Blog Parousie de Patrick ROBLES (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes - FRANCE)
DE L'EFFET DE LA COMPONCTION.
1. Le convent craignait un jour l'approche d'ennemis que l'on disait fortement armés 1. Dans une telle extrémité il décida de réciter le psautier en disant à la fin de chaque psaume le verset : O Lux beatissima, avec l'antienne : Veni sancte Spiritus. Celle-ci pria avec dévotion comme les autres soeurs et comprit que par cette prière, faite sous l'action du Saint-Esprit, le Seigneur touchait quelques-unes de componction. II voulait qu'après avoir reconnu leurs propres négligences, elles en conçussent du regret avec un ferme propos de s'amender et d'éviter le plus possible de pécher à l'avenir.
2. Tandis que ses soeurs éprouvaient ce mouvement de componction, celle-ci vit comme une vapeur qui s'élevait de leurs coeurs touchés par l'Esprit divin. Cette vapeur répandue par tout le monastère et les lieux circonvoisins, chassait au loin tous les ennemis. Plus un coeur était plein de regret et de bonne volonté, plus aussi la vapeur qui s'en échappait avait de force pour repousser au loin la puissance hostile.
3. Elle connut alors que par cette impression de crainte, et par les menaces des ennemis, le Seigneur voulait attirerà lui les coeurs de cette congrégation privilégiée, afin que, brisés par la douleur et purifiés de leurs fautes, ils se réfugiassent sous sa protection paternelle pour y trouver le secours plus abondant des divines consolations.
4. Après avoir reçu. cette lumière, elle dit au Seigneur : « Pourquoi, ô très aimé Seigneur, les révélations dont votre bonté toute gratuite daigne me favoriser sont-elles si différentes de celles que vous accordez aux autres 3 : il arrive souvent qu'elles sont connues du public, lorsque je préférerais les tenir cachées ? » Le Seigneur répondit : « Si un savant interrogé par des hommes de nations différentes ne répondait à tous que dans une seule langue, cela ne servirait à rien, car il ne serait compris par personne. Mais s'il parle à chacun sa propre langue, c'est-à-dire le latin au latin, le grec au grec, sa haute science est d'autant mieux prouvée, qu'il se fait comprendre plus clairement en chaque langage. De même, plus la diversité avec laquelle je communique mes dons est grande, plus je manifeste clairement la profondeur insondable de ma sagesse. Cette divine Sagesse répond à chacun selon la portée de son intelligence ; elle révèle ce qu'elle veut révéler d'après la capacité et le sens dont j'ai doué chaque âme. Je parle aux simples par des images et des comparaisons sensibles, et je propose à ceux dont l'intelligence surnaturelle est vigoureuse, des images plus mystérieuses et des symboles plus obscurs.»
1. Il s'agit sans doute du roi Adolphe dont nous avons parlé, et qui l'an 1291 occupa la région d'Eisleben en marchant contre les fils d'Albert. (Note de l'édition latine.)
2. Livre de la Grâce spéciale, Livre IV, chap.II, chap. XXII.
CHAPITRE XLIX
PRIÈRE QUI FUT AGRÉABLE AU SEIGNEUR
1. Une autre fois, le convent récita pour la même nécessité le psaume Benedic, anima mea, Domino : Béni le Seigneur, ô mon âme, en ajoutant à chaque verset des oraisons appropriées à la circonstance, et celle-ci prit dévotement part à ces prières. Le Seigneur lui apparut alors plein de charmes et de beauté : à chaque verset récité par le convent prosterné pour demander grâce, il sembla s'approcher d'elle pour lui offrir à baiser la très douce plaie de son sacré côté. Elle la baisa un grand nombre de fois, et le Seigneur lui laissa voir avec quel plaisir il recevait cet hommage. Elle lui dit : « Mon très aimé Seigneur, puisque cette dévotion vous est si agréable, je vous prie de m'enseigner une courte prière que vous recevriez avec la même bonté de la part de tous ceux qui vous l'adresseraient. » L'inspiration divine lui fit alors connaître que si pour honorer les plaies du Seigneur et en baisant ces mêmes plaies, on récitait cinq fois avec dévotion les trois versets qui vont suivre :
1° « Jésus, Sauveur du monde, exaucez-nous, vous à qui rien n'est impossible, si ce n'est de n'avoir pas pitié des misérables 1 » ;
2° « Vous qui par votre croix avez racheté le monde, O Christ, écoutez-nous 2 » ;
3° « Je vous salue, Jésus, Époux plein de charmes; je vous embrasse avec les délices de votre propre divinité, avec l'affection du monde entier, et je dépose mon ardent baiser sur la plaie de votre amour 3 »; « Le Seigneur est ma force et ma gloire, et il est devenu mon salut, etc. » , (Ps. cxvii, 14)
on verrait le Seigneur recevoir cet hommage avec autant de complaisance que de très longues prières, pourvu qu'il fût offert par le très doux Cœur de Jésus organe de la sainte Trinité.
2. Une autre fois, comme on répétait ce même psaume, le Seigneur Jésus lui apparut, laissant échapper des plaies d'un crucifix, placé selon l'usage devant la communauté, des flammes ardentes qui montaient vers Dieu le Père afin de le prier pour le convent tout entier. Cette vision était la preuve de l'extrême amour et des désirs ardents du Cœur de Jésus en faveur de cette congrégation.
1. Jesu, Salvator mundi, exaudi nos, cui nihil est impossibile, nisi tantummodo non posse miseris misereri.
2. Qui per crucem tuam mundum redemisti, Christe, audi nos.
3. Ave, Jesu, Sponse melliflue, cum delectamento divinitatis tuae, ex affectu totius universitatis salutans amplector te, et sic in vulnus amoris deosculor te.
CHAPITRE L
DES DÉLICES SENSIBLES QUE LE SEIGNEUR PRENAIT DANS CETTE ÂME.
1. Une infirmité vint un jour l'accabler et lui enlever toute force quand elle s'apprêtait à communier. Elle craignit que sa dévotion en fût amoindrie et dit au Seigneur : « O Douceur de mon âme je sais combien je suis indigne de recevoir le sacrement de votre corps et de votre sang, et je m'abstiendrais aujourd'hui de la sainte Communion, si je pouvais trouver dans une créature quelconque, soulagement et consolation. Mais de l'Orient à l'Occident, du Septentrion au Midi, il n'y a rien qui puisse, hors de vous, donner joie et rafraîchissement à mon âme et à mon corps. Voici donc que, pleine d'amour et toute haletante par la soif des désirs, j'accours à Celui qui est la source de la vie. » Le Seigneur accepta cette tendre effusion avec sa bonté ordinaire et daigna répondre : « Comme tu affirmes ne trouver de plaisir en aucune créature hors de moi, de même je jure par ma vertu divine que je ne veux prendre plaisir en aucune créature hors de toi 1. »
2. Malgré cette parole si pleine de condescendante bonté, elle songeait en son cœur que cette disposition pourrait parfois changer, lorsque le Seigneur, entrant dans ses pensées, lui dit : « Pour moi, vouloir et pouvoir sont une même chose ; c'est pourquoi je ne puis que ce que je veux. » Elle reprit : « O Seigneur tout aimable, quelles délices pouvez-vous trouver en moi qui suis le rebut de tontes les créatures ? » Le Seigneur répondit : «L'œil de ma Divinité trouve une extrême douceur à regarder celle que j'ai créée si agréable à mon cœur, en la comblant de tant de grâces. Mon oreille divine est flattée comme par la suave musique des instruments, en écoutant les paroles si douces qui sortent de ta bouche, soit que tu me pries avec amour pour les pécheurs ou pour les âmes du purgatoire, soit que tu reprennes ou instruises les autres, soit que tu corriges à ma louange une parole quelconque. S'il n'en ressort pour les hommes aucune utilité, par la bonne volonté et ton intention pure, ces paroles produisent à mes oreilles des sons délicieux et remuent les intimes profondeurs de mon Cœur sacré. L'espérance par laquelle tu aspires sans cesse vers moi, exhale aussi un parfum délicieux que je respire avec joie. Tes gémissements et tes désirs sont plus doux à mon palais que les mets les plus exquis. Dans ton amour enfin, je trouve les délices des plus suaves embrassements.»
3. Elle désira ensuite recouvrer au plus tôt la santé nécessaire pou suivre avec ferveur l'observance de l'Ordre. Le Seigneur lui répondit avec bonté: « Mon épouse voudrait-elle m'importuner en s'opposant à ma volonté ? » - Elle reprit : « Trouvez-vous, Seigneur, que je vous résiste, par ce désir où il me semble chercher uniquement votre gloire? » Le Seigneur répondit: « Je tiens pour parole d'enfant ce que tu dis en ce moment, mais je serais contrarié si tu insistais davantage » A ces mots elle comprit qu'il est bien de désirer la santé uniquement pour servir Dieu; mais qu'il est beaucoup plus parfait de s'abandonner entièrement à sa divine volonté, persuadé que, par l'adversité ou la prospérité, Dieu prépare à chacun ce qui lui est le plus salutaire.
1. C'est-à-dire que le Seigneur a l'intention de toujours comprendre (includere) Gertrude dans les délices qu'il prend en ses créatures.
CHAPITRE LI
DES BATTEMENTS DU COEUR DU SEIGNEUR JÉSUS
Comme elle voyait les autres sœurs se rendre au sermon, elle se plaignit au Seigneur en ces termes : « Vous savez, ô mon Bien-Aimé, que j'aimerais entendre le sermon si je n'étais retenue par la maladie. » Le Seigneur répondit : « Veux-tu, ma Bien-Aimée, que je te prêche moi-même ? - Très volontiers, » dit-elle. Le Seigneur l'attira alors vers lui, de telle sorte que son cœur reposait sur le Cœur divin. Quand elle eut goûté ainsi un doux moment de repos, elle sentit battre le Cœur du Seigneur de deux battements admirables et souverainement doux. Le Seigneur lui dit : « Chacun de ces battements opère le salut des hommes en trois manières : le premier opère le salut des pécheurs, le second celui des justes.
« Par le premier battement d'amour, j'invoque sans cesse Dieu le Père, je l'apaise et l'incline à la miséricorde. Ensuite je parle à tous mes saints, et après avoir plaidé devant eux la cause des pécheurs avec le zèle et la fidélité d'un frère, je les excite à prier pour ces pauvres âmes. En troisième lieu je m'adresse au pécheur lui-même, je l'appelle miséricordieusement à la pénitence, attendant ensuite sa conversion avec un désir ineffable.
« Par le second battement, j'invite d'abord Dieu le Père à se réjouir avec moi de ce que j'ai si utilement répandu mon sang pour la rédemption des élus, puisque je prends maintenant mes délices dans leurs âmes. En second lieu, j'excite la milice céleste à célébrer par des louanges la vie si sainte des justes et à me remercier, tant pour les bienfaits dont je les ai gratifiés que pour ceux dont je les gratifierai encore. Enfin je m'adresse aux justes eux-mêmes, je leur donne des preuves très douces de mon amour, et je les excite avec une invincible persévérance à progresser de jour en jour et d'heure en heure. Et comme le battement du cœur humain n'est interrompu ni par l'action de la vue ou de l'ouïe, ni par le travail des mains, de même le gouvernement du ciel, de la terre et de l'univers entier ne pourra jusqu'à la fin du monde ni suspendre pour un instant, ni ralentir, ni empêcher ce doux battement de mon Cour divin. »
1. Voir au chapitre suivant et au Livre IV, chap. iv. Aussi Livre de la Grâce spéciale, Livre I, chap. v, et Livre V, chap. XXXII.
CHAPITRE LII
COMMENT ON PEUT OFFRIR AU SEIGNEUR SES INSOMNIES.
1. Quelques temps après, il lui arriva de passer une nuit presque entière sans dormir, ce qui lui enleva toute vigueur. Selon sa coutume, elle offrit sa souffrance à Dieu comme une éternelle louange, pour le salut du monde. Le Seigneur, compatissant avec bonté à sa peine, lui apprit à l'invoquer en ces termes : « Par la très tranquille douceur avec laquelle vous reposez de toute éternité dans le sein du Père; par le très agréable séjour que vous avez daigné faire pendant neuf mois dans le sein de la Vierge; par les joies que vous goûtez en prenant vos délices dans une âme aimante, je vous prie, ô Dieu plein de miséricorde, de daigner, non pour ma satisfaction, mais pour votre éternelle louange, m'accorder un peu de repos afin que mes membres fatigués retrouvent l'usage de leur force. »
2. Pendant cette prière, celle-ci voyait les mots prononcés lui servir comme de degrés pour s'élever jusqu'à Dieu. Le Seigneur lui montra alors, préparé à sa droite, un siège magnifique et lui dit : « Viens, ô toi que j'ai élue, repose sur mon Cour, et vois si mon amour, toujours en éveil, te permettra de goûter le repos. » Lorsqu'elle se fut ainsi reposée sur le Cœur du Seigneur, et qu'elle en eut senti avec plus de force les doux battements, elle dit: « O très doux Amant, que veulent me dire ces battements ? - Ils disent, reprit le Seigneur, que si l'on se trouve épuisé par les veilles et privé de forces, ou peut m'adresser la prière que je viens de t'inspirer, afin de retrouver la vigueur nécessaire pour chanter mes louanges. Si je n'exauce pas cette personne et qu'elle supporte sa faiblesse avec patience et humilité, ma Bonté divine l'accueillera avec d'autant plus de joie. Un ami n'est-il pas rempli de reconnaissance s'il voit son ami le plus intime, encore tout accablé de sommeil, se lever promptement à son appel et s'imposer une gêne, uniquement pour lui procurer le plaisir de s'entretenir avec lui ? Cet acte de complaisance lui est plus agréable que si tel autre ami moins intime qui passe ordinairement ses nuits sans dormir, se levait de bonne grâce, par habitude plutôt que pour l'obliger. De même celui qui m'offre patiemment son infirmité, quoique la maladie et les veilles aient épuisé ses forces, m'est beaucoup plus agréable qu'un autre auquel sa bonne santé permet de passer la nuit entière en oraison, sans en ressentir de fatigue.
CHAPITRE LIII
DE L'AMOUREUSE CONFIANCE DANS LA VOLONTÉ DIVINE.
1. Dans ses maladies il lui arrivait souvent qu'après de fortes transpirations, la fièvre montait ou baissait. Une nuit qu'elle se demandait avec anxiété si son mal allait augmenter ou diminuer, le Seigneur Jésus lui apparut avec tous les charmes d'une fleur fraîchement éclose. II portait la santé dans sa main droite, dans sa gauche la maladie et il tendait les deux mains à sa bien-aimée. Mais elle ne prit ni l'une ni l'autre s'élança vers le Cœur très doux du Seigneur, source de tout bien, pour montrer qu'elle ne voulait autre chose que l'adorable volonté de Dieu. Aussi le Seigneur la saisit entre ses bras et la fit reposer sur son Cœur. Tout en laissant sa tète appuyée sur le Cœur divin, elle se détourna bientôt pour ne plus voir le Seigneur et lui dit : « Regardez, Seigneur, je détourne mon visage, pour vous montrer combien je désire sincèrement que vous ne regardiez plus jamais ma volonté propre, mais qu'en tout ce qui me concerne vous accomplissiez toujours uniquement votre bon plaisir. »
2. Ce trait nous apprend que l'âme fidèle doit se confier tellement à la divine Providence, qu'il lui soit doux d'ignorer en tout les desseins de Dieu sur elle, afin d'accomplir plus parfaitement la volonté divine. Le Seigneur fit alors jaillir des deux côtés de son Cœur sacré deux filets d'eau qui s'échappaient comme d'une coupe trop pleine, pour se répandre dans l'âme de celle ci. II lui dit en même temps : « Je verse en toi toute la douceur et les délices de mon divin Cœur, parce que tu m'as montré, en me dérobant ton visage, que tu renonces complètement à ta propre volonté. » Elle répondit: « O mon très doux Amant, vous m'avez déjà donné si souvent votre Cœur sacré, que je voudrais savoir quel fruit je retirerai de ce don nouveau, qui me vient de votre générosité. » Le Seigneur répondit : « La foi catholique n'enseigne-t-elle pas que celui qui communie une seule fois me reçoit pour son salut éternel, et reçoit aussi tous les biens contenus dans les trésors de ma Divinité et de mon Humanité? Cependant, plus le chrétien communie souvent, plus s'élève le degré de béatitude qui lui est réservé. »
CHAPITRE LIV
DE. LA DELECTATION QUE L'ÂME GOÛTE EN DIEU.
1. Plusieurs personne lui avaient conseillé de suspendre sa contemplation habituelle jusqu'à ce qu'elle eût recouvré la santé. Comme elle avait coutume de préférer au sien le sentiment des autres, elle y consentit, à condition de garder le plaisir tout extérieur qu'elle trouvait à parer les images de la croix de Jésus-Christ. Elle voulait que cette sorte de récréation, tout en la distrayant de la contemplation intérieure, l'aidât cependant à conserver le doux souvenir de l'unique Ami de son âme.
2. Une nuit donc, elle chercha des combinaisons afin de préparer au Crucifix un sépulcre somptueux orné de tentures, et de l'y déposer au soir de la sixième férie, en mémoire de la sainte Passion. Le Seigneur qui, dans sa bonté, regarde plutôt l'intention que l'œuvre de ses amis, répondit à sa préoccupation : « Delectare in Domino, charissima, et dabit tibi petitiones cordis tui, Mets ta joie dans le Seigneur, et il t'accordera ce que ton cœur désire. » (Ps. xxxvi, 4.) Elle comprit que si, pour plaire à Dieu, nous cherchons quelque délassement dans des choses qui ne lui sont pas étrangères, le Seigneur trouve ses délices dans notre Cœur, comme un père de famille prend plaisir aux accords joyeux du ménestrel qui divertit ses convives, tout en goûtant lui-même les agréables chansons. Et c'est là cette « demande du Cœur » exaucée en faveur de celui qui, en vue de Dieu, se délasse innocemment dans les choses extérieures. Il est tout naturel à l'homme de désirer que Dieu trouve en lui ses délices.
3. Elle dit alors au Seigneur : « O Dieu très aimant quel sujet de gloire pouvez-vous retirer de cette satisfaction extérieure qui flatte plus les sens que l'esprit ? » Le Seigneur répondit : « Ce serait bien involontairement qu'un avare perdrait l'occasion de faire valoir un denier; et moi qui ai résolu de trouver mes délices dans ton âme, je permettrais encore bien moins la perte d'une simple pensée ou même d'un mouvement du petit doigt accompli pour mon amour : je le ferai servir au contraire à ma gloire et à ton salut éternel.» Elle reprit: « Si ces petites actions plaisent à votre immense bonté, combien plus lui plaira ce chant que j'ai composé pour votre gloire 1, au moyen des paroles des saints, pour rappeler votre sainte Passion ! » Le Seigneur répondit : « Je m'en délecte comme un ami qui serait conduit par son ami dans un jardin très agréable, où l'air est embaumé de suaves parfums, où la vue est charmée par le coloris des fleurs, l'ouïe par les sons d'une douce harmonie, le goût par les fruits les plus savoureux. Je te récompenserai certainement pour les délices que ce chant me procure, et je bénirai ceux qui le diront avec dévotion, tandis qu'ils cheminent dans la voie étroite qui conduit à la vie éternelle. »
1. Voir Livre I, chap. II. Ce poème de sainte Gertrude semble avoir été détruit par les ravages du temps ou la main des hommes.
CHAPITRE LV
DE LA LANGUEUR D'AMOUR
1. Peu de temps après, tandis que la maladie la reprenait pour la septième fois et que, durant une nuit, elle s'occupait du Seigneur, il daigna s'incliner vers elle et lui dire avec une tendresse infinie : « O mon Amie, fais-moi donc annoncer que tu languis d'amour pour moi. - Mon Bien-Aimé, répondit-elle, comment oserais-je dire, moi indigne, que je languis d'amour pour vous? » Le Seigneur reprit : « Celui qui s'offre volontiers à souffrir pour mon amour, peut se glorifier, et proclamer en se glorifiant, qu'il languit d'amour pour moi, pourvu que durant l'épreuve il garde la patience et dirige vers moi l'attention de son âme. » Elle ajouta : « Très aimé Seigneur, quel avantage vous procurera ce message ?» II répondit : « Un tel message fait les délices de ma Divinité, il honore mon Humanité ; il est un charme pour mes yeux, une agréable louange pour mes oreilles. » II dit encore : « Celui qui viendra m'apporter ce message recevra une grande consolation. En outre, la tendresse de mon cœur s'émeut avec une telle force, à cette annonce, qu'elle me contraint à guérir ceux qui ont le cœur brisé par le regret de leurs fautes, c'est-à-dire ceux qui désirent la grâce du pardon ; à prêcher aux captifs, c'est-à-dire à annoncer la miséricorde aux pécheurs ; à délivrer les prisonniers, c'est-à-dire les âmes enfermées dans le Purgatoire. »
2. « O Père miséricordieux, dit-elle encore, daignerez-vous, après cette crise, me rendre la santé? » Le Seigneur répondit : « Si, lors de ta première maladie, je t'avais annoncé que tu devais retomber sept fois, peut-être, en raison de la faiblesse humaine, aurais-tu ressenti de la crainte et commis quelque impatience? De même, si je te promettais aujourd'hui que cette septième crise sera la dernière l'espérance pourrait diminuer ton mérite. C'est pourquoi ma providence paternelle, jointe à ma sagesse infinie, a voulu te laisser ignorer pour ton bien l'un et l'autre, afin de t'obliger à aspirer vers moi de tout ton cœur. Dans les peines extérieures et intérieures, tu t'abandonneras donc à moi en toute confiance ; je veille sur toi avec fidélité et je prends soin de ne t'imposer aucun fardeau insupportable, car je connais la faible mesure de ta patience. Tu comprendras ma bonté en constatant qu'après ta première maladie tu étais beaucoup plus faible que tu ne l'es maintenant après la septième : c'est ainsi que la toute-puissance divine réalise ce qui semble impossible à la raison humaine. »
CHAPITRE LVI
QU'IL LUI EST INDIFFÉRENT DE VIVRE OU DE MOURIR
Une nuit, tandis qu'elle donnait au Seigneur divers témoignages de sa tendresse, elle lui demanda d'où venait que, malgré la longueur de sa maladie, elle n'avait cependant pas désiré connaître si cette infirmité aboutirait à la guérison ou à la mort, et pourquoi il lui était indifférent de vivre on de mourir. Le Seigneur répondit : « Lorsque l'époux conduit l'épouse dans un parterre de roses pour cueillir des fleurs et tresser une guirlande, l'épouse trouve un charme si grand dans la conversation de son bien-aimé, qu'elle ne songe pas à lui demander quelle rose il va cueillir. Mais lorsqu'ils sont arrivés au jardin, elle prend gaiement sans réfléchir chaque fleur présentée par son époux, afin de l'attacher à la guirlande. De même l'âme fidèle dont la joie suprême est d'accomplir ma volonté se délecte dans cette volonté comme dans un parterre de roses, et accepte également que je lui rende la santé ou que je la retire de cette vie, car elle s'abandonne à ma bonté paternelle dans une confiance absolue. »
CHAPITRE LVII
HAINE DU DIABLE A PROPOS D'UNE GRAPPE DE RAISIN.
Une autre nuit, Ies nombreuses consolations que lui causait la visite du Seigneur, jointes à l'exercice des puissances de son âme l'avaient extrêmement affaiblie. Elle prit une grappe de raisin avec intention de rafraîchir en elle-même le Seigneur, et celui-ci voulut bien accepter cette offrande avec reconnaissance : « Je suis dédommagé, dit-il, de l'amertume dont je fus abreuvé sur la croix pour ton amour car je goûte à présent dans ton cœur une douceur ineffable. Plus tu considéreras purement ma gloire en prenant tout soulagement utile à ton corps, plus douce sera la réfection que je trouverai dans ton âme.» Ensuite, comme elle jetait par terre les pelures et les pépins des raisins qu'elle avait tous mis dans sa main, Satan, l'ennemi de tout bien, vint ramasser ces débris pour témoigner de la faute d'une malade qui avait mangé avant les Matines : à peine eut-il touché une de ces peaux du bout de ses deux doigts que, brûlé par l'ardeur d'un horrible tourment il se précipita hors de la maison en poussant des hurlements affreux ; il eut soin toutefois dans sa fuite, de ne pas poser la patte sur le moindre de ces débris dont le contact lui causait un supplice aussi intolérable.
CHAPITRE LVIII
A QUOI PEUVENT SERVIR NOS DËFAUTS.
1. Une autre nuit, elle s'examina et se trouva le défaut de dire souvent : « Dieu le sait ! » par routine, sans réflexion et sans nécessité. Elle se reprocha cette imperfection et pria le Seigneur de l'en corriger et de lui accorder la grâce de ne jamais prononcer en vain son adorable nom. Le Seigneur lui dit avec tendresse : « Pourquoi voudrais-tu me priver de l'honneur qui me revient, et te frustrer de la récompense que tu acquiers, lorsque, reconnaissant ce défaut ou un autre, tu prends la résolution. de l'éviter? Chaque fois qu'une âme s'efforce de vaincre ses mauvais penchants pour mon amour, elle me témoigne autant d'honneur et de fidélité qu'un soldat en montre à son capitaine lorsque, dans un combat, il résiste vigoureusement aux ennemis afin de les vaincre et de les abattre par sa valeur et par la force de son bras. »
2. Elle se vit ensuite reposer doucement sur le sein du Seigneur et sentit en même temps sa profonde indignité : « Voici, très aimé Seigneur, dit-elle, que je vous offre mon pauvre cœur, pour que vous y preniez vos délices comme il vous plaira. » Le Seigneur répondit : « Je trouve plus de joie à recevoir ton faible cœur, offert avec tant d'amour, que je n'en n'aurais eu à recevoir un cœur plein de vaillance et de force. Ainsi met-on de préférence à un animal domestique, sur la table du grand seigneur, le gibier sauvage longtemps poursuivi par le
chasseur, parce que ses chairs sont plus tendres et d'un goût plus délicat. »
CHAPITRE LIX
LE SEIGNEUR NE DEMANDE QU'UN SERVICE PROPORTIONNÉ
A NOS FORCES
1. Retenue par ses infirmités, elle ne pouvait assister aux offices du chœur mais elle allait souvent entendre les heures, afin de dépenser son peu de force au service de Dieu. Il lui semblait cependant qu'elle n'avait pas une dévotion assez fervente, et elle s'en plaignait souvent au Seigneur, l'âme tout abattue : « O très aimable Seigneur, disait-elle, quel honneur puis-je vous rendre, lorsque je m'assieds ici négligente et inutile, pour prononcer à peine une ou deux paroles ou chanter quelques notes ? » Un jour enfin, le Seigneur lui répondit : « Quel plaisir éprouverais-tu, si un ami t'offrait une fois ou deux un excellent hydromel capable de te fortifier ? Eh bien, apprends que chaque parole et chaque neume que tu chantes à ma louange me fait éprouver encore plus de consolation.»
2. A la Messe, comme elle hésitait à se lever. pour l'évangile à cause de sa faiblesse, elle s'en reprit elle-même et se demanda où serait le profit d'une telle discrétion, puisqu'elle n'avait aucun espoir, même en se ménageant, de recouvrer sa santé d'autrefois. Selon sa coutume, elle demanda au Seigneur ce qu'il préférait pour sa gloire, et il répondit-il : « Lorsque tu accomplis avec difficulté quelque chose qui dépasse tes forces, je l'accepte comme si c'était indispensable à mon honneur ; mais lorsque tu remplaces ces efforts par certains ménagements et que tu diriges vers moi ton intention, j'accepte ces ménagements comme si, étant infirme moi-même, je ne pouvais me dispenser de les prendre. Je récompenserai donc les deux manières d'agir, pour la gloire de ma divine magnificence »
CHAPITRE LX
RENOUVELLEMENT MYSTIQUE DES SACREMENTS
Un jour, en examinant sa conscience, elle y trouva. une faute dont elle aurait voulu se décharger. Mais, dans l'impossibilité de trouver un confesseur, elle se réfugia, comme de coutume, auprès de son unique consolateur le Seigneur Jésus-Christ, et tout en gémissant lui exposa son embarras. Le Seigneur lui répondit: « Pourquoi te troubler, ô ma Bien-Aimée? Chaque fois que tu le désireras, moi qui suis le souverain prêtre et le vrai pontife, je serai à ta disposition pour renouveler en ton âme, par une seule opération, les sept sacrements. J'agirai alors avec plus d'efficacité que jamais prêtre ni pontife ne le pourrait en les administrant l'un après l'autre : je te baptiserai dans mon sang précieux ; je te confirmerai dans la puissance de ma victoire ; je t'épouserai dans la foi de mon amour; je te consacrerai dans la perfection de ma vie très sainte ; je briserai les liens de tes péchés dans ma bonté miséricordieuse. Dans l'excès de ma charité, je te nourrirai de moi-même, et je me rassasierai à mon tour en jouissant de toi. Par la suavité de mon Esprit, je te pénétrerai intérieurement d'une onction si efficace, que la douceur de la dévotion paraîtra découler de tous tes sens et de toutes tes actions. Tu seras ainsi de plus en plus sanctifiée et adaptée aux jouissances de la vie éternelle. »
CHAPITRE LXI
MÉRITE D'UNE CONDESCENDANTE CHARITÉ.
1. Elle se leva une fois malgré sa grande faiblesse, pour réciter Matines. Déjà elle avait achevé le premier nocturne, lorsque survint une autre malade, avec laquelle elle eut la charité de recommencer dévotement cet office. A la Messe, tandis que son attention était dirigée vers le Seigneur, elle vit son âme ornée de pierres précieuses qui jetaient un éclat merveilleux, et Dieu lui fit connaître qu'elle avait mérité ces parures, en recommençant avec cette jeune sœur la partie de l'office déjà récitée. Cette parure portait autant de pierres précieuses qu'elle avait, dans son humble charité, répété de paroles.
2. Elle se .souvint ensuite de quelques négligences, dont elle n'avait pu s'accuser à cause de l'absence du confesseur, et vint exposer sa peine au Seigneur. Il lui répondit : « Pourquoi gémir de ces négligences, lorsque tu es si glorieusement enveloppée par le vêtement, de charité qui couvre la multitude des pêchés ! » (1 Pierre, IV, 8.) Elle reprit : « Comment puis-je être consolée de ce que la charité dissimule mes fautes, puisque je m'en vois encore toute souillée ? » Le Seigneur répondit: « La charité ne couvre pas seulement les péchés, mais, semblable à un soleil brûlant, elle consume en elle-même et anéantit toutes les fautes vénielles : de plus, elle comble l'âme de mérites.»
CHAPITRE LXII
DE SON ZÈLE POUR L'OBSERVANCE DE LA RÈGLE.
Elle vit un jour une personne négliger quelques observances régulières, et craignit d'offenser Dieu si elle ne corrigeait pas la faute dont elle avait été témoin. D'un autre coté, par suite de la faiblesse humaine, elle redoutait le jugement de sœurs moins sévères, qui la trouveraient peut-être trop exigeante sur des points minimes de la Règle. Suivant sa coutume, elle offrit au Seigneur, pour sa plus grande gloire, l'ennui qui lui reviendrait de cette contradiction probable, et le Seigneur, afin de montrer combien cette action lui plaisait, dit ces paroles : « Chaque fois que tu encourras ce reproche on un autre semblable pour mon amour, je te fortifierai et je t'environnerai de toutes parts comme une ville est entourée de ses fossés et de ses murs, afin qu'aucune occupation ne puisse te distraire et te séparer de moi. J'ajouterai aussi à tes mérites ceux que chaque sœur aurait acquis si elle se fût soumise humblement et pour ma gloire à tes remontrances. »
CHAPITRE LXIII
FIDÉLITÉ DU SEIGNEUR ENVERS L'ÂME
1. On est ordinairement plus sensible, aux injures d'un ami qu'à celles d'un ennemi, ainsi que le témoignent ces paroles : « Quoniam si inimicus meus maledixisset mihi, sustinuissem utique, etc. Si mon ennemi m'eût maudit, je l'aurais souffert, etc. » (Ps. LIV, 13.) Celle-ci avait éprouvé une certaine peine, en apprenant qu'une personne au salut de laquelle elle avait travaillé avec beaucoup de zèle et de fidélité, ne répondait pas à ses soins, et s'efforçait même, par une sorte de mépris, d'agir contrairement à ses avis. Le Seigneur, confident de son chagrin, voulut la consoler: « Ne t'attriste pas, ma fille, dit-il, car j'ai permis cela pour te sanctifier ; je trouve de grandes délices à converser et à demeurer avec toi, et je désirais goûter plus souvent ce bonheur. La mère qui chérit tendrement son petit enfant veut toujours l'avoir près d'elle. S'il la quitte pour jouer et courir avec ses camarades, la mère pose dans le voisinage quelque épouvantail, et le petit enfant, effrayé à cette vue, court aussitôt se réfugier dans les bras maternels. Moi aussi, je désire toujours t'avoir à mon coté, c'est pourquoi je permets que tes amis te causent de la peine : tu ne rencontres alors la complète fidélité dans aucune créature, et c'est avec plus d'ardeur que tu accours vers moi, certaine de trouver dans mon Cœur une fidélité parfaite »
2. Le Seigneur la prit alors dans ses bras comme un tout petit enfant et lui fit tontes sortes de caresses : il approcha ses lèvres divines pour murmurer ces paroles à l'oreille de sa bien-aimée : « Une tendre mère cherche à adoucir par ses baisers les chagrins de son petit enfant; ainsi je veux par de douces paroles d'amour calmer tes peines et tes chagrins. » Après qu'elle eut goûté un moment dans le sein du Seigneur la douceur infinie des consolations divines, il lui présenta son Cœur et lui dit : « Considère, ô ma bien-aimée, les profondeurs cachées de mon Cœur. Remarque avec quelle fidélité j'y ai déposé toutes tes. actions faites pour me plaire, et à quel point je les ai enrichies pour le plus grand profit de ton âme. Vois ensuite si tu peux me reprocher de t'avoir manqué de fidélité, même par une seule parole. » Après cela, elle vit le Seigneur lui faire une parure de fleurs dorées d'un éclat merveilleux, à cause de celte peine racontée plus haut.
3. Elle se souvint alors de certaines personnes accablées d'épreuves et dit au Seigneur : « O Père miséricordieux, quelles plus belles récompenses et quelles parures plus précieuses ces personnes ne devraient-elles pas recevoir de votre libéralité, elles qui supportent des peines si lourdes sans être soulagées par les consolations que, bien indigne, hélas ! je reçois si souvent ! Cependant je ne souffre pas avec assez de patience les diverses contrariétés de la vie. » Le Seigneur répondit : « En ceci comme en toute autre circonstance, je montre la délicatesse de mon cœur pour toi : une mère qui chérit son petit enfant voudrait bien le revêtir d'étoffes d'or et d'argent ; mais comme il n'en pourrait supporter le poids, elle lui prépare une parure de fleurs légères qui ne le chargent pas et servent cependant à relever ses charmes. De même, j'adoucis tes peines pour que tu ne succombes pas sous leur poids, et je ne te prive cependant pas du mérite de la patience. »
4. Ces paroles montraient bien la grandeur de la Bonté divine ; celle-ci en les écoutant fut pénétrée d'une immense reconnaissance qu'elle fit éclater en diverses louanges. Elle comprit alors que les parures de fleurs légères et brillantes données à son âme comme récompense de ses peines prenaient en quelque sorte un certain poids, lorsque la reconnaissance l'excitait à rendre grâces à Dieu au milieu des adversités ; et de là elle apprit que cette grâce de louer Dieu au milieu des afflictions suppléait au poids des douleurs, dans la proportion où un vase d'or pur l'emporterait en valeur sur un vase d'argent simplement doré à l'extérieur.
CHAPITRE LXIV
DU FRUIT DE LA BONNE VOLONTÉ.
1. Les envoyés d'un grand seigneur étaient venus demander quelques sœurs de notre communauté 1, afin d'établir la Religion dans un autre monastère. Après avoir appris cette démarche, celle-ci se montra remplie de zèle et prête à accomplir le bon plaisir divin. Quoique dépourvue de toute force corporelle, elle se prosterna devant le Crucifix avec ferveur, et offrit à Dieu tout son être afin qu'il voulût bien en disposer pour sa plus grande gloire. Le Seigneur fut si touché de cette offrande, que dans sa joie et son amour il se détacha de la croix pour embrasser tendrement son épouse. II éprouva un tressaillement ineffable, comme un malade dont l'état serait désespéré et qui se réjouirait à la vue d'un remède destiné à lui rendre la santé. Pressant amoureusement cette âme contre la blessure adorable de son côté, il lui dit: « Sois la bienvenue, ô ma très aimée, toi qui adoucis mes plaies et calmes mes douleurs. » Elle comprit à ces paroles que l'offrande d'une parfaite bonne volonté, malgré les peines entrevues, est pour le Seigneur comme un doux onguent qu'on eût appliqué sur ses plaies au temps de la Passion.
2. Ensuite, tout en faisant oraison, elle pensait :à plusieurs choses capables de promouvoir et maintenir la gloire de Dieu et l'avancement de la Religion, s'il lui arrivait de partir au loin. Mais bientôt, rentrant en elle-même, elle se reprocha de consumer le temps en des pensées inutiles qui n'auraient sans doute aucun effet, puisque sa santé si faible devait lui faire entrevoir la mort plutôt qu'un projet de fondation. En tout cas, si elle partait, il lui resterait encore du temps pour disposer toutes choses. Le Seigneur Jésus lui apparut alors comme an milieu de son âme : il était revêtu d'une grande gloire et tout environné de roses et de lis: « Regarde, lui dit-il à quel point je suis glorifié par les dispositions de ta bonne volonté : elle me place au milieu de la splendeur des brillantes étoiles et des candélabres d'or, ainsi qu'il est écrit dans l'Apocalypse, où Jean vit l'image du Fils de l'homme, entouré de candélabres d'or et tenant dans la main sept étoiles. Les autres pensées qui te sont venues à l'esprit me procurent un plaisir et une douceur comparables à ceux que j'éprouverais au milieu de roses et de lis pleins de fraîcheur. »
3. Elle dit alors : « O Dieu de mon cœur, pourquoi remplissez-vous mon esprit de volontés si diverses qui doivent rester sans effet? II y a peu de jours, vous m'avez donné la pensée et le désir pressant de recevoir l'extrême-onction ; et tandis que j'en étais tant occupée, vous m'avez à ce sujet comblée de joies et de consolations. Maintenant, tout au contraire, vous dirigez mon ardeur vers l'établissement d'un monastère dans un autre lieu, lorsqu'il me reste à peine la force suffisante pour accomplir les devoirs de mon état.» Le Seigneur répondit : « Je te l'ai dit au commencement de ce livre 2, je t'ai établie pour servir de lumière aux nations, c'est-à-dire pour éclairer un grand nombre d'âmes. II importe donc que chacun trouve en ton livre les choses nécessaires à son instruction et à sa consolation. Les amis prennent plaisir à parler ensemble de diverses- questions qui doivent rester sans résultat ; un ami propose souvent à son ami des choses difficiles, afin d'éprouver sa fidélité et de jouir en même temps des témoignages de sa bonne volonté. Moi aussi je prends plaisir à proposer à mes élus plusieurs difficultés qui ne se présenteront jamais, afin d'éprouver leur fidélité et leur amour. Je les récompense alors pour une infinité de mérites qu'ils n'auraient jamais pu acquérir, parce que je considère comme accomplis les désirs de leur bonne volonté. J'ai excité dans ton âme le désir de la mort et par conséquent celui de l'extrême-onction ; aussi les dévotes préparations que tu as faites alors, par tes pensées et par tes actes, sont cachées au fond de mon Cœur sacré et serviront à ton salut éternel. De là cette parole : « Justus si morte praeoccupatus fuerit in refrigerio erit : Mais le juste, quand même la mort le visiterait prématurément, trouvera le repos. » (Sagesse, iv, 7.) Si tu étais enlevée par une mort subite et ne pouvais recevoir les sacrements, ou encore, si tu n'avais à leur réception ni connaissance, ni sentiment (ce qui arrive souvent à des âmes saintes), tu n'en éprouverais aucun détriment. En effet, toutes les oeuvres que tu as accomplies autrefois pour te préparer à la mort ne cessent, par la vertu de ma coopération divine, de croître, de fleurir et de produire pour toi les fruits du salut dans l'inaltérable printemps de mon éternité. »
1. II faut remarquer que cette fondation ne peut être celle qui fut faite de Rodarsdorf à Helfta en 1253, puisque sainte Gertrude n'était pus née à cette époque. Cette demande à laquelle elle fait allusion doit en tout cas avoir été faite après sa 25° année ; mais nous n'en trouvons aucune mention ailleurs, ni ne savons s'il y a jamais été donné suite. (Note de l'édition latine.)
2. Il s'agit ici du prologue, ce qui prouve qu'il fait partie du livre lui-même et ne peut être supprimé par l'éditeur. Ces paragraphes montrent aussi que le Seigneur se regarde comme le premier auteur de ce livre. (Note de l'édition latine)