Jean Racine
1639-1699
CANTIQUES SPIRITUELS
Cantique premier
"À la louange de la Charité"
Tiré de 1 Corinthiens 13
1 Co 13
"Les méchants m’ont vanté leurs mensonges frivoles ;
Mais je n’aime que les paroles
De l’éternelle vérité.
Plein du feu divin qui m’inspire,
Je consacre aujourd’hui ma lyre
À la céleste Charité.
En vain je parlerais (1) le langage des anges ;
En vain, mon Dieu, de tes louanges
Je remplirais (2) tout l’univers :
Sans amour, ma gloire n’égale
Que la gloire de la cymbale
Qui d’un vain bruit frappe les airs.
Que sert à mon esprit de percer les abîmes
Des mystères les plus sublimes,
Et de lire dans l’avenir ?
Sans amour, ma science est vaine
Comme le songe dont à peine
Il reste un léger souvenir.
Que me sert que ma foi transporte les montagnes,
Que dans les arides campagnes
Les torrents naissent sous mes pas,
Ou que ranimant la poussière,
Elle rende aux morts la lumière,
Si l’amour ne l’anime pas ?
Oui, mon Dieu, quand mes mains de tout mon héritage
Aux pauvres feraient (3) le partage ;
Quand même pour le nom chrétien
Bravant les croix les plus infâmes,
Je livrerais (4) mon corps aux flammes,
Si je n’aime, je ne suis rien.
Que je vois de vertus qui brillent sur ta trace,
Charité, fille de la Grâce !
Avec toi marche la Douceur,
Que suit, avec un air affable,
La Patience inséparable
De la Paix, son aimable sœur.
Tel que l’astre du jour écarte les ténèbres,
De la nuit compagnes funèbres,
Telle tu chasses d’un coup d’œil
L’Envie aux humains si fatale,
Et toute la troupe infernale
Des Vices, enfants de l’Orgueil.
Libre d’ambition, simple, et sans artifice,
Autant que tu hais l’injustice,
Autant la vérité te plaît.
Que peut la colère farouche
Sur un cœur, que jamais ne touche
Le soin de son propre intérêt ?
Aux faiblesses (5) d’autrui loin d’être inexorable,
Toujours d’un voile favorable
Tu t’efforces de les couvrir.
Quel triomphe manque à ta gloire ?
L’Amour sait tout vaincre, tout croire,
Tout espérer, et tout souffrir.
Un jour Dieu cessera d’inspirer des oracles ;
Le don des langues, les miracles,
La science aura son déclin.
L’Amour, la Charité divine,
Éternelle en son origine,
Ne connaîtra (6) jamais de fin.
Nos clartés ici-bas ne sont qu’énigmes sombres ;
Mais Dieu, sans voiles et sans ombres,
Nous éclairera dans les cieux ;
Et ce Soleil inaccessible,
Comme à ses yeux je suis visible,
Se rendra visible à mes yeux.
L’Amour sur tous les dons l’emporte avec justice.
De notre céleste édifice
La Foi vive est le fondement ;
La sainte Espérance l’élève,
L’ardente Charité l’achève,
Et l’assure éternellement.
Quand pourrai-je t’offrir, ô Charité suprême,
Au sein de la lumière même,
Le cantique de mes soupirs ;
Et toujours brûlant pour ta gloire,
Toujours puiser, et toujours boire
Dans la source des vrais plaisirs ?"
Source principale de cet article : « Œuvres de Jean Racine », "Poésies diverses", tome quatrième, « par M. Paul Mesnard », « librairie de L. Hachette et Cie - Boulevard Saint-Germain, n° 77 », Paris (1865).
Jean Racine a composé ces 4 Cantiques à Fontainebleau de septembre 1694 à décembre 1694 (MDCXCIV).
Cantiques spirituels audio de Jean Racine
Le titre original des "Cantiques spirituels" de Racine était :
« CANTIQUES SPIRITUELS
Faits par Monsieur R…, pour estre mis en musique.
A Paris,
Chez Denys THIERRY, rüe S. Jaques, devant la rüe
du Plâtre, à la Ville de Paris.
M.DC.XCIV. »
Ils ont été imprimés en caractères italiques sur 8 feuillets (16 pages), et mis en musique par Jean-Baptiste Moreau (1656-1733), maître de musique de Louis XIV.
Extraits de l'album "Les Cantiques spirituels de Jean Racine", de Pascal Collasse (1992), avec les voix de Jacqueline Mayeur, Isabelle Poulenard et Miriam Ruggeri.
Dans l'édition de 1865, nous trouvons les termes suivants :
(1) "parlerois"
(2) "remplirois"
(3) "feroient"
(4) "livrerois"
(5) "foiblesses"
(6) "connoîtra"
Saint-Hugues de Grenoble (de Châteauneuf)
et Saint-Bruno le Chartreux
Cathédrale Notre-Dame de Grenoble
Cantique II
"Sur le bonheur des justes, et sur le malheur des réprouvés"
Tiré du Livre de la Sagesse 5
Wisdom 5
"Heureux qui de la sagesse
Attendant tout son secours,
N’a point mis en la richesse
L’espoir de ses derniers jours !
La mort n’a rien qui l’étonne ;
Et, dès que son Dieu l’ordonne,
Son âme prenant l’essor,
S’élève d’un vol rapide
Vers la demeure où réside
Son véritable trésor.
De quelle douleur profonde
Seront un jour pénétrés
Ces insensés qui du monde,
Seigneur, vivent enivrés,
Quand par une fin soudaine,
Détrompés d’une ombre vaine
Qui passe et ne revient plus,
Leurs yeux du fond de l’abîme
Près de ton trône sublime
Verront briller tes élus !
Infortunés que nous sommes,
Où s’égaraient (7) nos esprits ?
Voilà, diront-ils, ces hommes,
Vils objets de nos mépris.
Leur sainte et pénible vie
Nous parut une folie ;
Mais aujourd’hui triomphants,
Le ciel chante leur louange,
Et Dieu lui-même les range
Au nombre de ses enfants.
Pour trouver un bien fragile
Qui nous vient d’être arraché,
Par quel chemin difficile,
Hélas ! nous avons marché !
Dans une route insensée
Notre âme en vain s’est lassée,
Sans se reposer jamais,
Fermant l’œil à la lumière
Qui nous montrait (8) la carrière
De la bienheureuse paix.
De nos attentats injustes
Quel fruit nous est-il resté ?
Où sont les titres augustes,
Dont notre orgueil s’est flatté ?
Sans amis et sans défense,
Au trône de la vengeance
Appelés en jugement,
Faibles (9) et tristes victimes,
Nous y venons de nos crimes
Accompagnés seulement.
Ainsi d’une voix plaintive,
Exprimera ses remords
La pénitence tardive
Des inconsolables morts.
Ce qui faisait (10) leurs délices,
Seigneur, fera leurs supplices ;
Et par une égale loi
Tes saints trouveront des charmes
Dans le souvenir des larmes
Qu’ils versent ici pour toi."
(7) "s'égaroient"
(8) "montroit"
(9) "foibles"
(10) "faisoit"
Cantique III
"Plainte d’un chrétien, sur les contrariétés
qu’il éprouve au-dedans de lui-même"
Tiré de Romains 7
Romans 7
"Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L’un veut que plein d’amour pour toi
Mon cœur te soit toujours fidèle.
L’autre à tes volontés rebelle
Me révolte contre ta loi.
L’un tout esprit, et tout céleste,
Veut qu’au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste ;
Et l’autre par son poids funeste
Me tient vers la terre penché.
Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux, et n’accomplis jamais.
Je veux, mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j’aime,
Et je fais le mal que je hais.
Ô grâce, ô rayon salutaire,
Viens me mettre avec moi d’accord ;
Et domptant par un doux effort
Cet homme qui t’est si contraire,
Fais ton esclave volontaire
De cet esclave de la mort."
Ode de Jean Racine tirée du Psaume 17
"Oeuvres de Jean Racine", p. 318-319
éd. Didot (Paris, 1854)
Ps 17
Cantique IV
"Sur les vaines occupations des gens du siècle"
"Tiré de divers endroits d’Isaïe et de Jérémie"
Isaiah (Ésaïe) - Jeremiah
"Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m’élève aujourd’hui ?
Malheureux l’homme qui fonde
Sur les hommes son appui !
Leur gloire fuit, et s’efface
En moins de temps que la trace
Du vaisseau qui fend les mers,
Ou de la flèche rapide
Qui loin de l’œil qui la guide,
Cherche l’oiseau dans les airs.
De la Sagesse immortelle
La voix tonne, et nous instruit.
Enfants des hommes, dit-elle,
De vos soins quel est le fruit ?
Par quelle erreur, âmes vaines,
Du plus pur sang de vos veines
Achetez-vous si souvent,
Non un pain qui vous repaisse,
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamés que devant ?
Le pain que je vous propose
Sert aux anges d’aliment :
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
C’est ce pain si délectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l’offre à qui veut me suivre.
Approchez. Voulez-vous vivre ?
Prenez, mangez, et vivez.
Ô Sagesse, ta parole
Fit éclore l’univers,
Posa sur un double pôle
La terre au milieu des mers.
Tu dis, et les cieux parurent,
Et tous les astres coururent
Dans leur ordre se placer.
Avant les siècles tu règnes ;
Et qui suis-je, que tu daignes
Jusqu’à moi te rabaisser ?
Le Verbe, image du Père,
Laissa son trône éternel,
Et d’une mortelle mère
Voulut naître homme et mortel.
Comme l’orgueil fut le crime
Dont il naissait (11) la victime,
Il dépouilla sa splendeur,
Et vint pauvre et misérable,
Apprendre à l’homme coupable
Sa véritable grandeur.
L’âme heureusement captive,
Sous ton joug trouve la paix,
Et s’abreuve d’une eau vive
Qui ne s’épuise jamais.
Chacun peut boire en cette onde :
Elle invite tout le monde ;
Mais nous courons follement
Chercher des sources bourbeuses
Ou des citernes trompeuses
D’où l’eau fuit à tout moment."
(11) "naissoit"
Cantique de Jean Racine (Opus 11), de Gabriel Fauré
paraphrase de l'hymne médiévale
"Consors paterni luminis"
attribuée à Saint-Ambroise
"O Light of Light"
"The Light of The World"
"La Lumière du Monde"
d'après une peinture de William Holman Hunt
Vitrail de l'église de Freshwater (Île de Wight - Angleterre)
avec l'aimable autorisation de Martin Beek ©
"The Light of the World" (mars 1851)
William Holman Hunt
Manchester Art Gallery
« STANCE »
« À LA LOUANGE DE LA CHARITÉ »
« Quand tu saurais parler le langage des anges ;
Quand ta voix prédirait tous les succès futurs,
Et que, perçant du ciel les voiles plus obscurs,
Tu verrais du Seigneur les mystères étranges ;
Quand ta foi te rendrait le maître des démons,
Qu’elle aurait le pouvoir de transporter les monts,
Et que de tous tes biens tu ferais des largesses ;
Quand aux tourments du feu tu livrerais ton corps,
Tu possèdes en vain tant de saintes richesses,
Si la charité manque à tes rares trésors. »
Jean Racine
Source : "Œuvres de Jean Racine précédées des Mémoires sur sa vie, par Louis Racine", "Paris, chez Firmin Didot Frères, libraires, imprimeurs de l'Institut de France, rue Jacob, 56". "M DCC LIV" (1854), "Épitaphes", page 335.
"Marie qui défait les noeuds"
Procession à Manille (Philippines), le 5 décembre 2010
avec l'aimable autorisation de "saint freak" ©
Élégie « AD CHRISTUM »
« Au Christ »
"Pro Portus Regii salute votum"
« O toi qui règles le cours incessant des astres, qui, la foudre en main, gouvernes la terre par ta loi, Dieu souverain, puissant consolateur de l’affliction, toi en qui tes serviteurs trouvent leur unique salut et tout leur secours, Père saint, prête à ceux qui t’implorent une oreille favorable ; apaisant ton courroux, accueille nos humbles prières ; assiste-nous ; vois de plus près nos douleurs ; et laisse tomber un regard de miséricorde sur ces lieux désolés. Protège cette maison, qui, parmi tant de périls, parmi tant d’embûches, peut à peine subsister. Regarde à quels affreux dangers elle est en butte, à quelles craintes sans repos la condamnent ses ennemis conjurés. Pour elle pas un jour n’est exempt de terreur ; une hostilité croissante renouvelle ses alarmes. De toutes parts les cruels ont conspiré sa ruine, et ils s’apprêtent à détruire de fond en comble cette malheureuse demeure. Tu es, ô mon Dieu, la seule espérance d’une maison infortunée. C’est à toi que nuit et jour, au milieu de calamités sans mesure, elle adresse ses vœux et ses prières. Quelle fin, maître tout-puissant, donneras-tu à d’implacables souffrances ? Quand mettras-tu un terme à la guerre et à la haine ? Après de longs troubles ne faut-il espérer aucun repos ? Aucune joie qui puisse calmer nos douleurs ne nous est-elle réservée ? Est-ce donc ainsi que la piété est persécutée par le vice impuni ? Le crime jouit des récompenses que méritait la vertu. Tourne les yeux, époux plein de bonté, vers la troupe virginale qui habite le chaste cloître, vers ces chœurs dévoués à ton service. Ici, fidèles à la loi sainte d’une inviolable chasteté, ces vierges t’invoquent à l’heure où le jour se lève, t’invoquent encore à l’heure où il s’enfuit ; ici elles font retentir de tes louanges les bois *, le désert qu’autrefois nul édifice n’avait fait connaître, et les antres pleins d’horreur. C’est dans ces lieux que ta Grâce a amené la troupe de tes bien-aimées ; que la fureur des tempêtes de l’enfer ne puisse les en arracher. Permets à leurs prières de fléchir le céleste époux : il est juste qu’elles sentent le puissant secours de ton divin Père. Nous aussi, après tant d’orages dont nous avons été le jouet, les flammes saintes de la Grâce nous ont emportés jusque dans cet asile ; mais la mauvaise fortune continue à nous y assaillir des mêmes cruels dangers ; mais l’impitoyable tempête sévit jusque dans le port. La paix, grand Dieu, nous te demandons tous la paix. Qu’à de longues épreuves succèdent la paix et le repos. Sous ta conduite, Israël s’est frayé un chemin à travers les ondes qui se sont écartées ; sous ta conduite, que le vrai salut habite ce port. »
* Ici, il faut sans doute comprendre « les bois » dans le sens de la famille d’instruments de musique à vent.
Oeuvres complètes de Jean Racine
Paul Gauguin
"Christ jaune"
Automne 1889
« Ad Christum »
« Au Christ » en latin
Jean Racine
“O qui perpetuo moderaris sidera motu,
Fulmine qui terras imperioque regis,
Summe Deus, magnum rebus solamen in arctis,
Una salus famulis præsidiumque tuis,
Sancte parens, facilem præbe implorantibus aurem,
Atque humiles placida suscipe mente preces ;
Huc adsis tantum, et propius res adspice nostras,
Leniaque afflictis lumina mitte locis.
Hanc tutare domum, quæ per discrimina mille,
Mille per insidias vix superesse potest.
Aspice ut infandis jacet objectata periclis,
Ut timet hostiles irrequieta manus.
Nulla dies terrore caret, finemque timoris
Innovat infenso major ab hoste metus.
Undique crudelem conspiravere ruinam,
Et miseranda parant vertere tecta solo.
Tu spes sola, Deus, miseræ. Tibi vota precesque
Fundit in immensis nocte dieque malis.
Quem dabis æterno finem, Rex magne, labori ?
Quis dabitur bellis invidiæque modus ?
Nullane post longos requies speranda tumultus ?
Gaudia sedato nulla dolore manent ?
Sicne adeo pietas vitiis vexatur unultis ?
Debita virtuti præmia crimen habet.
Aspice virgineum castis penetralibus agmen,
Aspice devotos, sponse benigne, choros.
Hic sacra illæsi servantes jura pudoris,
Te veniente die, te fugiente vocant ;
Hic nemora, hic nullis quondam loca cognita muris,
Hic horrenda tuis laudibus antra replent.
Huc tua dilectas deduxit Gratia turmas,
Hinc ne unquam stygii moverit ira Noti.
Cœlestem * liceat sponsum superare precando :
Fas sentire tui numina magna Patris.
Huc quoque nos quondam tot tempestatibus actos
Abripuit flammis Gratia sancta suis ;
Ast eadem insequitur mœstis * fortuna periclis ;
Ast ipso in portu sæva procella furit.
Pacem, summe Deus, pacem te proscimus omnes :
Succedant longis paxque quiesque malis.
Te duce disruptas pertransiit Israël undas :
Hos habitet portus, te duce, vera salus.”
* On voit plus couramment l’orthographe “cælestem” et “mæstis”.
Source : « Œuvres de Jean Racine », tome quatrième, « par M. Paul Mesnard », « librairie de L. Hachette et Cie - Boulevard Saint-Germain, n° 77 », Paris (1865), « Premier appendice aux poésies diverses », chapitre IX, pages 208 à 210.
Paul Gauguin
Autoportrait avec le Christ jaune
1889-1890