, chacun de trois cents coudées de long, de cinquante de large et de trente de haut, ce qui fait en tout neuf cents coudées en longueur, cent cinquante en largeur et quatre-vingt-dix en hauteur. Si nous ajoutons à cela, suivant la remarque ingénieuse d'Origène 1, que Moïse, parfaitement versé, au rapport de l'Ecriture 2, dans toutes les sciences des Egyptiens, qui s'adonnaient fort aux mathématiques, a pu prendre ces coudées pour des coudées, de géomètres, qui en valent six des nôtres, qui ne voit combien il pouvait tenir de choses dans un lieu si vaste? Quant à la prétendue impossibilité de faire une arche si grande, elle ne mérite pas qu'on s'y arrête, attendu que tous les jours on bâtit des villes immenses, et qu'il ne faut pas oublier que Noé fut cent ans à construire son ouvrage. Ajoutez à cela que cette arche n'était faite que de planches droites, qu'il ne fut besoin d'aucun effort pour la mettre en mer, mais qu'elle fut insensiblement soulevée par les eaux du déluge, et enfin que Dieu même la conduisait et l'empêchait de naufrager.
Que répondre encore à ceux qui demandent si des souris et des lézards, ou même encore des sauterelles, des scarabées, des mouches et des puces entrèrent aussi dans l'arche en même nombre que les autres animaux ? ceux qui proposent cette question doivent savoir d'abord qu'il n'était point nécessaire qu'il y eût dans l'arche, non-seulement aucun des animaux qui peuvent vivre dans l'eau, comme les poissons, mais même aucun de ceux qui vivent sur sa surface, comme une infinité d'oiseaux aquatiques. De plus, l'Ecriture marque expressément que Noé y fit entrer un mâle et une femelle de chaque espèce, pour montrer que c'était pour en réparer la race, et qu'ainsi il n'était point besoin d'y mettre ceux qui naissent sans l'union des sexes ou qui proviennent de la corruption 3; ou que si l'on y en mit, ce fut sans aucun nombre certain, comme ils sont ordinairement dans les
1. Voyez sa seconde Homélie sur la Genèse.
2. Act. VII, 22.
3. On remarquera que saint Augustin se montre ici favorable à la génération spontanée, doctrine généralement suspecte aux docteurs de l'Eglise.
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maisons ; ou enfin, si l'on prétend que, pour figurer avec une exactitude parfaite le plus auguste des mystères, il fallait qu'il y eût un nombre limité de toutes les sortes d'animaux qui ne peuvent vivre naturellement dans l'eau, je réponds que la providence de Dieu pourvut à tout cela sans que les hommes eussent à s'en mêler. Noé ne prenait pas les animaux pour les mettre dans l'arche, mais ils y venaient d'eux-mêmes. Les paroles de l'Ecriture le font assez entendre : « Ils viendront à vous 1 »; c'est-à-dire qu'ils n'y viendront pas par l'entremise des hommes, mais par la volonté de Dieu, qui leur en donnera l'instinct. Il ne faut pas s'imaginer néanmoins que les animaux qui n'ont point de sexe y soient entrés, car l'Ecriture dit en termes formels qu'il devait y entrer un mâle et une femelle de chaque espèce. Il existe en effet certains animaux qui s'engendrent de corruption et qui ne laissent pas ensuite de s'accoupler, con~me les mouches; il en est d'autres en qui l'on ne remarque aucune différence de sexe, comme les abeilles. Pour les bêtes qui ont un sexe, mais qui n'engendrent point, comme les mules et les mulets, je ne sais si elles y eurent place, et peut-être n'y eût-il que celles dont elles procèdent, et ainsi des autres animaux hybrides. Si toutefois cela était nécessaire pour le mystère, elles y étaient, puisque dans cette espèce d'animaux il y a aussi mâle et femelle.
Quelques-uns demandent encore quelle sorte de nourriture pouvaient avoir là les animaux que l'on croit ne vivre que de chair, si Noé
1. Gen. VI, 19, 20
en fit entrer dans l'arche quelques autres pour les nourrir, outre ceux que Dieu lui avait commandés, ou, ce qui est plus vraisemblable, s'il y avait quelques aliments communs à tous 1 ; car nous savons que plusieurs animaux qui se nourrissent de chair mangent aussi des fruits et particulièrement des figues et des châtaignes. Quelle merveille donc que Noé, ce sage et saint personnage, ait préparé dans l'arche une nourriture convenable à tous les animaux et qu'au surplus Dieu même avait pu lui indiquer? D'ailleurs, que ne mange-t-on point, quand on a faim? Et puis, Dieu n'était-il pas assez puissant pour leur rendre agréables et salutaires toutes sortes d'aliments, lui qui n'en aurait pas eu besoin pour les faire subsister, si cela n'eût été compris dans l'accomplissement figuré du mystère ? Au reste, que tant de choses spécifiées dans le plus grand détail soient des figures de l'Eglise, c'est ce qu'on ne saurait nier sans opiniâtreté. Les nations, tant pures qu'impures, ont déjà tellement rempli l'Eglise et sont si bien unies par les liens inviolables de son unité, jusqu'à l'accomplissement final, que ce fait seul, qui est si évident, suffit pour ne nous laisser aucun doute sur les autres choses qui ne sont pas aussi claires ; et par conséquent, il faut croire que c'est avec beaucoup de sagesse que ces événements ont été confiés à la tradition et à l'écriture, qu'ils sont arrivés en effet, qu'ils signifient quelque chose, et que ce qu'ils signifient concerne l'Eglise. Mais il est temps de finir ce livre, pour continuer dans le suivant l'histoire des deux cités depuis le déluge.
1. Comp. Quaest. In Gen. quaest. 6.

LIVRE SEIZIÈME : DE NOÉ À DAVID.

Dans la première partie de ce livre, du premier chapitre au deuxième, saint Augustin expose le développement des deux cités, d'après l'Histoire sainte, depuis Noé jusqu'à Abraham; dans la dernière partie, il s'attache à la seule cité céleste depuis Abraham jusqu'aux rois hébreux.

LIVRE SEIZIÈME : DE NOÉ À DAVID.
CHAPITRE PREMIER.

SI, DEPUIS NOÉ JUSQU'À ABRAHAM, IL Y A EU DES HOMMES QUI AIENT SERVI LE VRAI DIEU.
CHAPITRE II.
DE CE QUI A ÉTÉ FIGURÉ PROPHÉTIQUEMENT DANS LES ENFANTS DE NOÉ.
CHAPITRE III.
GÉNÉALOGIE DES TROIS ENFANTS DE NOÉ.
CHAPITRE IV.
DE BABYLONE ET DE LA CONFUSION DES LANGUES.
CHAPITRE V.
DE LA DESCENTE DE DIEU POUR CONFONDRE LES LANGUES.
CHAPITRE VI.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE DIEU PARLE AUX ANGES.
CHAPITRE VII.
COMMENT, DEPUIS LE DÉLUGE, TOUTES SORTES DE BÊTES ONT PU PEUPLER LES ÎLES LES PLUS ÉLOIGNÉES.
CHAPITRE VIII.
SI LES RACES D'HOMMES MONSTRUEUX DONT PARLE L'HISTOIRE VIENNENT D'ADAM OU DES FILS DE NOÉ.
CHAPITRE IX.
S'IL Y A DES ANTIPODES.
CHAPITRE X.
GÉNÉALOGIE DE SEM, DANS LA RAGE DE QUI LE PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU SE DIRIGE VERS ABRAHAM.
CHAPITRE XI.
LA LANGUE HÉBRAÏQUE, QUI ÉTAIT CELLE DONT TOUS LES HOMMES SE SERVAIENT D'ABORD, SE CONSERVA DANS LA POSTÉRITÉ D'HÉBER, APRÈS LA CONFUSION DES LANGUES.
CHAPITRE XII.
DU PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU, A PARTIR D‘ABRAHAM.
CHAPITRE XIII.
POURQUOI L'ÉCRITURE NE PARLE POINT DE NACHOR, QUAND SON PÈRE THARÉ PASSA DE CHALDÉE EN MÉSOPOTAMIE.
CHAPITRE XIV.
DES ANNÉES DE THARÉ, QUI MOURUT A CHARRA.
CHAPITRE XV.
DU TEMPS DE PROMISSION OU ABRAHAM SORTIT DE CHARRA, D'APRÈS L'ORDRE DE DIEU.
CHAPITRE XVI.
DES PROMESSES QUE DIEU FIT A ABRAHAM.
CHAPITRE XVII.
DES TROIS MONARCHIES QUI FLORISSAIENT DU TEMPS D'ABRAHAM, ET NOTAMMENT DE CELLE DES ASSYRIENS.
CHAPITRE XVIII.
DE LA SECONDE APPARITION DE DIEU A ABRAHAM, À QUI IL PROMET LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SA POSTÉRITÉ.
CHAPITRE XIX.
DE LA PUDICITÉ DE SABRA, QUE DIEU PROTÉGE EN ÉGYPTE, OU ABRAHAM LA FAISAIT PASSER, NON POUR SA FEMME, MAIS POUR SA SOEUR.
CHAPITRE XX.
DE LA SÉPARATION D'ABRAHAM ET DE LOT, QUI EUT LIEU SANS ROMPRE LEUR UNION.
CHAPITRE XXI.
DE LA TROISIÈME APPARITION DE DIEU A ABBAHAM, OU IL LUI RÉITÈRE LA PROMESSE DE LA TERRE DE CHANAAN POUR LUI ET SES DESCENDANTS A PERPÉTUITÉ.
CHAPITRE XXII.
ABRAHAM SAUVE LOT DES MAINS DES ENNEMIS ET EST BÉNI PAR MELCHISÉDECH.
CHAPITRE XXIII.
DIEU PROMET A ABRAHAM QUE SA POSTÉRITÉ SERA AUSSI NOMBREUSE , QUE LES ÉTOILES, ET LA FOI D'ABRAHAM AUX PAROLES DE DIEU LE JUSTIFIE, QUOIQUE NON CIRCONCIS.
CHAPITRE XXIV.
CE QUE SIGNIFIE LE SACRIFICE QUE DIEU COMMANDA A ABRAHAM DE LUI OFFRIR, QUAND CE PATRIARCHE LE PRIA DE LUI DONNER QUELQUE SIGNE DE L'ACCOMPLISSEMENT DE SA PROMESSE,
CHAPITRE XXV.
D'AGAR, SERVANTE DE SARRA, QUE SARRA DONNA POUR CONCUBINE A SON MARI.
CHAPITRE XXVI.
DIEU PROMET A ABRAHAM, DÉJA VIEUX, UN FILS DE SA FEMME SARRA, QUI ÉTAIT STÉRILE; IL LUI ANNONCE QU'IL SERA LE PÈRE DES NATIONS, ET CONFIRME SA PROMESSE PAR LA CIRCONCISION.
CHAPITRE XXVII.
DE LA RÉPROBATION PORTÉE CONTRE TOUT ENFANT MALE QUI N'AVAIT POINT ÉTÉ CIRCONCIS LE HUITIÈME JOUR, COMME AYANT VIOLÉ L'ALLIANCE DE DIEU.
CHAPITRE XXVIII.
DU CHANGEMENT DE NOM D'ABRAHAM ET DE SARRA, LESQUELS N'ÉTAIENT POINT EN ÉTAT, CELLE-CI ACAUSE DE SA STÉRILITÉ, TOUS DEUX A CAUSE DE LEUR AGE, D'AVOIR DES ENFANTS, QUAND ILS EURENT ISAAC.
CHAPITRE XXIX.
DES TROIS ANGES QUI APPARURENT A ABRAHAM AU CHÊNE DE MAMBRÉ.
CHAPITRE XXX.
DESTRUCTION DE SODOME; DÉLIVRANCE DE LOT; CONVOITISE INFRUCTUEUSE D'ABIMÉLECH POUR SARRA.
CHAPITRE XXXI.
DE LA NAISSANCE D'ISAAC, DONT LE NOM EXPRIME LA JOIE ÉPROUVÉE PAR SES PARENTS.
CHAPITRE XXXII.
OBÉISSANCE ET FOI D'ABRAHAM ÉPROUVÉES PAR LE SACRIFICE DE SON FILS; MORT DE SARRA.
CHAPITRE XXXIII.
ISAAC ÉPOUSE RÉBECCA, PETITE-FILLE DE NACHOR.
CHAPITRE XXXIV.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR LE MARIAGE D'ABRAHAM AVEC CÉTHURA, APRÈS LA MORT DE SARRA.
CHAPITRE XXXV.
DES DEUX JUMEAUX QUI SE BATTAIENT DANS LE VENTRE DE RÉBECCA.
CHAPITRE XXXVI.
DIEU BÉNIT ISAAC, EN CONSIDÉRATION DE SON PÈRE ABRAHAM.
CHAPITRE XXXVII.
CE QUE FIGURAIENT PAR AVANCE ÉSAÜ ET JACOB.
CHAPITRE XXXVIII.
DU VOYAGE DE JACOB EN MÉSOPOTAMIE POUR S'Y MARIER, DE LA VISION QU'IL EUT EN CHEMIN, ET DES QUATRE FEMMES QU'IL ÉPOUSA, BIEN QU'IL N'EN DEMANDÂT QU'UNE.
CHAPITRE XXXIX.
POURQUOI JACOB FUT APPELÉ ISRAËL.
CHAPITRE XL.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE JACOB ENTRA, LUI SOIXANTE-QUINZIÈME, EN ÉGYPTE.
CHAPITRE XLI.
BÉNÉDICTION DE JUDA.
CHAPITRE XLII.
BÉNÉDICTION DES DEUX FILS DE JOSEPH PAR JACOB.
CHAPITRE XLIII.
DES TEMPS DE MOÏSE, DE JÉSUS NAVÉ, DES JUGES ET DES ROIS JUSQU'À DAVID.
CHAPITRE PREMIER.
SI, DEPUIS NOÉ JUSQU'À ABRAHAM, IL Y A EU DES HOMMES QUI AIENT SERVI LE VRAI DIEU.
Il est difficile de savoir par l'Ecriture si, après le déluge, il resta quelques traces de la sainte cité, ou si elles furent entièrement effacées pendant quelque temps, en sorte qu'il n'y eût plus personne qui adorât le vrai Dieu. Depuis Noé, qui mérita avec sa famille d'être sauvé de la ruine générale de l'univers, jusqu'à Abraham, nous ne trouvons point que les livres canoniques parlent de la piété de qui que ce soit. On y rapporte seulement que Noé, pénétré d'un esprit prophétique et lisant dans l'avenir, bénit deux de ses enfants, Sem et Japhet; c'est aussi à titre de prophète qu'il ne maudit pas son fils coupable, Cham, dans sa propre personne, mais dans celle de Chanaan. Voici ses paroles : « Maudit soit l'enfant Chanaan ! il sera l'esclave de ses frères ». Or, Chanaan était né de Cham, qui, au lieu de couvrir la nudité de son père endormi, l'avait mise au grand jour. De là vient encore que cette bénédiction de ses deux autres enfants, de l'aîné et du cadet : « Que le Seigneur Dieu bénisse Sem! Chanaan sera son esclave. Que Dieu comble de joie Japhet, et qu'il habite dans les maisons de Sem 1 ! » cette bénédiction, dis-je, et la vigne que Noé planta, et son ivresse, et sa nudité, et la suite de ce récit, tout cela est rempli de mystères et voilé de figures 2.
CHAPITRE II.
DE CE QUI A ÉTÉ FIGURÉ PROPHÉTIQUEMENT DANS LES ENFANTS DE NOÉ.
Mais les événements ont assez découvert ce que ces mystères tenaient caché. Qui ne reconnaît, à considérer les choses avec un peu
1. Gen. IX, 25-27.
2. Comp. Conf. Faust., lib. XII, cap. 22 et seq.
de soin et quelque lumière, que les prophéties sont accomplies en Jésus-Christ? Sem, de qui le Sauveur est né selon la chair, signifie Renommé. Or, qu'y a-t-il de plus renommé que Jésus-Christ dont le nom jette une odeur si agréable de toutes parts qu'il est comparé, dans le Cantique des cantiques, à un parfum épanché 1? N'est-ce pas aussi dans les maisons de Jésus-Christ, c'est-à-dire dans ses églises, qu'habite cette multitude nombreuse de nations figurée par Japhet, qui signifie Etendue? Pour Cham, qui signifie Chaud, Cham, dis-je, qui était le second fils de Noé, entre Sem et Japhet, comme se distinguant de l'un et de l'autre, et ne faisant partie ni des prémices d'Israël, ni de la plénitude des Gentils, que figure-t-il, sinon les hérétiques, hommes ardents et animés, non de l'esprit de sagesse, mais d'une impatience qui les transporte et leur fait troubler le repos des fidèles? Cette ardeur aveugle tourne, du reste, au profit de ceux qui s'avancent dans la vertu, suivant cette parole de l'Apôtre « Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que l'on reconnaisse par là ceux qui sont solidement vertueux 2 ». C'est pour cela qu'il est écrit ailleurs : « Un homme sage se servira utilement de celui qui ne l'est pas 3 ». Tandis que la chaleur inquiète des hérétiques, agite plusieurs questions qui concernent la foi, leur contradiction nous oblige de les examiner avec plus de soin, afin de pouvoir mieux les défendre contre eux, en sorte que les difficultés qu'ils proposent servent à l'instruction des fidèles. On peut dire aussi que non-seulement ceux qui sont publiquement séparés de l'Eglise, mais encore tous ceux qui, se glorifiant d'être chrétiens, vivent mal, sont représentés par le second fils de Noé; car ils annoncent par leur foi la passion du Sauveur figurée par la nudité de ce patriarche, et en même temps ils la déshonorent par leurs actions. C'est d'eux
1. Cant. I, 2.- 2. I Cor, II, 19. - 3. Prov. X, 4.
(333)
qu'il est dit : « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits 1 ». De là vient que Cham fut maudit en son fils comme en son fruit, c'est. à-dire en son oeuvre, et que Chanaan signifie leurs mouvements, c'est-à-dire leurs oeuvres. Quant à Sem et Japhet, c'est-à-dire la circoncision et l'incirconcision (ou, pour les désigner autrement avec l'Apôtre, les Juifs et les Gentils, mais appelés et justifiés), ayant connu en quelque façon que j'ignore la nudité de leur père, laquelle figure la passion du Rédempteur, ils prirent leur manteau sur leurs épaules, et, marchant à reculons, en couvrirent Noé et ne voulurent point voir ce que le respect leur faisait cacher 2. Ainsi, nous honorons ce qui a été fait pour nous dans la passion de Jésus-Christ, et nous ne laissons pas toutefois d'avoir en horreur le crime des Juifs. Le manteau que prirent ces deux enfants de Noé pour couvrir la nudité de leur père, signifie le divin sacrement, et leurs épaules, la mémoire des choses passées, parce que l'Eglise célèbre la passion du Sauveur comme déjà arrivée, et ne la regarde pas comme une chose à venir, maintenant que Japhet demeure dans les maisons de Sem et que leur mauvais frère habite au milieu d'eux.
Mais ce mauvais frère est esclave de ses bons frères en son fils, c'est-à-dire en son oeuvre, lorsque les gens de bien se servent des méchants ou pour l'exercice de leur patience , ou pour l'affermissement de leur vertu. En effet, l'Apôtre témoigne qu'il y en a qui ne prêchent pas Jésus-Christ avec une intention pure. « Mais pourvu, dit-il, que Jésus-Christ soit annoncé, par prétexte ou par un vrai zèle, il n'importe, je m'en réjouis et m'en réjouirai toujours 3 ». C'est Jésus-Christ qui a planté la vigne, dont le Prophète dit: « La vigne du Seigneur des armées, c'est la maison d'Israël 4». Et il a bu du vin de cette vigne, soit que par ce vin on entende le calice dont il dit aux enfants de Zébédée: « Pouvez-vous boire le calice que je dois boire 5 ? » et encore : « Mon père, si cela se peut, que ce calice passe sans que je le boive6 ! » par où il marque sans contredit sa passion, soit que, comme le vin est le fruit de la vigne, on veuille entendre plutôt par là qu'il a pris de la vigne même, c'est-à-dire de la race des Israélites, sa chair et son
1. Matt. VII, 20. - 2. Gen. IX, 23.- 3. Philipp. I, 15, 17 et 18.- 4. Isa V, 7. - 5. Matt. XX, 22. - 6. Ibid. XXVI, 39.
sang, afin de pouvoir souffrir pour nous, et qu'il s'est enivré et qu'il a été nu 1, parce que c'est là qu'a paru sa faiblesse, dont l'Apôtre dit : « S'il a été crucifié, c'est un effet de sa faiblesse 2 ». Mais ainsi qua. le déclare le même Apôtre : « Ce qui paraît faiblesse en Dieu est plus fort que toute la force des hommes, et sa folie apparente est plus sage que toute leur sagesse 3 ». Quand l'Ecriture, après avoir dit de Noé qu'il demeura nu 4 ajoute : dans sa maison, cela montre ingénieusement que c'étaient des hommes de même origine que Jésus-Christ, savoir des Juifs, qui devaient lui faire souffrir le supplice de la mort et de la croix. Les réprouvés annoncent cette passion de Jésus-Christ seulement de bouche et au dehors, parce qu'ils ne comprennent pas ce qu'ils annoncent; mais les gens de bien portent gravé au dedans d'eux-mêmes un si grand mystère, et adorent dans leur coeur cette faiblesse et cette folie de Dieu, parce qu'elles surpassent tout ce qu'il y a de plus fort et de plus sage parmi les hommes. C'est ce qui est très-bien figuré, d'un côté, par Cham, qui sortit pour publier la nudité de son père, et, de l'autre, par Sem et Japhet qui, touchés de respect, entrèrent pour la cacher, fidèle image de ceux qui honorent intérieurement ce mystère.
Nous sondons ces secrets de l'Ecriture comme nous pouvons. D'autres le feront peut-être avec plus ou moins de succès; mais, de quelque façon qu'on le fasse, il faut toujours tenir pour constant que ces choses n'ont pas été faites ni écrites sans mystère, et qu'il ne les faut rapporter qu'à Jésus-Christ et à son Eglise, qui est la Cité de Dieu annoncée dès le commencement du monde par des figures dont nous voyons tous les jours la réalité. L'Ecriture donc, après avoir parlé de la bénédiction des deux enfants de Noé et de la malédiction du second, ne fait mention jusqu'à Abraham d'aucun serviteur du vrai Dieu. Ce n'est pas néanmoins, à mon avis, qu'il n'y en ait eu quelques-uns dans cet espace de temps, qui est de plus de mille ans 5, mais c'est qu'il aurait été trop long de les rapporter tous, et que cela serait plus de l'exactitude d'un historien que de la prévoyance d'un prophète. Aussi bien, le dessein de l'auteur des saintes
1. Gen. IX, 21. - 2. II Cor. XIII, 4.- 3. I Cor.I, 25. - 4. Gen. IX, 21.
5. Ce chiffre est celui de la version des Septante; il est beaucoup moindre dans le texte hébreu et dans la Vulgate.
(333)
lettres, ou plutôt de l'esprit de Dieu, dont il était l'organe, n'est pas seulement de raconter le passé, mais d'annoncer l'avenir, en tant qu'il concerne la Cité de Dieu. Tout ce qui y est dit de ceux qui n'en sont pas les citoyens, n'est que pour lui servir d'instruction ou pour rehausser sa gloire. Il rie faut pas s'imaginer toutefois que tous les événements qui y sont rapportés aient une signification mystique; mais ce qui ne signifie rien y est mis en vue de ce qui a une signification. Il n'y a que le soc qui fende la terre, mais pour cela les autres parties de la charrue sont nécessaires. Dans les instruments de musique , on ne touche que les cordes ; elles seules font le son, et néanmoins on y joint d'autres ressorts qui servent à nouer et à tendre ces cordes retentissantes. Ainsi, dans l'histoire prophétique, on marque quelques événements qui n'ont aucune portée figurative, afin d'y attacher, pour ainsi dire, ceux qui figurent quelque chose.
CHAPITRE III.
GÉNÉALOGIE DES TROIS ENFANTS DE NOÉ.
Il faut considérer maintenant la généalogie des enfants de Noé, et en dire ce qui sera nécessaire pour marquer le progrès de l'une et de l'autre cité. L'Ecriture commence par Japhet, le plus jeune des fils de Noé, qui eut huit enfants 1, l'un desquels en eut trois, l'autre quatre, ce qui fait quinze en tout. Cham, le second fils de Noé, en eut quatre, plus cinq petits-fils, dont l'un lui donna deux arrière-petits-fils, ce qui fait onze. Après quoi l'Ecriture revient à Cham et dit: « Chus (qui est l'aîné de Cham) engendra Nebroth, qui était un géant et un grand chasseur contre le Seigneur; d'où est venu le proverbe : Grand chasseur contre le Seigneur comme Nebroth. Les principales villes de son royaume étaient Babylone, Orech, Archad et Chalanné, dans le territoire de Sennaar. De cette contrée sortit Assur, qui bâtit Ninive, Robooth, Halach et, entre Ninive et Halach, la grande ville de Dasem 2 ». Or, ce Chus, père du géant Nebroth, est nommé le
1. Saint Augustin suit en cet endroit, selon la remarque du docte Léonard Coquée, une version grecque de l'Ecriture qui donne à Japhet un huitième enfant du nom d'Elisa; mais cet Elisa ne se trouve ni dans le texte hébreu, ni dans la paraphrase chaldéenne, ni dans les manuscrits grecs que saint Jérôme a eus sous les yeux. Voyez le traité de ce Père : Quœst. hebr. in Genesim.
2. Gen. X, 8 et seq.
premier entre les enfants de Cham, et l'Ecriture avait déjà fait mention de cinq de ses fils et de deux de ses petits-fils. Il faut donc qu'il ait engendré ce géant après la naissance de ses petits-fils, ou, ce qui est plus probable, que l'Ecriture l'ait cité à part, parce qu'il était très-puissant; car en même temps elle parle aussi de son royaume, qui prit naissance dans la fameuse Babylone et autres villes ou contrées déjà citées. Quant à ce qu'elle dit d'Assur, qu'il sortit de cette contrée de Sennaar, qui dépendait du royaume de Nebroth, et qu'il bâtit Ninive et les autres villes dont elle fait mention, cela n'arriva que longtemps après; mais elle en parle ici en passant et par occasion, à cause de l'empire fameux des Assyriens que Ninus, fils de Bélus et fondateur de cette grande ville de Ninive, qui prit son nom, étendit merveilleusement. Pour Assur, d'où sont sortis les Assyriens, il n'était pas fils de Cham, mais de Sem, aîné de Noé; d'où II paraît que, dans la suite, des descendants de Sem possédèrent le royaume de Nebroth, et, s'étendant plus loin, fondèrent d'autres villes dont Ninive fut la première. De là, l'Ecriture remonte à un autre fils de Cham, nommé Mesraïm, et à ses sept enfants, et elle en parle, non comme de particuliers, mais comme de nations, disant que de la sixième sortit celle des Philistins; ce qui en fait huit. Ensuite elle retourne à Chanaan, en qui Cham fut maudit, et fait mention d'onze de ses fils et de certaines contrées qu'ils occupaient. Ainsi toute la postérité de Cham monte à trente et une personnes. Reste à parler des enfants de Sem, aîné de Noé; car c'est lui qui termine cette généalogie. Mais il y a ici quelque obscurité dans la Genèse, où il n'est pas aisé de découvrir quel fut le premier fils de Sem. Voici ce qu'elle dit : « De Sem, père de tous les enfants d'Héber et frère aîné de Japhet, naquirent Ela, etc.1 » Par là, il semblerait qu'Héber fût fils immédiat de Sem, et cependant il n'est que le cinquième de ses descendants. Sem, entre autres fils, engendra Arphaxat, Arphaxat engendra Caïnan 2, Caïnan engendra Sala, et Sala engendra Héber. L'Ecriure a voulu faire entendre par là que Sem est le père de tous ses descendants, tant fils que petits-fils et autres de sa race; et ce n'est
1. Gen. X, 21.
2. Ce Caïnan, qui est donné par tous les manuscrits de la version
des Septante et par saint Luc (III, 36), ne se trouve ni dans le texte hébreu, ni dans la Vulgate.
(334)
pas sans raison qu'elle parle d'Héber avant que de parler des fils de Sem, quoiqu'il ni soit, comme je viens de le dire, que le vingtième de sa race, à cause que c'est de lui que les Hébreux ont pris leur nom, bien qu d'autres veuillent que ce soit d'Abrabam, mais avec moins d'apparence 1. Ainsi l'Ecriture nomme d'abord six enfants de Sem, l'un desquels en eut quatre; puis elle fait mention d'un autre fils de Sem qui lui engendra un petit-fils, et celui-ci un arrière-petit-fils dont sortit Héber. Héber eut deux fils, dont l'un fut nommé Phalec, c'est-à-dire Divisant, à cause, dit l'Ecriture, que de son temps la terre fut divisée; l'autre eut douze fils; de sorte que toute la postérité de Sem est de vingt personnes. De cette manière, tous les descendants des trois fils de Nué, c'est-à-dire quinze de Japhet, trente et un de Cham et vingt-sept de Sem, font soixante-treize. Après, l'Ecriture ajoute : « Voilà les enfants de Sem selon leurs familles, leurs langues, leurs contrées et leurs nations 2 ». Et parlant de tous ensemble : « Voilà les familles des enfants de Noé, selon leurs générations et leurs « peuples : d'elles fut peuplée la terre après le déluge 3 ». On voit par là que c'est de nations et non d'hommes en particulier que parle l'Ecriture, lorsqu'elle fait mention de ces soixante-treize, ou plutôt soixante-douze personnes, comme nous le montrerons ci-après, et que c'est pour cela qu'elle en a omis plusieurs de la postérité de Noé, non qu'ils n'aient eu des enfants aussi bien que les autres, mais parce qu'ils n'ont pas fait souche comme eux et n'ont pas été pères d'un peuple.
CHAPITRE IV.
DE BABYLONE ET DE LA CONFUSION DES LANGUES.
Mais, quoique l'Ecriture rapporte que ces nations furent divisées chacune en leur langue, elle ne laisse pas ensuite de revenir au temps où elles n'avaient toutes qu'un seul langage, et de déclarer comment arriva la différence qui y survint. « Toute la terre, dit-elle, parlait une même langue, lorsque les hommes, s'éloignant de l'Orient, trouvèrent une plaine dans la contrée de Sennaar, où ils s'établirent. Alors ils se dirent l'un à l'autre:
«Venez, faisons des briques et les cuisons au
1. Comp. Retract., lib. II, cap. 16.
2. Gen. X, 31.
feu. ils prirent donc des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de mortier, et dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet s'élève jusqu'au ciel, et faisons parler de nous avant de nous séparer. Mais le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants des hommes bâtissaient, et il dit: Voilà un seul peuple et une même langue, et, maintenant qu'ils ont commencé ceci, ils ne s'arrêteront qu'après l'avoir achevé. Venez donc, descendons et confondons leur langue, en sorte qu'ils ne s'entendent plus l'un l'autre. Et le Seigneur les dispersa par toute la terre, et ils cessèrent de travailler à la ville et à la tour. De là vient que ce lieu fut appelé Confusion, parce que ce fut là que Dieu confondit le langage des hommes et qu'il les dispersa ensuite par tout le monde 1 ». Cette ville, qui fut appelée Confusion, c'est Babylone, et l'histoire profane elle-même en célèbre la construction merveilleuse. En effet, Babylone signifie Confusion, et nous voyons par là que le géant Nebroth en fut le fondateur, comme l'Ecriture l'avait indiqué auparavant en disant que Babylone était la capitale de son royaume, quoiqu'elle ne fût pas arrivée au point de grandeur où l'orgueil et l'impiété des hommes se flattaient de la porter. Ils prétendaient la faire extraordinairement haute et l'élever jusqu'au ciel, comme parlait l'Ecriture, soit qu'ils n'eussent ce dessein que pour une des tours de la ville, soit qu'ils l'étendissent à toutes; l'Ecriture ne parle que d'une, mais c'est peut-être de la même manière qu'elle dit le soldat pour signifier toute une armée, ou la grenouille et la sauterelle pour exprimer cette multitude de grenouilles et de sauterelles qui furent deux des plaies qui affligèrent l'Egypte 2. Mais qu'espéraient entreprendre contre Dieu ces hommes téméraires et présomptueux avec cette masse de pierres, quand ils l'auraient élevée au-dessus de toutes les montagnes et de la plus haute région de l'air? En quoi peut nuire à Dieu quelque élévation que ce soit de corps ou d'esprit? Le sûr et véritable chemin pour monter au ciel est l'humilité. Elle élève le coeur en haut, mais au Seigneur, et non pas contre le Seigneur, comme l'Ecriture le dit de ce géant, qui était un chasseur contre le Seigneur 3. C'est en effet ainsi qu'il faut traduire,
1. Gen. XI, 1.9 .- 2. Exod. X, 4 et al. ; Ps. LXXVII, 45 .- 3. Gen. X, 9.
(335)
et non : devant le Seigneur, comme ont fait quelques-uns, trompés par l'équivoque du mot grec, qui peut signifier l'un et l'autre 1. La vérité est qu'il est employé au dernier sens dans ce verset du psaume: « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits 2 »; et au premier dans le livre de Job, lorsqu'il est dit: « Vous vous êtes emportés de colère contre le Seigneur 3 ».Et que veut dire un chasseur sinon un trompeur, un meurtrier et un assassin des animaux de la terre? Il élevait donc une tour contre Dieu avec son peuple, ce qui signifie un orgueil impie, et Dieu punit avec justice leur mauvaise intention, quoiqu'elle n'ait pas réussi. Mais de quelle façon la punit-il? Comme la langue est l'instrument de la domination, c'est en elle que l'orgueil a été puni, tellement que l'homme, qui n'avait pas voulu entendre les commandements de Dieu, n'a point été à son tour entendu des hommes, quand il a voulu leur commander. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun se séparant de celui qu'il n'entendait pas pour se joindre à celui qu'il entendait; et les peuples furent divisés selon les langues et dispersés dans toutes les contrées de la terre par la volonté de Dieu, qui se servit pour cela de moyens qui nous sont tout à fait cachés et incompréhensibles.
CHAPITRE V.
DE LA DESCENTE DE DIEU POUR CONFONDRE LES LANGUES.
« Le Seigneur, dit l'Ecriture, descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les enfants des hommes 4 », c'est-à-dire non les enfants de Dieu, mais cette société d'hommes qui vit selon l'homme, et que nous appelons la cité de la terre. Cette descente de Dieu ne doit pas s'entendre matériellement, comme s'il changeait de lieu, lui qui est tout entier partout ; mais on dit qu'il descend, lorsqu'il fait sur la terre quelque chose d'extraordinaire qui marque sa présence. De même, quand on dit qu'il voit quelque chose, ce n'est pas qu'il ne l'eût vue auparavant, lui qui ne peut rien ignorer, mais c'est qu'il l'a fait voir aux hommes. On ne voyait donc pas cette ville comme on la vit depuis, quand Dieu eut montré combien elle lui déplaisait. Toutefois on peut fort bien entendre que Dieu descendit
1. Le mot grec enantion, remarque saint Augustin, signifie également devant et contre.
2. Ps. XCIV, 6.- 3. Job, XV, 13 sec. LXX. - 4. Gen. XI, 5.
sur cette ville, parce que ses anges, en qui il habitait, y descendirent, en sorte que ces paroles : « Dieu dit : Ils ne parlent tous qu'une même langue », et le reste, et ensuite : « Venez, descendons et confondons leur langage 1 », ne seraient qu'une récapitulation pour expliquer ce que l'Ecriture avait déjà dit, « que le Seigneur descendit ». En effet, s'il était déjà descendu, que voudrait dire ceci : « Venez, descendons et confondons leur langage », ce qui semble bien s'adresser aux anges et signifier que celui qui était dans les anges descendait par leur ministère? Il faut encore remarquer à ce propos que le texte hébreu ne dit pas: Venez et confondez, mais: « Venez et confondons o, pour faire voir que Dieu agit tellement par ses ministres, que ses ministres agissent avec lui, suivant cette parole de l'Apôtre: « Nous sommes les coopérateurs de Dieu 2 ».

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:42
Saint Nicolas de Tolentino


CHAPITRE XI.

IL FAUT, D'APRÈS L'AGE DE MATHUSALEM, QU'IL AIT ENCORE VÉCU QUATORZE ANS ÀPRÈ5 LE DÉLUGE.
Cette diversité entre les livres hébreux et les nôtres a fait mettre en question si Mathusalem a vécu quatorze ans après le déluge 3, tandis que l'Ecriture ne parle que de huit personnes qui turent sauvées par le moyen de l'arche 4, entre lesquelles elle ne compte point Mathusalem. Selon les Septante, Mathusalem avait soixante-sept ans lorsqu'il engendra Lamech, et Lamech cent quatre-vingt-huit ans avant d'engendrer Noé, ce qui fait ensemble trois cent cinquante-cinq ans; ajoutez-y les six cents ans de Noé avant le déluge 5, cela fait neuf cent cinquante-cinq ans depuis la naissance de Mathusalem jusqu'au déluge. Or, Mathusalem vécut en tout neuf cent soixante et neuf ans, cent soixante et sept avant que d'engendrer Lamech, et huit cent deux ans depuis 6 par conséquent, il vécut quatorze ans après le déluge, qui n'arriva que la neuf cent cinquante-cinquième année de la vie de Mathusalem. De là vient que quelques-uns aiment mieux dire qu'il vécut quelque temps avec son père Enoch, que Dieu avait ravi hors du monde, que de demeurer d'accord qu'il y ait faute dans la version des Septante, à qui l'Eglise donne tant d'autorité; et en conséquence ils prétendent que l'erreur est plutôt du côté des exemplaires hébreux. Ils allèguent,
1.Gen. V, 25-27. - 2.Ibid. 28-31.
3. Comparez saint Jérôme. De quœat hebr. in Genesim.
4. I Pierre, III, 20. - 5. Gen. VII, 6. - 6. Ibid. V, 25.27.
à l'appui de leur sentiment, qu'il n'est pas croyable que les Septante, qui se sont rencontrés mot pour mot dans leur version, aient pu se tromper ou voulu mentir sur un point qui n'était pour eux d'aucun intérêt, et qu'il est bien plus probable que les Juifs, jaloux de ce que la loi et les Prophètes sont venus à nous par le moyen de cette version, ont altéré leurs exemplaires afin de diminuer l'autorité des nôtres. Chacun peut croire là-dessus ce qui lui plaira ; toujours est-il certain que Mathusalem ne vécut point après le déluge, mais qu'il mourut la même année, si la chronologie des Hébreux est véritable. Pour les Septante, j'en dirai ce que j'en pense, lorsque je parlerai du temps auquel ils ont écrit 1. Il suffit, en ce qui touche la difficulté présente, que, selon les uns et les autres, les hommes d'alors aient vécu assez longtemps pour qu'il en soit né durant la vie de Caïn un nombre capable de constituer une ville.
CHAPITRE XII.
DE L'OPINION DE CEUX QUI CROIENT QUE LES ANNÉES DES ANCIENS N'ÉTAIENT PAS AUSSI LONGUES QUE LES NÔTRES.
Il ne faut point écouter ceux qui prétendent que l'on comptait alors les années autrement qu'à cette heure, et qu'elles étaient si courtes qu'il en fallait dix pour en faire une des nôtres. C'est pour cette raison, disent-ils, que, quand l'Ecriture dit de quelqu'un qu'il vécut neuf cents ans, on doit entendre quatre-vingt-dix ans; car dix de leurs années en font une des nôtres, et dix des nôtres en font cent des leurs. Ainsi, à leur compte, Adam n'avait que vingt-trois ans quand il engendra Seth, et Seth vingt ans et six mois quand il engendra Enos. Selon cette opinion, les anciens divisaient une de nos années en dix parties, chacune valant pour eux une année et étant composée d'un senaire carré, parce que Dieu acheva ses ouvrages en six jours et se reposa le septièmes. Or, le senaire carré, ou six fois six, est de trente-six, qui, multipliés par dix, font trois cent soixante jours, c'est-à-dire douze mois lunaires. Quant aux cinq jours qui restaient pour accomplir l'année solaire, et aux six heures qui sont cause que tous les quatre ans nous avons une année bissextile, les anciens
1. Voyez plus bas, Livre XVIII, ch. 42-44
2. Voyez plus haut, livre XI, ch. 8
(316)
suppléaient de temps en temps quelques jours afin de compléter le nombre des années, et les Romains appelaient ces jours intercalaires. De même Enos, fils de Seth, n'avait que dix-neuf ans quand il engendra Caïnan 1; ce qui revient aux quatre-vingt-dix ans que lui donne l'Ecriture. Aussi, poursuivent-ils, nous ne voyons point, selon les Septante, qu'aucun homme ait engendré avant le déluge qu'il n'eût au moins cent soixante ans, c'est-à-dire seize ans, en comptant dix années pour une, parce que c'est l'âge destiné par la nature pour avoir des enfants. A l'appui de leur opinion, ils ajoutent que la plupart des historiens rapportent que l'année des Egyptiens 2 était de quatre mois, celle des Acarnaniens de six, et celle des Laviniens de treize. Pline le naturaliste 3, à propos de quelques personnes que certaines histoires témoignent avoir vécu jusqu'à huit cents ans, pense que cette assertion tient à l'ignorance de ces temps-là; attendu, dit-il, que certains peuples ne faisaient leur année que d'un été et d'un hiver, et que les autres comptaient les quatre saisons de l'année pour quatre ans, comme les Arcadiens dont les années n'étaient que de trois mois. Il ajoute même que les Egyptiens, dont nous avons dit que les années n'étaient composées que de quatre mois, les réglaient quelquefois sur le cours de la lune, tellement que chez eux on vivait jusqu'à mille ans.
Telles sont les raisons sur lesquelles se fondent des critiques dont le dessein n'est pas d'ébranler l'autorité de l'Ecriture, mais plutôt de l'affermir en empêchant que ce qu'elle rapporte de la longue vie des premiers hommes ne paraisse incroyable. Il est aisé de montrer évidemment que tout cela est très-faux; mais, avant que de le faire, je suis bien aise de me servir d'une autre preuve pour réfuter cette opinion. Selon les Hébreux, Adam n'avait que cent trente ans lorsqu'il engendra son troisième fils 4. Or, si ces cent trente ans ne reviennent qu'à treize des nôtres, il est certain qu'il n'en avait que onze ou peu davantage quand il eut le premier. Or, qui peut engendrer à cet âge-là selon la loi ordinaire de la nature? Mais, sans parler de lui, qui peut-être fut capable d'engendrer dès qu'il fut créé, car il
1. Gen. V, 9, sec. LXX.
2. Voyez Censorinus, De die nat., cap. 19; Macrobe, Saturn., lib. I, cap. 12, page 255, édit. Bip.; Solinus, Polyhist., cap. 3.
3. Hist. nat., lib. VII, cap. 49.
4. Gen. V, 3.
n'est pas croyable qu'il ait été créé aussi petit que nos enfants lorsqu'ils viennent au monde, son fils, d'après les mêmes Hébreux, n'avait que cent cinq ans quand il engendra Enos 1, et par conséquent il n'avait pas encore onze ans, selon nos adversaires. Que dirai-je de son fils Caïnan qui, suivant le texte hébreu, n'avait que soixante et dix ans quand il engendra Malaléhel 2 ? Comment engendrer à sept ans, si soixante et dix ans d'alors n'en font réellement que sept de nos jours?
CHAPITRE XIII.
SI, DANS LA SUPPUTATION DES ANNÉES, IL FAUT PLUTÔT S'ARRÊTER AUX TEXTES HÉBREUX QU'A LA TRADUCTION DES SEPTANTE.
Je prévois bien ce que l'on me répliquera: que c'est une imposture des Juifs qui ont falsifié leurs exemplaires, comme nous l'avons dit plus haut, et qu'il n'est pas présumable que les Septante, ces hommes d'une renommée si légitime, aient pu en imposer. Cependant, si je demande lequel des deux est le plus croyable, ou que les Juifs, qui sont répandus en tant d'endroits différents, aient conspiré ensemble pour écrire cette fausseté, et qu'ils se soient privés eux-mêmes de la vérité pour ôter l'autorité aux autres, ou que les Septante, qui étaient aussi Juifs, assemblés en un même lieu par Ptolémée, roi d'Egypte, pour traduire l'Ecriture, aient envié la vérité aux Gentils et concerté ensemble cette imposture, qui ne devine la réponse que l'on fera à ma question? Mais à Dieu ne plaise qu'un homme sage s'imagine que les Juifs, quelque méchants et artificieux qu'on les suppose, aient pu glisser cette fausseté dans un si grand nombre d'exemplaires dispersés en tant de lieux, ou que les Septante, qui ont acquis une si haute réputation, se soient accordés entre eux pour ravir la vérité aux Gentils. Il est donc plus simple de dire que, quand on commença à transcrire ces livres de la bibliothèque de Ptolémée, cette erreur se glissa d'abord dans un exemplaire par la faute du copiste et passa de la sorte dans tous les autres. Cette réponse est assez plausible pour ce qui regarde la vie de Mathusalem et pour les vingt-quatre années qui se rencontrent de plus dans les exemplaires hébreux. A l'égard des cent années qui sont d'abord en plus dans les Septante, et
1. Gen. V, 6.- 2. Ibid. 12.
(317)
ensuite en moins pour faire cadrer la somme totale avec le nombre des années du texte hébreu, et cela dans les cinq premières générations et dans la septième, c'est une erreur trop uniforme pour l'imputer au hasard.
Il est plus présumable que celui qui a opéré ce changement, voulant persuader que les premiers hommes n'avaient vécu tant d'années que parce qu'elles étaient extrêmement courtes et qu'il en fallait dix pour en faire une dés nôtres, a ajouté cent ans d'abord aux cinq premières générations et à la septième, parce qu'eu suivant l'hébreu, les hommes eussent encore été trop jeunes pour avoir des enfants, et les a retranchés ensuite pour retrouver le compte juste des années. Ce qui porte encore plus à croire qu'il en a usé de la sorte dans ces générations, c'est qu'il n'a pas fait la même chose dans la sixième, parce qu'il n'en était pas besoin, et que Jared, selon les textes hébreux, avait cent soixante et deux ans 1 lorsqu'il engendra Enoch, c'est-à-dire seize ans et près de deux mois, âge auquel on peut avoir des enfants.
Mais, d'un autre côté, on pourrait demander pourquoi, dans la huitième génération, tandis que l'hébreu donne cent quatre-vingt-deux ans à Mathusalem avant qu'il engendrât Lamech, la version des Septante lui en retranche vingt, au lieu qu'ordinairement elle en donne cent de plus que l'hébreu aux patriarches, avant que de les faire engendrer, On pourrait penser peut-être que cela est arrivé par hasard, si, après avoir ôté vingt années à Mathusalem, il ne les lui redonnait ensuite, afin de trouver le compte des années de sa vie. Ne serait-ce point une manière adroite de couvrir les additions précédentes de cent années, par le retranchement d'un petit nombre d'autres qui n'était pas d'importance, puisque, malgré cela, Mathusalem aurait toujours eu cent soixante-deux ans, c'est-à-dire plus de seize ans, avant que d'engendrer Lamech? Quoi qu'il en soit, je ne doute point que, lorsque les exemplaires grecs ou hébreux ne s'accordent pas, il ne faille plutôt suivre l'hébreu, comme l'original, que les Septante, qui ne sont qu'une version, attendu surtout que quelques exemplaires grecs, un latin et un syriaque s'accordent en ce point, que Mathusalem mourut six ans avant le déluge 2 .
1. Gen. V, 18.
2. Comp. Quaest. In Gen., quaest. 2.
CHAPITRE XIV.
LES ANNÉES ÉTAlENT AUTREFOIS AUSSI LONGUES QU' À PRÉSENT.
Je vais maintenant prouver jusqu'à l'évidence que durant le premier âge du monde les années n'étaient pas tellement courtes qu'il en fallût dix pour en faire une des nôtres, mais qu'elles égalaient en durée celles d'aujourd'hui que règle le cours du soleil. Voici en effet ce que porte l'Ecriture: « Le déluge arriva sur la terre l'an 600 de la vie de Noé, au second mois, le vingt-septième jour du mois ». Comment s'exprimerait-elle de la sorte si les années des anciens n'avaient que trente-six jours? Dans ce cas, ou ces années n'auraient point eu de mois, ou les mois n'auraient été que de trois jours, pour qu'il s'en trouvât douze dans l'année. N'est-il pas visible que leurs mois étaient comme les nôtres, puisque, autrement, l'Ecriture sainte ne dirait pas que le déluge arriva le vingt-septième jour du second mois? Elle dit encore un peu après, à la fin du déluge: « L'arche s'arrêta sur les montagnes d'Ararat le septième mois, le vingt-septième jour du mois. Cependant les eaux diminuaient jusqu'à l'onzième mois; or, le premier jour de ce mois, on vit paraître les sommets des montagnes 2 ». Que si leurs mois étaient semblables aux nôtres, il faut étendre cette similitude à leurs années. Ces mois de trois jours n'en pouvaient pas avoir vingt-sept; ou si la trentième partie de ces trois jours s'appelait alors un jour, un si effroyable déluge qui, selon l'Ecriture, tomba durant quarante jours et quarante nuits, se serait donc fait en moins de quatre de nos jours. Qui pourrait souffrir une si palpable absurdité? Loin, bien loin de nous cette erreur qui ruine la foi des Ecritures sacrées, en voulant l'établir sur de fausses conjectures ! Il est certain que le jour était aussi long alors qu'à présent, c'est-à-dire de vingt-quatre heures, les mois égaux aux nôtres et réglés sur le cours de la lune, et les années composées de douze mois lunaires, en y ajoutant cinq jours et un quart, pour les ajuster aux années solaires, et par conséquent ces premiers hommes vécurent plus de neuf cents années, lesquelles étaient aussi longues que les cent soixante-quinze que vécut ensuite Abraham 3,
1. Gen. VII, 10, 11, sec. LXX. - 2. Gen. VIII, 4, 5. - 3. Ibid. XXV, 7.
(318)
que les cent quatre-vingts que vécut Isaac 1, que les cent quarante ou environ que vécut Jacob 2, que les cent vingt que vécut Moïse 3, et que les soixante-dix ou quatre-vingts que les hommes vivent aujourd'hui et dont il est dit: « Si les plus robustes vont jusqu'à quatre-vingts ans, ils en ont d'autant plus de mal 4 ».
Quant à la différence qui se rencontre entre les exemplaires hébreux et les nôtres, elle ne concerne point du tout la longueur de la vie des premiers hommes, sur quoi les uns et les autres conviennent; ajoutez à cela que, lorsqu'il y a diversité, il faut plutôt s'en tenir à la langue originale qu'à une version. Cependant, ce n'est pas sans raison que personne n'a encore osé corriger les Septante sur l'hébreu, en plusieurs endroits où ils semblaient différents. Cela prouve qu'on n'a pas cru que ce défaut de concordance fût une faute, etje ne le crois pas non plus; mais, à la réserve des erreurs de copiste, lorsque le sens est conforme à la vérité, ou doit croire que les Septante ont changé le sens du texte, non en qualité d'interprètes qui se trompent, mais comme des prophètes inspirés par l'esprit de Dieu. De là vient que, lorsque les Apôtres allèguent quelques témoignages de l'Ancien Testament dans leurs écrits, ils ne se servent pas seulement de l'hébreu, mais de la version des Septante. Comme j'ai promis de traiter plus amplement cette matière au lieu convenable, où je pourrai le faire plus commodément, je reviens à mon sujet, et dis qu'il ne faut point douter que le premier des enfants du premier homme n'ait pu bâtir une cité à une époque où la vie des hommes était si longue: cité, au reste, bien différente de celle que nous appelons la Cité de Dieu, pour laquelle nous avons entrepris ce grand ouvrage.
CHAPITRE XV.
S'IL EST PRÉSUMABLE QUE LES HOMMES DU PREMIER AGE AIENT PERSÉVÉRÉ DANS L'ABSTINENCE JUSQU'À L'ÉPOQUE OU L'ON RAPPORTE QU'ILS ONT EU DES ENFANTS.
Est-il croyable, dira-t on, qu'un homme, qui n'avait pas dessein de garder le célIbat, se soit contenu cent ans et plus, ou, selon l'hébreu, quatre-vingts, soixante-dix ou soixante ans, et qu'il n'ait point eu d'enfants
1. Ibid. XXXV, 28.- 2. Ibid. XLVII, 28. - 3. Deut. XXXIV, 7. - 4. Ps. LXXXIX, 10.
auparavant ? Il y a deux réponses à cela. Ou l'âge d'avoir des enfants venait plus tard en ce temps-là, à proportion des années de la vie; où, ce qui me paraît plus vraisemblable., I'Ecriture n'a pas fait mention des aînés, mais seulement de ceux dont il fallait parler selon l'ordre des générations, pour parvenir à Noé et ensuite à Abraham, et pour marquer le progrès de la glorieuse Cité de Dieu, étrangère ici-bas et qui soupire après la céleste patrie. En effet, on ne saurait nier que Caïn ne soit le premier fils d'Adam, puisque Adam n'aurait pas dit, comme le lui fait dire l'Ecriture: «J'ai acquis un homme par la grâce de Dieu », si cet homme n'avait été ajouté en naissant à nos deux premiers parents. Abel vint après, qui fut tué par son frère Caïn, en quoi il fut la première figure de la Cité de Dieu, exilée en ce monde et destinée à être en butte aux injustes persécutions des méchants , c'est-à-dire des hommes du siècle attachés aux biens passagers de la cité de la terre; mais on ne voit pas à quel âge Adam les engendra l'un et l'autre. Ensuite sont rapportées les deux branches d'hommes, l'une sortie de Caïn, et l'autre de Seth, que Dieu donna à Adam à la place d'Abel. Ainsi ces deux ordres de générations, l'une de Seth et l'autre de Caïn, marquant distinctement les deux cités dont nous parions, l'Ecriture sainte ne dit point quel âge avaient ceux de la race de Caïn quand ils eurent des enfants, parce que l'esprit de Dieu n'a jugé dignes de cet honneur que ceux qui représentaient la Cité du ciel. La Genèse, à la vérité, marque à quel âge Adam engendra Seth, mais il en avait engendré d'autres auparavant, savoir: Caïn et Abel; qui sait même s'il n'avait engendré que ceux-là? De ce qu'ils sont nommés seuls à cause des généalogies qu'il fallait établir, ce n'est pas à dire qu'Adam n'en ait point eu d'autres. Aussi bien, lorsque l'Ecriture sainte dit en général qu'il engendra des fils et des filles qu'elle ne nomme pas, qui oserait sans témérité en déterminer le nombre? Ce qu'Adam dit après la naissance de Seth: « Dieu m'a donné un autre fils au lieu d'Abel », il a pu fort, bien le dire par une inspiration divine, en tant que Seth devait imiter la vertu d'Abel, et non en tant qu'il fut né immédiatement après lui. De même, quand il est écrit: « Seth avait deux cent cinq ans », ou, selon l'hébreu, cent cinq, (319) lorsqu'il engendra Enos, qui serait assez hardi pour assurer qu'Enos fût son premier-né? Outre qu'il n'y a point d'apparence qu'il se soit contenu pendant tant d'années, n'ayant point dessein de garder la continence. L'Ecriture dit aussi de lui : « Et il engendra des fils et des filles, et Seth vécut en tout neuf cent douze ans 1 ». L'Ecriture, qui ne se proposait, comme je l'ai déjà dit, que de descendre jusqu'à Noé par une suite de générations, n'a pas marqué celles qui étaient les premières, mais celles où cette suite était gardée.
J'appuierai ces considérations d'un exemple clair et indubitable. Saint Matthieu, faisant la généalogie temporelle de Notre-Seigneur, et commençant. par Abraham pour venir d'abord à David: « Abraham, dit-il, engendra Isaac ». Que ne dit-il Ismaël, qui fut le fils aîné d'Abraham? « Isaac, ajoute-t-il, engendra Jacob ». Pourquoi ne dit-il pas Esaü, qui fut son aîné? C'est sans doute qu'il ne pouvait pas arriver par eux à David. Poursuivons « Jacob engendra Juda et ses frères ». Est-ce que Juda fut l'aîné des enfants de Jacob? « Juda », dit-il encore, « engendra Pharès et Zaram 2 » . Et cependant il avait déjà eu trois enfants avant ceux-là. Voilà l'unique et irrécusable solution qu'il faut apporter à ces difficultés de la Genèse, sans aller s'embarrasser dans cette question obscure et superflue, si les hommes avaient en ce temps-là des enfants plus tard qu'aujourd'hui.
CHAPITRE XVI.
DES MARIAGES ENTRE PROCHES, PERMIS AUTREFOIS A CAUSE DE LA NÉCESSITÉ.
Le besoin qu'avait le monde d'être peuplé, et le défaut d'autres hommes que ceux qui étaient sortis de nos premiers parents, rendirent indispensables entre frères et soeurs des mariages qui seraient maintenant des crimes énormes, à cause de la défense que .a religion en a faite depuis. Cette défense est fondée sur une raison très-juste, puisqu'il est nécessaire d'entretenir l'amitié et la société parmi les hommes; or, ce but est mieux atteint par les alliances entre étrangers que par celles qui unissent les membres d'une même famille, lesquels sont déjà unis par les liens du sang. Père et beau-père sont des
1. Gen. V, 4, 8. - Matt. I, 2, 3.
noms qui désignent deux alliances. Lors donc que ces qualités sont partagées entre différentes personnes, l'amitié s'étend et se multiplie davantage 1. Adam était obligé de les réunir en lui seul, parce que ses fils ne pouvaient épouser que leurs soeurs; Eve, de même, était à la fois la mère et la belle-mère de ses enfants, comme les femmes de ses fils étaient ensemble ses filles et ses brus. La nécessité, je le répète, excusait alors ces sortes de mariages.
Depuis que les hommes se sont multipliés, les choses ont bien changé sous ce rapport, même parmi les idolâtres. Ces alliances ont beau être permises en certains pays 2 , une plus louable coutume a proscrit cette licence, et nous en avons autant d'horreur que si cela ne s'était jamais pratiqué. Véritablement la coutume fait une merveilleuse impression sur les esprits; et, comme elle sert ici à arrêter les excès de la convoitise, on ne saurait la violer sans crime. S'il est injuste de remuer les bornes des terres pour envahir l'héritage d'autrui, combien l'est-il plus de renverser celles des bonnes moeurs par des unions illicites? Nous avons éprouvé, même de notre temps, dans le mariage des cousins germains, combien il est rare que l'on suive la permission de la loi, lorsqu'elle est opposée à -la coutume. Bien que ces mariages ne soient point défendus par la loi de Dieu, et que celles des hommes n'en eussent point encore parlé 3, toutefois on en avait horreur à cause de la proximité du degré, et parce qu'il semble que ce soit presque faire avec une soeur ce que l'on fait avec une cousine germaine. Aussi voyons-nous que les cousins et les cousines à ce degré s'appellent frères et soeurs. Il est vrai que les anciens patriarches ont eu grand soin de ne pas trop laisser éloigner la parenté et de la rapprocher en quelque sorte par le lien du mariage, de sorte qu'encore qu'ils n'épousassent pas leurs soeurs, ils épousaient toujours quelque personne de leur famille 4. Mais qui peut douter qu'il ne soit plus honnête de nos jours de défendre le mariage entre cousins germains, non-seulement pour les raisons que nous avons alléguées, afin de multiplier les alliances et n'en pas
1. Comp. saint Jean Chrysostome, Homélies, hom. XXXIV, n. 3,4.
2. Par exemple chez les Perses et les Egyptiens.
3. Suivant Aurélius Victor, ce fut l'empereur Théodose qui, le premier, interdit les mariages entre cousins.
4. Voyez la Genèse, XXIV, 3, 4; XXVIII. 1, 2.
(320)
mettre plusieurs en une seule personne, mais aussi parce qu'une certaine pudeur louable fait que nous avons naturellement honte de nous unir, même par mariage, aux personnes pour qui la parenté -nous donne du respect.
Ainsi l'union de l'homme et de la femme est comme la pépinière des villes et des cités; mais la cité de la terre se contente de la première naissance des hommes, au lieu que la Cité du ciel en demande une seconde pour effacer la corruption de la première. Or, l'Histoire sainte ne nous apprend pas si, avant le déluge, il y a eu quelque signe visible et corporel de cette régénération 1, comme fut depuis la circoncision 2 . Elle rapporte toutefois que les premiers hommes ont fait des sacrifices à Dieu, comme cela se voit clairement par ceux de Caïn et d'Abel, et par celui de Noé au sortir de l'arche 3 ; et nous avons dit à ce sujet, dans les livres précédents, que les démons qui veulent usurper la divinité et passer pour dieux n'exigent des hommes ces sortes d'honneurs que parce qu'ils savent bien qu'ils ne sont dus qu'au vrai Dieu.
CHAPITRE XVII.
DES DEUX CHEFS DE L'UNE ÉT L'AUTRE CITÉ ISSUS DU MÊME PÈRE.
Comme Adam était le père de ces deux sortes d'hommes, tant de ceux qui appartiennent à la cité de la terre que de ceux qui composent la Cité du ciel, après la mort d'Abel, qui figurait un grand mystère 4, il y eut deux chefs de chaque cité, Caïn et Seth, dans la postérité de qui l'on voit paraître des marques plus évidentes de ces deux cités. En effet, Caïn engendra Enoch et bâtit une cité de son nom, laquelle n'était pas étrangère ici-bas, mais citoyenne du monde, et mettait son bonheur dans la possession paisible des biens temporels. Or, Caïn veut dire Possession, d'où vient que quand il fut né, son père ou sa mère dit: « J'ai acquis 5 un homme parla grâce de Dieu 6 »; et Enoch signifie Dédicace, à cause que la cité de la terre est dédiée en ce monde même où elle est fondée, parce que dès ce monde elle atteint le but de ses désirs et de ses espérances. Seth, au contraire, veut dire
1. Voyez l'écrit de saint Augustin, Contra Julian., n. 45.
2. Gen. XVII, 10, 11. - 3. Ibid. VIII, 20.
4. Ce mystère est sans doute la mort du Christ.
5. La Vulgate porte possedi, je suis entré en possession.
6. Gen. VI, 1.
Résurrection, et Enos, son fils, signifie Homme, non comme Adam qui, en hébreu, est un nom commun à l'homme et à la femme, suivant cette parole de l'Ecriture : «Il les créa homme et femme, et les bénit et les nomma Adam 1 »; ce qui fait voir qu'Eve s'appelait aussi Adam, d'un nom commun aux deux sexes. Mais Enos signifie tellement un homme, que ceux qui sont versés dans la langue hébraïque assurent qu'il ne peut pas être dit d'une femme; Enos est en effet le fils de la résurrection, où il n'y au-ra plus de mariage 2 ; car il n'y aura point de génération dans l'endroit où la génération nous aura conduits. Je crois, pour cette raison, devoir remarquer ici que, dans la généalogie de Seth, il n'est fait nommément mention d'aucune femme 3, au lieu que, dans celle de Caïn, il est dit: « Mathusalem engendra Lamech, et Lamech épousa deux femmes, l'une appelée Ada, et l'autre Sella, et Ada enfanta Jobel. Celui-ci fut le père des bergers, le premier qui habita dans des cabanes. Son frère s'appelait Jubal, l'inventeur de la harpe et de la cithare. Sella eut à son tour Thobel, qui travaillait en fer et en cuivre. Sa soeur s'appelait Noéma 4 ». Là finit la généalogie de Caïn, qui est toute comprise en huit générations en comptant Adam, sept jusqu'à Lamech, qui épousa deux femmes, et la huitième dans ses enfants, parmi lesquels l'Ecriture fait mention d'une femme. Elle insinue par là qu'il y aura des générations charnelles et des mariages jusqu'à la fin dans la cité de la terre; et de là vient aussi que les femmes de Lamech, le dernier de la lignée de Caïn, sont désignées par leurs noms, distinction qui n'est point faite pour d'autres que pour Eve avant le déluge. Or, comme Caïn, fondateur de la cité de la terre, et son fils Enoch, qui nomma cette cité, marquent par leurs noms, dont l'un signifie possession et l'autre dédicace, que cette même cité a un commencement et une fin, et qu'elle borne ses espérances à ce monde-ci, de même Seth, qui signifie résurrection, étant le père d'une postérité dont la généalogie est rapportée à part, il est bon de voir ce que l'Histoire sainte dit de son fils.
1. Gen. V, 2.- 2.Luc, XX, 35.
3. Camp. Théodoret in Genesim, quaest. 47.
4. Gen. IV, 18-22.
(321)
CHAPITRE XVIII.
FIGURE DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE DANS ADAM, SETE ET ÉNOS.
« Seth », dit la Genèse, «eut un fils, qu'il appela Enos; celui-ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur 1 ». Voilà le témoignage que rend la Vérité. L'homme donc, fils de la résurrection, vit en espérance tant que la Cité de Dieu, qui naît de la foi dans la résurrection de Jésus-Christ, est étrangère en ce monde. La mort et la résurrection du Sauveur sont figurées par ces deux hommes, par Abel, qui signifie deuil, et par Seth, son frère, qui veut dire résurrection. C'est par la foi en Jésus ressuscité qu'est engendrée ici-bas la Cité de Dieu, c'est-à-dire l'homme qui a mis son espérance à invoquer le nom du Seigneur. « Car nous sommes sauvés par l'espérance, dit l'Apôtre: or, quand on voit ce qu'on avait espéré voir, il n'y a plus d'espérance; car qui espère voir ce qu'il voit déjà? Que si nous espérons voir ce que nous ne voyons pas encore, c'est la patience qui nous le fait attendre 2 ». En effet, qui ne jugerait qu'il y a ici quelque grand mystère? Abel n'a-t-il pas mis son espérance à invoquer le nom du Seigneur, lui dont le sacrifice fut si agréable à Dieu, selon le témoignage de 1'Ecriture? Seth n'a-t-il pas fait aussi la même chose, lui dont il est dit : « Dieu m'a donné un autre fils à la place d'Abel 3 ? » Pourquoi donc attribuer particulièrement à Enos ce qui est commun à tous les gens de bien, sinon parce qu'il fallait que celui qui naquit le premier du père des prédestinés à la Cité de Dieu figurât l'assemblée des hommes qui ne vivent pas selon l'homme dans la possession d'une félicité passagère, mais dans l'espérance d'un bonheur éternel? Il n'est pas dit: Celui-ci espéra dans le Seigneur; ou: Celui-ci invoqua le nom du Seigneur; mais: « Celui-ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur». Que signifie: «Mit son espérance à invoquer » si ce n'est l'annonce prophétique de la naissance d'un peuple qui, selon l'élection de la grâce, invoquerait le nom de Dieu? C'est ce qui a été dit par un autre prophète; et l'Apôtre l'explique de ce peuple qui appartient à la grâce de Dieu: « Tous ceux qui invoqueront le nom du Seigneur seront sauvés 4 » . Ces paroles de l'Ecriture : « Il
1. Gen. IV, 26 .- 2. Rom. VIII, 24, 25. - 3. Gen. IV, 25. - 4. Rom. X, 15 ; Joel, 71, 32.
l'appela Enos, c'est-à-dire l'homme », et ensuite: « Celui-ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur », montrent bien que l'homme ne doit pas placer son espérance en lui-même. Comme il est écrit ailleurs « Maudit est quiconque met son espérance en l'homme 1 »; personne par conséquent ne doit non plus la mettre en soi-même, afin de devenir citoyen de cette autre cité qui n'est pas dédiée sur la terre par le fils de Caïn, c'est-à-dire pendant le cours de ce monde périssable, mais dans l'immortalité de la béatitude éternelle.
CHAPITRE XIX.
CE QUE FIGURE LE RAVISSEMENT D'ÉNOCH.
Cette lignée, dont Seth est le père, a aussi un nom qui signifie dédicace dans la septième génération depuis Adam, en y comprenant Adam lui-même. En effet, Enoch, qui signifie dédicace, est né le septième depuis lui; mais c'est cet Enoch, si agréable à Dieu, qui fut transporté hors du monde , et qui, dans l'ordre des générations, tient un rang remarquable, en ce qu'il désigne le jour consacré au repos. Il est aussi le sixième, à compter depuis Seth, c'est-à-dire depuis le père de ces générations qui sont séparées de la lignée de Caïn. Or, c'est le sixième jour que l'homme fut créé et que Dieu acheva tous ses ouvrages. Mais le ravissement d'Enoch marque le délai de notre dédicace; il est vrai qu'elle est déjà faite en Jésus-Christ, notre chef, qui est ressuscité pour ne plus mourir et qui a été lui-même transporté; mais il reste une autre dédicace, celle de toute la maison dont Jésus-Christ est le fondateur, et celle-là est différée jusqu'à la fin des siècles, où se fera la résurrection de tous ceux qui ne mourront plus. Il n'importe au fond qu'on l'appelle la maison de Dieu, ou son temple, ou sa cité; car nous voyons Virgile donner à la cité dominatrice par excellence le nom de la maison d'Assaracus, désignant ainsi les Romains, qui tirent leur origine de ce prince par les Troyens. Il les appelle aussi la maison d'Enée, parce que les Troyens, qui bâtirent dans la suite la ville de Rome, arrivèrent en Italie sous la conduite d'Enée 2. Le poète a imité en cela les saintes lettres qui nomment le peuple nombreux des Israélites la maison de Jacob.
1. Jérém. XVII, 5.
2. Énéide, livre I, v. 284; livre III, v. 97.
(322)
CHAPITRE XX.
COMMENT LA POSTÉRITÉ DE CAÏN EST RENFERMÉE EN HUIT GÉNÉRATIONS, ET POURQUOI NOÉ APPARTIENT A LA DIXIÈME DEPUIS ADAM.
Quelqu'un dira : Si celui qui a écrit cette histoire avait l'intention, dans le dénombrement de ces générations, de nous conduire d'Adam par Seth jusqu'à Noé, sous qui arriva le déluge, et de Noé à Abraham, auquel l'évangéliste saint Matthieu commence les générations qui mènent à Jésus-Christ, roi éternel de la Cité de Dieu, quel était son dessein dans le dénombrement de celles de Caïn, et jusqu'où prétendait-il aller? Je réponds : jusqu'au déluge, où toute la race des habitants de la cité de la terre fut engloutie, mais réparée par les enfants de Noé. Quant à cette société d'hommes qui vivent selon l'homme, elle subsistera jusqu'à la fin du siècle dont Notre-Seigneur a dit : « Les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés 1 ». Mais, pour la Cité de Dieu qui est étrangère en ce siècle, la régénération la conduit à un siècle dont les enfants n'engendrent ni ne sont engendrés. Ici-bas donc, il est commun à l'une ou à l'autre cité d'engendrer et d'être engendré, quoique la Cité de Dieu ait dès ce monde plusieurs milliers de citoyens qui vivent dans la continence; mais l'autre en a aussi quelques-uns qui les imitent en cela, bien qu'ils soient dans l'erreur sur tout le reste. A cette société appartiennent aussi ceux qui, s'écartant de la foi, ont formé diverses hérésies, et qui, par conséquent, vivent selon l'homme et non selon Dieu. Les gymnosophistes des Indes qui, dit-on, philosophent nus au milieu des forêts, sont de ses citoyens; et néanmoins ils s'abstiennent du mariage 2. Aussi la continence n'est-elle un bien que quand on la garde pour l'amour du souverain bien qui est Dieu. On ne voit pas toutefois que personne l'ait pratiquée avant le déluge, puisque Enoch même, ravi du monde pour son innocence, engendra des fils et des filles, et entre autres Mathusalem qui continue l'ordre des générations choisies.
Pourquoi compte-t-on un si petit nombre d'individus dans les générations de Caïn, si elles vont jusqu'au déluge et si les hommes en
1. Luc, XX, 34.
2. Voyez plus haut, livre XIV, ch. 17. Comp. Apulée, Florides, p. 343 de l'édit. d'Elmenhorst; Porphyre, De abst. anim., livre iv, cap. 17.
ce temps-là étaient en état d'avoir des enfants d'aussi bonne heure qu'aujourd'hui ? Si l'auteur de la Genèse n'avait pas eu en vue quelqu'un auquel il voulût arriver par une suite de générations, comme c'était son dessein à l'égard de celle de la postérité de Seth, qu'il voulait conduire jusqu'à Noé, pour reprendre ensuite l'ordre des générations jusqu'à Abraham, qu'était-il besoin de passer les premiers-nés pour arriver à Lamech, auquel finit cette généalogie, c'est-à-dire à la huitième génération depuis Adam, et à la septième depuis Caïn, comme si de là il eût voulu passer à quelque autre généalogie pour arriver ou au peuple d'Israël, en qui la Jérusalem terrestre même a servi de figure à la Cité céleste, ou à Jésus-Christ comme homme, qui est le Dieu suprême élevé au-dessus de toutes choses 1, béni dans tous les siècles, et le fondateur et le roi, de la Jérusalem du ciel; qu'était-il besoin, dis-je, d'en user de la sorte, attendu que toute la postérité de Caïn fut exterminée par le déluge? Cela pourrait faire croire que ce sont les premiers-nés qui sont nommés dans cette généalogie. Mais pourquoi y a-t-il si peu de personnes, si, comme nous l'avons dit, les hommes avaient des enfants en ce temps-là d'aussi bonne heure qu'ils en ont à présent? Supposé qu'ils eussent tous trente ans quand ils commencèrent à en avoir, comme il y a huit générations en comptant Adam et les enfants de Lamech, huit fois trente font deux cent quarante ans. Or, est-il croyable qu'ils n'aient point eu d'enfants tout le reste du temps jusqu'au déluge? Et, s'ils en ont eu, pourquoi l'Ecriture n'en fait-elle point mention? Depuis Adam jusqu'au déluge, il s'est écoulé deux mille deux cent soixante-deux ans 2, selon nos livres, et mille six cent cinquante-six, selon les Hébreux. Lors donc que nous nous arrêterions à ce de?nier nombre comme au véritable, si de mille six cent cinquante-six ans on retranche deux cent quarante, restent mille quatre cents ans et quelque chose de plus. Or, peut-on s'imaginer que la postérité de Caïn soit demeurée pendant tout ce temps-là sans avoir des enfants?
Mais il faut se rappeler ici ce que nous
1. Rom. IX, 5.
2. Eusèbe, saint Jérôme, Bède, et d'autres encore qui se fondent sur la version des Septante, comptent vingt ans de moins que saint Augustin. Peut-être, selon la conjecture de Vivès, n'y a-t-il ici qu'une erreur de copiste, le signe XL pouvant être aisément pris pour le signe LX.
(323)
avons dit, lorsque nous demandions comment il se peut faire que ces premiers hommes, qu n'avaient aucun dessein de garder la continence, se soient pu contenir si longtemps. Nous avons en effet montré qu'il y a deux moyens de résoudre cette difficulté : ou et disant que, comme ils vivaient si longtemps ils n'étaient pas sitôt en âge d'engendrer, et que les enfants dont il est parlé dans ces généalogies ne sont pas les aînés, mais ceux qu servirent à perpétuer l'ordre des génération, jusqu'au déluge. Si donc dans celles de Caïn l'auteur de la Genèse n'a pas eu cette intention comme dans celles de Seth, il faudra avoir recours à l'autre solution, et dire qu'en ce temps-là les hommes n'étaient capables d'avoir des enfants qu'après cent ans. Il s peut faire néanmoins que cette généalogie de Caïn n'aille pas jusqu'au déluge, et que l'Ecriture sainte, pour quelque raison que j'ignore, ne l'ait portée que jusqu'à Lamech et à ses enfants. Indépendamment de cette réponse que les hommes avaient des enfants plus tard en ce temps-là, il se peut que la cité bâtie pat Caïn ait étendu au loin sa domination et ail eu plusieurs rois de père en fils, les uns après les autres, sans garder l'ordre de primogéniture. Caïn a pu être le premier de ces rois; son fils Enoch, qui donna le nom au siège de cet empire, le second; le troisième, Gaïdad, fils d'Enoch; le quatrième, Manihel, fils de Gaïdad; le cinquième, Mathusaël, fils de Manihel; et le sixième, Lamech, fils de Mathusaël, qui est le septième depuis Adam par Caïn. Il n'était pas nécessaire que les aînés succédassent à leurs pères; le sort, ou le mérite, ou l'affection du père appelait indifféremment un de ses fils à la couronne. Rien ne s'oppose à ce que le déluge soit arrivé sous le règne de Lamech et l'ait fait périr avec les autres. Aussi voyons-nous que l'Ecriture ne désigne pas un seul fils de Lamech, comme dans les générations précédentes, mais plusieurs, parce qu'il était incertain quel devait être son successeur, si le déluge ne fût point survenu.
Mais de quelque façon que l'on compte les générations de Caïn, ou par les aînés, ou par les rois, il me semble que je ne dois pas passer sous silence que Lamech, étant le septième en ordre depuis Adam, l'Ecriture, qui lui donne trois fils et une fille, parle d'autant de ses enfants qu'il en faut pour accomplir le nombre onze, qui signifie le péché. En effet, comme la loi est comprise en dix commandements, d'où vient le mot décalogue, il est hors de doute que le nombre onze, qui passe celui de dix, marque la transgression de la loi, et par conséquent le péché. C'est pour cela que Dieu commanda 1 de faire onze voiles de poil de chèvre dans le tabernacle du témoignage, qui était comme le temple portatif de son peuple pendant son voyage, attendu que cette étoffe fait penser aux péchés, à cause des boucs qui doivent être mis à la gauche. Aussi, lorsque nous faisons pénitence, nous nous prosternons devant Dieu couverts d'un cilice, comme pour dire avec le Psalmiste : « Mon péché est toujours présent devant moi 2 » . La postérité d'Adam par le fratricide Caïn finit donc au nombre de onze, qui signifie le péché; et ce nombre est fermé par une femme, dont le sexe a donné commencement au péché par lequel nous avons tous été assujétis à la mort. Et ce péché a été suivi d'une volupté charnelle qui résiste à l'esprit; d'où vient que le nom de cette fille de Lamech signifie volupté. Mais le nombre dix termine les générations descendues d'Adam par Seth jusqu'à Noé. Ajoutez à ce nombre les trois fils de Noé, dont deux seulement furent bénis, et l'autre fut réprouvé à cause de ses crimes, vous aurez douze: nombre illustre dans les Patriarches et dans les Apôtres, et composé des parties du nombre sept multipliées l'une par l'autre, puisque trois fois quatre et quatre fois trois font douze. Dans cet état de choses, il nous reste à voir comment ces deux lignées, qui, par des générations distinctes, marquent les deux cités, l'une des hommes de la terre, et l'autre des élus, se sont ensuite tellement mêlées ensemble que tout le genre humain, à la réserve de huit personnes, a mérité de périr par le déluge.
CHAPITRE XXI.
L'ÉCRITURE NE PARLE QU'EN PASSANT DE LA CITÉ DE LA TERRE, ET SEULEMENT EN VUE DE CELLE DU CIEL.
Il faut considérer d'abord pourquoi, dans le dénombrement des générations de Caïn, après que l'Ecriture a fait mention d'Enoch, qui donna son nom à la ville que son père -bâtit, elle les continue tout de suite jusqu'au
1. Exod. XXVI, 7. - 2. Ps. L, 5.
(324)
déluge, où finit entièrement toute cette branche, au lieu qu'après avoir parlé d'Enos, fils de Seth, elle interrompt le fil de cette généalogie, en disant: « Voici la généalogie des hommes. Lorsque Dieu créa l'homme, il le créa à son image. Il les créa homme et femme, les bénit, et les appela Adam 1 ». Il me semble que cette interruption a eu pour objet de recommencer le dénombrement des temps par Adam; ce que l'Ecriture n'a pas voulu faire à l'égard de la cité de la terre, comme si Dieu en parlait en passant plutôt qu'il n'en tient compte. Mais d'où vient qu'après avoir déjà nommé le fils de Seth, cet homme qui mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur, elle y revient encore, sinon de ce qu'il fallait représenter ainsi ces deux cités, l'une descendant d'un homicide jusqu'à un homicide, car Lamech avoue à ses deux femmes qu'il a tué un homme 2, et l'autre, fondée par celui qui mit sa confiance à invoquer le nom de Dieu? Voilà, en effet, quelle doit être l'unique occupation de la Cité de Dieu, étrangère en ce monde pendant le cours de cette vie mortelle, et ce qu'il a fallu lui recommander par un homme engendré de celui en qui revivait Abel assassiné. Cet homme marque l'unité de toute la Cité céleste, qui recevra, un jour son accomplissement, après avoir été représentée ici-bas par cette figure prophétique. D'où le fils de Caïn, c'est-à-dire le fils de possession, pouvait-il prendre son nom, si ce n'est des biens de la terre dans la cité de la terre à qui il a donné le sien? Il est de ceux dont il est dit dans le psaume : « Ils ont donné leurs noms à leurs terres 3 » ; aussi tombent-ils dans le malheur dont il est parlé en un autre psaume: « Seigneur, vous anéantirez leur image dans votre cité 4 ». Pour le fils de Seth, c'est-à-dire le fils de la résurrection, qu'il mette sa confiance à invoquer le nom du Seigneur; c'est lui qui figure cette société d'hommes qui dit : « Je serai comme un olivier fertile en la maison du Seigneur, parce que j'ai espéré en sa miséricorde 5 ». Qu'il n'aspire point à la vaine gloire d'acquérir un nom célèbre sur la terre; car « heureux celui qui met son espérance au nom du Seigneur, et qui ne tourne point ses regards vers les vanités et les folies du monde 6 ». Après avoir proposé
1. Gen. V, 1, 2 .- 2. Ibid. IV, 23 .- 3. Ps. XLVIII, 12. - 4. - Ibid. LXXII, 20. - 5. Ibid. LI, 10.- 6. Ibid. XXXIX, 5.
ces deux cités, l'une établie dans la jouissance des biens du siècle, l'autre mettant son espérance en Dieu , mais toutes deux sorties d'Adam comme d'une même barrière pour fournir leur course et arriver chacune à sa fin, I'Ecriture commence le dénombrement des temps, auquel elle ajoute d'autres générations en reprenant depuis Adam, de la postérité de qui, comme d'une masse juste-ment réprouvée, Dieu a fait des vases de colère et d'ignominie, et des vases d'honneur et de miséricorde 1 traitant les uns avec justice et les autres avec bonté, afin que la Cité céleste, étrangère ici-bas, apprenne, aux dépens des vases de colère, à ne pas se fier en son libre arbitre, mais à mettre sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. La volonté a été créée bonne, mais muable, parce qu'elle a été tirée du néant : ainsi, elle peut se détourner du bien et du mal; mais elle n'a besoin pour le niai que de son libre arbitre et ne saurait faire le bien sans le secours de la grâce.
CHAPITRE XXII.
LE MÉLANGE DES ENFANTS DE DIEU AVEC LES FILLES DES HOMMES A CAUSÉ LE DÉLUGE QUI A ANÉANTI TOUT LE GENRE HUMAIN, A L'EXCEPTION DE HUIT PERSONNES.
Comme les hommes, en possession de ce libre arbitre, croissaient et s'augmentaient, il se fit une espèce de mélange et de confusion des deux cités par un commerce d'iniquité; et ce mal prit encore son origine de ha femme, quoique d'une autre manière qu'au commencement du monde. Dans le fait, les femmes de la cité de la terre ne portèrent pas les hommes au péché, après avoir été séduites elles-mêmes par l'artifice d'un autre; mais les enfants de Dieu, c'est-à-dire les citoyens de la cité étrangère sur la terre, commencèrent à les aimer pour leur beauté 2, laquelle véritablement est un don de Dieu, mais qu'il accorde aussi aux méchants, de peur que les bons ne l'estiment un grand bien. Aussi les enfants de Dieu ayant abandonné le bien souverain qui est propre aux bons, se portèrent vers un moindre bien commun aux bons et aux méchants, et épris d'amour pour les filles des hommes, ils abandonnèrent, afin de les épouser, la piété qu'ils gardaient dans la sainte société. Il est vrai, comme je viens de le dire,
1. Rom. IX, 23. - 2. Gen. VI, I et seq.
(325)
que la beauté du corps est un don de Dieu; mais comme c'est un bien misérable, charnel et périssable, on ne l'aime pas comme il faut quand on l'aime plus que Dieu, qui est un bien éternel, intérieur et immuable. Lorsqu'un avare aime plus son argent que la justice, ce n'est pas la faute de l'argent, mais celle de l'homme; il en est de même de toutes les autres créatures: comme elles sont bonnes, elles peuvent être bien ou mal aimées. On les aime bien quand on garde l'ordre, on les aime mal quand on le pervertit. C'est ce que j'ai exprimé en ces quelques vers dans un éloge du Cierge:
« Toutes ces choses, Seigneur, sont à vous et sont bonnes, parce qu'elles viennent de vous, qui êtes souverainement bon. Il n'y a rien de nous en elles que le péché, qui fait que, renversant l'ordre, nous aimons, au lieu de vous, ce qui vient de vous 1 ».
Quant au Créateur, si on l'aime véritablement, c'est-à-dire si on l'aime lui-même sans aimer autre chose à la place de lui, on ne le saurait mal aimer. Nous devons même aimer avec ordre l'amour qui fait qu'on aime comme il convient tout ce qu'il faut aimer, si nous voulons être bons et vertueux. D'où je conclus que la meilleure et la plus courte définition de la vertu est celle-ci : l'ordre de l'amour. L'épouse de Jésus-Christ, qui est la Cité de Dieu, chante pour cette raison dans le Cantique des cantiques : « Ordonnez en moi la charité 2 ». Pour avoir confondu l'ordre de cet amour 3, les enfants de Dieu méprisèrent Dieu et aimèrent les filles des hommes. Or, ces deux noms, enfants de Dieu, filles des hommes, distinguent assez l'une et l'autre cité. Bien que ceux-là fussent aussi enfants des hommes par nature, la grâce avait commencé à les rendre enfants de Dieu. En effet, l'Ecriture sainte, dans l'endroit où elle parle de leur amour pour les filles des hommes, les appelle aussi anges de Dieu; ce qui a fait croire à plusieurs que ce n'était pas des hommes, mais des anges.
1. C'est sans doute pour une cérémonie en l'honneur du Cierge pascal que saint Augustin avait composé ces vers. Il est à propos, de rappeler ici que parmi les écrits inédits de saint Augustin publiés par Michael Denis, à Vienne, en 1792, il s'en trouve un, le premier, qui a pour sujet le cierge pascal, ce qui fait que l'éditeur l'a intitulé: De Cereo paschali, au lieu des mots In sabbato sancto que porte le manuscrit. Au surplus, ce petit écrit, tout semé de comparaisons puériles, n'est probablement pas de saint Augustin.
2. Cant, II, 4.
3. Sur l'amour bien ordonné, voyez saint Augustin, De doct. christ., n. 28.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:37
                             Saint Père KOLBE


LIVRE QUINZIÈME : AVANT LE DÉLUGE

Ayant traité, dans les quatre livres qui précèdent, de l'origine des deux cités, saint Augustin en expose le progrès dans les quatre livres qui suivent, et, pour cela, il s'attache aux principaux passages de l'Histoire sainte où ce progrès est indiqué. Dans le présent livre, en particulier, il commente le récit de la Genèse depuis Caïn et Abel jusqu'au déluge.

LIVRE QUINZIÈME : AVANT LE DÉLUGE
CHAPITRE PREMIER.

DE LA SÉPARATION DES HOMMES EN DEUX SOCIÉTÉS, A PARTIR DES ENFANTS D'ADAM.
CHAPITRE II.
DES FILS DE LA TERRE ET DES FILS DE PROMISSION.
CHAPITRE IV.
DE LA PAIX ET DE LA GUERRE DANS LA CITÉ TERRESTRE.
CHAPITRE V.
DU PREMIER FONDATEUR DE LA CITÉ DE LA TERRE, QUI TUA SON FRÈRE; EN QUOI IL FUT IMITÉ DEPUIS PAR LE FONDATEUR DE ROME.
CHAPITRE VI.
DES LANGUEURS AUXQUELLES SONT SUJETS, EN PUNITION DU PÉCHÉ, LES CITOYENS MÊMES DE LA CITÉ DE DIEU, ET DONT ILS SONT ENFIN DÉLIVRÉS PAR LA GRACE.
CHAPITRE VII.
LA PAROLE DE DIEU NE DÉTOURNA POINT CAÏN DE TUER SON FRÈRE.
CHAPITRE VIII.
QUELLE RAISON PORTA CAÏN À BÂTIR UNE VILLE DÈS LE COMMENCEMENT DU MONDE.
CHAPITRE IX.
LES HOMMES VIVAIENT PLUS LONGTEMPS ET ÉTAIENT PLUS GRANDS AVANT LE DÉLUGE QUE DEPUIS.
CHAPITRE X.
DE LA DIVERSITÉ QUI SE RENCONTRE ENTRE LES LIVRES HÉBREUX ET LES SEPTANTE QUANT AU NOMBRE DES ANNÉES DES PREMIERS HOMMES.
CHAPITRE XI.
IL FAUT, D'APRÈS L'AGE DE MATHUSALEM, QU'IL AIT ENCORE VÉCU QUATORZE ANS ÀPRÈ5 LE DÉLUGE.
CHAPITRE XII.
DE L'OPINION DE CEUX QUI CROIENT QUE LES ANNÉES DES ANCIENS N'ÉTAIENT PAS AUSSI LONGUES QUE LES NÔTRES.
CHAPITRE XIII.
SI, DANS LA SUPPUTATION DES ANNÉES, IL FAUT PLUTÔT S'ARRÊTER AUX TEXTES HÉBREUX QU'A LA TRADUCTION DES SEPTANTE.
CHAPITRE XIV.
LES ANNÉES ÉTAlENT AUTREFOIS AUSSI LONGUES QU' À PRÉSENT.
CHAPITRE XV.
S'IL EST PRÉSUMABLE QUE LES HOMMES DU PREMIER AGE AIENT PERSÉVÉRÉ DANS L'ABSTINENCE JUSQU'À L'ÉPOQUE OU L'ON RAPPORTE QU'ILS ONT EU DES ENFANTS.
CHAPITRE XVI.
DES MARIAGES ENTRE PROCHES, PERMIS AUTREFOIS A CAUSE DE LA NÉCESSITÉ.
CHAPITRE XVII.
DES DEUX CHEFS DE L'UNE ÉT L'AUTRE CITÉ ISSUS DU MÊME PÈRE.
CHAPITRE XVIII.
FIGURE DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE DANS ADAM, SETE ET ÉNOS.
CHAPITRE XIX.
CE QUE FIGURE LE RAVISSEMENT D'ÉNOCH.
CHAPITRE XX.
COMMENT LA POSTÉRITÉ DE CAÏN EST RENFERMÉE EN HUIT GÉNÉRATIONS, ET POURQUOI NOÉ APPARTIENT A LA DIXIÈME DEPUIS ADAM.
CHAPITRE XXI.
L'ÉCRITURE NE PARLE QU'EN PASSANT DE LA CITÉ DE LA TERRE, ET SEULEMENT EN VUE DE CELLE DU CIEL.
CHAPITRE XXII.
LE MÉLANGE DES ENFANTS DE DIEU AVEC LES FILLES DES HOMMES A CAUSÉ LE DÉLUGE QUI A ANÉANTI TOUT LE GENRE HUMAIN, A L'EXCEPTION DE HUIT PERSONNES.
CHAPITRE XXIII.
LES ENFANTS DE DIEU QUI, SUIVANT L'ÉCRITURE, ÉPOUSÈRENT, LES FILLES DES HOMMES, DONT NAQUIRENT LES GÉANTS, ÉTAIENT-ILS DES ANGES?
CHAPITRE XXIV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE QUE DIEU DIT A CEUX QUI DEVAIENT PÉRIR PAR LE DÉLUGE « : ILS NE VIVRONT PLUS QUE CENT VINGT ANS ».
CHAPITRE XXV.
LA COLÈRE DE DIEU NE TROUBLE POINT SON IMMUABLE TRANQUILLITÉ.
CHAPITRE XXVI.
TOUT CE QUI EST DIT DE L'ARCHE DE NOÉ DANS LA GENÈSE FIGURE JÉSUS-CHRIST ET L'ÉGLISE.
CHAPITRE XXVII.
ON NE DOIT PAS PLUS DONNER LES MAINS A CEUX QUI NE VOIENT QUE DE L'HISTOIRE DANS CE QUE LA GENÈSE DIT DE L'ARCHE DE NOË ET DU DÉLUGE, ET REJETTENT LES ALLÉGORIES, QU'À CEUX QUI N'Y VOIENT QUE DES ALLÉGORIES ET REJETTENT L'HISTOIRE.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA SÉPARATION DES HOMMES EN DEUX SOCIÉTÉS, A PARTIR DES ENFANTS D'ADAM.
On a beaucoup écrit sur le paradis terrestre, sur la félicité dont on y jouissait, sur la vie qu'y menaient les premiers hommes, sur leur crime et leur punition. Et nous aussi, nous en avons parlé dans les livres précédents, selon ce que nous en avons lu ou pu comprendre dans l'Ecriture; mais un examen détaillé de tous ces points ferait naître une infinité de questions qui demanderaient à être traitées avec plus d'étendue, et qui passeraient de beaucoup les bornes de cet ouvrage et de notre loisir. Où en trouver assez, si nous prétendions répondre à toutes les difficultés que nous pourraient faire des esprits oisifs et pointilleux, toujours plus prêts à former des objections que capables d'en comprendre les solutions? J'estime toutefois avoir déjà éclairci les grandes et difficiles questions du commencement et de la fin du monde, de la création de l'âme et de celle de tout le genre humain, qui a été distingué en deux ordres, l'un composé de ceux qui vivent selon l'homme, et l'autre de ceux qui vivent selon Dieu. Nous donnons encore à ces deux ordres le nom mystique de Cités, par où il faut entendre deux sociétés d'hommes, dont l'une est prédestinée à vivre éternellement avec Dieu, et l'autre à souffrir un supplice éternel avec le diable. Telle est leur fin, dont nous traiterons dans la suite. Maintenant, puisque nous avons assez parlé de leur naissance, soit dans les anges, soit dans les deux premiers hommes, il est bon, ce me semble, que nous en considérions le cours et le progrès, depuis le moment où les deux premiers hommes commencèrent à engendrer jusqu'à la fin des générations humaines. C'est de tout cet espace de temps, où il se fait une révolution continuelle de personnes qui meurent, et d'autres qui naissent et qui prennent leur place, que se compose la durée des deux cités.
Caïn, qui appartient à la cité des hommes, naquit le premier des deux auteurs du genre humain ; vint ensuite Abel, qui appartient à la cité de Dieu. De même que nous expérimentons dans chaque homme en particulier la vérité de cette parole de l'Apôtre, que ce n'est pas ce qui est spirituel qui est formé le premier, mais ce qui est animal 1, d'où vient que nous naissons d'abord méchants et charnels, comme sortant d'une racine corrompue, et ne devenons bons et spirituels qu'en renaissant de Jésus-Christ, ainsi en est-il de tout le genre humain. Lorsque les deux cités commencèrent à prendre leur cours dans l'étendue des siècles, l'homme de la cité de la terre fut celui qui naquit le premier, et, après lui, le membre de la cité de Dieu, prédestiné par la grâce, élu par la grâce, étranger ici-bas par la grâce, et par la grâce citoyen du ciel. Par lui-même, en effet, il sortit de la même masse qui avait été toute condamnée dans son origine ; mais Dieu, comme un potier de terre (car c'est la comparaison dont se sert saint Paul 2, à dessein, et non pas au hasard), fit d'une même masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie 3. Or, le vase d'ignominie a été fait le premier, puis le vase d'honneur, parce que dans chaque homme, comme je viens de le dire, précède ce qui est mauvais, ce par où il faut nécessairement commencer, mais où il n'est pas nécessaire de demeurer; et après vient ce qui est bon, où nous parvenons par notre progrès dans la vertu, et où nous de. vons demeurer. Il est vrai dès lorsque tous ceux qui sont méchants ne deviendront pas bons; mais il l'est aussi qu'aucun ne sera bon qui n'ait été originairement méchant. L'Ecriture dit donc de Caïn qu'il bâtit une ville4; mais A bel,
1. I Cor. XV, 46.
2. Saint Paul emprunte cette comparaison à Isaïe (XLV, 9) et à Jérémie (XVIII, 3 et seq.)
3. Rom. IX, 21. - 4. Gen. IV, 17.
(309)
qui était étranger ici-bas, n'en bâtit point. Car la cité des saints est là-haut, quoiqu'elle enfante ici-bas des citoyens en qui elle est étrangère à ce monde, jusqu'à ce que le temps de son règne arrive et qu'elle rassemble tous ses citoyens au jour de la résurrection des corps, quand ils obtiendront le royaume qui leur est promis et où ils régneront éternellement avec le Roi des siècles, leur souverain.
CHAPITRE II.
DES FILS DE LA TERRE ET DES FILS DE PROMISSION.
Il a existé sur la terre, à la vérité, une ombre et une image prophétique de cette cité,
pour en être le signe obscur plutôt que la représentation expresse, et cette image a été
appelée elle-même la cité sainte, comme le symbole et non comme la réalité de ce qui
doit s'accomplir un jour. C'est de cette image inférieure et subordonnée dans son contraste
avec la cité libre qu'elle marquait, que l'Apôtre parle ainsi aux Galates: « Dites-moi, je
vous prie, vous qui voulez être sous la loi, n'avez-vous point ouï ce que dit la loi? Car il
est écrit qu'Abraham a eu deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Mais
celui qui naquit de la servante naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre naquit en vertu de la promesse de Dieu. Or, tout ceci est une allégorie. Ces deux femmes sont les deux alliances, dont la première, qui a été établie sur le mont Sina et qui n'engendre que des esclaves, est figurée par Agar. Agar est en figure la même chose que Sina, montagne d'Arabie, et Sina représente la Jérusalem terrestre qui est esclave avec ses enfants, au lieu que la Jérusalem d'en haut est vraiment libre, et c'est elle qui est notre mère; car il est écrit : Réjouissez-vous, stériles qui n'enfantez point ; poussez des cris de joie, vous qui ne concevez point; car celle qui était délaissée a plus d'enfants que celle qui a un mari. Nous sommes donc, mes frères, les enfants de la promesse, ainsi qu'Isaac. Et comme alors celui qui était né
selon la chair persécutait celui qui était né selon l'esprit, il en est encore de même aujourd'hui. Mais que dit l'Ecriture? Chassez la servante et son fils; car le fils de la servante ne sera point héritier avec le fils de la femme libre. Or, mes frères, nous ne sommes point les enfants de la servante, mais de la femme libre; et c'est Jésus-Christ qui nous a acquis cette liberté 1 ». Cette explication de l'Apôtre nous apprend comment nous devons entendre les deux Testaments. Une partie de la cité de la terre est devenue une image de la cité du ciel. Elle n'a pas été établie pour elle-même, mais pour être le symbole d'une autre; et ainsi la cité de la terre, image de la cité du ciel, a en elle-même une image qui la représentait. En effet, Agar, servante de Sarra, et son fils étaient en quelque façon une image de cette image, une figure de cette figure; et comme, à l'arrivée de la lumière, les ombres devaient s'évanouir, Sarra, qui était la femme libre et signifiait la cité libre, laquelle figurait elle-même la Jérusalem terrestre, dit: « Chassez la servante et son fils; car le fils de la servante ne sera point héritier avec mon fils Isaac », ou, comme dit l'Apôtre: « Avec le fils de la femme libre ». Nous trouvons donc deux choses dans la cité de la terre, d'abord la figure d'elle-même, et puis celle de la cité du ciel qu'elle représentait. Or, la nature corrompue par le péché enfante les citoyens de la cité de la terre, et la grâce, qui délivre la nature du péché, enfante les citoyens de la cité du ciel; d'où vient que ceux-là sont appelés des vases de colère, et ceux-ci des vases de miséricorde 2. C'est encore ce qui a été figuré dans les deux fils d'Abraham, attendu que l'un d'eux, savoir Ismaël, est né selon la chair, de la servante Agar, et l'autre, Isaac, est né de la femme libre, en exécution de la promesse de Dieu. L'un et l'autre à la vérité sont enfants d'Abraham, mais l'un engendré selon le cours ordinaire des choses, qui marquait la nature, et l'autre donné en vertu de la promesse, qui signifiait la grâce. En l'un paraît l'ordre des choses humaines, et dans l'autre éclate un bienfait particulier de Dieu.
CHAPITRE III.
DE LA STÉRILITÉ DE SARRA QUE DIEU FÉCONDA PAR SA GRÂCE.
Sarra était réellement stérile; et, comme elle désespérait d'avoir des enfants, elle résolut d'en avoir au moins de sa servante qu'elle donna à son mari pour habiter avec elle. De cette sorte, elle exigea de lui le devoir conjugal, usant de son droit en la personne d'une autre. Ismaël naquit comme les autres
1. Galat. IV, 21-31. - 2. Rom. IX, 21, 23.
(309)
hommes de l'union des deux sexes, suivant la loi ordinaire de la nature : c'est pour cela que l'Ecriture dit qu'il naquit selon la chair, non que les enfants nés de cette manière ne soient des dons et des ouvrages de Dieu, de ce Dieu dont la sagesse atteint sans aucun obstacle d'une extrémité à l'autre et qui dispose toutes choses avec douceur 1 , mais parce que, pour marquer un don de la grâce de Dieu entièrement gratuit et nullement dû aux hommes, il fallait qu'un enfant naquît contre le cours ordinaire de la nature. En effet, la nature a coutume de refuser des enfants à des personnes aussi âgées que l'étaient Abraham et Sarra quand ils eurent Isaac, outre que Sarra était même naturellement stérile. Or, cette impuissance de la nature à produire des enfants dans cette disposition, est un symbole de la nature humaine, corrompue par le péché et justement condamnée, et désormais déchue de toute véritable félicité. Ainsi Isaac, né en vertu de la promesse de Dieu, figure très-bien les enfants de la grâce, les citoyens de la cité libre, les cohéritiers de l'éternelle paix, où ne règne pas l'amour de la volonté propre, mais une charité humble et soumise, unie dans la jouissance commune du bien immuable, et qui de plusieurs coeurs n'en fait qu'un.
CHAPITRE IV.
DE LA PAIX ET DE LA GUERRE DANS LA CITÉ TERRESTRE.
Mais la cité de la terre, qui ne sera pas éternelle (car elle ne sera plus cité, quand elle sera condamnée au dernier supplice), trouvera-ici-bas son bien, dont la possession lui procure toute la joie que peuvent donner de semblables choses. Comme ce bien n'est pas tel qu'il ne cause quelques traverses à ceux qui l'aiment, il en résulte que cette cité est souvent divisée contre elle-même, que ses citoyens se font la guerre, donnent des batailles et remportent des victoires sanglantes. Là chaque parti veut demeurer le maître, tandis qu'il est lui-même esclave de ses vices. Si, lorsqu'il est vainqueur, il s'enfle de-ce succès, sa victoire lui devient mortelle; si, au contraire, pensant à la condition et aux disgrâces communes, il se modère par la considération des accidents de la fortune, cette victoire lui est plus avantageuse; mais la
1. Sag. VIII, 1.
mort lui en ôte enfin le fruit; car il ne peut pas toujours dominer sur ceux qu'il s'est assujétis. On ne peut pas nier toutefois que les choses dont cette cité fait l'objet de ses désirs ne soient des biens, puisque elle-même, en son genre, est aussi un bien, et de tous 1er biens de la terre le plus excellent. Or, pour jouir de ces biens terrestres, elle désire une certaine paix, et ce n'est que pour cela qu'elle fait la guerre. Lorsqu'elle demeure victorieuse et qu'il n'y a plus personne qui lui résiste, elle a la paix que n'avaient pas les partis contraires qui se battaient pour posséder des choses qu'ils ne pouvaient posséder ensemble. C'est cette paix qui est le but de toutes les guerres et qu'obtient celui qui remporte la victoire. Or, quand ceux qui combattaient pour la cause la plus juste demeurent vainqueurs, qui doute qu'on ne doive se réjouir de leur victoire et de la paix qui la suit? Ces choses sont bonnes, et viennent sans doute de Dieu; mais si l'on se passionne tellement pour ces moindres biens, qu'on les croie uniques ou qu'on les aime plus que ces autres biens beaucoup plus excellents qui appartiennent à la céleste cité, où il y aura une victoire suivie d'une paix éternelle et souveraine, la misère alors est inévitable et tout se corrompt de plus en plus.
CHAPITRE V.
DU PREMIER FONDATEUR DE LA CITÉ DE LA TERRE, QUI TUA SON FRÈRE; EN QUOI IL FUT IMITÉ DEPUIS PAR LE FONDATEUR DE ROME.
C'est ainsi que le premier fondateur de la cité de la terre fut fratricide. Transporté de jalousie, il tua son frère, qui était citoyen de la cité éternelle et étranger ici-bas. Il n'y a donc rien d'étonnant que ce crime primordial et, comme diraient les Grecs, ce type du crime, ait été imité si longtemps après, lors de la fondation de cette ville qui devait être la maîtresse de tant de peuples et la capitale de la cité de la terre. Ainsi que l'a dit un de leurs poëtes :
« Les premiers murs de Rome furent teints du sang d'un frère tué par son frère ».
En effet, l'histoire- rapporte que Romulus tua son frère Rémus, et il n'y a 1'autre différence entre ce crime et celui de Caïn, sinon
1. Lucain, dans la Pharsale, au livre I, V. 95.
(310)
qu'ici les frères étaient tous deux citoyens de la cité de la terre, et que tous deux prétendaient être les fondateurs de la république romaine. Or, tous deux ne pouvaient avoir autant de gloire qu'un seul; car une puissance partagée est toujours moindre. Afin donc qu'un seul la possédât tout entière, il se défit de son compétiteur et accrut par son crime un empire qui autrement aurait été moins grand, mais plus juste. Caïn et Abel n'étaient pas touchés d'une pareille ambition, et ce- n'était pas pour régner seul que l'un des deux tua l'autre. Abel ne se souciait pas, en effet, de dominer sur la ville que son frère bâtissait; en sorte qu'il ne fut tué que par cette malignité diabolique qui fait que les méchants portent envie aux gens de bien, sans autre raison sinon que les uns sont bons et les autres méchants. La bonté ne se diminue pas pour être possédée par plusieurs; au contraire, elle devient d'autant plus grande, que ceux qui la possèdent sont plus unis; pour tout dire en un mot, le moyen de la perdre est de la posséder tout seul, et l'on ne la possède jamais plus entière que quand on est bien aise de la posséder avec plusieurs. Or, ce qui arriva entre Rémus et Romulus montre comment la cité de la terre se divise contre elle-même; et ce qui survint entre Caïn et Abel fait voir la division qui existe entre les deux cités, celle de Dieu et celle dès hommes. Les méchants combattent donc les uns contre les autres, et les méchants combattent aussi contre les bons; mais les bons, s'ils sont parfaits, ne peuvent avoir aucun différend entre eux. Ils en peuvent avoir, quand ils n'ont pas encore atteint cette perfection; comme un homme peut n'être pas d'accord avec soi-même, puisque dans le même homme la chair convoite souvent contre l'esprit et l'esprit contre la chair 1. Les inclinations spirituelles de l'un peuvent dès lors combattre les inclinations charnelles de l'autre, et réciproquement, de même que les bons et les méchants se font la guerre les uns aux autres; ou encore, les inclinations charnelles de deux hommes de bien, mais qui ne sont pas encore parfaits, peuvent se combattre l'une l'autre, comme font entre eux les méchants, jusqu'à ce que la grâce victorieuse de Jésus-Christ les ait entièrement guéris de ces faiblesses.
1. Galat. V, 12
CHAPITRE VI.
DES LANGUEURS AUXQUELLES SONT SUJETS, EN PUNITION DU PÉCHÉ, LES CITOYENS MÊMES DE LA CITÉ DE DIEU, ET DONT ILS SONT ENFIN DÉLIVRÉS PAR LA GRACE.
Cette langueur, c'est-à-dire cette désobéissance dont nous avons parlé au quatorzième livre 1, est la peine de la désobéissance du premier homme, et ainsi elle ne vient pas de la nature, mais du vice de la volonté; c'est pourquoi il est dit aux bons, qui s'avancent
dans la vertu et qui vivent de la foi dans ce pèlerinage: « Portez les fardeaux les uns des
autres, et vous accomplirez la loi de Jésus- Christ 2 » ; et dans un autre endroit: « Reprenez ceux qui sont turbulents, consolez les affligés, supportez les faibles, et soyez débonnaires à tout le monde. Prenez garde de ne point rendre le mal pour le mal 3 »; et encore : « Si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous qui êtes spirituels, reprenez-le avec douceur, songeant que vous pouvez être tentés de même 4 » et ailleurs: «Que le soleil ne se couche point sur votre colère 5 » ; et dans l'Evangile: « Lorsque votre frère vous a offensé, reprenez-le en particulier entre vous et lui 6 ». L'Apôtre dit aussi, à l'occasion des péchés où
l'on craint le scandale: « Reprenez devant tout le monde ceux qui ont commis quelque
crime, afin de donner de la crainte aux autres 7». L'Ecriture recommande vivement
pour cette raison le pardon des injures, afin d'entretenir la paix, sans laquelle personne
ne pourra voir Dieu «. De là ce terrible jugement contre ce serviteur que l'on condamne
à payer les dix mille talents qui lui avaient été remis, parce qu'il n'en avait pas voulu
remettre cent à un autre serviteur comme lui. Après cette parabole, Notre-Seigneur
Jésus-Christ ajouta : « Ainsi vous traitera votre Père qui est dans les cieux, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond du cœur 9 ». Voilà comme sont guéris les citoyens de la cité de Dieu, qui sont voyageurs ici-bas et qui soupirent après le repos de la céleste patrie. Mais c'est le Saint-Esprit qui opère au dedans et qui donne la vertu aux remèdes qu'on emploie au dehors. Quand
1. Aux chap. I et II.
2. Galat. VI, 2. - 3. I Thess. V, 14, 15. - 4. Galat. VI, 11. - 5. Ephés. iv, 26. - 6. Matt. XVIII, 15. - 7. 1 Tim. V, 20. - 8.Hébr. XII, 14. - 9. Matt. XVIII, 35.
(311)
Dieu lui-même se servirait des créatures qui lui sont soumises, pour nous parler en songes ou de toute autre manière, cela serait inutile, si en même temps il ne nous touchait l'âme d'une grâce intérieure. Or, il en use de la sorte lorsque, par un jugement très-secret, mais très-juste, il sépare des vases de colère les vases de miséricorde. Si, en effet, à l'aide du secours qu'il nous prête par des voies cachées et admirables, le péché qui habite dans nos membres, ou plutôt la peine du péché, ne règne point dans notre corps mortel, si, domptant ses désirs déréglés, nous ne lui abandonnons point nos membres pour accomplir l'iniquité 1, notre esprit acquiert dès ce moment un empire sur nos passions qui les rend plus modérées, jusqu'à ce que, parfaitement guéri et revêtu d'immortalité , il jouisse dans le ciel d'une paix souveraine.
CHAPITRE VII.
LA PAROLE DE DIEU NE DÉTOURNA POINT CAÏN DE TUER SON FRÈRE.
Mais de quoi servit à Caïn d'être averti de tout cela par Dieu même, quand Dieu s'adressa à lui en lui parlant sous la forme dont il avait coutume de se servir pour parler aux premiers hommes 2 ? En accomplit-il moins le fratricide qu'il méditait? Comme Dieu avait discerné les sacrifices des deux frères, agréant ceux de l'un parce qu'il était homme de bien, et rejetant ceux de l'autre à cause de sa méchanceté, Caïn, qui s'en aperçut sans doute par quelque signe visible, en ressentit un vif déplaisir et en fut tout abattu. Voici comment l'Ecriture s'exprime à ce sujet: « Dieu dit à Caïn: Pourquoi êtes-vous triste et abattu? Quand vous faites une offrande qui est bonne, mais dont le partage n'est pas bon, ne péchez-vous pas? Tenez-vous en repos. Car il se tournera vers vous, et vous lui commanderez 3 ». Dans cet avertissement que Dieu donne à Caïn, il n'est pas aisé de bien entendre ces mots: « Quand vous faites une offrande qui est bonne, mais dont le partage n'est pas bon, ne péchez-vous pas? » C'est ce qui a donné lieu aux commentateurs d'en tirer divers sens. La vérité est que l'on offre bien le sacrifice, lorsqu'on l'offre au
1. Rom. VI, 12, 13.
2. Voyez le De Gen. ad litt. , lib. VIII, n. 37 ; IX, n. 3 et 4.
3. Gen. IV, 6, 7, sec. LXX.
Dieu véritable à qui seul il est dû, mais on ne partage pas bien, lorsqu'on ne discerne pas comme il faut ou les lieux, ou les temps, ou les choses offertes, ou celui qui les offre, ou ceux à qui l'on fait part de l'offrande pour en manger. Ainsi, partage serait synonyme de discernement, soit quand on n'offre pas où il faut, ou ce qu'il y faut offrir, soit lorsqu'on offre dans un temps ce qu'il faudrait offrir dans un autre, ou qu'on offre ce qui ne doit être offert en aucun lieu ni en aucun temps, soit qu'on retienne pour soi le meilleur du sacrifice au lieu de l'offrir à Dieu, soit enfin qu'on en fasse part à un profane ou à quelque autre qu'il n'est pas permis d'y associer. Il est difficile de décider en laquelle de ces choses Caïn déplut à Dieu; toutefois, comme l'Apôtre saint Jean dit, à propos de ces deux frères:
« N'imitez pas Caïn qui était possédé du malin esprit, et qui tua son frère. Et pourquoi le tua-t-il? parce que ses propres oeuvres ne valaient rien, et que celles de son frère étaient bonnes 1 » ; nous en pouvons conclure que les offrandes de Caïn n'attirèrent point les regards de Dieu, parce qu'il ne partageait pas bien et se réservait pour lui-même une partie de ce qu'il offrait à Dieu. C'est ce que font tous ceux qui n'accomplissent pas la volonté de Dieu, mais la leur, c'est-à-dire qui, n'ayant pas le coeur pur, offrent des présents à Dieu pour le corrompre, afin qu'il ne les aide pas à guérir leurs passions, mais à les satisfaire. Tel est proprement le caractère de la cité du monde, de servir Dieu ou les dieux pour remporter par leur secours des victoires sur ses ennemis et jouir d'une paix humaine, dans le désir non de faire du bien, mais de s'agrandir. Les bons se servent du monde pour jouir de Dieu, et les méchants au contraire veulent se servir de Dieu pour jouir du monde; encore, je parle de ceux qui croient qu'il y a un Dieu et qu'il prend soin des choses d'ici-bas, car il en est même qui ne le croient pas. Lors donc que Caïn connut que Dieu n'avait point regardé son sacrifice et qu'il avait regardé celui de son frère, il devait imiter Abel et non pas lui porter envie; mais la tristesse et l'abattement qu'il en ressentit constituent principalement le péché que Dieu reprit en lui, savoir de s'attrister de la bonté d'autrui, et surtout de celle de son frère. Ce fut le sujet de la réprimande
1. I Jean, III, 12.
(312)
qu'il lui adressa, quand il lui dit: « Pourquoi « êtes-vous triste et abattu? » Dieu voyait bien au fond qu'il portait envie à son frère, et c'est de quoi il le reprenait. En effet, comme les hommes ne voient pas le coeur, ils pourraient se demander si cette tristesse ne venait pas de ce qu'il était fâché d'avoir déplu à Dieu par sa mauvaise conduite, plutôt que du déplaisir de ce que Dieu avait regardé favorablement le sacrifice de son frère. Mais du moment que Dieu lui déclare pour quelle raison il n'avait pas voulu recevoir son offrande, et qu'il devait moins imputer ce refus à son frère qu'à lui- même, il fait voir que Caïn était rongé d'une secrète jalousie.
Comme Dieu ne voulait pas, après tout, l'abandonner sans lui donner quelque avis salutaire : « Tenez-vous en repos, lui dit-il; car il se tournera vers vous, et vous lui commanderez ». Est-ce de son frère qu'il parle ? Non vraiment, mais bien de son péché, car il avait dit auparavant: « Ne péchez-vous pas? » puis il ajoute : « Tenez-vous en repos; car il se tournera vers vous, et vous lui commanderez ». On peut entendre par là que l'homme ne doit s'en prendre qu'à lui-même de ce qu'il pèche, et que le véritable moyen d'obtenir le pardon de son péché et l'empire sur ses passions, c'est de se reconnaître coupable; autrement, celui qui prétend excuser le péché ne fera que le renforcer et lui donner plus de pouvoir sur lui. Le péché peut se prendre aussi en cet endroit pour la concupiscence de la chair, dont l'Apôtre dit: « La chair convoite contre l'esprit 1 » car il met aussi l'envie au nombre de ses convoitises, et c'est elle qui anima Caïn contre son frère. D'après cela, ces paroles: « Il se tournera vers vous, et vous lui commanderez », signifieraient que la concupiscence nous sera soumise et que nous en deviendrons les maîtres. Lorsque, en effet, cette partie charnelle de l'âme que l'Apôtre appelle péché dans ce passage où il dit: « Ce n'est pas moi qui fais le mal, mais c'est le péché qui habite en moi 2 », cette partie dont les philosophes avouent qu'elle est vicieuse et ne doit pas commander, mais obéir à l'esprit; lors, dis-je, que cette partie charnelle est émue, si l'on pratique ce que prescrit l'Apôtre: « N'abandonnez point vos membres au péché pour lui servir d'instruments à mal faire 3 », elle se tourne vers l'esprit et se
1. Galat. V, 17. - 2. Rom. VII, 17. - 3. Rom VI, 13
soumet à l'empire de la raison. C'est l'avertissement que Dieu donne à celui qui était transporté d'envie contre son frère, et qui voulait ôter du monde celui qu'il devait plutôt imiter « Tenez-vous en repos », lui dit-il, c'est-à-dire : Ne commettez pas le crime que vous méditez; que le péché ne règne point en votre corps mortel, et n'accomplissez point ses désirs déréglés; n'abandonnez point vos membres au péché pour lui servir d'instruments à mal faire; car il se tournera vers vous, pourvu que, au lieu de le seconder, vous tâchiez de le réprimer, et vous aurez empire sur lui, parce que, lorsqu'on ne lui permet pas d'agir au dehors, il s'accoutume à ne se plus soulever au dedans contre la raison. On voit au même livre de la Genèse qu'il en est à peu près de même pour la femme, quand, après le péché, le diable reçut l'arrêt de sa condamnation dans le serpent, et Adam et Eve dans leur propre personne. Après que Dieu eut dit à Eve: « Je multiplierai les sujets de vos peines et de vos gémissements, et vous enfanterez avec douleur », il ajoute: « Et vous vous tournerez vers votre mari, et il aura empire sur vous 1 ». Ce qui est dit ensuite à Caïn du péché ou de la concupiscence de la chair, est dit ici de la femme pécheresse, pour montrer que le mari doit gouverner sa femme comme l'esprit gouverne la chair. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre: « Celui qui aime sa femme s'aime soi-même; car jamais personne ne hait sa propre chair 2 ». Il faut donc guérir ces maux comme étant véritablement en nous, au lieu de les condamner comme s'ils ne nous appartenaient pas. Mais Caïn, qui était déjà corrompu, ne tint aucun compte de l'avertissement de Dieu, et, l'envie se rendant maîtresse de son coeur, il égorgea perfidement son frère. Voilà ce qu'était le fondateur de la cité de la terre. Quant à considérer Caïn comme figurant aussi les Juifs qui ont fait mourir Jésus-Christ, ce grand Pasteur des âmes, représenté par Abel, pasteur de brebis, je n'en veux rien faire ici, et je me souviens d'en avoir touché quelque chose contre Fauste le Manichéen 3.
1. Gen III, 16 - 2. Ephes V, 28, 29.
2. Voyez le Contra Faust., lib. XII, cap. 9 et seq.
(313)
CHAPITRE VIII.
QUELLE RAISON PORTA CAÏN À BÂTIR UNE VILLE DÈS LE COMMENCEMENT DU MONDE.
J'aime mieux maintenant défendre la vérité de l'Ecriture contre ceux qui prétendent qu'il n'est pas croyable qu'un seul homme ait bâti une ville, parce qu'il semble qu'il n'y avait encore alors que quatre hommes sur la terre, ou même trois depuis le meurtre d'Abel, savoir: Adam, Caïn et son fils Enoch, qui donna son nom à cette ville. Ceux qui raisonnent de la sorte ne considèrent pas que l'auteur de l'Histoire sainte n'était pas obligé de mentionner tous les hommes qui pouvaient exister alors, mais seulement ceux qui servaient à son sujet. Le dessein de l'écrivain, qui servait en cela d'organe au Saint-Esprit, était de descendre jusqu'à Abraham par la suite de certaines générations, et de venir des enfants d'Abraham au peuple de Dieu, qui, séparé de tous les autres peuples de la terre, devait annoncer en figure tout ce qui regardait la cité dont le règne sera éternel, et Jésus-Christ son roi et son fondateur, sans néanmoins oublier l'autre société d'hommes que nous appelons la cité de la terre, et d'en dire autant qu'il fallait pour rehausser par cette opposition l'éclat de la cité de Dieu. En effet, lorsque l'Ecriture sainte rapporte le nombre des années de la vie de ces premiers hommes, et conclut toujours ainsi de chacun d'eux : « Et il engendra des fils et des filles, et un tel vécut tant de temps, et puis il mourut 1 » ; dira-t-on, sous prétexte qu'elle ne nomine pas ces fils et ces filles, que, pendant un si grand nombre d'années qu'on vivait alors, il n'ait pu naître assez d'hommes pour bâtir même plusieurs villes? Mais il était de l'ordre de la providence de Dieu, par l'inspiration duquel ces choses ont été écrites, de distinguer d'abord ces deux sociétés: d'une part les générations des hommes, c'est-à-dire de ceux qui vivaient selon l'homme, et de l'autre, les générations des enfants de Dieu, en allant jusqu'au déluge où tous les hommes furent noyés, excepté Noé et- sa femme, avec leurs trois fils et leurs trois brus , huit personnes qui méritèrent seules d'échapper dans l'arche à cette ruine universelle.
Lors donc qu'il est écrit: « Caïn connut sa femme, et elle enfanta Enoch, et il bâtit une
1. Gen. V, 4, 5 et al.
ville du nom de son fils Enoch », il ne s'ensuit pas qu'Enoch ait été son premier fils. L'Ecriture dit la même chose d'Adam, lorsqu'il engendra Seth: « Adam, dit-elle, connut Eve sa femme, et elle conçut et enfanta un fils qu'elle nomma Seth » ; et cependant, Adam avait déjà engendré Caïn et Abel. Il ne s'ensuit pas non plus, de ce qu'Enoch donne son nom à la ville bâtie par Caïn, qu'il ait été son premier-né. Il se pouvait qu'il l'aimât plus que ses autres enfants. En effet, Juda, qui donna son nom à la Judée et aux Juifs, n'était pas l'aîné des enfants de Jacob. Mais quand Enoch serait le fils aîné de Caïn, il n'en faudrait pas conclure qu'il ait donné son nom à cette ville dès qu'il fut né; car un seul homme ne pouvait pas faire une ville, qui n'est autre chose qu'une multitude d'hommes unis ensemble par quelque -lien de société. Il faut croire plutôt que, la famille de Caïn s'étant si fort accrue qu'elle formait un peuple, il bâtit une ville et l'appela du nom de son aîné. Dans le fait, la vie de ces premiers hommes était si longue, quo celui qui a le moins vécu avant le déluge, selon le témoignage de 1'Ecriture, a vécu sept cent cinquante-trois ans 2. Plusieurs même ont passé neuf cents ans , quoique aucun n'ait été jusqu'à mille. Qui peut donc douter que, pendant la vie d'un seul homme, le genre humain n'ait pu tellement se multiplier qu'il ait été suffisant pour peupler plusieurs villes? Cela se peut facilement conjecturer, puisque le peuple hébreu, sorti du seul Abraham, s'accrut de telle façon, en l'espace d'un peu plus de quatre cents ans, qu'à la sortie d'Egypte l'Ecriture compte jusqu'à six cent mille hommes capables de porter les armes 3, pour ne rien dire des Iduméens qui sortirent d'Esaü, petit-fils d'Abraham, ni de plusieurs autres nations issues du même Abraham, mais non pas par sa femme Sarra 4.
CHAPITRE IX.
LES HOMMES VIVAIENT PLUS LONGTEMPS ET ÉTAIENT PLUS GRANDS AVANT LE DÉLUGE QUE DEPUIS.
Il n'est donc point d'esprit judicieux qui
1. Gen. IV, 17, 25.
2. Ce personnage est Lamech, du moins selon la version des Septante; car la Vulgate porte sept cent soixante-dix-sept ans.
3. Exod. XII, 37.
4. Saint Augustin veut parler des Ismaélites, issue d'Ismaël, fils d'Abraham et d'Agar.
(314)
doute que Caïn n'ait pu bâtir une ville, même ort grande, dans un temps où la vie des hommes était si longue 1, à moins qu'on ne veuille encore discuter là-dessus et prétendre qu'il n'est pas vrai qu'ils aient vécu aussi longtemps que 1'Ecriture le rapporte. Une chose encore que les incrédules se refusent à croire, c'est que les hommes fussent alors beaucoup plus grands qu'ils ne sont aujourd'hui. Cependant le plus célèbre de leurs poëtes, Virgile, à propos d'une grosse pierre qui servait de borne à un champ et qu'un homme très-robuste des temps anciens leva dans le combat et lança en courant contre son ennemi, s'exprime ainsi :
« A peine douze hommes de nos jours, choisis parmi les plus forts, l'auraient-ils pu porter 2 »
Par où il veut montrer que la terre produisait alors des hommes bien plus grands qu'à présent. Combien donc l'étaient-ils encore davantage dans les premiers âges du monde avant le déluge? Mais les sépulcres, découverts par la suite des années ou par des débordements de fleuves et autres accidents, où l'on a trouvé des ossements d'une grandeur incroyable, doivent convaincre les plus opiniâtres. J'ai vu moi-même, sur le rivage d'Utique, et plusieurs l'ont vue avec moi, une dent mâchelière d'homme, si grosse qu'on en eût pu faire cent des nôtres 2 : elle avait appartenu, je crois, à quelque géant ; car si les hommes d'alors étaient généralement plus grands que nous, ils l'étaient moins que les géants. Aussi bien, dans tous les temps et même au nôtre, des phénomènes de ce genre n'ont pas cessé de se produire. Pline, ce savant homme, assure 4 que plus le temps avance dans sa marche, plus les corps diminuent; et il ajoute que c'est une chose dont Homère se plaint souvent. Mais, comme j'ai déjà dit, les os que l'on découvre quelquefois dans de vieux monuments peuvent justifier la grandeur des
1. Sur la longévité des hommes primitifs, voyez Josèphe, Ant. Hebr., lib. I, cap. 3, § 9, et Pline l'Ancien, Hist. nat. , lib. VII, capp. 49, 50.
2. Virgile en cet endroit (Enéide, livre XII, v. 899, 900) a suivi Homère, mais en l'exagérant. Voyez l'Iliade (chant V, v. 302-304), où le fils de Tydée lance une pierre que deux hommes ordinaire, auraient eu de la peine à soulever. Deux hommes n'ont pas suffi à Virgile, il en a mis douze, et de choix.
3. Cette dent prodigieuse était, selon toute probabilité, une dent d'éléphant fossile. Voyez mir ce point, comme aussi sur la taille et la longévité des anciens hommes, la lettre de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à M. Poujoulat, auteur d'une Histoire de saint Augustin (tome III, pages 339 et suiv.) On consultera également avec fruit le livre récent de M. Flourens: De la longévité humaine.
4. En son Histoire naturelle, au livre VII, ch. 16.
corps des premiers hommes, tandis que l'on ne saurait prouver de même la durée de leur vie, parce que personne ne vit plus aussi longtemps. Cependant cela ne doit pas empêcher d'ajouter foi à l'Histoire sainte, puisqu'il y aurait d'autant plus d'imprudence à ne pas croire ce qu'elle nous raconte du passé, que nous voyons de nos yeux l'accomplissement de ce qu'elle a prédit de l'avenir. Le même Pline dit toutefois qu'il existe encore une nation où l'on vit deux cents ans 1. Si donc quelques pays qui nous sont inconnus conservent encore des restes de cette longue vie dont nous n'avons pas d'expérience, pourquoi ne croirions-nous pas aussi qu'il y a eu des temps où l'on vivait autant que l'Ecriture le témoigne ? S'il est croyable que ce qui n'est point ici soit ailleurs, pourquoi serait-il incroyable que ce qui n'est pas maintenant ait été autrefois?
CHAPITRE X.
DE LA DIVERSITÉ QUI SE RENCONTRE ENTRE LES LIVRES HÉBREUX ET LES SEPTANTE QUANT AU NOMBRE DES ANNÉES DES PREMIERS HOMMES.
Ainsi, bien qu'il semble qu'il y ait quelque diversité, quant au nombre des années, entre les livres hébreux et les nôtres 2, sans que je sache d'où elle provient, elle n'est pas telle néanmoins qu'ils ne s'accordent touchant la longue vie des hommes de ce temps-là. Nos livres portent qu'Adam engendra Seth à l'âge de deux cent trente ans, et ceux des Hébreux à l'âge de cent trente 3; mais aussi, selon les leurs, il vécut huit cents ans depuis, au lieu que, selon les nôtres, il n'en vécut que sept cents 4; et ainsi ils conviennent dans la somme totale. Il en est de même des autres générations; les cent années que les Hébreux comptent de moins que nous avant qu'un père ait engendré un tel qu'ils nomment, ils les reprennent ensuite, en sorte que cela revient au même. Dans la sixième génération, il n'y a aucune diversité. Pour la septième, il y a la même que dans les cinq premières, et elle s'accorde aussi de même. La huitième n'est
1. Pline parle en effet de cette nation, qui est celle des Epéens dans l'Italie, mais il n'en parle pas en témoin oculaire; il rapporte un fait qu'il a lu dans un vieil historien, nommé Hellanicus. Voyez Hist. nat., lib. VII, cap. 49.
2. Par nos livres, saint Augustin entend ceux dont l'Eglise de son temps faisait usage, c'est-à-dire une version du grec des Septante, antérieure à la Vulgate ou version de saint Jérôme; il entend par livres hébreux une autre version latine de l'Ecriture, faite sur l'hébreu même.
3. Gen. V, 3. - 4. Ibid. 4.
(315)
pas plus difficile à accorder. Il est vrai que, suivant les Hébreux, Enoch, lorsqu'il engendra Mathusalem, avait vingt ans de plus que nous ne lui en donnons; mais aussi lui en donnent-ils vingt de moins lorsqu'il l'eut engendré 1. Ce n'est que dans La neuvième génération, c'est-à-dire dans les années de Lamech, fils de Mathusalem et père de Noé, qu'il se rencontre quelque différence dans la somme totale ; encore n'est-elle pas considérable, puisqu'elle se borne à vingt-quatre années d'existence que les Hébreux donnent de plus que nous à Lamech ils lui attribuent six ans de moins que nous avant qu'il engendrât Noé, et trente de plus que nous après qu'il l'eût engendré 2; de sorte que, rabattant ces six ans, restent vingt-quatre.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:31
Martyrs du Viêt Nam


CHAPITRE XVIII.

DE LA HONTE QUI ACCOMPAGNE, MÊME DANS LE MARIAGE, LA GÉNÉRATION DES ENFANTS.
Quand la convoitise veut se satisfaire, je ne parle pas seulement de ces liaisons coupables qui cherchent l'obscurité pour échapper à la justice des hommes, mais de ces commerces
1. Gen. III, 7.
2. Succinctoria, vêtement serré autour du corps. Le texte des Septante porte peridzomata .
(300)
impurs que la loi humaine tolère, elle m laisse pas de fuir le jour et les regards; ce qui prouve que, même dans les lieux de débauche il a été plus aisé à l'impudicité de s'affranchir du joug des lois qu'à l'impudence de fermer tout asile à la pudeur. Les débauchés appellent eux-mêmes leurs actions déshonnêtes; et, quoiqu'ils les aiment, ils rougissent de les publier. Que dirai-je de l'union légitime du mariage, dont pourtant l'objet exprès, suivant la loi civile, est la procréation des enfants? Ne cherche-t-elle pas aussi le secret, et, avant la consommation, ne chasse-t-elle pas tous ceux qui avaient été présents jusque-là, serviteurs, amis et même les paranymphes? Un grand maître de l'éloquence romaine 1 dit que toutes les bonnes actions veulent paraître au grand jour, c'est-à-dire être connues; et celle-ci, quelle que soit sa bonté, ne veut l'être qu'en ayant honte de se montrer Chacun sait, par exemple, ce qui se passe entre les époux en vue de la génération des enfants, et pour quelle autre fin célèbre-t-on te mariage avec tant de solennité? et néanmoins, quand les époux veulent s'unir, ils ne souffrent pas que leurs enfants, s'ils en ont déjà, soient témoins d'une action à laquelle ils doivent la vie. D'où vient cela, sinon de ce que cette action, bien qu'honnête et permise, se ressent toujours de la honte qui accompagne la peine du péché?
CHAPITRE XIX.
IL EST NÉCESSAIRE D'OPPOSER A L'ACTIVITÉ DE LA COLÈRE ET DE LA CONVOITISE LE FREIN DE LA SAGESSE.
Voilà pour quel motif les philosophes qui ont le plus approché de la vérité sont demeurés d'accord que la colère et la concupiscence sont des passions vicieuses de l'âme, en ce qu'elles se portent en tumulte et avec désordre aux choses même que la sagesse ne défend point; elles ont donc besoin d'être conduites et modérées par la raison qui, selon eux, a son siége dans la plus haute partie de l'âme, d'où, comme d'un lieu éminent, elle gouverne ces deux autres parties inférieures, afin que des commandements de l'une et de l'obéissance des autres naisse dans l'homme une justice accomplie 2. Mais ces deux parties qu'ils tiennent
1. C'est ainsi que Lucain, dans la Pharsale, appelle Cicéron (livre VII, v. 62, 63).
2. Voyez le Timée, trad. fr, tome XII, pages 196 et suiv.; et la République, livre IV.
pour vicieuses, même dans l'homme sage et tempérant, en sorte qu'il faut que la raison les retienne et les arrête pour ne leur permettre de se porter qu'à de bonnes actions, comme la colère à châtier justement, la concupiscence à engendrer des enfants, ces parties, dis-je, n'étaient point vicieuses dans le paradis avant le péché. Elles n'avaient point alors de mouvements qui ne fussent parfaitement soumis à la droite raison, et si elles en ont aujourd'hui qui lui sont contraires et que les gens de bien tâchent de réprimer, ce n'est point là l'état naturel d'une âme saine, mais celui d'une âme rendue malade par le péché. Comment se fait-il maintenant que nous n'ayons pas honte des mouvements de la colère et des autres passions comme nous faisons de ceux de la concupiscence, et que nous ne nous cachions pas pour leur donner un libre cours? c'est que les membres du corps que nous employons pour les exécuter ne se meuvent pas au gré de ces passions, mais par le commandement de la volonté. Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu'un, c'est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujéties qu'elles n'ont de mouvement que ce qu'elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu'on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de té. moins, quand il se fâche injustement, qu'il n'en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L'INFAMIE DES CYNIQUES.
C'est à quoi les philosophes cyniques n'ont pas pris garde, lorsqu'ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l'union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l'accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l'erreur. Car bien qu'on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans
1. Voyez Diogène Laërce, lib. VI, § 69, et Cicéron, De officiis, lib. I, cap. 41.
(301)
l'espoir sans doute de rendre sa secte d'autant plus célèbre qu'il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n'a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l'erreur pour leur faire imiter l'obscénité des chiens. J'imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur-manteau, qu'ils n'ont pu l'accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n'ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de lès assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue 1 or, si quelqu'un d'eux était assez effronté pour risquer l'aventure dont il s'agit, je ne doute point qu'on ne le lapidât, ou du moins qu'on ne lui crachât à la figure. L'homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu'elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n'expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul.
CHAPITRE XXI.
LA PRÉVARICATION DES PREMIERS HOMMES N'A PAS DÉTRUIT LA SAINTETÉ DU COMMANDEMENT QUI LEUR FUT DONNÉ DE CROÎTRE ET DE MULTIPLIER.
Loin de nous la pensée que nos premiers parents aient ressenti dans le paradis cette concupiscence dont ils rougirent ensuite en couvrant leur nudité, et qu'ils en eussent besoin pour accomplir le précepte de Dieu: « Croissez et multipliez , et remplissez la terre 2». Cette concupiscence est née depuis le péché; c'est depuis le péché que notre nature, déchue de l'empire qu'elle avait sur son corps, mais non déshéritée de toute pudeur,
1. Les cyniques portaient une massue en l'honneur d'Hercule, qui était leur dieu de prédilection, comme symbole de courage et de force. Voyez saint Augustin, Cont. Academ., lib. III, n. 17.
2. Gen. I, 28.
sentit ce désordre, l'aperçut, en eut honte et le couvrit.
Quant à cette bénédiction qu'ils reçurent pour croître, multiplier et remplir la terre, quoiqu'elle soit demeurée depuis le péché, elle leur fut donnée auparavant, afin de montrer que la génération des enfants est l'honneur du mariage et non la peine du péché. Mais maintenant les hommes qui ne savent pas quelle était la félicité du paradis, s'imaginent qu'on n'y aurait pu engendrer des enfants que par le moyen de cette concupiscence dont nous voyons que le mariage même, tout honorable qu'il est, ne laisse pas de rougir. En effet, les uns 1 rejettent avec un mépris insolent cette partie de l'Ecriture sainte où il est dit que les premiers hommes, après avoir péché, eurent honte de leur nudité et se couvrirent; les autres, il est vrai, la reçoivent respectueusement 2, mais ils ne veulent pas qu'on entende ces paroles: « Croissez et multipliez», de la fécondité du mariage, parce qu'on lit dans les Psaumes une parole toute semblable et qui ne concerne point le corps, mais l'âme: « Vous multiplierez, dit le Prophète, la vertu dans mon âme 3 »; et quant à ce qui suit dans la Genèse: « Remplissez la terre et dominez sur elle » ; par la terre, ils entendent le corps que l'âme remplit par sa présence et sur qui elle domine quand la vertu est multipliée en elle. Mais ils assurent que les enfants n'eussent point été engendrés dans le paradis autrement qu'ils le sont à cette heure, et même que, sans le péché, on n'y en eût point engendré du tout, ce qui est réellement arrivé ; car Adam n'a connu sa femme et n'en a eu des enfants qu'après être sorti du paradis.
CHAPITRE XXII.
DE L'UNION CONJUGALE INSTITUÉE ORIGINAIREMENT PAR DIEU, QUI L'A BÉNIE.
Pour nous, nous ne doutons point que croître, multiplier et remplir la terre en vertu de la bénédiction de Dieu, ce ne soit un don du mariage que Dieu a établi dès le commencement
1. Allusion aux Manichéens qui rejetaient l'Ancien Testament, comme nous l'assure positivement saint Augustin dans son traité De l'utilité de la foi, n. 4, et ailleurs.
2. Quels sont ces interprètes respectueux de l'Ecriture? nous ne sayons; mais peut-être saint Augustin lui-même a-t-il d'abord quelque peu incliné vers leur opinion, comme on peut l'inférer d'un passage de son De Gen. cont. Man., n. 30, et du chap. 24 du livre XVIII des Confessions. Au surplus, même en ces endroit, saint Augustin conclut à l'interprétation littérale.
3. Ps. CXXXVII, 40.
(302)
avant le péché, en créant un homme et une femme, c'est-à-dire deux sexes différents. Cet ouvrage de Dieu fut immédiatement suivi de sa bénédiction; ce qui résulte évidemment de l'Ecriture, qui, après ces paroles : « Il les créa mâle et femelle », ajoute aussitôt : « Et Dieu les bénit , disant : Croissez et multipliez, et remplissez la terre et dominez sur elle 1 ». Malgré la possibilité de donner un sens spirituel à tout cela, on ne peut pas dire pourtant que ces mots mâle et femelle puissent s'entendre de deux choses qui se trouvent en un même homme, sous prétexte qu'en lui autre chose est ce qui gouverne, et autre chose ce qui est gouverné; mais il paraît clairement que deux hommes de différent sexe furent créés, afin que, par la génération des enfants, ils crussent, multipliassent et remplissent la terre. On ne saurait, sans une extrême absurdité, combattre une chose aussi manifeste. Ce ne fut ni à propos de l'esprit qui commande et du corps qui obéit, ni de la raison qui gouverne et de la convoitise qui est gouvernée, ni de la vertu active qui est soumise à la contemplative, ni de l'entendement, qui est de l'âme, et des sens qui sont du corps, mais à propos du lien conjugal qui unit ensemble les deux sexes, que Notre-Seigneur, interrogé s'il était permis de quitter sa femme (car Moïse avait permis le divorce aux Juifs à cause de la dureté de leur cœur), répondit : « N'avez-vous point lu que celui qui les créa dès le commencement les créa mâle et femelle, et qu'il est dit: C'est pour cela que l'homme quittera son père et sa mère pour s'unir à sa femme, et ils ne seront tous deux qu'une même chair? Ainsi ils ne sont « plus deux , mais une seule chair . Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint 2 ». Il est dès lors certain que les deux sexes ont été créés d'abord en différentes personnes, telles que nous les voyons maintenant, et l'Evangile les appelle une seule chair, soit à cause de l'union du mariage, soit à cause de l'origine de la femme, qui a été formée du côté de l'homme; c'est en effet de cette origine que l'Apôtre prend sujet d'exhorter les maris à aimer leurs femmes 2.
1. Gen. I, 27, 28. - 2. Matt. XIX, 4-6. - 3. Ephés. V, 25; Coloss. III19. -
CHAPITRE XXIII.
COMMENT ON EUT ENGENDRÉ DES ENFANTS DANS LE PARADIS SANS AUCUN MOUVEMENT DE CONCUPISCENCE.
Quiconque soutient qu'ils n'eussent point eu d'enfants, s'ils n'eussent point péché, ne dit autre chose sinon que le péché de l'homme était nécessaire pour accomplir le nombre des saints. Or, si cela ne se peut avancer sans absurdité, ne vaut-il pas mieux croire que le nombre des saints nécessaire à l'accomplissement de cette bienheureuse Cité serait aussi grand, quand personne n'aurait péché, qu'il l'est maintenant que la grâce de Dieu le recueille de la multitude des pécheurs, tandis que les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés 1 ?
Ainsi, sans le péché, ces mariages, dignes de la félicité du paradis, eussent été exempts de toute concupiscence honteuse et féconds en aimables fruits. Comment cela eût-il pu se faire? Nous n'avons point d'exemple pour le montrer; et toutefois il n'y a rien d'incroyable à ce que la partie sexuelle eût obéi à la volonté, puisque tant d'autres parties du corps lui sont soumises. Si nous remuons les pieds et les mains et tous les autres membres du corps avec une facilité qui étonne, surtout chez les artisans en qui une heureuse industrie vient au secours de notre faible et lente nature, pourquoi, sans le secours de la concupiscence, fille du péché, n'eussions-nous pas trouvé dans les organes de la génération la même docilité? En parlant de la différence des gouvernements dans son ouvrage de la République 2, Cicéron ne dit-il pas que l'on commande aux membres du corps comme à des enfants, à cause de leur promptitude à obéir, mais que les parties vicieuses de l'âme sont comme des esclaves qu'il faut gourmander pour en venir à bout? Cependant, selon l'ordre naturel, l'esprit est plus excellent que le corps; ce qui n'empêche pas que l'esprit ne commande plus aisément au corps qu'à soi-même. Mais cette concupiscence dont je parle est d'autant plus honteuse que l'esprit n'y est absolument maître ni de soi-même, ni de son corps, et
1. Luc, XX, 34.
2. Ces paroles de Cicéron ne se rencontrent pas dan, le palimpseste du Vatican et elles ne sont nulle part mentionnées par le savant éditeur des fragmente de la République, Angelo Maio. On peut affirmer qu'elles avaient leur place dans une des six lacunes qui interrompent le cours des chapitre, 25 à 34 du livre I.
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que c'est plutôt la concupiscence que la volonté qui le meut. Sans cela, nous n'aurions point sujet de rougir de ces sortes de mouvements; au lieu qu'il nous semble honteux de voir ce corps, qui naturellement devait être soumis à l'esprit, lui résister. Certes, la résistance que souffre l'esprit dans les autres passions est moins honteuse, puisqu'elle vient de lui-même, et qu'il est tout ensemble le vainqueur et le vaincu; et toutefois, il n'en est pas moins contraire à l'ordre que les parties de l'âme qui devraient être dociles à la raison lui fassent la loi. Quant aux victoires que l'esprit remporte sur soi-même en soumettant ses affections brutales et déréglées, elles lui sont glorieuses, pourvu qu'il soit lui-même soumis à Dieu. Mais enfin il est toujours vrai de dire qu'il y a moins de honte pour lui à être son propre vainqueur, de quelque manière que ce soit, que d'être vaincu par son propre corps, lequel, outre l'infériorité de sa nature, n'a de vie que ce que l'esprit lui en communique.
La chasteté est sauve toutefois, tant que la volonté retient les autres membres sans lesquels ceux que la concupiscence excite en dépit de nous ne peuvent accomplir leur action. C'est cette résistance, c'est ce combat entre la concupiscence et la volonté qui n'auraient point eu lieu dans le paradis sans le péché; tous les membres du corps y eussent été entièrement soumis à l'esprit. Ainsi le champ de la génération 1 eût été ensemencé par les organes destinés à cette fin, de même que la terre reçoit les semences que la main y répand; et tandis qu'à cette heure la pudeur m'empêche de parler plus ouvertement de ces matières, et m'oblige de ménager les oreilles chastes, nous aurions pu en discourir librement dans le paradis, sans craindre de donner de mauvaises pensées; il n'y aurait point même eu de paroles déshonnêtes, et tout ce que nous aurions dit de ces parties aurait été aussi honnête que ce que nous disons des autres membres du corps. Si donc quelqu'un lit ceci avec des sentiments peu chastes, qu'il accuse la corruption de l'homme, et non sa nature; qu'il condamne l'impureté de son coeur, et non les paroles dont la nécessité nous oblige de nous servir et que les lecteurs chastes nous pardonneront aisément, jusqu'à ce que nous ayons terrassé l'infidélité sur le terrain où elle nous a conduit. Celui qui n'est point
1. Souvenir de Virgile, Georg., lib. III, v. 136.
scandalisé d'entendre saint Paul parler de l'impudicité monstrueuse de ces femmes « qui changeaient l'usage qui est selon la nature en un autre qui est contre la nature 1 », lira tout ceci sans scandale, alors surtout que sans parler , comme fait saint Paul , de cette abominable infamie , mais nous bornant à expliquer selon notre pouvoir ce qui se passe dans la génération des enfants, nous évitons, à son exemple, toutes les paroles déshonnêtes.
CHAPITRE XXIV.
SI LES HOMMES FUSSENT DEMEURÉS INNOCENTS DANS LE PARADIS, L'ACTE DE LA GÉNÉRATION SERAIT SOUMIS A LA VOLONTÉ COMME TOUTES NOS AUTRES ACTIONS.
L'homme aurait semé et la femme aurait recueilli, quand il eût fallu et autant qu'il eût été nécessaire, les organes n'étant pas mus par la concupiscence, mais par la volonté. Nous ne remuons pas seulement à notre gré les membres où il y a des os et des jointures, comme les pieds, les mains et les doigts, mais aussi ceux où il n'y a que des chairs et des nerfs, et nous les étendons, les plions, les accourcissons comme il nous plaît, ainsi que cela se voit dans la bouche et dans le visage. Les poumons enfin, c'est-à-dire les plus mous de tous les viscères, plus mous même que la moëlle des os, et pour cette raison enfermés dans la poitrine qui leur sert de rempart, ne se meuvent-ils pas à notre volonté comme des soufflets d'orgue, quand nous respirons ou quand nous parlons? Je ne rappellerai pas ici ces animaux qui donnent un tel mouvement à leur peau, lorsqu'il en est besoin, qu'ils ne chassent pas seulement les mouches en remuant l'endroit où elles sont sans remuer les autres, mais qu'ils font même tomber les flèches dont on les a percés. Les hommes, il est vrai, n'ont pas cette sorte de
mouvement, mais niera-t-on que Dieu eût pu le leur donner? Ne pouvait-il donc point pareillement faire que ce qui se meut maintenant dans son corps par la concupiscence n'eût été mû que par le commandement de la volonté?
Ne voyons-nous pas certains hommes qui font de leur corps tout ce qu'ils veulent? Il y en a qui remuent les oreilles, ou toutes deux
1. Rom. I, 26.
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ensemble, ou chacune séparément, comme bon leur semble; on en rencontre d'autres qui, sans mouvoir la tête, font tomber tous leurs cheveux sur le front, puis les redressent et les renversent de l'autre côté; d'autres qui, en pressant un peu leur estomac, d'une infinité de choses qu'ils ont avalées, en tirent comme d'un sac celles qu'il leur plaît; quelques-uns contrefont si bien le chant des oiseaux ou la voix des bêtes et des hommes, qu'on ne saurait s'en apercevoir si on ne les voyait; il s'en trouve même qui font sortir par en bas, sans aucune ordure, tant de vents harmonieux qu'on dirait qu'ils chantent. J'ai vu, pour mon compte, un homme qui suait à volonté. Tout le monde sait qu'il y en a qui pleurent quand ils veulent et autant qu'ils veulent. Mais voici un fait bien plus incroyable, qui s'est passé depuis peu et dont la plupart de nos frères ont été témoins. Il y avait un prêtre de l'église de Calame 1, nommé Restitutus, qui, chaque fois qu'on l'en priait (et cela arrivait souvent), pouvait, au bruit de certaines voix plaintives, perdre les sens et rester étendu par terre comme mort, ne se sentant ni pincer, ni piquer, ni même brûler. Or, ce qui prouve que son corps ne demeurait ainsi immobile que parce qu'il était privé de tout sentiment, c'est qu'il n'avait plus du tout de respiration non plus qu'un mort. Il disait néanmoins que quand on parlait fort haut, il entendait comme des voix qui venaient de loin. Puis donc que, dans la condition présente, il est des hommes à qui leur corps obéit en des choses si extraordinaires, pourquoi ne croirions-nous pas qu'avant le péché et la corruption de la nature, il eût pu nous obéir pour ce qui regarde la génération? L'homme a été abandonné à soi, parce qu'il a abandonné Dieu par une vaine complaisance en soi, et il n'a pu trouver en soi l'obéissance qu'il n'avait pas voulu rendre à Dieu. De là vient qu'il est manifestement misérable en ce qu'il ne vit pas comme il l'entend. Il est vrai que s'il vivait à son gré, il se croirait bienheureux; mais il ne le serait pas même de la sorte,. à moins qu'il ne vécût comme il faut.
1. Saint Augustin a eu plusieurs fois l'occasion de parler de Calame, et dans un de ses écrits (Cont. litt. Petil., lib. II, n. 323), il en indique assez nettement la position, entre Constantine et Hippone, peur qu'on puisse reconnaître cette ancienne ville dans les ruines de Ghelma.
CHAPITRE XXV.
ON NE SAURAIT ÊTRE VRAIMENT HEUREUX EN CETTE VIE.
A y regarder de près, l'homme heureux seul vit selon sa volonté, et nul n'est heureux s'il n'est juste; mais le juste même ne vit pas comme il veut, avant d'être parvenu à un état où il ne puisse plus ni mourir, ni être trompé, ni souffrir de mal, et tout cela avec la certitude d'y demeurer toujours. Tel est l'état que la nature désire; et elle ne saurait être pleinement et parfaitement heureuse qu'elle n'ait obtenu l'objet de ses voeux. Or, quel est l'homme qui puisse dès à présent vivre comme il veut, lorsqu'il n'est pas seulement en son pouvoir de vivre? Il veut vivre, et il est contraint de mourir. Comment donc vivra-t-il comme il l'entend, cet être qui ne vit pas autant qu'il le souhaite? Que s'il veut mourir, comment peut-il vivre comme il veut, lorsqu'il ne veut pas vivre? Et même, de ce qu'il veut mourir, il ne s'ensuit pas qu'il ne soit bien aise de vivre; mais il veut mourir pour vivre après la mort. Il ne vit donc pas encore comme il veut, mais il vivra selon son désir, quand il sera arrivé en mourant où il désire arriver. A la bonne heure! qu'il vive comme il veut, puisqu'il a gagné sur lui de ne vouloir que ce qui se peut, suivant le précepte de Térence:
« Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut 1 ».
Mais est-ce bien le bonheur que de souffrir son mal en patience? Si l'on n'aime réellement la vie bienheureuse, on ne la possède point. Or, pour l'aimer comme il faut, il est nécessaire de l'aimer par-dessus tout, puisque c'est pour elle que l'on doit aimer tout ce que l'on aime. Mais si on l'aime autant qu'elle mérite d'être aimée (car celui-là n'est pas heureux qui n'aime pas la vie bienheureuse autant qu'elle le mérite), il ne se peut faire que celui qui l'aime ainsi, ne désire qu'elle soit éternelle: sa béatitude tient donc essentiellement à son éternité,
CHAPITRE XXVI.
LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS LE PARADIS, L'OFFICE DE LA GÉNÉRATION.
L'homme vivait donc dans le paradis comme
1. Andrienne, acte II, scène I, v. 5, 6.
(305)
il voulait, puisqu'il ne voulait que ce qui était conforme au commandement divin; il vivait jouissant de Dieu, et bon par sa bonté; il vivait sans aucune indigence, et pouvait vivre éternellement. S'il avait faim, les aliments ne lui manquaient pas, ni, s'il avait soif, les breuvages, et l'arbre de vie le défendait contre la vieillesse. Aucune corruption dans sa chair qui pût lui causer la moindre douleur. Point de maladies à craindre au dedans, point d'accidents au dehors. Son corps jouissait d'une pleine santé, et son âme d'une tranquillité absolue. Tout comme le froid et le chaud étaient inconnus dans le paradis, ainsi son heureux habitant était à l'abri des vicissitudes de la crainte et du désir. Ni tristesse, ni fausses joies; toute sa joie venait de Dieu, qu'il aimait d'une ardente charité, et cette charité prenait sa source dans un coeur pur, une bonne conscience et une foi sincère 1. La société conjugale y était accompagnée d'un amour honnête. Le corps et l'esprit vivaient dans un parfait accord, et l'obéissance au commandement de Dieu était facile; car il n'y avait à redouter aucune surprise, soit de la fatigue, soit du sommeil 2. Dieu nous garde de croire qu'avec une telle facilité en toutes choses et une si grande félicité, l'homme eût été incapable d'engendrer sans le secours de la concupiscence. Les parties destinées à la génération auraient été mues, comme les autres membres, par le seul commandement de la volonté. Il aurait pressé sa femme dans ses bras 3 avec une entière tranquillité de corps et d'esprit, sans ressentir en sa chair aucun aiguillon de volupté, et sans que la virginité de sa femme en souffrît aucune atteinte. Si l'on objecte que nous ne pouvons invoquer ici le témoignage de l'expérience, je réponds que ce n'est pas une raison d'être incrédule; car il suffit de savoir que c'est la volonté et non une ardeur turbulente qui aurait présidé à la génération. Et d'ailleurs, pourquoi la semence conjugale eût-elle nécessairement fait tort à l'intégrité de la femme, quand nous savons que l'écoulement des mois n'en fait aucun à l'intégrité de la jeune fille? Injection, émission, les deux opérations sont inverses, mais la route est la
1. I Tim. I, 5.
2. Comparez cette description du paradis avec celles de saint Basile (Homilia de Paradiso ) et de saint Jean Damascène (De Fide orth., lib. II,cap. 11).
3. Il y a ici un ressouvenir de Virgile : Conjugis infusas gremio... (Enéide, livre VIII, v. 406.)
même. La génération se serait donc accomplie avec la même facilité que l'accouchement; car la femme aurait enfanté sans douleur, et l'enfant serait sorti du sein maternel sans aucun effort, comme un fruit qui tombe lorsqu'il est mûr. Nous parlons de choses qui sont maintenant honteuses, et quoique nous tâchions de les concevoir telles qu'elles auraient pu être, alors qu'elles étaient honnêtes, il vaut mieux néanmoins céder à la pudeur qui nous retient, que de nous laisser aller au mouvement de notre faible éloquence. L'observation nous faisant ici défaut, tout comme à nos premiers parents (car le péché et l'exil, juste châtiment du péché, les empêchèrent de s'unir saintement), il nous est difficile de concevoir cette union calme et libre sans le cortège des mouvements déréglés qui la troublent présentement ; et de là celle retenue qu'on observe à parler de ces matières, quoique l'on ne manque pas de bons raisonnements pour les éclaircir. Mais le Dieu tout-puissant et souverainement bon, créateur de toutes les natures, qui aide et récompense les bonnes volontés, abandonne et condamne les
mauvaises, et les ordonne toutes, ce Dieu n'a pas manqué de moyens pour tirer de la masse corrompue du genre humain un certain nombre de prédestinés, comme autant de pierres vivantes qu'il veut faire entrer dans la structure de sa cité, ne les discernant point par leurs mérites, puisqu'ils étaient tous également corrompus, mais par sa grâce, et leur montrant, non-seulement par eux-mêmes qu'il délivre, mais aussi par ceux qu'il ne délivre pas, combien ils lui sont redevables. On ne peut en effet imputer sa délivrance qu'à la bonté gratuite de son libérateur, quand on se voit délivré de la compagnie de ceux avec qui l'on méritait d'être châtié. Pourquoi donc Dieu n'aurait-il pas créé ceux qu'il prévoyait devoir pécher, puisqu'il était assez puissant pour les punir ou pour leur faire grâce, et que, sous un maître si sage, les désordres mêmes des méchants contribuent à l'ordre de l'univers?
CHAPITRE XXVII.
DES HOMMES ET DES ANGES PRÉVARICATEURS, DONT LE PÉCHÉ NE TROUBLE PAS L'ORDRE DE LA DIVINE PROVIDENCE.
Les anges et les hommes pécheurs ne font rien dès lors qui puisse troubler l'économie des grands ouvrages de Dieu, dans lesquels sa volonté se trouve toujours accomplie 1. Comme il dispense à chaque chose ce qui lui appartient avec une sagesse égale à sa puissance, il ne sait pas seulement bien user des bons, mais encore des méchants. Ainsi, usant bien du mauvais ange, dont la volonté s'était tellement endurcie qu'il n'en pouvait plus avoir de bonne, pourquoi n'aurait-il pas permis qu'il tentât le premier homme, qui avait été créé droit, c'est-à-dire avec une bonne volonté? En effet, il avait été créé de telle sorte qu'il pouvait vaincre le diable en s'appuyant sur Dieu, et qu'il en devait être vaincu en abandonnant son créateur et son protecteur pour se complaire vainement en soi-même. Si sa volonté, aidée de la grâce, fût demeurée droite, elle aurait été en lui une source de mérite, comme elle devint une source de péché, parce qu'il abandonna Dieu, Quoiqu'il ne pût au fond mettre sa confiance dans ce secours du ciel sans ce secours même, il était néanmoins en son pouvoir de ne pas s'en servir. De même que nous ne saurions vivre ici-bas sans prendre des aliments, et que nous pouvons néanmoins n'en pas prendre, comme font ceux qui se laissent mourir de faim, ainsi, même dans le paradis, l'homme ne pouvait vivre sans le secours de Dieu, et toutefois il pouvait mal vivre par lui-même, mais en perdant sa béatitude et tombant dans la peine très-juste qui devait suivre son péché. Qui s'opposait donc à ce que Dieu, lors même qu'il prévoyait la chute de l'homme, permît que le diable le tentât et le vainquît, puisqu'il prévoyait aussi que sa postérité, assistée de sa grâce, remporterait sur le diable une victoire bien plus glorieuse ? De cette sorte, rien de ce qui devait arriver n'a été caché à Dieu; sa prescience n'a contraint personne à pécher, et il a fait voir à l'homme et à l'ange, par leur propre expérience, l'intervalle qui sépare la présomption de la créature de la protection du créateur. Qui oserait dire que Dieu n'ait pu empêcher la chute de l'homme et de l'ange? Mais il a mieux aimé la laisser en leur pouvoir, afin de montrer de quel mal
1. Ps. CX,2.
l'orgueil est capable, et ce que peut sa grâce victorieuse.
CHAPITRE XXVIII.
DIFFÉRENCE DES DEUX CITÉS.
Deux amours ont donc bâti deux cités : l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu, celle de la terre, et l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même, celle du ciel. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur; l'une brigue la gloire des hommes, et l'autre ne veut pour toute gloire que le témoignage de sa conscience; l'une marche la tête levée, toute bouffie d'orgueil, et l'autre dit-à Dieu : « Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui me faites marcher la tête levée 1 » ; en l'une, les princes sont dominés par la passion de dominer sur leurs sujets, et en l'autre, les princes et les sujets s'assistent mutuellement, ceux-là par leur bon gouvernement, et ceux-ci par leur obéissance; l'une aime sa propre force en la personne de ses souverains, et l'autre dit à Dieu : « Seigneur, qui êtes ma vertu, je vous aimerai 2 ». Aussi les sages de l'une, vivant selon l'homme, n'ont cherché que les biens du corps ou de l'âme, ou de tous les deux ensemble; et si quelques-uns ont connu Dieu, ils ne lui ont point rendu l'homme et l'hommage qui lui sont dus, mais ils se sont perdus dans la vanité de leurs pensées et sont tombés dans l'erreur et l'aveuglement. En se disant sages, c'est-à-dire en se glorifiant de leur sagesse, ils sont devenus fous et ont rendu l'honneur qui n'appartient qu'au Dieu incorruptible à l'image de l'homme corruptible et à des figures d'oiseaux, de quadrupèdes et de serpents; car, ou bien ils ont porté les peuples à adorer les idoles, ou bien ils les ont suivis, aimant mieux rendre le culte souverain à la créature qu'au Créateur, qui est béni dans tous les siècles 3. Dans l'autre cité, au contraire, il n'y a de sagesse que la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu et attend pour récompense dans la société des saints, c'est-à-dire des hommes et des anges, l'accomplissement de cette parole : « Dieu tout en tous 4 ».

 

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:28
CHAPITRE IX.
DU BON USAGE QUE LES GENS DE BIEN FONT DES PASSIONS.
Voilà ce que les Stoïciens peuvent dire; mais nous avons déjà répondu là-dessus à ces philosophes au neuvième livre de cet ouvrage 3, Où nous avons montré que ce n'est qu'une question de nom-et qu'ils sont plus amoureux de la dispute que de la vérité. Parmi nous, selon la divine Ecriture et la saine doctrine, les citoyens de la sainte Cité de Dieu qui vivent selon Dieu dans le pèlerinage de cette vie, craignent, désirent, s'affligent et se réjouissent; et comme leur amour est pur, toutes ces passions sont en eux innocentes. Ils craignent les supplices éternels et désirent l'immortalité bienheureuse. Ils s'affligent, parce qu'ils soupirent encore intérieurement dans l'attente de l'adoption divine, qui aura lieu lorsqu'ils seront délivrés de leurs corps 4. Ils se réjouissent en espérance, parce que cette parole s'accomplira, qui annonce que « la mort sera absorbée dans la victoire 5 ». Bien plus, ils craignent de fléchir; ils désirent de persévérer;
1. II Cor. VIII, 8-11
2. Voyez Cicéron, Tusculanes, livre III, ch. 32.
3. Chap. 4, 5. - 4. Rom. VIII, 23. - 5. I Cor. XV, 54.
ils s'affligent de leurs péchés; ils se réjouissent de leurs bonnes oeuvres. Ils craignent de pécher, parce qu'ils entendent que « la charité se refroidira en plusieurs, quand ils verront le vice triompher 1 » . Ils désirent de persévérer, parce qu'il est écrit « qu'il n'y aura de sauvé que celui qui persévérera jusqu'à la fin 2 ». Ils s'affligent de leurs péchés, parce qu'il est dit : « Si nous nous prétendons exempts de tout péché, nous nous abusons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous 3 ». Ils se réjouissent de leurs bonnes oeuvres, parce que saint Paul leur dit: « Dieu aime celui qui donne avec joie 4 ». D'ailleurs, selon qu'ils sont faibles ou forts, ils craignent ou désirent d'être tentés, et s'affligent ou se réjouissent de leurs tentations. Ils craignent d'être tentés, à cause de cette parole : « Si quelqu'un tombe par surprise en quelque péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de l'en reprendre avec douceur, dans la crainte d'être tentés comme lui 5 ». Ils désirent d'être tentés, parce qu'ils entendent un homme fort de la Cité de Dieu, qui dit: « Eprouvez-moi, Seigneur, et me tentez, brûlez mes reins et mon cœur 6 ». Ils s'effrayent dans les tentations, parce qu'ils voient saint Pierre pleurer 7. Ils se réjouissent dans les tentations, parce qu'ils entendent cette parole de saint Jacques: « N'ayez jamais plus de joie, mes frères, que lorsque vous êtes attaqués de plusieurs tentations 8 ?
Or, ils n'e sont pas seulement touchés de ces mouvements pour eux-mêmes, mais aussi pour ceux dont ils désirent la délivrance et craignent la perte, et dont la perte ou la délivrance les afflige ou les réjouit. Pour ne par. 1er maintenant que de ce grand homme qui se glorifie de ses infirmités 9, de ce docteur des nations qui a plus travaillé que tous les autres Apôtres 10 et qui a instruit ceux de son temps et toute la postérité par ses admirables Epîtres, du bienheureux saint Paul, de ce brave athlète de Jésus-Christ, formé par lui 11, oint par lui, crucifié avec lui 12, glorieux en lui, combattant vaillamment sur le théâtre de ce monde à la vue des anges et des hommes 13, et s'avançant à grands pas dans la carrière pour remporter le prix de la lutte 14, qui ne serait ravi de le contempler des yeux de la foi,
1. Matth. XXIV, 12. - 2. Ibid. X, 22. - 3. I Jean, I, 8. - 4. II Cor. IX, 7.- 5. Galat. VI, 1. - 6. Ps. XXV, 11. - 7. Matth. XXVI, 75.- 8. Jac. I, 2.- 9. II Cor. XII, 5. - 10. I Cor. XV, 10. - 11. Galat. I, 12. - 12 Ibid. 19. - 13. I Cor. IV, 9. - 13. Philipp. III, 14.
(292)
se réjouissant avec ceux qui se réjouissent, pleurant avec ceux qui pleurent 1, ayant à soutenir des combats au dehors et des frayeurs au dedans 2, souhaitant de mourir et d'être avec Jésus-Christ 3, désirant de voir les Romains, pour, amasser du fruit parmi eux, comme il avait fait parmi les autres nations 4, ayant pour les Corinthiens une sainte jalousie qui lui fait appréhender qu'ils ne se laissent séduire et qu'ils ne s'écartent de l'amour chaste qu'ils avaient pour Jésus-Christ 5, touché pour les Juifs d'une tristesse profonde et d'une douleur continuelle qui le pénètre jusqu'au cœur 6, de ce qu'ignorant la justice dont Dieu est auteur, et voulant établir leur propre justice, ils n'étaient point soumis à Dieu 7, saisi enfin d'une profonde tristesse au point d'éclater en gémissements et en plaintes au sujet de quelques-uns qui, après être tombés dans de grands désordres, n'en faisaient point pénitence 8 ?
Si l'on doit appeler vices ces mouvements qui naissent de l'amour de la vertu et de la charité, il ne reste plus que d'appeler vertus les affections qui sont réellement des vices. Mais puisque ces mouvements suivent la droite raison, étant dirigés où il faut, qui oserait alors les appeler des maladies de l'âme ou des passions vicieuses? Aussi Notre-Seigneur, qui a daigné vivre ici-bas revêtu de la forme d'esclave, mais sans aucun péché, a fait usage des affections, lorsqu'il a cru le devoir faire. Comme il avait véritablement un corps et une âme, il avait aussi de véritables passions. Lors donc qu'il fut touché d'une tristesse mêlée d'indignation 9, en voyant l'endurcissement des Juifs, et que, dans une-autre occasion, il dit: «Je me réjouis pour l'amour de vous de ce que je n'étais pas là, afin que vous croyiez 10 »; quand, avant de ressusciter Lazare, il pleura 11, quand il désira ardemment de manger la pâque avec ses disciples 12, quand enfin son âme fut triste jusqu'à la mort aux approches de sa passion 13 nous ne devons point douter que toutes ces choses ne se soient effectivement passées en lui. Il s'est revêtu de ces passions quand il lui a plu pour l'accomplissement de ses desseins, comme il s'est fait homme quand il a voulu.
Mais quelque bon usage qu'on puisse faire des passions, il n'en faut pas moins
1. Rom. XII, 15. - 2. II Cor. VII, 5. - 3. Philipp. I, 23. - 4. Rom. I, 11, 13.- 5. II Cor. XI, 2, 3. - 6. Rom.IX, 2. - 7. Ibid. X,3.- 8. II Cor. XII, 21. - 9. Marc, III, 5. - 10. Jean, XI, 15. - 12. Ibid. 35. - 13. Luc, XXII, 15. - 14. Matth. XXVI, 38.
reconnaître que nous ne les éprouverons point dans l'autre vie, et qu'en celle-ci elles nous emportent souvent plus loin que nous ne voudrions; ce qui fait que nous pleurons même quelquefois malgré nous, dans une effusion d'ailleurs innocente et toute de charité. C'est en nous une suite de notre condition faible et mortelle; mais il n'en était pas ainsi de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui était maître de toutes ces faiblesses. Tant que nous sommes dans ce corps fragile, ce serait un défaut d'être exempt de toute passion; car l'Apôtre blâme et déteste certaines personnes qu'il accuse d'être sans amitié 1 . Le Psalmiste de même condamne ceux dont il dit: « J'ai attendu quelqu'un qui « prendrait part à mon affliction, et personne n'est venu 2 ». En effet, n'avoir aucun sentiment de douleur, tandis que nous sommes dans ce lieu de misère, c'est, comme le disait un écrivain profane 3, un état que nous ne saurions acheter qu'au prix d'une merveilleuse stupidité. Voilà pourquoi ce que les Grecs appellent apathie 4, mot qui ne pourrait se traduire que par impassibilité, c'est-à-dire cet état de l'âme dans lequel elle n'est sujette à aucune passion qui la trouble et qui soit contraire à la raison, est assurément une bonne chose et très-souhaitable, mais qui n'est pas de cette vie. Ecoutez, en effet, non pas un homme vulgaire, mais un des plus saints et des plus parfaits, qui a dit: « Si nous nous prétendons exempts de tout péché, nous nous abusons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous 5 ». Cette apathie n'existera donc en vérité que quand l'homme sera affranchi de tout péché. Il suffit maintenant de vivre sans crime, et quiconque croit vivre sans péché éloigne de lui moins le péché que le pardon. Si donc l'apathie consiste à n'être touché de rien, qui ne voit que cette insensibilité est pire que tous les vices? On peut fort bien dire, il est vrai, que la parfaite béatitude dont nous espérons jouir en l'autre vie sera exempte de crainte et de tristesse; mais qui peut soutenir avec quelque ombre de raison que l'amour et la joie en seront bannis? Si par cette apathie on entend un état entièrement exempt de crainte et de douleur, il faut fuir cet état en cette vie, si nous voulons bien
1. Rom. I, 31. - 2. Ps. LXVIII, 21.
2. Cet écrivain est Crantor, philosophe de l'école de Platon. Voyez les Tusculanes (lib. III, cap. 6).
3. Sur l'apateia stoïcienne, voyez Sénèque, Lettres, IX.
4. Jean, I, 8.
(293)
vivre, c'est-à-dire vivre selon Dieu; mais pour l'autre, où l'on nous promet une félicité éternelle, la crainte n'y entrera pas.
Cette crainte, en effet, dont saint Jean dit: « La crainte ne se trouve point avec la charité; car la charité parfaite bannit la crainte, parce que la crainte est pénible 1 » ; cette crainte, dis-je, n'est pas du genre de celle qui faisait redouter à saint Paul que les Corinthiens ne se laissassent surprendre aux artifices du serpent 2, attendu que la charité est susceptible de cette crainte, ou, pour mieux dire, il n'y a que la charité qui en soit capable; mais elle est du genre de celle dont parle ce même Apôtre quand il dit : « Vous n'avez point reçu l'esprit de servitude pour vivre encore dans la crainte 3 ». Quant à cette crainte chaste « qui demeure dans le siècle du siècle 4 », si elle demeure dans le siècle à venir (et comment entendre autrement le siècle du siècle ?), ce ne sera pas une crainte qui nous donne appréhension du mal, mais une crainte qui nous affermira dans un bien que nous ne pourrons perdre. Lorsque l'amour du bien acquis est immuable, on est en quelque sorte assuré contre l'appréhension de tout mal. En effet, cette crainte chaste dont parle le Prophète signifie cette volonté par laquelle nous répugnerons nécessairement au péché, en sorte que nous éviterons le péché avec cette tranquillité qui accompagne un amour parfait, et non avec les inquiétudes qui sont maintenant des suites de notre infirmité. Que si toute sorte de crainte est incompatible avec cet état heureux où nous serons entièrement assurés de notre bonheur, il faut entendre cette parole de l'Ecriture: « La crainte chaste du Seigneur qui demeure dans le siècle du siècle », au même sens que celle-ci: « La patience des pauvres ne périra jamais 5 » non que la patience doive être réellement éternelle, puisqu'elle n'est nécessaire qu'où il y a des maux à souffrir, mais le bien qu'on acquiert par la patience sera éternel, au même sens peut-être où 1'Ecriture dit que la crainte chaste demeurera dans le siècle du siècle, parce que la récompense en sera éternelle.
Ainsi, puisqu'il faut mener une bonne vie pour arriver à la vie bienheureuse, concluons que toutes les affections sont bonnes en ceux
1. Jean VI, 18. - 2. II Cor. XI, 3 .- 3. Rom. VIII, 15 .- 4. Ps. XVIII, 10. - 5. Ps. IX, 19.
qui vivent bien, et mauvaises dans les autres. Mais dans cette vie bienheureuse et éternelle, l'amour et la joie ne seront pas seulement bons, mais assurés, et il n'y aura ni crainte ni douleur. Par là, on voit déjà en quelque façon quels doivent être dans ce pèlerinage les membres de la Cité de Dieu qui vivent selon l'esprit et non selon la chair, c'est-à-dire selon Dieu et non selon l'homme, et quels ils seront un jour dans cette immortalité à laquelle ils aspirent. Mais pour ceux de l'autre Cité, c'est-à-dire pour la société des impies qui ne vivent pas selon Dieu, mais selon l'homme, et qui embrassent la doctrine des hommes et des démons dans le culte d'une fausse divinité et dans le mépris de la véritable, ils sont tourmentés de ces passions comme d'autant de maladies, et si quelques-uns semblent les modérer, on les voit enflés d'un orgueil impie, d'autant plus monstrueux qu'ils en ont moins lé sentiment. En se haussant jusqu'à cet excès de vanité de n'être touchés d'aucune passion, non pas même de celle de la gloire, ils ont plutôt perdu toute humanité qu'ils n'ont acquis une tranquillité véritable. Une âme n'est pas droite pour être inflexible, et l'insensibilité n'est pas la santé. -
CHAPITRE X.
SI LES PREMIERS HOMMES AVANT LE PÉCHÉS ÉTAIENT EXEMPTS DE TOUTE PASSION.
On a raison de demander si nos premiers parents, avant le péché, étaient sujets dans le corps animal à ces passions dont ils seront un jour affranchis dans le corps spirituel. En effet, s'ils les avaient, comment étaient-ils bienheureux? La béatitude peut-elle s'allier avec la crainte ou la douleur? Mais, d'un autre côté, que pouvaient-ils craindre ou souffrir au milieu de tant de biens, dans cet état où ils n'avaient à redouter ni la mort ni les maladies, où leurs justes désirs étaient pleinement comblés et où rien ne les troublait dans la jouissance d'une si parfaite félicité? l'amour mutuel de ces époux, aussi bien que celui qu'ils portaient à Dieu, était libre de toute traverse, et de cet amour naissait une joie admirable, parce qu'ils possédaient toujours ce qu'ils aimaient. Ils évitaient le péché sans peine et sans inquiétude, et ils n'avaient point d'autre mal à craindre. Dirons-nous qu'ils désiraient de manger du fruit défendu, mais qu'ils (294) craignaient de mourir, et qu'ainsi ils étaient agités de crainte et de désirs? Dieu nous garde d'avoir cette pensée! car la nature humaine était encore alors exempte de péché. Or, n'est-ce pas déjà un péché de désirer ce qui est défendu par la loi de Dieu, et de s'en abstenir par la crainte de la peine et non par l'amour de la justice? Loin de nous donc l'idée qu'ils fussent coupables dès lors à l'égard du fruit détendu de cette sorte de péché dont Notre-Seigneur dit à l'égard d'une femme: « Quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son cœur 1 ». Tous les hommes seraient maintenant aussi heureux que nos premiers parents et vivraient sans être troublés dans leur âme par aucune passion, ni affligés dans leur corps par aucune incommodité, si le péché n'eût point été commis par Adam et Eve, qui ont légué leur corruption à leurs descendants, et cette félicité aurait duré jusqu'à ce que le nombre des prédestinés eût été accompli, en vertu de cette bénédiction de Dieu: « Croissez et multipliez 2 »; après quoi ils seraient passés sans mourir dans cette félicité dont nous espérons jouir après la mort et qui doit nous égaler aux anges.
CHAPITRE XI.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME, EN QUI LA NATURE A ÉTÉ CRÉÉE BONNE ET NE PEUT ÊTRE RÉPARÉE QUE PAR SON AUTEUR.
Dieu, qui prévoit tout, n'ayant pu ignorer que l'homme pécherait, il convient que nous considérions la sainte Cité selon l'ordre de la prescience de Dieu, et non selon les conjectures de notre raison imparfaite à qui échappent les plans divins. L'homme n'a pu troubler par son péché les desseins éternels de Dieu et l'obliger à changer de résolution, qui que Dieu avait prévu à quel point l'homme qu'il a créé bon devait devenir méchant et quel bien il devait tirer de sa malice. En effet, quoique l'on dise que Dieu change ses conseils (d'où vient que, par une expression figurée, on lit dans l'Ecriture qu'il s'est repenti 3), cela ne doit s'entendre que par rapport à ce que l'homme attendait ou à l'ordre des causes naturelles, et non par rapport à la prescience de Dieu. Dieu, comme parle l'Ecriture, a créé l'homme droit 4, et par conséquent avec une
1. Matt. V, 28 .- 2. Gen. I, 28 .- 3. - Gen. VI, 6 ; I Rois, XV, 11. - 4. - Eccl. VII, 30.
bonne volonté; autrement il n'aurait pas été droit. La bonne volonté est donc l'ouvrage de Dieu, puisque l'homme l'a reçue dès l'instant de sa création. Quant à la première mauvaise volonté, elle a précédé dans l'homme toutes les mauvaises oeuvres; elle a plutôt été en lui une défaillance et un abandon de l'ouvrage de Dieu, pour se porter vers ses propres ouvrages, qu'aucune oeuvre positive. Si ces ouvrages de la volonté ont été mauvais, c'est qu'ils n'ont pas eu Dieu pour fin, mais la volonté elle-même; en sorte que c'est cette volonté ou l'homme en tant qu'ayant une mauvaise volonté, qui a été comme le mauvais arbre qui a produit ces mauvais fruits. Or, bien que la mauvaise volonté, loin d'être selon la nature, lui soit contraire, parce qu'elle est un vice, - il n'en est pas moins vrai que, comme tout vice, elle ne peut être que dans une nature, mais dans une nature que le Créateur a tirée du néant, et non dans celle qu'il a engendrée de lui-même, telle qu'est le Verbe, par qui toutes choses ont été faites. Dieu a formé l'homme de la poussière de la terre, mais la terre elle-même a été créée de rien, aussi bien que l'âme de l'homme. Or, le mal est tellement surmonté par le bien, qu'encore que Dieu permette qu'il y en ait, afin de faire voir comment sa justice en peut bien user, ce bien néanmoins peut être sans le mal, comme en Dieu, qui est le souverain bien, et dans toutes les créatures célestes et invisibles qui font leur demeure au-dessus de cet air ténébreux, au lieu que le mal ne saurait subsister sans le bien, parce que les natures en qui il est sont bonnes comme natures. Aussi l'on ôte le mal, non en ôtant quelque nature étrangère, ou quelqu'une de ses parties, mais en guérissant celle qui était corrompue. Le libre arbitre est donc vraiment libre quand il n'est point esclave du péché. Dieu l'avait donné tel à l'homme; et maintenant qu'il l'a perdu par sa faute, il n'y a que celui qui le lui avait donné qui puisse le lui rendre. C'est pourquoi la Vérité dit : « Si le Fils vous met en liberté, c'est alors que vous serez vraiment libres l »; ce qui revient à ceci : Si le Fils vous sauve , c'est alors que vous serez vraiment sauvés. En effet, le Christ n'est notre libérateur que par cela même qu'il est notre sauveur.
L'homme vivait donc selon Dieu dans le
1. Jean VIII, 36
(295)
paradis à la fois corporel et spirituel. Car il n'y avait pas un paradis corporel pour les biens du corps, sans un paradis spirituel pour ceux de l'esprit; et, d'un autre côté, un paradis spirituel, source de jouissances intérieures, ne pouvait être sans un paradis corporel, source de jouissances extérieures. Il y avait donc, pour ce double objet, un double paradis 1. Mais cet ange superbe et envieux (dont j'ai raconté la chute aux livres précédents 2, aussi bien que celle des autres anges devenus ses compagnons), ce prince des démons qui s'éloigne de son Créateur pour se tourner vers lui-même, et s'érige en tyran plutôt que de rester sujet, ayant été jaloux du bonheur de l'homme, choisit le serpent, animal fin et rusé, comme l'instrument le plus propre à l'exécution de son dessein, et s'en servit pour parler à la femme, c'est-à-dire à la partie la plus faible du premier couple humain, afin d'arriver au tout par degrés, parce qu'il ne croyait pas l'homme aussi crédule, ni capable de se laisser abuser, si ce n'est par complaisance pour l'erreur d'un autre. De même qu'Aaron ne se porta pas à fabriquer une idole aux Hébreux de son propre mouvement, mais parce qu'il y fut forcé par leurs instances 3, de même encore qu'il n'est pas croyable que Salomon ait cru qu'il fallait adorer des simulacres, mais qu'il fut entraîné à ce culte sacrilége par les caresses de ses concubines 4, ainsi n'y a-t-il pas d'apparence que le premier homme ait violé la loi de Dieu pour avoir été trompé par sa femme, mais pour n'avoir pu résister à l'amour qu'il lui portait. Si l'Apôtre a dit : « Adam n'a point été séduit, mais bien la femme 5 » ; ce n'est que parce que la femme ajouta foi aux paroles du serpent et que l'homme ne voulut pas se séparer d'elle, même quand il s'agissait de mal faire. Il n'en est pas toutefois moins coupable, attendu qu'il n'a péché qu'avec connaissance. Aussi saint Paul ne dit pas : Il n'a point péché, mais : Il n'a point été séduit. L'Apôtre témoigne bien au contraire qu'Adam a péché, quand il dit: « Le péché est entré dans le monde par un seul homme » ; et peu après, encore plus clairement : « A la ressemblance de la prévarication d'Adam 6» . Il entend donc que ceux-là sont séduits qui ne croient
1. Voyez plus haut, livre XIII, ch. 21.
2. Voyez les livres XI et XII.
3. Exod. XXXII, 3-5. - 4. III Rois, XI, 4. - 5. I Tim. II, 14. - 6. Rom. V, 12, 14.
pas mal faire ; or, Adam savait fort bien qu'il faisait mal ; autrement, comment serait-il vrai qu'il n'a pas été séduit ? Mais n'ayant pas encore fait l'épreuve de la sévérité de la justice de Dieu, il a pu se tromper en jugeant sa faute vénielle. Ainsi il n'a pas été séduit, puisqu'il n'a pas cru ce que crut sa femme, mais il s'est trompé en se persuadant que Dieu se contenterait de cette excuse qu'il lui allégua ensuite: « La femme que vous m'avez donnée pour compagne m'a présenté du fruit et j'en ai mangé 1 ». Qu'est-il besoin d'en dire davantage ? Il est vrai qu'ils n'ont pas tous deux été crédules, mais ils ont été tous deux pécheurs et sont tombés tous deux dans les filets du diable.
CHAPITRE XII.
GRANDEUR DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME.
Si quelqu'un s'étonne que la nature humaine ne soit pas changée par les autres péchés, comme elle l'a été par celui qui est la cause originelle de cette grande corruption à laquelle elle est sujette, de la mort et de tant d'autres misères dont l'homme était exempt dans le paradis terrestre, je répondrai qu'on ne doit pas juger de la grandeur de ce péché par sa matière (car le fruit défendu n'avait rien de mauvais en soi), mais par la gravité de la désobéissance. En effet, Dieu, dans le commandement qu'il fit à l'homme, ne considérait que son obéissance, vertu qui est la mère et la gardienne de toutes les autres, puisque la créature raisonnable a été ainsi faite que rien ne lui est plus utile que d'être soumise à son Créateur, ni rien de plus pernicieux que de faire sa propre volonté. Et puis, ce commandement était si court à retenir et si facile à observer au milieu d'une si grande abondance d'autres fruits dont l'homme était libre de se nourrir ! Il a été d'autant plus coupable de le violer qu'il lui était plus aisé d'être docile, à une époque surtout où le désir ne combattait pas encore sa volonté innocente, ce qui n'est arrivé depuis qu'en punition de son péché.
CHAPITRE XIII.
LE PÉCHÉ D'ADAM A ÉTÉ PRÉCÉDÉ D'UNE MAUVAISE VOLONTÉ.
Mais nos premiers parents étaient déjà
1. Gen. III, 12.
(296)
corrompus au dedans avant que de tomber au dehors dans cette désobéissance ; car une mauvaise action est toujours précédée d'une mauvaise volonté. Or, qui a pu donner commencement à cette mauvaise volonté, sinon l'orgueil, puisque, selon l'Ecriture, tout péché commence par là 1 ? Et qu'est-ce que l'orgueil, sinon le désir d'une fausse grandeur? Grandeur bien fausse, en effet, que d'abandonner celui à qui l'âme doit être attachée comme à son principe pour devenir en quelque sorte son principe à soi-même! C'est ce qui arrive à quiconque se plaît trop en sa propre beauté, en quittant cette beauté souveraine et immuable qui devait faire l'unique objet de ses complaisances. Ce mouvement de l'âme qui se détache de son Dieu est volontaire, puisque si la volonté des premiers hommes fût demeurée stable dans l'amour de ce souverain bien qui l'éclairait de sa lumière et l'échauffait de son ardeur, elle ne s'en serait pas détournée pour se plaire en elle-même, c'est-à-dire pour tomber dans la froideur et dans les ténèbres, et la femme n'aurait pas cru le serpent, ni l'homme préféré la volonté de sa femme au commandement de Dieu, sous le prétexte illusoire de ne commettre qu'un péché véniel. Ils étaient donc méchants avant que de transgresser le commandement. Ce mauvais fruit ne pouvait venir que d'un mauvais arbre 2, et cet arbre ne pouvait devenir mauvais que par un principe contraire à la nature, c'est-à-dire par le vice de la mauvaise volonté. Or, la nature ne pourrait être corrompue par le vice, si elle n'avait été tirée du néant ; en tant qu'elle est comme nature, elle témoigne qu'elle a Dieu pour auteur ; en tant qu'elle se détache de Dieu , elle témoigne qu'elle est faite de rien. L'homme néanmoins, en se détachant de Dieu, n'est pas retombé dans le néant, mais il s'est tourné vers lui. même, et a commencé dès lors à avoir moins d'être que lorsqu'il était attaché à l'Etre souverain. Etre dans soi-même, ou, en d'autres termes, s'y complaire après avoir abandonné Dieu, ce n'est pas encore être un néant, mais c'est approcher du néant. De là vient que l'Ecriture sainte appelle superbes ceux qui se plaisent où eux-mêmes 3. II est bon d'avoir le coeur élevé en haut, non pas cependant vers soi-même, ce qui tient de l'orgueil, mais vers Dieu, ce qui est l'effet d'une obéissance dont
1. Eccl. X, 15. - 2. Matt. VII, 38. - 3. II Pierre, II, 10.
les humbles sont seuls capables. Il y a donc quelque chose dans l'humilité qui élève le coeur en haut et quelque chose dans l'orgueil qui le porte en bas. On a quelque peine à entendre d'abord que ce qui s'abaisse tende en haut, et que ce qui s'élève aille en bas; mais c'est que notre humilité envers Dieu nous unit à celui qui ne voit rien de plus élevé que lui, et par conséquent nous élève, tandis que l'orgueil qui refuse de s'assujétir à lui se détache et tombe. Alors s'accomplit cette parole du Prophète: « Vous les avez abattus lorsqu'ils s'élevaient 1 » Il ne dit pas: Lorsqu'ils s'étaient élevés, comme si leur chute avait suivi leur élévation, mais : Ils ont été abattus, dit-il, lorsqu'ils s'élevaient, parce que s'élever de la sorte, c'est tomber. Aussi est-ce, d'une part, l'humilité, si fort recommandée en ce monde à la Cité de Dieu et si bien pratiquée par Jésus-Christ, son roi, et, de l'autre, l'orgueil, apanage de l'ennemi de cette Cité sainte, selon le témoignage de l'Ecriture, qui mettent cette grande différence entre les deux Cités dont nous parlons, composées, l'une de l'assemblée des bons, et l'autre de celle des méchants, chacune avec les anges de son parti, que l'amour-propre et l'amour de Dieu ont distingués dès le commencement.
Le diable n'aurait donc pas pris l'homme dans ses piéges, si l'homme ne s'était plu auparavant en lui-même. Il se laissa charmer par cette parole : « Vous serez comme des dieux 2 » ; mais ils l'auraient bien mieux été en se tenant unis par l'obéissance à leur véritable et souverain principe qu'en voulant par l'orgueil devenir eux-mêmes leur principe. En effet, les dieux créés ne sont pas dieux par leur propre vertu, mais par leur union avec le véritable Dieu. Quand l'homme désire d'être plus qu'il ne doit, il devient moins qu'il n'était, et, en croyant se suffire à lui-même, il perd celui qui lui pourrait suffire réellement. Ce désordre qui fait que l'homme, pour se trop plaire en lui-même, comme s'il était lui-même lumière, se sépare de cette lumière qui le rendrait lumière, lui aussi, s'il savait se plaire en elle, ce désordre, dis-je, était déjà dans le coeur de l'homme avant qu'il passât à l'action qui lui avait été défendue. Car la Vérité a dit: « Le coeur s'élève avant la chute et s'humilie avant la gloire 3 » ; c'est-à-dire que la chute qui se
1. Ps. LXXII, 18. - 2. Gen. III, 5. - 3. Prov. XV, 18.
(297)
fait dans le cœur précède celle qui arrive au dehors, la seule qu'on veuille reconnaître. Car qui s'imaginerait que l'élévation fût une chute ? Et cependant, celui-là est déjà tombé qui s'est séparé du Très-Haut. Qui ne voit au contraire qu'il y a chute, quand il y a violation manifeste et certaine du commandement ? J'ose dire qu'il est utile aux superbes de tomber en quelque péché évident et manifeste, afin que ceux qui étaient déjà tombés par la complaisance qu'ils avaient en eux commencent à se déplaire à eux-mêmes 1. Les larmes et le déplaisir de saint Pierre lui furent plus salutaires que la fausse complaisance de sa présomption 2 . C'est ce que le Psalmiste dit aussi quelque part: « Couvrez-les de honte, Seigneur, et ils chercheront votre nom 3 » en d'autres termes: « Ceux qui s'étaient plu « dans la recherche de leur gloire se plairont « à rechercher la vôtre ».
CHAPITRE XIV.
L'ORGUEIL DE LA TRANSGRESSION DANS LE PÉCHÉ ORIGINEL A ÉTÉ PIRE QUE LA TRANSGRESSION ELLE-MÊME.
Mais l'orgueil le plus condamnable est de vouloir excuser les péchés manifestes, comme fit Eve, quand elle dit : « Le serpent m'a trompée, et j'ai mangé du fruit de l'arbre »; et Adam, quand il répondit : « La femme que vous m'avez donnée m'a donné du fruit de l'arbre, et j'en ai mangé 4 ». On ne voit point qu'ils demandent pardon de leur crime, ni qu'ils en implorent le remède. Quoiqu'ils ne le désavouent pas, à l'exemple de Caïn 5, leur orgueil, néanmoins, tâche de le rejeter sur un autre, la femme sur le serpent, et l'homme sur la femme. Mais quand le péché est manifeste, c'est s'accuser que de s'excuser. En effet, l'avaient-ils moins commis pour avoir agi, la femme sur les conseils du serpent, et l'homme sur les instances de la femme? comme s'il y avait quelqu'un à qui l'on dût plutôt croire ou céder qu'à Dieu !
CHAPITRE XV.
LA PEINE DU PREMIER PÉCHÉ EST TRÈS-JUSTE.
Lors donc que l'homme eût méprisé le commandement de Dieu, de ce Dieu qui
1. Voyez le traité de saint Augustin De la nature et de la grâce, contre Pélage (nn. 28, 27 et 32.)
2. Matt. XXVI, 75, 33. - 3. Ps. LXXXII, 17. - 4. Gen. III, 13, 12.- 5.Gen, IV, 9.
l'avait créé, fait à son image, établi sur les autres animaux, placé dans le paradis, comblé de tous les biens, et qui, loin de le charger d'un grand nombre de préceptes fâcheux, ne lui en avait donné qu'un très-facile, pour lui recommander l'obéissance et le faire souvenir qu'il était son Seigneur et que la véritable liberté consiste à servir Dieu, ce fut avec justice que l'homme tomba dans la damnation, et dans une damnation telle que son esprit devint charnel, lui dont le corps même devait devenir spirituel, s'il n'eût point péché; et comme il s'était plu en lui-même par son orgueil, la justice de Dieu l'abandonna à lui-même, non pour vivre dans l'indépendance qu'il affectait, mais pour être esclave de celui à qui il s'était joint en péchant, pour souffrir malgré lui la mort du corps, comme il s'était volontairement procuré celle de l'âme, et pour être même condamné à la mort éternelle (si Dieu ne l'en délivrait par sa grâce), en puni-lion d'avoir abandonné la vie éternelle. Quiconque estime cette condamnation ou trop grande ou trop injuste ne sait certainement pas peser la malice d'un péché qui était si facile à éviter. De même que l'obéissance d'Abraham a été d'autant plus grande que le commandement que Dieu lui avait fait était plus difficile 1, ainsi la désobéissance du premier homme a été d'autant plus criminelle qu'il n'y avait aucune difficulté à faire ce qui lui avait été commandé ; et comme l'obéissance du second Adam est d'autant plus louable qu'il a été obéissant jusqu'à la mort 2, la désobéissance du premier est d'autant plus détestable qu'il a été désobéissant jusqu'à la mort. Ce que le Créateur commandait étant si peu considérable et la peine de la désobéissance si grande, qui peut mesurer la faute d'avoir manqué à faire une chose si aisée et de n'avoir point redouté un si grand supplice?
Enfin, pour le dire en un mot, quelle a été la peine de la désobéissance, sinon la désobéissance même? En quoi consiste au fond la misère de l'homme, si ce n'est dans une révolte de soi contre soi, en sorte que, comme il n'a pas voulu ce qu'il pouvait, il veut maintenant ce qu'il ne peut 3 ? En effet, bien que dans le paradis il ne fût pas tout-puissant, il ne voulait que ce qu'il pouvait, et ainsi il
1. Gen. XXII, 2. - 2. Philipp. II, 8.
3. Vivès pense qu'il y a ici un ressouvenir de ce mot de l'Andrienne : Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui se peut (acte II, scène I, v. 5, 6) ». Voyez plus bas, ch. 25.
(298)
pouvait tout ce qu'il voulait; mais maintenant, comme dit l'Ecriture, l'homme n'est que vanité 1. Qui pourrait compter combien il veut de choses qu'il ne peut, tandis que sa volonté est contraire à elle-même et que sa chair ne lui veut pas obéir? Ne voyons-nous pas qu'il se trouble souvent malgré lui, qu'il souffre malgré lui, qu'il vieillit malgré lui, qu'il meurt malgré lui? Combien endurons-nous de choses que nous n'endurerions pas, si notre nature obéissait en tout à notre volonté? Mais, dit-on, c'est que notre chair est sujette à certaines infirmités qui l'empêchent de nous obéir. Qu'importe la raison pour laquelle notre chair, qui nous était soumise, nous cause de la peine en refusant de nous obéir, puisqu'il est toujours certain que c'est un effet de la juste vengeance de Dieu, à qui nous n'avons pas voulu nous-mêmes être soumis, ce qui du reste n'a pu lui causer aucune peine? Car il n'a pas besoin de notre service comme nous avons besoin de celui de notre corps, et ainsi notre péché n'a fait tort qu'à nous. Pour les douleurs qu'on nomme corporelles, c'est l'âme qui les souffre dans le corps et par son moyen. Et que peut souffrir ou désirer par elle-même une chair sans âme? Quand on dit que la chair souffre ou désire, l'on entend par là ou l'homme entier, comme nous l'avons montré ci-dessus, ou quelque partie de l'âme que la chair affecte d'impressions fâcheuses ou agréables qui produisent en elle un sentiment de douleur onde volupté. Ainsi la douleur du corps n'est autre chose qu'un chagrin de l'âme à cause du corps et la répulsion qu'elle oppose à ce qui se fait dans le corps, comme la douleur de l'âme qu'on nomme tristesse est la répulsion qu'elle oppose aux choses qui arrivent contre son gré. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte, qui est aussi dans l'âme et non dans la chair, au lieu que la douleur de la chair n'est précédée d'aucune crainte de la chair qui se sente dans la chair avant la douleur. Pour la volupté, elle est précédée dans la chair même d'un certain aiguillon, comme la faim, la soif et ce libertinage des parties de la génération que l'on nomme convoitise aussi bien que toutes les autres passions. Les anciens ont défini la colère même une convoitise de la vengeance 2, quoique parfois un homme se
1. Ps. CXLIII, 4.
2. Cicéron, Tusc. quaest., lib, III, cap. 6, et lib. IV, cap. 9.
fâche contre des objets qui ne sont pas capables de ressentir sa vengeance, comme quand il rompt en colère une plume qui ne vaut rien. Mais bien que ce désir de vengeance soit plus déraisonnable que les autres, il ne laisse pas d'être une convoitise et d'être même fondé sur quelque ombre de cette justice qui veut que ceux qui font le mal souffrent à leur tour. Il y a donc une convoitise de vengeance qu'on appelle colère; il y a une convoitise d'amasser qu'on nomme avarice; il y a une convoitise de vaincre qu'on appelle opiniâtreté; et il y a une convoitise de se glorifier qu'on appelle vanité. II y en a encore bien d'autres, soit qu'elles aient un nom, soit qu'elles n'en aient point; car quel nom donner à la convoitise de dominer, qui néanmoins est si forte dans l'âme des tyrans, comme les guerres civiles le font assez voir?
CHAPITRE XVI.
DU DANGER DU MAL DE LA CONVOITISE, A N'ENTENDRE CE MOT QUE DES MOUVEMENTS IMPURS DU CORPS.
Bien qu'il y ait plusieurs espèces de convoitises, ce mot, quand on ne le détermine pas, ne fait guère penser à autre chose qu'à ce désir particulier qui excite les parties honteuses de la chair. Or, cette passion est si forte qu'elle ne s'empare pas seulement du corps tout entier, au dehors et au dedans, mais qu'elle émeut tout l'homme en unissant et mêlant ensemble l'ardeur de l'âme et l'appétit charnel, de sorte qu'au moment où cette volupté, la plus grande de toutes entre celles du corps, arrive à son comble, l'âme enivrée en perd la raison et s'endort dans l'oubli d'elle-même. Quel est l'ami de la sagesse et des joies innocentes qui, engagé dans le mariage, mais sachant, comme dit l'Apôtre, « conserver le vase de son corps saint et pur, au lieu de s'abandonner à la maladie des désirs déréglés, à l'exemple des païens qui ne connaissent point Dieux 1 », quel est le chrétien, dis-je, qui ne voudrait, s'il était possible, engendrer des enfants sans cette sorte de volupté, de telle façon que les membres destinés à la génération fussent soumis, comme les autres, à l'empire de la volonté plutôt qu'emportés par le torrent impétueux de la convoitise? Aussi bien, ceux mêmes qui recherchent avec ardeur cette
1. I Thess. IV, 4, 5.
(299)
volupté, soit dans l'union légitime du mariage, soit dans les commerces honteux de l'impureté, ne ressentent pas à leur gré l'émotion charnelle. Tantôt ces mouvements les importunent malgré eux et tantôt ils les abandonnent dans le transport même de la passion; l'âme est tout en feu et le corps reste glacé. Ainsi, chose étrange! ce n'est pas seulement aux désirs légitimes du mariage, mais encore aux désirs déréglés de la concupiscence, que la concupiscence elle-même refuse d'obéir. Elle, qui d'ordinaire résiste de tout son pouvoir à l'esprit qui fait effort pour l'arrêter, d'autres fois, elle se divise contre soi et se trahit soi-même en remuant l'âme sans émouvoir le corps.
CHAPITRE XVII.
COMMENT ADAM ET ÉVE CONNURENT QU'ILS ÉTAIENT NUS.
C'est avec raison que nous avons honte de cette convoitise, et les membres qui sont, pour ainsi dire, de son ressort et indépendants de la volonté, sont justement appelés honteux. Il n'en était pas ainsi avant le péché. « Ils étaient nus, dit l'Ecriture, et ils n'en avaient point honte 1 » Ce n'est pas que leur nudité leur fût inconnue, mais c'est qu'elle n'était pas encore honteuse; car alors la concupiscence ne faisait pas mouvoir ces membres contre le consentement de la volonté, et la désobéissance de la chair ne témoignait pas encore contre la désobéissance de l'esprit. En effet, ils n'avaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se l'imagine 2, puisque Adam vit les animaux auxquels il donna des noms, et qu'il est dit d'Eve: « Elle vit que le fruit défendu était bon à manger et agréable à la vue 3 ». Leurs yeux étaient donc ouverts, mais ils ne l'étaient pas sur leur nudité, c'est-à-dire qu'ils ne prenaient pas garde à ce que la grâce couvrait en eux, alors que leurs membres ne savaient ce que c'était que désobéir à la volonté. Mais quand ils eurent perdu cette grâce, Dieu, vengeant leur désobéissance par une autre, un mouvement déshonnête se fit sentir tout à coup dans leur corps, qui leur apprit leur nudité et les couvrit de confusion.
1. Gen. II, 25.
2. Cette erreur bizarre avait sa source dans un passage de la Genèse prie littéralement : « Ils mangèrent du fruit et aussitôt leurs yeux s'ouvrirent (Gen. III, 20) ». Voyez le traité de saint Augustin De locutionibus, lib. I, et le De Genesi ad litt., lib. II, n. 40.
3. Gen. III, 6.
De là vient qu'après qu'ils eurent violé le commandement de Dieu, l'Ecriture dit : « Leurs yeux furent ouverts, et, connaissant qu'ils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent une ceinture 1 ». Leurs yeux, dit-elle, furent ouverts, non pour voir, car ils voyaient auparavant, mais pour connaître le bien qu'ils avaient perdu et le mal qu'ils venaient d'encourir. C'est pour cela que l'arbre même dont le fruit leur était défendu et qui leur devait donner cette funeste connaissance s'appelait l'arbre de la science du bien et du mal. Ainsi, l'expérience de la maladie fait mieux sentir le prix de la santé. Ils connurent donc qu'ils étaient nus, c'est-à-dire dépouillés de cette grâce qui les empêchait d'avoir honte de leur nudité, parce que la loi du péché ne résistait pas encore à leur esprit; ils connurent ce qu'ils eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils n'eussent pas commis un péché qui leur fît connaître les fruits de l'infidélité et de la désobéissance. Confus de la révolte de leur chair comme d'un témoignage honteux de leur rébellion, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent une ceinture, dit la Genèse. (Ici, quelques traductions portent succinctoria 2 au lieu de campestria, mot latin qui désigne le vêtement court des lutteurs dans le champ de Mars, in campo, d'où campestria et campestrati). La honte leur fit donc couvrir, par pudeur, ce qui n'obéissait plus à la volonté déchue. De là vient qu'il est naturel à tous les peuples de couvrir ces parties honteuses, à ce point qu'il y a des nations barbares qui ne les découvrent pas même dans le bain; et parmi les épaisses et solitaires forêts de l'Inde, les gymnosophistes, ainsi nommés parce qu'ils philosophent nus, font exception pour ces parties et prennent soin de les cacher.

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 09:25

LIVRE QUATORZIÈME. : LE PÉCHÉ ORIGINEL 1.

Saint Augustin traite encore du péché originel, source de la vie charnelle de l'homme et de ses affections vicieuses. Il s'attache surtout à faire voir que la honte qui accompagne en nous la volupté est le juste châtiment de la désobéissance primitive, et cherche comment l'homme, s'il n'eût pas péché, eût engendré des enfants sans aucun mouvement de concupiscence.

LIVRE QUATORZIÈME. : LE PÉCHÉ ORIGINEL .

CHAPITRE PREMIER.
LA DÉSOBÉISSANCE DU PREMIER HOMME ENTRAÎNERAIT TOUS SES ENFANTS DANS L'ABÎME ÉTERNEL DE LA SECONDE MORT, SI LA GRÂCE DE DIEU N'EN SAUVAIT PLUSIEURS.
CHAPITRE II.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR VIVRE SELON LA CHAIR.
CHAPITRE III.
LA CHAIR N'EST PAS CAUSE DE TOUS LES PÉCHÉS.
CHAPITRE IV.
CE QUE C'EST QUE VIVRE SELON L'HOMME ET QUE VIVRE SELON DIEU.
CHAPITRE V.
L'OPINION DES PLATONICIENS TOUCHANT LA NATURE DE L'ÂME ET CELLE DU CORPS EST PLUS SUPPORTABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS; TOUTEFOIS NOUS LA REJETONS EN CE POINT QU'ELLE FAIT VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.
CHAPITRE VI.
LES MOUVEMENTS DE L'ÂME SONT BONS OU MAUVAIS, SELON QUE LA VOLONTÉ EST BONNE OU MAUVAISE.
CHAPITRE VII.
LES MOTS AMOUR ET DILECTION SE PRENNENT INDIFFÉREMMENT EN BONNE ET EN MAUVAISE PART DANS LES SAINTES LETTRES.
CHAPITRE VIII.
DES TROIS SEULS MOUVEMENTS QUE LES STOÏCIENS CONSENTENT A ADMETTRE DANS L'ÂME DU SAGE, A L'EXCLUSION DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE, QU'ILS CROIENT INCOMPATIBLES AVEC LA VERTU.
CHAPITRE IX.
DU BON USAGE QUE LES GENS DE BIEN FONT DES PASSIONS.
CHAPITRE X.
SI LES PREMIERS HOMMES AVANT LE PÉCHÉS ÉTAIENT EXEMPTS DE TOUTE PASSION.
CHAPITRE XI.
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME, EN QUI LA NATURE A ÉTÉ CRÉÉE BONNE ET NE PEUT ÊTRE RÉPARÉE QUE PAR SON AUTEUR.
CHAPITRE XII.
GRANDEUR DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME.
CHAPITRE XIII.
LE PÉCHÉ D'ADAM A ÉTÉ PRÉCÉDÉ D'UNE MAUVAISE VOLONTÉ.
CHAPITRE XIV.
L'ORGUEIL DE LA TRANSGRESSION DANS LE PÉCHÉ ORIGINEL A ÉTÉ PIRE QUE LA TRANSGRESSION ELLE-MÊME.
CHAPITRE XV.
LA PEINE DU PREMIER PÉCHÉ EST TRÈS-JUSTE.
CHAPITRE XVI.
DU DANGER DU MAL DE LA CONVOITISE, A N'ENTENDRE CE MOT QUE DES MOUVEMENTS IMPURS DU CORPS.
CHAPITRE XVII.
COMMENT ADAM ET ÉVE CONNURENT QU'ILS ÉTAIENT NUS.
CHAPITRE XVIII.
DE LA HONTE QUI ACCOMPAGNE, MÊME DANS LE MARIAGE, LA GÉNÉRATION DES ENFANTS.
CHAPITRE XIX.
IL EST NÉCESSAIRE D'OPPOSER A L'ACTIVITÉ DE LA COLÈRE ET DE LA CONVOITISE LE FREIN DE LA SAGESSE.
CHAPITRE XX.
CONTRE L'INFAMIE DES CYNIQUES.
CHAPITRE XXI.
LA PRÉVARICATION DES PREMIERS HOMMES N'A PAS DÉTRUIT LA SAINTETÉ DU COMMANDEMENT QUI LEUR FUT DONNÉ DE CROÎTRE ET DE MULTIPLIER.
CHAPITRE XXII.
DE L'UNION CONJUGALE INSTITUÉE ORIGINAIREMENT PAR DIEU, QUI L'A BÉNIE.
CHAPITRE XXIII.
COMMENT ON EUT ENGENDRÉ DES ENFANTS DANS LE PARADIS SANS AUCUN MOUVEMENT DE CONCUPISCENCE.
CHAPITRE XXIV.
SI LES HOMMES FUSSENT DEMEURÉS INNOCENTS DANS LE PARADIS, L'ACTE DE LA GÉNÉRATION SERAIT SOUMIS A LA VOLONTÉ COMME TOUTES NOS AUTRES ACTIONS.
CHAPITRE XXV.
ON NE SAURAIT ÊTRE VRAIMENT HEUREUX EN CETTE VIE.
CHAPITRE XXVI.
LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS LE PARADIS, L'OFFICE DE LA GÉNÉRATION.
CHAPITRE XXVII.
DES HOMMES ET DES ANGES PRÉVARICATEURS, DONT LE PÉCHÉ NE TROUBLE PAS L'ORDRE DE LA DIVINE PROVIDENCE.
CHAPITRE XXVIII.
DIFFÉRENCE DES DEUX CITÉS.
CHAPITRE PREMIER.
LA DÉSOBÉISSANCE DU PREMIER HOMME ENTRAÎNERAIT TOUS SES ENFANTS DANS L'ABÎME ÉTERNEL DE LA SECONDE MORT, SI LA GRÂCE DE DIEU N'EN SAUVAIT PLUSIEURS.
Nous avons déjà dit aux livres précédent que Dieu, voulant unir étroitement les hommes non-seulement par la communauté de nature mais aussi par les noeuds de la parenté, les a fait tous sortir d'un seul, et que l'espèce humaine n'eût point été sujette à la mort, si Adam et Eve (celle-ci tirée du premier homme, tiré lui-même du néant) n'eussent mérité ce châtiment par leur désobéissance, qui a corrompu toute la nature humaine et transmis leur péché à leurs descendants, aussi bien que la nécessité de mourir. Or, l'empire de la mort s'est dès lors tellement établi parmi les hommes, qu'ils seraient tous précipités dans la seconde mort qui n'aura point de fin, si une grâce de Dieu toute gratuite n'en sauvait quelques-uns. De là vient que tant de nations qui sont dans le monde, si différentes de moeurs, de coutumes et de langage, ne forment toutes ensemble que deux sociétés d'hommes , que nous pouvons justement appeler cités, selon le langage de l'Ecriture. L'une se compose de ceux qui veulent vivre selon la chair, et l'autre de ceux qui veulent vivre selon l'esprit; et quand les uns et les autres ont obtenu ce qu'ils désirent, ils sont en paix chacun dans son genre.
CHAPITRE II.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR VIVRE SELON LA CHAIR.
Et d'abord, qu'est-ce que vivre selon la chair, qu'est-ce que vivre selon l'esprit? Celui qui ne serait pas fort versé dans le langage de
1. Ce livre a été écrit par saint Augustin avant l'année 420; car il en fait mention dans un autre de ses ouvrages (Contra adversarium Legis et Prophetarum, n. 7) composé vers cette époque.
1'Ecriture pourrait s'imaginer que les Epicuriens et les autres philosophes sensualistes, et tous ceux qui, sans faire profession de philosophie, ne connaissent et n'aiment que les plaisirs des sens, sont les seuls qui vivent selon la chair, parce qu'ils mettent le souverain bien de l'homme dans la volupté du corps, tandis que les Stoïciens, qui le mettent dans l'âme, vivent selon l'esprit; mais il n'en est point ainsi, et, dans le sens de l'Ecriture, les uns et les autres vivent selon la chair. En effet, elle n'appelle pas seulement chair le corps de tout animal mortel et terrestre, comme quand elle dit: « Toute chair n'est pas la même chair; car autre est la chair de l'homme, autre celle des bêtes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons 1 »; elle donne encore à ce mot beaucoup d'autres acceptions; elle lui fait entre autres signifier l'homme même, en prenant la partie pour le tout, comme dans ce passage de l'Apôtre « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres « de la loi 2 »; où par nulle chair on doit entendre nul homme, ainsi que saint Paul le déclare lui-même dans son épître aux Galates 3 « Nul homme ne sera justifié parla loi », et peu après: « Sachant que nul homme ne sera justifié par les oeuvres de la loi ». C'est en ce sens que doivent se prendre ces paroles de saint Jean 4: « Le Verbe s'est fait chair », c'est-à-dire homme. Quelques-uns, pour avoir mal entendu ceci, ont pensé que Jésus-Christ n'avait point d'âme humaine 5. De même, en effet, que l'on entend la partie pour le tout dans ces paroles de Marie-Madeleine: « Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils l'ont mis 6 »; par où elle n'entend parler que de son corps, qu'elle croyait enlevé du tombeau, de même on entend quelquefois le tout pour la partie, comme dans les expressions que nous venons de rapporter.
1. I Cor. XV, 39.- 2. Rom. III, 20. - 3. Gal. II, 16. - 4. Jean, I, 14.
2. Allusion à l'hérésie des Apollinaires. Voyez le livre de saint .Augustin De haeresibus , haer. 55, et son écrit Contre les Ariens, n. 7.
3. Jean, XX, 13.
(284)
Puis donc que l'Ecriture prend ce mot de chair en plusieurs façons qu'il serait trop long de déduire, si nous voulons savoir ce que c'est que vivre selon la chair, considérons attentivement cet endroit de saint Paul aux Galates, où il dit : « Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître, comme l'adultère, la fornication, l'impureté, l'impudicité, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés , les contentions , les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies, les envies, l'ivrognerie, les débauches, et autres semblables dont je vous ai dit et vous dis encore que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont point le royaume de Dieu 1 ». Parmi les oeuvres de la chair que l'Apôtre dit qu'il est aisé de connaître et qu'il condamne, nous ne trouvons pas seulement celles qui concernent la volupté du corps, comme la fornication, l'impureté, l'impudicité, l'ivrognerie, la gourmandise, mais encore celles qui ne regardent que l'esprit. En effet, qui ne demeurera d'accord que l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies et les envies, sont plutôt des vices de l'âme que dû corps? Il se peut faire qu'on s'abstienne des plaisirs du corps pour se livrer à l'idolâtrie ou pour former quelque hérésie , et cependant un homme de la sorte est convaincu par l'autorité de l'Apôtre de ne pas vivre selon l'esprit, et, dans son abstinence même des voluptés de la chair , il est certain qu'il pratique les oeuvres damnables de la chair. Les inimitiés ne sont-elles pas dans l'esprit? Qui s'aviserait de dire à son ennemi : Vous avez une mauvaise chair contre moi, pour dire une mauvaise volonté? Enfin, il est clair que les animosités se rapportent à l'âme, comme les ardeurs charnelles à la chair. Pourquoi donc le Docteur des Gentils appelle-t-il tout cela oeuvres de la chair, si ce n'est en usant de cette façon de parler qui fait qu'on exprime le tout par la partie, c'est-à-dire par la chair l'homme tout entier?
CHAPITRE III.
LA CHAIR N'EST PAS CAUSE DE TOUS LES PÉCHÉS.
Prétendre que la chair est cause de tous les vices, et que l'âme ne fait le mal que parce
1. Galat. V, 19, 21.
qu'elle est sujette aux affections de la chair, ce n'est pas faire l'attention qu'il faut à toute
la nature de l'homme. Il est vrai que « le corps corruptible appesantit l'âme » ; d'où
vient que l'Apôtre, parlant de ce corps corruptible, dont il avait dit un peu auparavant:
« Quoique notre homme extérieur se corrompe 2», ajoute: «Nous savons que si cette
maison de terre vient à se dissoudre, Dieu doit nous donner dans le ciel une autre
maison qui ne sera point faite de la main des hommes. C'est ce qui nous fait soupirer après
le moment de nous revêtir de la gloire de cette maison céleste, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car, pendant que nous sommes dans cette demeure mortelle, nous gémissons sous le faix; et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus par dessus, en sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie 3 ».Nous sommes donc tirés en bas par ce corps corruptible comme par un poids; mais parce que nous savons que cela vient de la corruption du corps et non de sa nature et de sa substance, nous ne voulons pas en être dépouillés, mais être revêtus d'immortalité. Car ce corps demeurera toujours; mais comme il ne sera pas corruptible, il ne nous appesantira point. Il reste donc vrai
qu'ici-bas « le corps corruptible appesantit l'âme, et que cette demeure de terre abat l'esprit qui pense beaucoup », et, en même temps, c'est une erreur de croire que tous les
déréglements de l'âme viennent du corps. Vainement Virgile exprime-t-il en ces beaux
vers la doctrine platonicienne :
« Filles du ciel, les âmes sont animées d'une flamme divine, tant qu'une enveloppe corporelle ne vient pas engourdir leur activité sous le poids de terrestres organes et de membres moribonds 4 ».
Vainement rattache-t-il au corps ces quatre passions bien connues de l'âme: le désir et la crainte, la joie et la tristesse, où il voit la source de tous les vices:
« Et de là, dit-il, les craintes elles désirs, les tristesses et les joies de ces âmes captives qui du fond de leurs ténèbres et de leur épaisse prison, ne peuvent plus élever leurs regards vers le ciel 5 »
Notre foi nous enseigne toute autre chose. Elle nous dit que la corruption du corps qui appesantit l'âme n'est pas la cause, mais là peine
1. Sag. IX, 15. - 2. II Cor. IV, 16. - 3. Ibid. V, l-4. 4. Enéide, livre VI, v. 730-732. - 4. Ibid. v. 733, 731.
(286)
du premier péché; de sorte qu'il ne faut pas attribuer tous les désordres à la chair, encore qu'elle excite en nous certains désirs déréglés; car ce serait justifier le diable, qui n'a point de chair. On ne peut assurément pas dire qu'il soit fornicateur, ni ivrogne, ni sujet aux autres péchés de la chair; et cependant il ne laisse pas d'être extrêmement superbe et envieux; il l'est au point que c'est pour cela que, selon l'apôtre saint Pierre, il a été précipité dans les prisons obscures de l'air et destiné à des supplices éternels 1. Or, ces vices qui ont établi leur empire chez le diable, saint Paul les attribue à la chair, bien qu'il soit certain que le diable n'a point de chair. Il dit que les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités et les envies sont les oeuvres de la chair, aussi bien que l'orgueil, qui est la source de tous ces vices, et celui qui domine particulièrement dans le diable 2. En effet, qui est plus ennemi des saints que lui ? qui a plus d'animosité contre eux? qui est plus jaloux de leur gloire? tous ces vices étant eu lui sans la chair, comment entendre que ce sont les oeuvres de la chair, sinon parce que ce sont les oeuvres de l'homme, identifié par saint Paul avec la chair? Ce n'est pas, en effet, pour avoir une chair (car le diable n'en a point), mais pour avoir voulu vivre selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme, que l'homme est devenu semblable au diable. Le diable a voulu vivre aussi selon lui-même, quand il n'est pas demeuré dans la vérité; en sorte que quand il mentait, cela ne venait pas de Dieu, mais de lui-même, de lui qui n'est pas seulement menteur, mais aussi le père du mensonge 3; de lui qui a menti le premier, et qui n'est l'auteur du péché que parce qu'il est l'auteur du mensonge.
CHAPITRE IV.
CE QUE C'EST QUE VIVRE SELON L'HOMME ET QUE VIVRE SELON DIEU.
Lors donc que l'homme vit selon l'homme, et non selon Dieu, il est semblable au diable, parce que l'ange même ne devait pas vivre selon l'ange, mais selon Dieu, pour demeurer dans la vérité et pour parler le langage de la vérité qui vient de Dieu, et non celui du mensonge
1. Sur le supplice du diable, comp. saint Augustin, De Agone Christ., n. 3-5, et De natura Boni cont. Man., cap. 33.
2. Galat. V, 20, 21. - Jean, VIII, 44.
songe qu'il tire de son propre fond. Si le même Apôtre dit dans un autre endroit: « La vérité a éclaté davantage par mon mensonge1 »; n'est-ce pas déclarer que le mensonge est de l'homme, et la vérité de Dieu? Ainsi, quand l'homme vit selon la vérité, il ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu; car c'est Dieu qui a dit : « Je suis la vérité'». Quand il vit selon lui-même, il vit selon le mensonge, non qu'il soit lui-même mensonge, ayant pour auteur et pour créateur un Dieu qui n'est point auteur ni créateur du mensonge, mais parce que l'homme n'a pas été créé innocent pour vivre selon lui-même, mais pour vivre selon celui qui l'a créé, c'est-à-dire pour faire plutôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne pas vivre de la façon pour laquelle il a été créé, voilà le mensonge. Car il veut certainement être heureux, même en ne vivant pas comme il faut pour l'être, et quoi de plus mensonger que cette volonté? Aussi peut-on fort bien dire que tout péché est un mensonge. Nous ne péchons en effet que par la même volonté qui nous porte à désirer d'être heureux, ou à craindre d'être malheureux. Il y a donc mensonge, quand ce que nous faisons pour devenir heureux ne seul qu'à nous rendre malheureux. Et d'où vient cela, sinon de ce que l'homme ne saurait trouver son bonheur qu'en Dieu, qu'il abandonne en péchant, et non en soi-même?
Nous avons dit que tous les hommes sont partagés en deux cités différentes et contraires, parce que les uns vivent selon la chair, et les autres selon l'esprit; on peut aussi exprimer la même idée en disant que les uns vivent selon l'homme, et les autres selon Dieu. Saint Paul use même de cette expression dans son épître aux Corinthiens, quand il dit: « Puis- qu'il y a encore des rivalités et des jalousies parmi vous, n'est-il pas visible que vous êtes charnels et que vous marchez encore selon l'homme 3? » C'est donc la même chose de marcher selon l'homme et d'être charnel, en prenant la chair, c'est-à-dire une partie de l'homme pour l'homme tout entier. Il avait appelé un peu auparavant animaux ceux qu'il nomme ici charnels : « Qui des hommes, dit-il, connaît ce qui est en l'homme, si ce n'est l'es prit même de l'homme qui est en lui? Ainsi personne ne connaît ce qui est en Dieu que l'esprit de Dieu. Or, nous n'avons pas reçu
1. Rom. III, 7.- 2. Jean XIV, 6. - 3. I Cor. III, 3.
(287)
l'esprit prit du monde, mais l'esprit de Dieu, pour connaître les dons que Dieu nous a faits; et
nous les annonçons, non dans le docte langage de la sagesse humaine, mais comme des hommes instruits par l'esprit de Dieu et qui parlent spirituellement des choses spirituelles. Pour l'homme animal, il ne conçoit point ce qui est l'esprit de Dieu; car cela passe à son sens
pour une folie 1». Il s'adresse à ces sortes d'hommes qui sont encore animaux, lorsqu'il
dit un peu après : « Aussi, mes frères, n'ai-je pu vous parler comme à des personnes spirituelles, mais comme à des hommes qui sont encore charnels 2 »; ce que l'on doit encore entendre de la même manière, c'est-à-dire la partie pour le tout. L'homme tout entier peut être désigné par l'esprit ou par la chair, qui sont les deux parties qui le composent; et dès lors l'homme animal et l'homme charnel ne sont point deux choses différentes, mais une même chose, c'est-à-dire l'homme vivant selon l'homme. Et c'est ainsi qu'on ne doit entendre que l'homme, soit en ce passage : « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi 3 » ; soit en celui-ci : « Soixante et quinze âmes 4 descendirent en Egypte avec Jacob 5 ». Toute chair veut dire tout homme, et soixante-quinze âmes est pour soixante-quinze hommes. L'Apôtre dit : « Je ne vous parlerai pas le docte langage de la sagesse humaine »; il aurait pu dire : de la sagesse charnelle. Il dit aussi : « Vous marchez selon l'homme »; dans le même sens où il
aurait dit : selon la chair. Mais cela paraît plus clairement dans ces paroles : « Lorsque l'un dit : Je suis à Paul, et l'autre : Je suis à Apollo, n'êtes-vous pas encore des hommes 6? » . Il appelle hommes ceux qu'il avait auparavant appelés charnels et animaux. Vous êtes des hommes, dit-il, c'est-à-dire vous vivez selon l'homme, et non pas selon Dieu; car si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux.
1. I Cor. II, 11-14. - 2 Ibid. III, 1. - 3. Rom, III, 20.
2. Saint Augustin suit en cet endroit la version des Septante, car la Vulgate porte soixante-dix âmes, et non soixante-quinze. Les Actes des Apôtres (VII, 14) sont d'accord avec les Septante. Voyez plus bas, livre XVI, ch. 40.
3. Gen. XLVI, 27. - 4. I Cor, III, 4.
CHAPITRE V.
L'OPINION DES PLATONICIENS TOUCHANT LA NATURE DE L'ÂME ET CELLE DU CORPS EST PLUS SUPPORTABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS; TOUTEFOIS NOUS LA REJETONS EN CE POINT QU'ELLE FAIT VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.
Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair eu elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre; ce qui n'est pas bon, c'est d'abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu'on veuille vivre selon la chair, ou selon l'âme, ou selon l'homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l'âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l'une et fuit l'autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l'avoue, ne tombent pas dans l'extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise 1, puisqu'ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l'âme, qu'il engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron 2, ou, si l'on veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des moeurs. Or, si cela est, d'où vient qu'Enée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s'écrie:
« O mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers? Infortunés ! d'où leur vient ce funeste amour de la lumière 3 ? »
Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s'élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur Venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds? Le poëte n'assure-t-il pas qu'elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu'elles veulent retourner dans des corps? Il résulte de là que cette révolution
1. Voyez le traité de saint Augustin De haeres., haers. 46, et tous ses écrits contre les Manichéens.
2. Tusc. Quœst., lib. IV, cap. 6 et alibi.
3. Enéide, liv, vi,v. 719-721.
(288)
éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu'elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous leurs désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l'âme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n'est pas seulement le corps qui excite dans l'âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu'elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements.
CHAPITRE VI.
LES MOUVEMENTS DE L'ÂME SONT BONS OU MAUVAIS, SELON QUE LA VOLONTÉ EST BONNE OU MAUVAISE.
Ce qui importe, c'est de savoir quelle est la volonté de l'homme. Si elle est déréglée, ces mouvements seront déréglés, et si elle est droite, ils seront innocents et même louables. Car c'est la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés. En effet, qu'est-ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui consent à ce qui nous plaît? et qu'est-ce que la crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît? Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement s'appelle désir, et quand c'est en jouissant, il s'appelle joie. De même, quand nous nous détournons de l'objet qui nous déplaît avant qu'il nous arrive, cette volonté s'appelle crainte, et après qu'il est arrivé, tristesse. En un mot, la volonté de l'homme, selon les différents objets qui l'attirent ou qui la blessent, qu'elle désire ou qu'elle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections. C'est pourquoi il faut que l'homme qui ne vit pas selon l'homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal; or, comme personne n'est mauvais par nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les méchants une haine parfaite 1, en sorte qu'il ne haïsse pas l'homme à cause du vice, et qu'il n'aime pas le vice à cause de l'homme, mais qu'il haïsse le vice et aime l'homme. Le vice guéri, tout ce qu'il doit aimer restera, et il ne restera rien de ce qu'il doit haïr.
1. Ps. CXXXVIII, 22.
CHAPITRE VII.
LES MOTS AMOUR ET DILECTION SE PRENNENT INDIFFÉREMMENT EN BONNE ET EN MAUVAISE PART DANS LES SAINTES LETTRES.
On dit de celui qui ale ferme propos d'aimer Dieu et d'aimer son prochain comme lui- même, non pas selon l'homme, mais selon Dieu, qu'il a une bonne volonté. Cette bonne volonté s'appelle ordinairement charité dans l'Ecriture sainte, qui la nomme aussi quelquefois amour. En effet, l'Apôtre veut que celui dont on fait choix pour gouverner le peuple aime le bien 1; et nous lisons aussi dans l'Evangile que Notre-Seigneur ayant dit à Pierre : « Me chéris-tu 2 plus que ne font « ceux-ci ? » Pierre répondit : « Seigneur, « vous savez que je vous aime » Et le Seigneur lui ayant demandé de nouveau, non pas s'il l'aimait , mais s'il le chérissait 3, Pierre lui répondit encore : « Seigneur, vous savez que je vous aime ». Enfin, le Seigneur lui ayant demandé une troisième fois s'il le chérissait, l'évangéliste ajoute : « Pierre fut contristé de ce que le Seigneur lui avait dit trois fois : M'aimes-tu ? » Et cependant le Seigneur ne lui avait fait la question en ces termes qu'une seule fois, s'étant servi les deux autres fois du mot chérir. D'où je conclus que le Seigneur n'attachait pas au mot chérir (diligere) un autre sens qu'au mot aimer (amare). Aussi bien Pierre répond sans avoir égard à cette différence d'expressions : « Seigneur, vous savez tout; vous savez donc bien que je vous aime 4».
J'ai cru devoir m'arrêter sur ces deux mots, parce que plusieurs imaginent une différence entre dilection et charité ou amour. A leur avis, la dilection se prend en bonne part et l'amour en mauvaise part. Mais il est certain que les auteurs profanes n'ont jamais fait cette distinction, et je laisse aux philosophes le soin de résoudre le problème. Je remarquerai seulement que, dans leurs livres, ils ne manquent pas de relever l'amour qui a pour objet le bien et Dieu même 5. Quant à l'Ecriture sainte, dont l'autorité surpasse infiniment celle de tous les monuments humains, nulle
1. I Tim. III, 1-10.
2. Le latin dit : « As-tu pour moi de la dilection (diligis me) P
3. Toujours la même opposition entre amo et diligo, amor et dilectio.
4. Jean, XXI, 15-17.
5. Voyez le Phèdre et, dans le Banquet, le discoura de Diotime.
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part elle n'insinue la moindre différence entre l'amour et la dilection ou charité. J'ai déjà prouvé que l'amour y est pris en bonne part; et si l'on s'imagine que l'amour y est pris, à la vérité, en bonne et en mauvaise part, mais que la dilection s'y prend en bonne part exclusivement, il suffit, pour se convaincre du contraire, de se souvenir de ce passage du Psalmiste : « Celui qui chérit (diligit ) l'iniquité hait son âme », et cet autre de l'apôtre saint Jean : « Celui qui chérit le monde (si quis dilexerit), la dilection du Père n'est pas en lui 1 ». Voilà, dans un même passage, le mot diligere pris tour à tour en mauvaise et en bonne part. Et qu'on ne me demande pas si l'amour, que j'ai montré entendu en un sens favorable, peut aussi être pris dans lé sens opposé; car il est écrit « Les hommes deviendront amoureux d'eux-mêmes, amoureux de l'argent 3 »,
La volonté droite est donc le bon amour, et la volonté déréglée est le mauvais, et les différents mouvements de cet amour font toutes les passions. S'il se porte vers quelque objet, c'est le désir; s'il en jouit, c'est la joie; s'il s'en détourne, c'est la crainte; s'il le sent malgré lui, c'est la tristesse. Or, ces passions sont bonnes ou mauvaises, selon que l'amour est bon ou mauvais. Prouvons ceci par l'Ecriture. L'Apôtre « désire de sortir de cette vie et d'être avec Jésus-Christ 4 ». Ecoutez maintenant le Prophète : «Mon âme languit dans le désir dont elle brûle sans cesse pour votre loi 5». Et encore : « La concupiscence de la sagesse mène au royaume de Dieu 6 ». L'usage toutefois a voulu que le mot concupiscence, employé isolément, fût pris en mauvaise part. Mais la joie est prise en bonne part dans ce passage du Psalmiste : « Réjouissez-vous dans le Seigneur; justes, tressaillez de joie 7 ». Et ailleurs : « Vous avez versé la joie dans mon coeur 8 ». Et encore : « Vous me remplirez de joie en me dévoilant votre face 9 ».Maintenant, ce qui prouve que la crainte est bonne, c'est ce mot de l'Apôtre : « Opérez votre salut avec crainte et frayeur 10». Et cet autre passage : « Gardez-vous de viser plus haut qu'il ne convient, et craignez 11». Et encore: «Je crains que, comme le serpent séduisit Eve, vous ne
1. Ps. X, 6.- 2. I Jean, IX, 15. - 3. II Tim. III, 2. - 4. Philipp. I, 23. - 5. Ps. CXVIII, 20. -6. Sag. VI, 21.- 7. Ps. XXXI, 11.- 8. Ps. IV, 7. - 9. Ps. XV, 11. - 10. Philipp. II, 12. - 11. Rom. XI, 20.
vous écartiez de cet amour chaste qui est en Jésus-Christ 1 » Enfin, quant à la tristesse
que Cicéron appelle une maladie 2 et que Virgile assimile à la douleur en disant: « Et de là leurs douleurs et leurs joies 3 », peut-elle se prendre aussi en bonne part? c'est une
question plus délicate.
CHAPITRE VIII.
DES TROIS SEULS MOUVEMENTS QUE LES STOÏCIENS CONSENTENT A ADMETTRE DANS L'ÂME DU SAGE, A L'EXCLUSION DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE, QU'ILS CROIENT INCOMPATIBLES AVEC LA VERTU.
Les Stoïciens substituent dans l'âme du sage aux perturbations trois mouvements de l'âme que la langue grecque appelle eupathies 4, et Cicéron constantiœ 5 : ils remplacent le désir par la volonté, la joie par le contentement, et la crainte par la précaution; quant à la souffrance ou à la douleur, que nous avons de préférence appelée tristesse afin d'éviter toute ambiguïté, ils prétendent que rien de semblable ne peut se rencontrer dans l'âme du sage. La volonté, disent-ils, se porte vers le bien, qui est ce que fait le sage; le contentement est la suite du bien accompli, et le sage accomplit toujours le bien; enfin la précaution évite le mal, et le sage le doit constamment éviter; mais la tristesse naissant du mal qui survient, comme il ne peut survenir aucun mal au sage, rien dans l'âme du sage ne peut tenir la place de la tristesse. Ainsi, dans leur langage, volonté, entendement, précaution, voilà qui n'appartient qu'au sage, et le désir, la joie, la crainte et la tristesse, sont le partage de l'insensé. Les trois premières affections sont ce que Cicéron appelle constantiae, les quatre autres, sont ce que le même philosophe appelle perturbations, et le langage ordinaire passions, et cette distinction des affections du sage et de celles du vulgaire est marquée en grec par les mots d'eupatheiai et de pathe. J'ai voulu examiner si ces manières de parler des Stoïciens étaient conformes à1'Ecriture, et j'ai trouvé que le Prophète dit « qu'il n'y a pas de contentement d'esprit
1. II Cor. XI, 3.
2. Tusculanes, livre III, ch. 10 et ailleurs.
3. Enéide, livre VI, v. 733
4. Bonnes passions, de eù et de páthos .
5. Tusculanes, livre IV.
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pour les impies 1 »; le propre des méchants étant plutôt de se réjouir du mal que d'être contents, ce qui n'appartient qu'aux gens de bien. J'ai aussi trouvé dans l'Evangile
« Faites aux hommes tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent 2 »; comme si l'on ne pouvait vouloir que le bien, le mal étant l'objet des désirs, mais non celui de la volonté. Il est vrai que quelques versions portent: « Tout le bien que vous voulez qu'ils vous fassent », par où on a coupé court à toute interprétation mauvaise, de crainte par exemple que dans le désordre d'une orgie, quelque débauché ne se crût autorisé à l'égard d'autrui à une action honteuse sous la seule condition de la subir à son tour; mais cette version n'est pas conforme à l'original grec, et j'en conclus qu'en disant : Tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent, l'Apôtre a entendu tout le bien, car il ne dit pas: Que vous désirez qu'ils vous fassent, mais: Que vous voulez.
Au surplus, bien que ces sortes d'expressions soient les plus propres, il ne faut pas pour cela s'y assujétir; il suffit de les prendre en cette acception dans les endroits de l'Ecriture où elles n'en peuvent avoir d'autre, tels que ceux que je viens d'alléguer. Ne dit-on pas en effet que les impies sont transportés de joie, bien que le Seigneur ait dit: « Il n'y a pas de contentement pour les impies 3 » D'où vient cela, sinon de ce que contentement veut dire autre chose que joie, quand il est employé proprement et dans un sens étroit? De même, il est clair que le précepte de l'Evangile, ainsi exprimé « Faites aux autres ce que vous désirez qu'ils vous fassent 4 », n'impliquerait pas la défense de désirer des choses déshonnêtes, au lieu qu'exprimé de la sorte : « Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous fassent », il est salutaire et vrai. Encore une fois, d'où vient cela, sinon de ce que la volonté, prise en un sens étroit, ne peut s'entendre qu'en bonne part? Et cependant, il est certain que cette manière de parler ne serait point passée en usage : « Ne veuillez point mentir 5 »; s'il n'y avait aussi une mauvaise volonté, profondément distincte de celle que les anges ont recommandée par ces paroles : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Ce
1. Isaïe, LVII, 21, sec. LXX. - 2.Matth. VII, 12.- 3. Isaïe, LVII, 21, sec. LXX. - 4. Matth. VII, 12. - 5. Eccli. VII, 14. - 6. Luc, II, 14.
serait inutilement que I'Evangile ajouterait bonne, s'il n'y en avait aussi une mauvaise. D'ailleurs, quelle si grande louange l'Apôtre aurait-il donnée à la charité, lorsqu'il a dit « qu'elle ne prend point son contentement « dans le mal 1 » , si la malignité ne l'y prenait ? Nous voyons aussi que les auteurs profanes se servent indifféremment de ces termes: « Je désire, Pères conscrits », dit le grand orateur Cicéron, « ne point sortir des voies de la douceur 2 ». Il prend ici le désir en bonne part. Dans Térence, au contraire, le désir est pris en mauvaise part. Il introduit un jeune libertin qui, brûlant d'assouvir sa convoitise, s'écrie :
« Je ne veux rien que Philuména 3. »
La preuve que cette volonté n'est qu'une ardeur brutale, c'est la réponse du vieux serviteur
« Ah! qu'il vaudrait mieux prendre soin d'éloigner cet amour de votre coeur que d'irriter inutilement votre passion par de pareils discours ».
Quant au contentement, que les auteurs païens l'aient aussi employé en mauvaise part, Virgile seul suffit pour le prouver, dans ce vers si plein et si précis où il embrasse les quatre passions de l'âme
« Et de là leurs craintes et leurs désirs, leurs douleurs et leurs contentements 4 ».
Le même poëte dit encore :
« Les mauvais contentements de l'esprit 5 ».
C'est donc un trait commun des bons et des méchants de vouloir, de se tenir en garde et d'être contents, ou pour m'exprimer d'une autre sorte : Les bons et les méchants désirent, craignent et se réjouissent également, mais les uns bien, les autres mal, selon que leur volonté est bonne ou mauvaise. La tristesse même, à laquelle les Stoïciens n'ont pu rien substituer dans l'âme de leur sage, se prend aussi quelquefois en bonne part, surtout dans nos auteurs. L'Apôtre loue les Corinthiens de s'être attristés selon Dieu. Quelqu'un dira peut-être que cette tristesse dont saint Paul les félicite venait du repentir de leurs fautes; car c'est en ces termes qu'il s'exprime : « Quoique ma lettre vous ait attristés
1. I Cor. XIII, 6.
2. Catilinaires, I, ch. 2.
3. Andrienne, act. II, scen. I, v. 6-8.
4. Enéide, livre VI, v. 733 - 5. Ibid v. 278, 279
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pour un peu de temps, je ne laisse pas maintenant de me réjouir, non de ce que vous avez été tristes, mais de ce que votre tristesse vous a portés à faire pénitence. Votre tristesse a été selon Dieu, et ainsi vous n'avez pas sujet de vous plaindre de nous; car la tristesse qui est selon Dieu produit un repentir salutaire dont on ne se repent point, au lieu que la tristesse du monde cause la mort. Et voyez déjà combien cette tristesse selon Dieu a excité votre vigilance 1 ». A ce compte, les Stoïciens 2 peuvent répondre que la tristesse est, à la vérité, utile pour se repentir, mais qu'elle ne peut pas tomber en l'âme du sage, parce qu'il est incapable de pécher pour se repentir ensuite et que nul autre mal ne peut l'attrister. On rapporte qu'Alcibiade, qui se croyait heureux, pleura, quand Socrate lui eut prouvé qu'il était misérable, parce qu'il était fou. La folie donc fut cause en lui de cette tristesse salutaire qui fait que l'homme s'afflige d'être autre qu'il ne devrait; or, ce n'est pas au fou que les Stoïciens interdisent la tristesse, mais au sage.

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