Blog Parousie de Patrick ROBLES (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes - FRANCE)
CHAPITRE PREMIER
De l'accroissement des épreuves, lorsque le Seigneur commence à accroître ses faveurs. De ces épreuves, et comment ceux qui ont atteint cette Demeure les supportent. Bon chapitre pour ceux qui subissent des épreuves intérieures.
1 Venons-en donc, avec la faveur de l'Esprit Saint, à parler des Sixièmes Demeures, où l'âme, déjà blessée de l'amour de l'Époux, recherche davantage la solitude, et, autant que son état le lui permet, évite tout ce qui peut l'en sortir. L'entrevue avec son Époux est si présente à son âme que son unique désir est d'en jouir à nouveau. J'ai déjà dit que dans cette forme d'oraison elle ne voit rien, - ce qu'on peut appeler voir, - pas même en imagination : je parle d'entrevue parce que je me suis déjà servie de cette comparaisons. L'âme est désormais bien décider à ne pas prendre d'autre époux, mais l'époux ne tient pas compte de son vif désir de célébrer immédiatement les fiançailles, il veut qu'elle le désire encore plus vivement et que le plus grand des biens lui coûte un peu de son bien. Elle paie ainsi d'un prix insignifiant un gain immense, mais je déclare, mes filles, que l'avant-goût qu'elle en a, le signe qu'elle a reçu, lui sont bien nécessaires pour la soutenir. Ô Dieu secourable ! que d'épreuves intérieures et extérieures elle endure, jusqu'à ce qu'elle pénètre dans la septième Demeure !
2 Vraiment, je songe parfois que si on les connaissait d'avance, il serait, je le crains, extrêmement difficile de persuader notre faiblesse naturelle de les souffrir et de les vivre, si grands soient les biens qui lui sont proposés, à l'exception des âmes qui ont atteint la septième Demeure ; car là, il n'est rien que l'âme redoute et ne décide d'affronter, de tout son être, pour Dieu. Elle est presque toujours si étroitement unie à Sa Majesté, que sa force vient de là. Je crois que je ferai bien de vous décrire quelques-unes des épreuves que je suis certaine de connaître. Il se peut que toutes les âmes ne soient pas conduites par ce chemin, je doute toutefois beaucoup que celles qui jouissent parfois bien réellement des choses du ciel soient quittes d'épreuves terrestres d'une manière ou d'une autre.
3 Je n'avais pas l'intention d'en parler, mais j'ai pensé que ce sera une consolation pour l'âme qui les subit de savoir ce qu'il advient de celles à qui Dieu accorde de semblables faveurs, car, vraiment, alors, tout paraît perdu. Je ne les exposerai pas dans l'ordre, mais au fur et à mesure qu'elles me reviendront en mémoire. Je veux commencer par les plus petites épreuves, les criailleries des personnes de ses relations, et même de celles avec lesquelles elle n'a point de rapports, dont jamais elle n'aurait imaginé qu'elles pourraient s'occuper d'elle : " Elle fait la sainte ", " Elle exagère, pour tromper le monde et abaisser les autres, qui sont meilleurs chrétiens sans ces cérémonies ". II sied de remarquer qu'elle n'a aucune pratique particulière ; elle cherche seulement à bien accomplir ses devoirs d'état. ; Ceux qu'elle croyait ses amis s'éloignent, ce sont eux qui ne font d'elle qu'une bouchée, et montrent de vifs regrets : " Cette âme se perd, elle vit notoirement dans l'illusion. ; " Ce sont là choses du démon " ; " Il en sera d'elle comme de telle et telle qui se sont perdues, et qui contribuent à ruiner la vertu " ; " Elle trompe ses confesseurs ". Et de s'adresser à eux, et de le leur dire, en invoquant l'exemple de ce qui est arrivé à certaines personnes qui se sont perdues de cette façon-là : enfin, mille sortes de moqueries et de sarcasmes.
4 J'ai connu une personne (La sainte, voir chap. 28 de l'Autobiographie) qui eut grand peur de ne plus trouver à qui confesser, au point où en étaient les choses : je ne puis m'y arrêter, il y aurait trop à dire. Le pis est que cela n'est point passager, mais dure toute une vie ; ils s'avisent les uns les autres de se garder de voir des personnes semblables. Vous me direz qu'il est aussi des gens qui disent du bien d'elles. Ô mes filles, qu'ils sont rares, ceux qui ajoutent foi à ce bien, comparé au nombre de ceux qui les abominent ! D'autant plus que cette épreuve-là est pire que les moqueries ! L'âme voit clairement que si elle possède quelque bien, c'est un don de Dieu, il ne lui appartient nullement, elle s'est vue naguère très pauvre, engloutie dans le péché, et c'est pour elle un tourment intolérable, du moins au début ; elle en souffre moins plus tard, pour plusieurs raisons : premièrement l'expérience lui montre clairement que les gens sont aussi prompts à dire du mal qu'à dire du bien, elle ne fait donc pas plus cas de l'un que de l'autre ; deuxièmement, le Seigneur lui a fait mieux comprendre que rien de bon ne lui appartient, mais procède de Sa Majesté, et oubliant qu'elle y est pour quelque chose, comme s'il s'agissait d'une tierce personne, elle se tourne vers Dieu pour le louer ; troisièmement, si elle voit quelques âmes tirer avantage des faveurs que Dieu lui accorde elle pense que, dans leur intérêt, Sa Majesté permet qu'on la croie bonne sans qu'il n'en soit rien ; quatrièmement, plus occupée de l'honneur et de la gloire de Dieu que de son propre renom, elle n'est plus tentée de croire, comme au début, que ces louanges ont pour but de l'abattre, comme ce fut le cas pour certaines d'entre elles, et peu lui importe qu'on la déshonore, si, en échange, Dieu est loué ne serait-ce qu'une fois et advienne que pourra.
5 Ces raisons et autres apaisent la vive peine que lui causent ces louanges, non sans regrets, toutefois, sauf si elle n'y prête aucune attention ; mais l'épreuve de bénéficier sans raison de l'estime publique est incomparablement plus pénible que les sarcasmes. Quand l'âme en vient à moins s'affliger des louanges, elle ressent beaucoup moins les moqueries ; elle s'en réjouit plutôt, c'est pour elle une musique très douce. A la vérité, elles fortifient l'âme bien plus qu'elles ne l'effraient. Elle sait déjà d'expérience les grands avantages qu'elle trouve sur cette voie, elle ne croit même pas que ceux qui la persécutent offensent Dieu : Sa Majesté les y autorise pour son plus grand bien ; comme elle en est clairement persuadée, elle s'éprend pour eux d'un amour particulièrement tendre et les tient pour ses meilleurs amis, puisqu'ils lui font gagner plus que ceux qui disent du bien d'elle.
6 Le Seigneur envoie aussi parfois de très graves maladies. C'est là une épreuve bien pire, en particulier lorsqu'elles s'accompagnent de souffrances aiguës ; si les douleurs sont vives, c'est, me semble-t-il, ce que nous pouvons endurer de pire sur terre : je précise qu'il s'agit de douleurs extérieures, mais elles pénètrent à l'intérieur quand elles le veulent, je dis bien les douleurs très vives. Cela décompose l'intérieur et l'extérieur de telle façon que l'âme oppresser ne sait que devenir, elle préférerait de beaucoup un prompt martyre à ces souffrances-là ; toutefois, lorsque leur acuité est extrême, elles ne se prolongent pas trop longtemps, car, enfin, Dieu ne nous donne rien que nous ne puissions supporter, Sa Majesté commence par nous donner la patience, avec d'ordinaire d'autres grandes douleurs, et toutes sortes de maladies.
7 Je connais une personne (la sainte elle-même) qui depuis que le Seigneur a commencé à lui accorder la faveur dont j'ai parlé, il y a quarante ans, ne peut dire sincèrement avoir vécu un jour sans douleurs, ou toute autre forme de souffrance ; par manque de santé corporelle, dis-je, sans parler d'autres pénibles épreuves. Il est vrai qu'elle avait été bien vile, et ce qu'elle subissait était peu de chose, puisqu'elle méritait l'enfer. Notre-Seigneur doit en user autrement avec celles qui ne l'ont pas offensé, mais je choisirais quant à moi la souffrance, ne serait-ce que pour imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ, même s'il n'y avait pas d'autre avantage ; or, ils sont toujours très nombreux. Oh ! Que dire alors des souffrances intérieures ! S'il était possible de les décrire, les souffrances extérieures sembleraient infimes, mais elles sont incommunicables.
8 Commençons par le tourment de tomber sur un confesseur si raisonnable et si peu expérimenté qu'il n'est chose qui ne lui semble dangereuse : il a peur de tout, il doute de tout, lorsque ce qu'il voit sort de l'ordinaire. En particulier, s'il remarque quelque imperfection dans l'âme à qui ces choses arrivent, alors qu'il lui semble que Dieu ne doit accorder ces faveurs qu'à des anges, ce qui est impossible tant qu'elle habite ce corps : immédiatement, il condamne tout, c'est le démon, ou la mélancolie. Cette maladie pullule en ce monde à tel point que cela ne m'étonne point, elle est si fréquente, le démon, par ce moyen, fait tant de dégâts, que les confesseurs ont de fortes raisons de la craindre et d'y regarder de très prés. Mais la pauvre âme qui vit elle-même dans cette crainte s'adresse au confesseur comme à un juge ; s'il la condamne elle ne peut éprouver qu'un trouble si profond et de si grands tourments que seuls ceux qui sont passés par là comprendront quelle rude épreuve elle endure. Voilà encore l'une des grandes épreuves que subiront ces âmes, spécialement si elles ont été coupables : songer que Dieu permet qu'elles soient induites en erreur, en punition de leurs péchés ; même lorsque Sa Majesté leur accorde une faveur, elles ne peuvent croire qu'il s'agisse d'un autre esprit, mais de Dieu, elles en sont certaines ; toutefois, comme cela passe vite et que le souvenir de leurs péchés est toujours présent, elles voient leurs fautes, il y en a toujours, et ce tourment s'ensuit. Quand le confesseur les rassure, elles s'apaisent, mais momentanément ; s'il enchérit sur les craintes, c'est chose presque intolérable, en particulier quand s'ensuit une période de sécheresse où elles imaginent qu'elles n'ont jamais pensé à Dieu, que jamais elles n'y pensent ; et elles entendent parler de Sa Majesté comme d'une personne qu'elles ne connaissent que de loin.
9 Tout cela n'est rien ; s'il ne s'y ajoute l'idée qu'elles ne savent pas informer leurs confesseurs, et qu'elles les trompent elles ont beau y réfléchir et voir qu'il n'est premier mouvement qu'elles ne lui avouent, tout est inutile ; leur entendement obscurci est incapable de voir la vérité ; il ne croit que ce que l'imagination lui suggère, (elle est alors souveraine), et toutes les folies que le démon veut leur suggérer, avec, semble-t-il, l'autorisation de Notre-Seigneur qui lui permet de les éprouver, et même de leur faire croire qu'elles sont réprouvées de Dieu. Car tant de choses combattent cette âme, elles l'oppressent intérieurement d'une façon si sensible, si intolérable, que l'on ne pourrait comparer ses souffrances à rien d'autre qu'à celles de l'enfer ; et il n'y a aucune consolation dans cette tempête. Si elle veut en trouver auprès de son confesseur, les démons, lui semble-t-il, l'ont persuadé de la tourmenter plus encore. L'un d'eux, qui dirigeait une âme dont l'angoisse lui semblait d'autant plus dangereuse qu'elle était faite de l'accumulation de choses multiples, lui demanda, la crise passée, de le prévenir lorsqu'elle se sentirait à nouveau menacée. Comme son état empirait toujours, il finit par comprendre qu'il ne lui appartenait pas de se dominer. Lorsque cette personne, qui savait bien lire, prenait un livre en castillan, il lui arrivait de n'y rien comprendre, comme si elle eut ignoré le b-a-ba : son entendement en était incapable.
10 Enfin, il n'est sauvegarde au milieu de cette tempête, sauf d'attendre la miséricorde de Dieu qui au moment le plus inattendu, par un seul mot, ou au hasard d'un événement, dissipe tout si promptement qu'il semble n'y avoir jamais eu de nuages en cette âme qui se retrouve ensoleiller et plus consoler que jamais. Et comme ceux que la victoire a soustraits aux dangers d'une bataille, elle rend grâces à Notre-Seigneur qui a combattu et vaincu ; elle voit clairement qu'elle n'a pas combattu elle-même, elle croit voir aux mains de ses ennemis les armes avec lesquelles elle aurait pu se défendre ; elle perçoit donc clairement sa misère et le peu que nous pouvons faire nous-même si le Seigneur nous abandonne.
11 On pourrait croire qu'elle n'a plus besoin de ces considérations pour le comprendre, elle est passée par là, l'expérience lui a montré sa totale impuissance, elle a compris notre néant et la misérable chose que nous sommes ; mais la grâce dont elle n'est probablement pas privée, puisqu'elle n'offense pas Dieu dans ces orages et qu'elle ne l'offenserait pour rien au monde, est si cachée, qu'elle ne perçoit pas la plus petite étincelle d'amour de Dieu en elle, et qu'elle n'imagine pas l'avoir jamais aimé ; le bien qu'elle a pu faire, une faveur que Sa Majesté a pu lui accorder, tout lui semble songe, ou imagination ; mais elle est certaine des péchés qu'elle a commis.
12 Ô Jésus ! quelle vision que celle d'une âme ainsi délaissée, pour qui, comme je l'ai dit, toute consolation terrestre est si peu de chose ! Ne pensez donc point, mes soeurs, s'il vous arrive de vous trouver dans cet état, que les riches, et ceux qui sont libres doivent y remédier mieux que vous. Non, non, je crois, quant à moi, qu'il en est d'eux comme de condamnés à mort à qui on offrirait tout ce qu'il y a de délicieux au monde, cela ne les soulage point, et tendrait plutôt à accroître leur tourment ; il vient d'en haut, et les choses de la terre sont impuissantes. Ce grand Dieu veut que nous voyions en Lui le Roi, et en nous notre misère. C'est très important pour ce qui va suivre.
13 Que fera donc cette pauvre âme, quand elle passera de longs jours dans cet état ? Si elle prie, c'est comme si elle ne priait point ; quant à la consolation, je le précise : toute consolation extérieure est exclue, elle ne comprend pas le sens de sa prière, rien qu'une prière vocale, puisque ce n'est absolument pas le moment de la prière mentale, les puissances en sont incapables ; la solitude accroît plutôt son mal, d'où un autre tourment, celui de vivre en compagnie, et qu'on lui parle. Ainsi, malgré ses efforts, elle extériorise son dégoût, sa mauvaise humeur, très ostensiblement. Saura-t-elle vraiment dire ce qu'elle a ? C'est indicible, il s'agit d'oppressions et de peines spirituelles auxquelles on ne saurait donner un nom. Le meilleur remède, je ne dis pas pour guérir, car je n'en trouve pas, mais pour supporter ce mal, c'est de s'occuper à des oeuvres de charité extérieures et d'espérer en la miséricorde de Dieu, qui ne fait jamais défaut à ceux qui espèrent en Lui. Qu'il soit béni à jamais. Amen.
14 D'autres épreuves que nous infligent les démons sont extérieures, et doivent être moins fréquentes ; il n'y a donc pas lieu d'en parler, elle sont d'ailleurs beaucoup moins pénibles, les démons, pour beaucoup qu'ils fassent, n'arrivent pas ainsi à inhiber les puissances, ce me semble, ni à troubler l'âme de cette manière ; enfin, il reste assez de raison pour penser qu'ils ne peuvent outrepasser ce que le Seigneur leur permet, et quand on n'a pas perdu la raison, tout ce qu'on endure n'est pas grand-chose, comparé à ce que je viens de dire.
15 Nous parlerons d'autres peines intérieures de cette Demeure en traitant des différences qu'il y a dans l'oraison et dans les faveurs du Seigneur. Bien que certaines de ces souffrances soient encore plus cruelles que ces dernières, comme on le verra par l'état où elles laissent le corps, elles ne méritent pas le nom d'épreuves nous aurions tort de le leur donner, tant ces faveurs du Seigneur sont grandes ; l'âme qui les reçoit le comprend, et conçoit qu'elles sont disproportionnées à ses mérites. Cette grande peine précède l'entrée dans la Septième Demeure, avec beaucoup d'autres ; je parlerai de quelques-unes, il serait impossible de toutes les décrire ni même de les définir, car elles sont d'une tout autre lignée que les précédentes et beaucoup plus élevées ; et si je n'ai pu exposer mieux que je ne l'ai fait celles qui sont de plus basse catégorie, je pourrai d'autant moins expliquer celles-là. Plaise au Seigneur de me donner sa faveur en toutes choses, par les mérites de son Fils. Amen.
CHAPITRE II
De certains dont use le Seigneur pour éveiller les ânes ; il semble qu'on n'ait rien à redouter, bien que ce soit chose très élevée, et que ces faveurs soient grandes.
1 Nous avons, semble-t-il, bien délaissé le petit papillon, mais il n'en est rien, car ces épreuves tendent à le faire voler plus haut. Commençons donc maintenant à traiter de la façon dont l'époux se comporte à son égard, voyons comment, avant de s'unir tout à fait à l'âme, il le lui fait bien désirer, par des moyens si délicats qu'ils lui sont imperceptibles, et que je me crois incapable d'en parler de manière à me faire comprendre sauf de celles qui sont passées par là ; venues du plus profond de l'âme, ce sont des impulsions si délicates, si subtiles, que je ne puis trouver de comparaison satisfaisante.
2 C'est fort différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas et même des joies intérieures dont il a été parlé, car fréquemment, lorsque la personne est distraite, sans même qu'elle songe à Dieu, il arrive que Sa Majesté l'éveille, brusquement, comme passe une étoile filante, ou comme éclate un coup de tonnerre, mais elle n'entend aucun bruit : l'âme comprend toutefois fort bien que Dieu l'a appelée, elle le comprend même si bien que parfois, surtout au début, elle frémit et gémit, quoique rien lui fasse mal. Elle ressent les effets d'une blessure infiniment savoureuse, sans déceler toutefois comment elle fut blessée, ni par qui ; elle reconnaît bien que c'est chose précieuse et voudrait ne jamais guérir de cette blessure. Elle se plaint à son Époux, parfois même à voix haute, avec des mots d'amour qu'elle ne peut retenir ; elle comprend qu'il est présent, mais qu'il ne veut pas se manifester ni lui permettre de jouir de sa compagnie. C'est une peine bien grande, mais savoureuse et douce ; l'âme ne peut se refuser à la ressentir, jamais même elle n'y consentirait. Elle y puise de bien plus grandes satisfactions que dans le savoureux anéantissement, libre de toute peine, qu'est l'oraison de quiétude.
3 Je me morfonds du désir de vous faire comprendre, mes soeurs, cette opération, et ne sais comment m'exprimer. Il semble contradictoire de dire que l'Aimé fait clairement comprendre qu'il est avec l'âme, et qu'il semble en même temps l'appeler par un signe si réel qu'elle ne peut en douter, un sifflement si pénétrant, si audible, que cette âme ne peut manquer de l'entendre, car il paraît évident que lorsque l'Époux qui est dans la Septième Demeure parle ainsi, sans toutefois qu'il s'agisse de paroles formulées, les gens qui se trouvent dans les autres Demeures n'osent bouger, ni les sens, ni l'imagination, ni les puissances. Ô mon Dieu tout- puissant, que vos secrets sont grands, et que les choses de l'esprit diffèrent de tout ce qu'on peut voir et entendre ici-bas puisqu'il n'y a aucun moyen d'expliquer cette faveur, pourtant si petite, quand on la compare à tout ce que vous opérez de si grand dans les âmes !
4 Son action sur l'âme est si forte qu'elle s'anéantit de désir et ne sait que demander, car elle croit percevoir clairement que son Dieu est avec elle. Vous allez me dire : comprenant cela que peut-elle désirer, qu'est-ce qui peut la peiner ? Quel plus grand bien veut-elle ? Je ne le sais ; je sais que cette peine semble l'atteindre aux entrailles, et que lorsque celui qui la blesse arrache la flèche, il semble vraiment les lui arracher aussi, si vif est l'amoureux regret qu'elle éprouve. Je me demande si on ne pourrait pas dire que de ce brasier ardent, qui est mon Dieu, une étincelle jaillit, touche l'âme, et lui transmet sa flamme ardente ; c'est insuffisant pour la brûler, mais si délectable qu'elle reste tout en peine, et il a suffi d'un contact pour susciter cet effet ; telle est, me semble-t-il, la meilleure comparaison que j'aie trouvée. Car cette douleur savoureuse, qui n'est pas une douleur, ne dure pas ; s'il lui arrive de persister un long moment, elle peut aussi disparaître au plus vite, selon ce que le Seigneur veut lui communiquer, car nul moyen humain ne peut l'obtenir. Aussi, bien qu'elle dure parfois un moment, elle disparaît et revient ; enfin, elle n'est jamais permanente, c'est pourquoi elle n'embrase pas l'âme tout entière ; à peine l'étincelle va-t-elle l'enflammer qu'elle s'éteint ; mais l'âme garde le désir de souffrir à nouveau l'amoureuse douleur qu'elle lui a causée.
5 Il n'y a pas lieu de demander ici si cela provient de notre nature, si la cause en est la mélancolie, ou les tromperies du démon, ou nos imaginations ; on perçoit fort bien que ce mouvement provient du lieu même où se tient le Seigneur, qui est immuable ; ces opérations ne ressemblent pas à d'autres dévotions, où la torpeur des plaisirs spirituels peut susciter le doute. Ici, ni les sens ni les puissances ne sont dans la torpeur, ils considèrent et s'interrogent, impuissants à s'opposer à cette peine délectable comme à l'accroître, incapables d'y échapper, me semble-t-il. Que celui à qui Notre-Seigneur accorderait cette faveur, (il la reconnaîtra lorsqu'il lira ceci) lui rende grâce ardemment, car il n'a pas à craindre d'être abusé ; qu'il ait grand peur de répondre par de l'ingratitude à une si haute faveur, qu'il tâche de servir et d'amender sa vie en toutes choses, il verra ce qui s'ensuit : il recevra de plus en plus. Une personne à qui échut cette faveur vécut ainsi plusieurs années, si satisfaite, que si elle avait dû servir le Seigneur au milieu de grandes épreuves pendant des années infinies, elle se fût jugée bien récompensée. Qu'il soit béni à jamais. Amen.
6 Il se peut que vous objectiez : pourquoi y a-t-il plus de sécurité dans ces choses-là que dans d'autres ? A mon avis, pour plusieurs raisons. Premièrement, jamais le démon ne donne une peine aussi savoureuse que celle-là. Peut-être pourrait-il donner une saveur, des délices, qui semblent spirituels ; mais joindre à la peine, et à une si grande peine, la quiétude et le plaisir de l'âme, n'est pas de son ressort ; tous ses pouvoirs sont extérieurs, et ses peines, quand il en inflige, ne sont, à ce qu'il me semble, jamais savoureuses, ni accompagnées de paix : elles inquiètent et suscitent la guerre. Deuxièmement, parce que cette savoureuse tempête provient d'une région sur laquelle il ne peut exercer son empire. Troisièmement, du fait des grands bienfaits que cette faveur communique à l'âme ; ce sont, à l'ordinaire, le désir de subir de nombreuses épreuves, la détermination accrue de s'éloigner des contentements et conversations de la terre, et autres choses semblables.
7 Il est très clair qu'il ne s'agit pas d'imaginations, car si l'âme recherchait cette faveur, elle ne pourrait la contrefaire. C'est chose si frappante qu'on ne peut s'en faire aucune idée, (je précise, croire qu'on l'a quand on ne l'a point) ni en douter quand on la reçoit ; au cas où quelque doute subsisterait, que l'âme sache alors qu'il ne s'agit pas véritablement de ces élans dont j'ai parlé ; je précise, au cas où elle se demanderait si elle les a éprouvés ou non, que l'âme les perçoit aussi clairement que l'oreille entend un grand cri. Quant à la mélancolie, c'en est fort éloigné ; la mélancolie ne fait et fabrique ses idées que dans l'imagination ; ce dont nous parlons provient de l'intérieur de l'âme. Il se peut que je me trompe, mais tant que je n'entendrai pas quelqu'un qui connaisse cet état me donner d'autres explications, mon opinion ne variera point ; une personne que je connais redoutait fort des illusions, mais jamais elle n'a pu douter de cette forme d'oraison.
8 Notre-Seigneur a aussi d'autres façons d'éveiller l'âme : au moment le plus inattendu, alors qu'on prie vocalement, distrait de toute chose intérieure, une flambée délicieuse vous saisit, comme si un fort parfum se communiquait soudain à tous les sens, (je ne dis pas que ce soit un parfum, ce n'est qu'une comparaison), ou quelque chose de cette sorte, qui fait sentir que l'Époux est présent ; l'âme s'émeut du désir savoureux de jouir de Lui, elle se trouve disposée à accomplir de grandes actions et à louer Notre-Seigneur. Cette faveur naît de ce que je viens d'évoquer ; mais ici rien ne fait de la peine, le désir même de jouir de Dieu n'est pas pénible : voilà ce que l'âme éprouve d'ordinaire. Ici non plus, il n'y a rien à redouter, ce me semble, pour quelques-unes des raisons que j'ai dites ; mais tâcher de recevoir cette faveur avec les actions de grâces.
CHAPITRE III
Suite du même sujet. Comment Dieu parle a l'âme quand il le veut ; ce qu'il faut faire en cette circonstance, et ne pas suivre son propre sentiment. A quels signes l'âme peut constater que ce n'est pas un leurre, et quand c'en est un. Chapitre fort utile.
1 Dieu a une autre manière d'éveiller l'âme ; bien que sous certains aspects cette faveur-ci paraisse supérieure aux précédentes, elle peut être plus dangereuse, c'est pourquoi je m'y arrêterai un peu. Il s'agit de paroles adressées à l'âme, de diverses façons ; certaines semblent venir de l'extérieur, d'autres du plus profond ou du plus haut de l'âme ; d'autres viennent de l'extérieur, et elles sont si nettes que l'ouïe les distingue. Quelquefois, souvent même, ce peut être une idée qu'on se fait, en particulier chez les personnes de faible imagination, ou mélancoliques ; je précise : celles dont la mélancolie est notoire.
2 A mon avis, il ne faut pas faire crédit à ces deux sortes de personnes, même quand elles disent qu'elles voient et qu'elles entendent, ni les inquiéter en leur disant qu'il s'agit du démon, mais les écouter comme des malades ; que la prieure ou le confesseur à qui elles s'en ouvriraient leur disent de ne pas en faire cas, que tel n'est pas le moyen substantiel de servir Dieu, que le démon a trompé nombre de gens par ce moyen, bien que ce ne soit peut-être pas leur cas : cela afin de ne pas ajouter à l'affliction où déjà leur humeur les incline. Si on leur dit que c'est l'effet de la mélancolie, on n'en finira plus ; elles jureront qu'elles voient et entendent, car elles ont cette impression.
3 Il est vrai qu'il faut avoir le soin de les priver de l'oraison, et obtenir autant que possible qu'elles ne tiennent aucun compte de tout cela ; le démon utilise parfois ces âmes malades, il ne leur nuit pas, à elles, mais à d'autres ; malades et bien portantes doivent toujours redouter ces choses-là jusqu'à ce qu'on en connaisse l'esprit. Je dis donc qu'il est préférable de les vaincre au début, car si elles viennent de Dieu, elles n'en progresseront que mieux : l'épreuve les renforce. Il en est ainsi, mais qu'on ne cherche pas à beaucoup opprimer l'âme, ni à l'inquiéter, car, vraiment, elle n'en peut mais.
4 Revenant, donc, à mon premier sujet, celui des paroles dites à l'âme, quelle que soit la façon dont elles se présentent, elles peuvent venir de Dieu, mais aussi du démon ou de notre propre imagination. Je dirai, si cela m'est possible avec la faveur de Dieu, à quels signes on les distingue, et dans quelles circonstances ces paroles sont dangereuses. Car parmi les gens d'oraison, nombreuses sont les âmes qui en entendent, et je voudrais, mes soeurs, que vous ne pensiez mal faire ni en ne leur accordant aucun crédit, ni en leur en accordant ; quand elles ne concernent que vous, soit qu'elles vous flattent, soit qu'elles vous éclairent sur vos fautes, peu importe celui qui les dit, et même si c'est une idée que vous vous faites, cela ne va pas loin. Je vous avertis de ceci : même si elles proviennent de Dieu, ne vous croyez pas meilleurs de ce fait ; il a beaucoup parlé aux pharisiens, et tout dépend du profit qu'on tire de ses paroles ; ne faites pas plus cas de celles qui ne seraient pas très exactement conformes aux Écritures que si vous les teniez du démon en personne ; car même si elles sont nées de votre faible imagination, il faut les considérer comme une tentation contre les choses de la foi, donc toujours y résister, afin de les écarter ; et elles s'écarteront, car elles n'ont pas une grande force.
5 Pour en revenir à ce que je disais au début, soit que les paroles viennent de l'intérieur ou de la partie supérieure de l'âme, soit qu'elles viennent de l'extérieur, cela ne signifie pas qu'elles ne viennent pas de Dieu. Les marques les plus certaines qu'on puisse en avoir sont les suivantes. La première, et la plus sure, c'est la puissance et l'empire qu'elles exercent : ces paroles sont des actes. Je m'explique : l'âme se trouve au milieu des tribulations et de l'agitation intérieures déjà décrites, dans l'obscurité de l'entendement et la sécheresse : il lui suffit d'entendre un mot, rien que " n'aie pas de peine ", pour s'apaiser, libre de tout chagrin, dans une grande lumière ; cette peine s'évanouit, alors qu'il lui semblait que si le monde entier et les hommes doctes tous ensemble lui avaient donné des raisons de s'en délivrer, leurs efforts ne seraient pas parvenus à soulager son affliction. Elle est affligée, pleine de craintes parce que son confesseur, et d'autres personnes avec lui, lui ont dit que son esprit provient du démon ; mais il suffit qu'on lui dise la parole : " C'est moi, n'aie pas peur ", pour que tout se dissipe ; elle est parfaitement consolée, persuadée que personne ne pourrait lui faire croire qu'il en est autrement. De même lorsqu'elle est fort en peine d'affaires graves, dont elle ignore ce qu'il en adviendra, elle entend qu'elle doit se calmer, que tout réussira. Elle se retrouve dans la certitude, sans nulle peine. Et il en est ainsi de beaucoup d'autres choses (voir Autobiographie, chap. 25).
6 Second signe : l'âme se retrouve dans une grande quiétude, dans un recueillement fervent et apaisé, prête à louer Dieu. Ô Seigneur ! Si le mot que vous nous faites dire par l'un de vos pages (puisqu'à ce qu'on dit, du moins dans cette Demeure, ce n'est pas le Seigneur lui-même qui parle, mais un ange), a un tel pouvoir, qu'en sera-t-il pour l'âme liée d'amour avec Vous, et Vous avec elle ?
7 Troisième signe : ces paroles ne s'effacent pas de la mémoire avant fort longtemps, et certaines ne s'effacent jamais, alors que nous oublions celles que nous entendons ici-bas ; je précise : celles que les hommes nous ont dites ; pour graves et doctes qu'ils soient, leurs paroles ne se gravent pas aussi profondément dans la mémoire, et s'il s'agit de choses futures, nous n'y ajoutons pas la même foi ; mais la parole de Dieu nous insuffle une immense certitude, et même lorsqu'il s'agit de choses qui semblent si impossibles que l'âme ne peut s'empêcher d'en douter, de se demander si elles se réaliseront oui ou non, l'entendement hésite un peu, mais l'âme elle-même est pleine d'une certitude invincible, même si tout semble contredire ce qu'elle a entendu ; les années passent, rien ne peut l'empêcher de penser que Dieu usera de moyens incompréhensibles aux hommes, mais que cela s'accomplira enfin ; et cela s'accomplit. Pourtant, comme je l'ai dit, elle n'en souffre pas moins lorsqu'elle voit de nombreux obstacles ; ce qu'elle a entendu est loin dans le temps, l'action de Dieu, la certitude qu'elle eue sur le moment que cela venait de Lui, se sont émoussées, les doutes apparaissent, elle se demande si ce ne fut pas le démon, ou son imagination. Mais sur le moment elle n'a aucun doute, mais elle mourrait pour cette vérité. Toutefois, comme je le dis, que ne fera le démon à l'aide de ces imaginations qu'il suggère pour affliger et effrayer l'âme ! En particulier s'il s'agit d'une affaire dont on présume qu'elle sera pour le grand bien des âmes, une oeuvre pour l'honneur de Dieu, pour son service et qui présente de sérieuses difficultés. Le moins qu'il fasse c'est d'affaiblir la foi, et il est fort nuisible de ne pas croire Dieu assez puissant pour accomplir des oeuvres que notre entendement n'entend pas.
8 Au milieu de tous ces combats, malgré tant de gens qui disent à cette personne elle-même que c'est de l'absurdité, (c'est-à-dire les confesseurs avec qui elle traite de ces choses), malgré tous les revers qui devraient lui faire admettre que ces prédictions sont irréalisables, il lui reste je ne sais où une étincelle d'espérance si vive que même si tous les autres espoirs étaient morts, il lui serait impossible, le voudrait-elle, d'admettre que cette certitude n'est pas vivante. Et enfin, comme je l'ai dit, la parole du Seigneur s'accomplit, la satisfaction et l'allégresse de l'âme sont telles qu'elle ne cesse de louer Sa Majesté d'avoir vu s'accomplir ce qu'Elle lui avait promis, plus encore que de l'oeuvre elle-même, bien qu'elle soit d'une grande importance pour elle.
9 Je ne sais à quoi tient le prix que l'âme accorde à la vérité de ces paroles ; elle regretterait moins d'être prise en flagrant délit de mensonge, comme si elle y pouvait quelque chose, alors qu'elle ne répète que ce qui lui est dit. Certaine personne, à ce sujet, évoquait souvent Jonas, prophète, qui craignait que Ninive ne soit pas détruite. Enfin, puisque l'esprit est de Dieu, il est juste de désirer fidèlement qu'on ne lui attribue aucune fausseté, à Lui qui est là suprême vérité. L'allégresse est donc vive quand, après mille traverses, elle voit s'accomplir des choses d'une extrême difficulté ; même si de grandes épreuves doivent s'ensuivre pour cette personne, elle préfère de beaucoup les subir plutôt que d'admettre que ce que le Seigneur lui a dit, et qu'elle croit vrai, puisse ne pas s'accomplir. Tout le monde n'a peut-être pas cette faiblesse, si c'en est une, car je ne puis y voir du mal et la condamner.
10 Si les paroles entendues naissent de l'imagination, on ne remarque aucun de ces signes : ni certitude, ni paix, ni joie intérieure ; il pourrait advenir, et je connais quelques personnes dans ce cas, qu'étant fort absorbées dans l'oraison de quiétude et le sommeil spirituel (celles qui sont faibles de complexion, ou d'imagination, ou pour je ne sais quelle cause, sont vraiment si hors d'elles, dans ce grand recueillement, qu'elles perdent tout contrôle extérieur, tous les sens sont endormis, comme chez une personne qui dort, et peut-être même sont-elles ainsi, somnolentes), elles croient entendre parler comme en songe, elles croient même voir des choses, et elles pensent que cela vient de Dieu, et elles en négligent les effets, enfin, comme s'il s'agissait d'un songe. Il peut se faire aussi qu'alors qu'elles demandent quelque chose à Notre-Seigneur affectueusement, elles croient qu'on leur répond ce qu'elles voulaient ; cela se produit quelquefois. Quiconque aurait la grande expérience des paroles de Dieu ne pourrait, ce me semble, s'y tromper ; cela provient de l'imagination.
11 Le démon est plus redoutable. Mais les signes exposés peuvent assurer qu'il s'agit de Dieu ; toutefois, si la chose qu'on vous dit est grave et que vous deviez vous-même vous mettre à l'oeuvre, ou si les affaires d'une autre personne sont en cause, ne faites jamais rien sans l'avis d'un confesseur avisé, docte, et serviteur de Dieu ; cela ne doit pas vous effleurer l'esprit, même si de mieux en mieux informée, il vous paraît clair que cela vient de Dieu ; car c'est ce que veut Sa Majesté. Ainsi, vous ne vous refuserez pas à faire ce que Dieu ordonne, puisqu'il nous a dit de considérer le confesseur comme son représentant, et là on ne peut douter que ce soient ses paroles ; elles fortifieront notre courage, si l'affaire est difficile, Notre-Seigneur en donnera au confesseur, il lui fera admettre quand il le voudra que c'est son Esprit, sinon, nous ne sommes obliges à rien. Agir autrement, suivre moindrement notre propre sentiment, j'estime cela très dangereux ; je vous adjure donc, mes soeurs ; au nom du Seigneur : que cela ne vous arrive jamais.
12 Le Seigneur parle encore à l'âme d'une autre façon que j'estime pour ma part fort vraie, dans certaine vision intellectuelle que je décrirai plus loin. C'est au si intime de l'âme, on croit si clairement entendre ces paroles du Seigneur lui-même avec l'ouïe de l'âme, et si secrètement, que les effets mêmes de la vision rassurent, et assurent que le démon ne peut intervenir ici. Les grands effets qui s'ensuivent permettent de le croire ; du moins est-il certain que cela ne procède pas de l'imagination, et puis, tout bien considère, l'âme peut toujours avoir cette certitude, pour plusieurs raisons. La première, la clarté des paroles est bien différente ; elles sont si claires que s'il manquait une syllabe dans ce que l'âme a entendu, elle s'en souviendrait, et avec quel ton ce fut dit, même si la phrase était longue ; l'élocution ne serait pas aussi claire, ni les paroles aussi distinctes si cela venait de l'imagination, mais comme entendues dans une sorte de rêve.
13 La seconde : souvent, on était bien éloigné de penser à ce qu'on a entendu, c'est survenu à l'improviste, et même au milieu une conversation ; toutefois, c'est souvent la réponse à une idee qui traverse soudain notre pensée, ou à laquelle on a pensé naguère ; mais souvent aussi il s'agit de choses dont on ne se rappelle point qu'elles devaient être ni qu'elles seraient, l'imagination ne peut donc pas les avoir fabriquées pour que l'âme commette l'erreur de s'engouer de ce qu'elle n'a pas désiré, ni voulu, ni connu.
14 La troisième : lorsqu'il s'agit de Dieu, on est comme quelqu'un qui entend, et lorsqu'il s'agit de l'imagination, comme quelqu'un qui compose peu à peu ce qu'il veut lui-même qu'on lui dise.
15 La quatrième : les paroles sont fort différentes dans les deux cas ; une seule suffit à faire comprendre beaucoup de choses que notre entendement ne pourrait composer si rapidement.
16 La cinquième : ces paroles, souvent, par des moyens que je ne saurais expliquer, font comprendre beaucoup plus de choses que ne l'implique leur sens exact. Je m'étendrai ailleurs sur cette manière de comprendre, c'est chose très délicate, et qui incite à louer Notre-Seigneur. Cette manière-là, ces différences, ont troublé certaines personnes, (en particulier l'une d'elles qui en a l'expérience, et il doit y en avoir d'autres), elles ne parviennent pas a se ressaisir ; je sais que celle dont je parle a considéré attentivement cette situation, car le Seigneur lui fait très souvent cette faveur ; au début, elle se demandait si elle n'imaginait pas tout cela, et elle doutait. Car on a plus vite fait de déceler l'action du démon, malgré ses ruses qui savent bien contrefaire l'esprit de lumière ; il dit très clairement les paroles, ce me semble, on ne peut douter de les avoir entendues, tout comme lorsque c'est l'esprit de vérité qui intervient ; mais il ne peut contrefaire les effets que j'ai cités, ni laisser l'âme dans une telle paix, dans une telle lumière : il sème l'inquiétude et l'agitation. Il ne peut guère nuire et ne fait même aucun mal si l'âme est humble et si, comme je l'ai dit, elle ne fait pas un geste pour rien exécuter, quoi qu'elle ait entendu.
17 Si elle reçoit des faveurs et des régals du Seigneur, qu'elle observe attentivement si, de ce fait, elle se sent meilleure ; si elle n'est pas d'autant plus confuse que la parole est plus flatteuse, il lui faut croire qu'il ne s'agit pas de l'esprit de Dieu. Lorsque c'est Lui, il est très certain que plus la faveur est grande, plus l'âme se méprise, plus elle se rappelle ses péchés, plus elle oublie ses progrès, plus elle applique sa volonté et sa mémoire à ne vouloir que l'honneur de Dieu, sans songer à son profit personnel, plus elle redoute de se détourner moindrement de Sa volonté, et plus elle est sûre de n'avoir jamais mérité ces faveurs, mais l'enfer. Si toutes les choses et les grâces qu'elle reçoit dans l'oraison produisent ces effets, que l'âme ne s'effraie point, qu'elle ait confiance en la miséricorde du Seigneur, il est fidèle, et il ne permettra pas au démon de la tromper, bien qu'il soit toujours séant de garder des craintes.
18 Il est possible que celles que le Seigneur ne conduit pas par cette voix imaginent que ces âmes pourraient ne pas écouter ces paroles qui leur sont dites, et si les paroles sont intérieures, s'en distraire de manière à ne pas les entendre, dans l'espoir d'éviter ces dangers. Je réponds à cela que c'est impossible. Je ne parle pas des paroles que nous imaginons, le remède est alors de moins désirer certaines choses, et de refuser de tenir compte des idées que nous nous faisons. C'est inutile dans ce cas-ci, car l'esprit qui parle immobilise lui-même toutes les autres pensées, il oblige à prêter attention à ce qu'il dit, il serait plus facile à une personne qui entend fort bien de ne pas comprendre ce que dit quelqu'un qui parlerait à grands cris : elle pourrait ne pas y prendre garde, fixer sa pensée et son entendement sur autre chose, mais dans le cas qui nous occupe, ce n'est pas faisable. Elle n'a pas d'oreilles à boucher, ni de forces pour penser, sauf à ce qu'on lui dit, et sous aucun prétexte ; car celui qui à la demande de Josué (je crois que c'était lui), immobilisa le soleil, peut immobiliser les puissances et toutes nos facultés intérieures, et l'âme voit bien qu'un Seigneur plus grand qu'elle gouverne son château, et elle lui manifeste sa fort grande dévotion et son humilité. Il n'y a donc aucun moyen de l'éviter. Plaise à la divine Majesté de nous donner le moyen de ne chercher qu'à la contenter, dans l'oublie de nous-même, comme je l'ai dit. Amen. Plaise à Elle que je sois parvenue à faire comprendre ce que je souhaitais, et que cet avis soit utile aux âmes à qui cela arriverait.
CHAPITRE IV
De l'état d'oraison où Dieu suspend l'âme dans le ravissement, ou l'extase, ou le rapt, qui sont, à son avis, une seule et même chose. Du grand courage qui lui est nécessaire pour recevoir de hautes faveurs de Sa Majesté.
1 Au milieu des choses que j'évoque, épreuves et autres, comment le pauvre petit papillon pourrait-il rester en repos ? Tout l'incite à désirer plus vivement jouir de l'époux ; et Sa Majesté, qui connaît notre faiblesse, use de tout cela pour disposer son courage à s'unir à un si grand Seigneur et à le prendre pour Époux.
2 Vous allez rire de ce que je dis, et estimer que c'est folie ; n'importe laquelle d'entre vous jugera que ça n'est pas nécessaire, et qu'il n'est femme de basse origine qui n'ait le courage d'épouser le roi. Je suis de cet avis quant au roi de la terre, mais quant au roi du ciel, il en faut, je le répète, plus que vous ne le pensez ; car notre nature est bien timide et basse devant quelque chose d'aussi grand, et je tiens pour certain que si Dieu n'y pourvoyait, malgré tout ce que vous voyez, ou tous les avantages qui s'ensuivent, ce serait impossible. Vous allez donc voir ce que fait Sa Majesté pour conclure ces fiançailles, et j'entends que c'est dans ce but qu'Elle donne des ravissements qui font perdre le sens ; car sans être hors de sens, si l'âme se voyait si proche de cette haute Majesté, il lui serait d'aventure impossible de continuer à vivre. Cela s'entend des vrais ravissements, et non de ces faiblesses de femmes, comme nous en avons par ici, où tout nous semble ravissement et extase. Comme je crois l'avoir bien dit, il est des natures si faibles qu'elles se meurent d'une heure d'oraison. Je veux exposer ici plusieurs des formes de ravissement dont j'ai été informée, (j'ai eu des rapports avec tant de personnes spirituelles), sans être toutefois certaine d'y réussir, comme ce fut le cas lorsque j'ai écrit ailleurs sur ce sujet (Autobiographie, chap. 20) et pour certaines des choses dont je parle ici ; pour diverses raisons, il semble n'y avoir aucun inconvénient à en reparler, ne serait-ce que pour qu'on trouve ici, ensemble, toutes les Demeures.
3 Dans l'une de ces formes de ravissement, lorsque l'âme qui n'est peut-être pas en oraison, est touchée par une parole de Dieu qu'elle se rappelle ou qu'elle entend, il semble que Sa Majesté, de l'intérieur de l'âme, exalte l'étincelle que nous avons évoquée, émue de pitié d'avoir vu cette âme souffrir si longtemps de désir ; alors, embrasée tout entière comme l'oiseau Phénix elle est renouvelée, et on peut croire pieusement que ses fautes lui sont pardonnées : cela s'entend dans les dispositions voulues et avec les moyens à portée de cette âme, que l'Église enseigne Ainsi purifiée, le Seigneur l'unit à Lui, sans que personne ne s'en avise, sauf eux deux ; l'âme elle-même ne s'en avise point de manière à pouvoir en parler par la suite, bien qu'elle n'ait pas intérieurement perdu le sens ; cela ne saurait se comparer à un évanouissement, ni a une syncope, où tout sentiment intérieur ou extérieur est aboli.
4 Il m'apparaît que dans ces cas l'âme est plus éveillée que jamais aux choses de Dieu, plus éclairée dans la connaissance de Sa Majesté. Cela peut sembler impossible ; alors que les puissances et les sens sont si absorbés qu'on peut les dire morts comment peut-on entendre qu'ils comprennent ce secret ? Nul n'en sait rien, ni moi, ni peut-être aucune créature, le Créateur seul le sait, ainsi que bien d'autres choses qui se manifestent dans cet état, c'est-à-dire dans ces deux Demeures ; car on pourrait bien parler conjointement de ces deux Demeures, il n'y a pas entre l'une et l'autre de porte fermée. Mais puisqu'il se passe dans la dernière des choses qui ne se sont pas manifestées à ceux qui n'y sont pas encore parvenus, j'ai préféré les séparer.
5 Lorsque le Seigneur juge bon de communiquer à l'âme ravie certains secrets, ou certaines choses du ciel, ou des visions imaginaires (sur les vision imaginaire et intellectuelle, voir (Autobiographie, chap. 28), elle peut ensuite en faire le récit ; cela reste gravé dans sa mémoire de telle manière que jamais elle ne l'oublie. Mais quand ce sont des visions intellectuelles, elle est incapable de rien en dire ; à ce degré, certaines doivent être si élevées qu'il ne convient pas que ceux qui vivent sur terre les comprennent et en parlent ; toutefois, une personne qui a le sain usage de ses sens peut décrire ici-bas beaucoup de ces visions intellectuelles. J'en parlerai en temps voulu, puisque l'ordre m'en fut donné par quelqu'un qui a autorité pour cela ; bien qu'il paraisse présomptueux de le croire, ce sera peut-être utile à quelques âmes.
6 Mais, me direz-vous, si ces âmes ne gardent aucun souvenir des si hautes faveurs que le Seigneur leur accorde alors, quel profit y trouvent-elles ? Ô mes filles ! Il est si grand qu'on ne le dira jamais assez ; car bien qu'elles soient indescriptibles, elles se gravent fortement au plus intime de l'âme, on ne les oublie jamais. Mais si aucune image ne les accompagne et si les puissances ne les comprennent point, comment peut-on se les rappeler ? Je ne le comprends pas moi- même ; mais je comprends que certaines vérités sur la grandeur de Dieu sont si fortement fixées dans ces âmes que même si la foi ne leur disait qui il est, avec l'obligation d'y croire pour l'Amour de Dieu, elles adoreraient en lui cette grandeur à partir de cet instant, comme Jacob quand il vit l'échelle ; il dut saisir alors d'autres secrets qu'il ne sut répéter ; la vue d'une échelle par laquelle descendaient et montaient des anges n'eût pas suffi à lui faire comprendre de si grands mystères, sans un surcroît de lumières intérieures.
7 Je ne sais si je m'exprime bien, car bien que j'en aie entendu parler, j'ignore si mes souvenirs sont exacts. Moïse lui non plus n'a pas su dire tout ce qu'il avait vu dans le buisson, mais uniquement ce que Dieu lui permit de révéler. Mais si Dieu n'avait pas communiqué à son âme des secrets, s'il ne lui avait pas octroyé la certitude de voir et de croire que cela venait de Dieu, il n'aurait pas tant entrepris, au prix de si grandes épreuves ; il dut découvrir au milieu des épines de ce buisson de fort grandes choses qui lui donnèrent le courage de faire ce qu'il fit pour le peuple d'Israël. Donc, mes soeurs, nous n'avons pas à chercher des raisons de comprendre les choses cachées de Dieu, mais puisque nous croyons en sa puissance, nous devons croire, c'est clair, que le ver de terre que nous sommes, dont la puissance est si limitée, est incapable de concevoir ses grandeurs. Louons-le vivement de consentir à nous en faire comprendre quelques-unes.
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