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Blog Parousie de Patrick ROBLES (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes - FRANCE)

Sermons du Saint Curé d'Ars 13

6. Je dis que nous devons mortifier notre corps en ne lui donnant pas autant de repos qu'il en veut, c'est une vertu de tous les saints.
Mortification intérieure. En second lieu, nous avons dit que nous devons pratiquer la mortification intérieure. Et d'abord, mortifions notre imagination. Il ne faut pas la laisser aller d'un côté et d'autre, ni la laisser se remplir de choses inutiles, surtout ne pas la laisser promener sur des choses qui peuvent la conduire au mal, comme de penser à certaines personnes qui ont commis quelques mauvais péchés contre la sainte vertu de pureté, comme aussi de penser aux jeunes gens qui se marient : tout cela n'est autre chose qu'un piège que le démon nous tend pour nous conduire au mal. Autant qu'il se présente de ces pensées, il faut les renvoyer. Il ne faut pas non plus nous laisser occuper l'imagination, ce que je deviendrais, ce que je ferais, si j'étais..., si j'avais ceci, si on me donnait cela, si je pouvais gagner cela. Toutes ces choses ne servent de rien qu'à nous faire perdre bien du temps où nous pourrions penser à Dieu et au salut de notre âme. Il faut, au contraire, occuper notre imagination à penser à nos péchés pour en gémir et nous en corriger ; souvent penser à l'enfer, afin de travailler à l'éviter ; souvent penser au ciel, afin de vivre de manière à le mériter ; souvent penser à la mort et passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour nous aider à supporter les maux de la vie en esprit de pénitence.
Nous devons aussi mortifier notre esprit : ne jamais vouloir examiner si notre religion n'est pas bonne, ni vouloir chercher à comprendre les mystères, mais seu-lement raisonner de la manière la plus sûre dont nous devons nous conduire pour plaire à Dieu et sauver notre âme.
Ensuite, nous devons mortifier notre volonté, en cédant toujours à la volonté des autres quand notre conscience n'y est pas compromise. Et le faire sans montrer que cela nous fait de la peine ; au contraire, être contents de trouver une occasion de nous mortifier afin de pouvoir expier les péchés de notre volonté. Voilà, M.F., en général, les petites mortifications que nous pouvons pratiquer à chaque instant, comme encore de supporter les défauts et les mauvaises coutumes de ceux avec qui nous vivons. Il est certain, M.F., que les personnes qui ne cherchent qu'à se contenter dans le boire et le manger et dans les plaisirs que leur corps, leur esprit peuvent désirer, ne plairont jamais à Dieu, puisque notre vie doit être une imitation de Jésus-Christ. Je vous demande quelle ressemblance on pourra trouver entre la vie d'un ivrogne et celle de Jésus-Christ, qui a passé sa vie dans le jeûne et les larmes ; entre celle d'un impudique et la pureté de Jésus-Christ ; entre un vindicatif et la charité de Jésus-Christ ; et ainsi du reste. Hélas ! M.F., qu'allons-nous devenir lorsque Jésus-Christ va confronter notre vie avec la sienne ? Faisons au moins quelque chose qui puisse être capable de lui plaire.
Nous avons dit, en commençant, que la pénitence, les larmes et la douleur de nos péchés nous consolent grandement à l'heure de la mort, ce qui n'est pas douteux. Quel bonheur pour un chrétien dans ce dernier moment, où l'on fait si bien son examen de conscience, de se rappeler d'avoir non seulement bien observé les commandements de Dieu et de l'Église, mais d'avoir passé sa vie dans les larmes et la pénitence, dans la douleur de ses péchés et dans une mortification continuelle de tout ce qui pouvait contenter ses plaisirs. Si nous avons quelque crainte, ne pourrons-nous pas dire comme saint Hilarion : « Que crains-tu, mon âme ? il y a tant d'années que tu travailles à faire la volonté de Dieu et non la tienne ! aie confiance, le Seigneur aura pitié de toi »
Pour mieux vous le faire comprendre, je vous en citerai un bel exemple : Saint Jean Climaque nous dit qu'il y avait un jeune homme qui avait conçu un grand désir de passer sa vie à faire pénitence et de se préparer à la mort ; il ne mit point de bornes à ses pénitences. Quand la mort arriva, il fit appeler son supérieur, en lui disant : « Ah ! mon père, quel bonheur pour moi ! Oh ! que je suis heureux d'avoir vécu dans les larmes, dans la douleur de mes péchés et dans la pénitence. Le bon Dieu qui est si bon m'a promis le ciel. Adieu, mon père, je vais me réunir à mon Dieu dont j'ai tâché d'imiter la vie autant qu'il m'a été possible ; adieu, mon père, je vous remercie de m'avoir encouragé à marcher dans cette heureuse route. »
M.F., quel bonheur pour nous dans ce moment d'avoir vécu pour le bon Dieu ; d'avoir fui et craint le péché, de nous être privés non seulement des plaisirs mauvais et défendus, mais encore de plaisirs permis et innocents ; d'avoir fréquenté souvent et dignement les sacrements où nous aurons tant trouvé de grâces et de forces pour combattre le démon, le monde et nos penchants. Mais, dites-moi, M.F., que peut-on espérer, dans ce moment épouvantable où le pécheur voit devant ses yeux une vie qui n'est qu'une chaîne de crimes ? Que peut-on espérer pour un pécheur qui a vécu à peu près comme s'il n'avait point d'âme à sauver et comme s'il croyait que quand il est mort tout est fini ; qui n'a presque jamais fréquenté les sacrements et qui, toutes les fois qu'il les a fréquentés, n'a fait que les profaner par de mauvaises dispositions ; un pécheur qui, non content d'avoir raillé et méprisé sa religion et ceux qui avaient le bonheur de, la pratiquer, a fait encore nous ses efforts pour entraîner les autres à marcher dans sa route d'infamie et de libertinage ? Hélas ! quelle frayeur et quel désespoir pour ce pauvre malheureux de reconnaître alors qu'il n'a vécu que pour faire souffrir Jésus-Christ, perdre sa pauvre âme et tomber en enfer ! Mon Dieu, quel malheur ! d'autant plus qu'il savait très bien qu'il pouvait obtenir le pardon de ses péchés s'il avait voulu. Mon Dieu, quel désespoir pour l'éternité !
Voici un exemple admirable qui nous montre que, si nous sommes damnés, ce sera bien parce que nous n'aurons pas voulu nous sauver. Il est rapporté dans l'histoire que sainte Thaïs avait été dans sa jeunesse une des plus fameuses courtisanes que la terre ait portées cependant elle était chrétienne. Elle se précipita dans tout ce que son cœur, qui n'était autre chose qu'un brasier d'un feu impur, put désirer : elle profana dans la débauche tout ce que le ciel lui avait donné d'esprit et de beauté ; et sa propre mère fut même l'instrument dont l'enfer se servit pour la plonger avec une fureur épouvantable dans tant d'ordures, que sa pauvre jeunesse se passa dans tous les dérèglements les plus infâmes et les plus déshonorants pour une personne comme elle. Les uns se ruinaient pour lui faire des présents, plusieurs se poignardèrent pour n'avoir pu la posséder seuls. Enfin les dérèglements de cette comédienne étaient le scandale de toute la province et un sujet de gémissement pour tous les gens de bien. Je vous laisse à penser le mal qu'elle faisait, les âmes qu'elle perdait, les outrages qu'elle faisait à Jésus-Christ par les personnes qu'elle entraînait dans le péché. Elle avait été très instruite dans sa jeunesse, mais ses désordres et la violence de ses passions avaient étouffé en elle toutes les vérités de la religion.
Cependant le bon Dieu voulait manifester la grandeur de ses miséricordes, sachant combien sa conversion en procurerait d'autres ; et, jetant sur elle un regard de compassion, il alla la chercher lui-même au milieu de ses ordures les plus infâmes. Pour opérer ce grand miracle de sa grâce, il se servit d'un saint solitaire à qui il fit connaître cette fameuse pécheresse et tous ses dérèglements. Le Seigneur lui commanda d'aller trouver cette courtisane. Ce solitaire était saint Paphnuce. Il prend l'habit d'un cavalier, se fournit d'argent, et il part pour la ville où elle avait fait sa demeure. Comme il était conduit par Dieu lui-même, il arriva droit où elle était, et demanda à lui parler.
Cette créature, qui ne savait rien de tout cela, le conduisit dans une chambre écartée et bien ornée. Alors le saint lui demanda si elle n'en avait point d'autre plus écartée où il pût se dérober aux yeux de Dieu même. « Eh quoi ! lui dit la courtisane, soyez sûr que personne ne viendra : mais si vous craignez la présence de Dieu, est-ce qu'il n'est pas partout ? » Le saint fut fort étonné de lui entendre parler du bon Dieu : « Eh quoi ! lui dit-il, est-ce que vous connaissez le bon Dieu ? » - « Oui, lui dit-elle ; et bien plus, je sais qu'il y a un paradis pour ceux qui le servent avec fidélité et un enfer pour ceux qui le méprisent. » - « Mais comment, lui dit le saint, avec toutes ces connaissances pouvez-vous vivre comme vous vivez, et pendant tant d'années, en vous préparant à vous-même un enfer ? » Ces seules paroles du saint, jointes à la grâce du bon Dieu, furent un coup de foudre qui renversa notre courtisane, comme saint Paul sur le chemin de Damas. Elle se jeta à ses pieds, fondant en larmes et le priant en grâce d'avoir pitié d'elle, de de-mander miséricorde pour elle auprès du Seigneur. Elle se disait prête à faire tout ce qu'il voudrait pour essayer si le bon Dieu voudrait encore la pardonner. Elle ne lui demanda qu'un délai de trois heures pour mettre ordre à ses affaires : ensuite elle se rendrait dans l'endroit qu'il lui marquerait pour ne plus penser qu'à pleurer ses péchés. Le saint lui ayant accordé ce délai, elle assembla le plus qu'elle put des libertins qui s'étaient plongés avec elle dans le péché, les conduisit sur la place publi-que : et là, en leur présence, se dépouilla de toutes ses parures ; elle fit apporter les meubles qui avaient été achetés avec l'argent de ses infamies, en fit un tas et y mit le feu sans rien dire ni pourquoi elle agissait ainsi. Après cela, elle quitta la place pour se rendre auprès du saint qui l'attendait et qui la conduisit dans un monastère de filles. Il la renferma dans une cellule dont il scella la porte, et pria une religieuse de lui porter quelques morceaux de pain et un peu d'eau. Thaïs demanda au saint quelle prière elle devait faire dans sa retraite afin de toucher le cœur de Dieu. Le saint lui répondit : « Vous n'êtes pas digne de prononcer le nom de Dieu, parce que vos lèvres sont pleines d'iniquités, ni d'élever vers le ciel vos mains si criminelles : Contentez-vous de vous tourner vers l'orient, et dites dans toute la douleur de votre cœur et l'amer-tume de votre âme : « O vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi. ».
Voilà toute la prière qu'elle fit pendant trois ans qu'elle resta enfermée dans ce trou de mur, pendant lesquels elle ne perdit jamais le souvenir de ses péchés. Elle pleura tant, elle maltraita si cruellement son corps, que quand saint Paphnuce alla consulter saint Antoine pour savoir si le bon Dieu lui avait fait miséricorde, saint Antoine, après avoir passé la nuit en prière avec ses religieux pour cela, lui dit que le bon Dieu avait révélé à un de ses religieux, qui était saint Paul le Sim-ple, qu'un trône éclatant était préparé dans le ciel à la pénitente Thaïs. Alors le saint, plein de joie et d'admi-ration de ce que dans si peu de temps elle avait satisfait à la justice de Dieu, va la trouver pour lui dire que ses péchés lui étaient pardonnés et qu'elle devait quitter sa cellule. Le saint lui demanda ce qu'elle avait fait pen-dant ces trois ans. Elle lui dit : « Mon père, j'ai mis mes péchés devant moi comme en un monceau et je n'ai cessé de les pleurer et de demander miséricorde. » C'est précisément, lui répondit saint Paphnuce, pour cela que vous avez gagné le cœur de Dieu, et non par vos autres pénitences. Ayant quitté sa cellule pour aller dans un monastère, elle ne survécut que quinze jours, après les-quels elle alla chanter dans le ciel la grandeur de la miséricorde de Dieu.
M.F., cet exemple nous montre combien nous aurions vite gagné le cœur de Dieu, si nous voulions, sans faire aucune de ces grandes pénitences. Que de regrets pendant toute l'éternité de n'avoir pas voulu nous faire quelque violence pour quitter le péché ! Oui, M.F., nous verrons un jour que nous aurions pu satisfaire à la justice de Dieu rien qu'avec les petites misères de la vie que nous sommes obligés de souffrir dans l'état où le bon Dieu nous a placés, si nous voulions en même temps y joindre quelques larmes et une douleur sincère de nos péchés. Que nous aurons de regrets d'avoir vécu et d'être morts dans le péché, lorsque nous verrons que Jésus-Christ a tant souffert pour nous et qu'il désirait tant de nous pardonner, si nous lui avions demandé pardon ! Mon Dieu, que le pécheur est aveugle et malheureux !
Nous craignons de faire pénitence. Mais voyez, M.F., la manière dont on se conduisait envers les pécheurs dans les commencements de l'Église. Ceux qui vou-laient se réconcilier avec le bon Dieu se rendaient le mercredi des Cendres à la porte de l'église avec des habits sales et déchirés. Étant entrés dans l'église, on leur couvrait la tête de cendres, on leur donnait un cilice qu'ils devaient porter autant de temps que devait durer leur pénitence. Après cela on leur commandait de se prosterner contre terre, et pendant ce temps-là on chantait les sept psaumes de la pénitence pour implorer sur eux la miséricorde de Dieu ; ensuite on leur faisait une exhortation pour les engager à se livrer à la péni-tence, avec autant de zèle qu'ils pourraient, espérant que peut-être le bon Dieu se laisserait toucher.
Après tout cela, on les avertissait qu'on allait les chasser de l'église avec confusion, comme Dieu chassa Adam du paradis terrestre après son péché. A peine les laissait-on sortir qu'on leur fermait dessus la porte de l'église. Mais si vous désirez savoir comment ils pas-saient ce temps-là, combien durait cette pénitence, le voici : d'abord, ils étaient ordinairement obligés à vivre dans la retraite ou bien à s'occuper des travaux les plus pénibles ; ils avaient tant de jours par semaine pendant lesquels ils devaient jeûner au pain et à l'eau, selon le nombre et la grandeur de leurs péchés ; ils avaient de longues prières pendant la nuit prosternés la face contre terre ; ils couchaient sur des planches ; ils se levaient plusieurs fois la nuit pour pleurer leurs péchés. On les faisait passer par différents degrés de pénitence ; les dimanches, ils paraissaient à la porte de l'église vêtus d'un cilice, la tête couverte de cendre, restant dehors exposés au mauvais temps ; ils se prosternaient devant les fidèles qui entraient à l'église, en les conjurant, avec larmes, de prier pour eux. Au bout d'un certain temps, ils avaient la permission d'entendre la parole de Dieu, mais aussitôt que l'instruction était faite, on les chassait de l'église ; plusieurs n'étaient admis à la grâce de l'abso-lution qu'à l'heure de la mort. Encore regardaient-ils cela comme une grande grâce que l'Église leur faisait après avoir passé dix ans, vingt ans, parfois plus long-temps encore dans les larmes et la pénitence. Voilà, M.F., comment l'Église se conduisait autrefois pour les pécheurs qui voulaient se convertir tout de bon.
Si maintenant, M.F., vous désirez savoir ceux qui se soumettaient à toutes ces pénitences : je vous dirai tous, depuis les bergers jusqu'aux empereurs. Si vous en voulez un exemple, en voici un que nous avons dans la personne de l'empereur Théodose. Ayant péché plutôt par surprise que par malice, saint Ambroise lui écrivit en lui disant : « J'ai vu cette nuit dans une vision où le bon Dieu m'a fait voir que vous veniez à l'église, il m'a commandé de vous défendre d'entrer ». L'empereur, en lisant cette lettre, pleura amèrement ; cependant il alla se prosterner à la porte de l'église comme à l'ordinaire, avec espérance que ses larmes et son repentir touche-raient le saint évêque. Quand saint Ambroise le vit venir, il lui dit : « Arrêtez, empereur, vous êtes indigne d'en-trer dans la maison du Seigneur ». L'empereur lui dit : « II est vrai, mais David avait bien péché, et le Seigneur l'a pardonné » - « Eh bien! lui dit saint Ambroise, puis-que vous l'avez imité dans son péché, suivez-le dans sa pénitence. » L'empereur, à ces mots, se retire sans rien dire dans son palais, quitte ses ornements impériaux, se prosterne la face contre terre, s'abandonne à toute la douleur dont son cœur était capable. Il resta huit mois sans mettre les pieds à l'église. Lorsqu'il voyait que ses domestiques y allaient, tandis que lui-même en était privé, on l'entendait pousser des cris capables de toucher les cœurs les plus endurcis. Quand on lui permettait d'assister aux prières publiques, il se tenait, non comme les autres, debout ou à genoux, mais le visage prosterné contre terre de la manière la plus touchante, se frappant la poitrine, s'arrachant les cheveux et pleurant amèrement. II conserva toute sa vie le souvenir de son péché ; il ne pouvait y penser sans verser des larmes. Eh bien ! M.F., voilà ce que fit un empereur qui ne voulait pas perdre son âme.
Que devons-nous conclure, M.F. ? Le voici : c'est que, puisqu'il faut nécessairement pleurer nos péchés, en faire pénitence ou dans ce monde ou dans l'autre, choisissons la moins rigoureuse et la moins longue. Quel regret, M.F., d'arriver à la mort sans avoir rien fait pour satisfaire à la justice de Dieu ! Quel malheur d'avoir perdu tant de moyens que nous avions de souffrir quelques misères qui, si nous les avions bien prises pour le bon Dieu, nous auraient mérité notre pardon ! Quel malheur d'avoir vécu dans le péché, espérant toujours que nous, le quitterions, et de mourir sans l'avoir fait ! Mais prenons, M.F., une autre route qui nous consolera davantage dans ce moment ; cessons de faire le mal ; commençons à pleurer nos péchés et souffrons tout ce que le bon Dieu voudra nous envoyer. Que notre vie ne soit qu'une vie de regrets, de repentir de nos péchés et d'amour de Dieu, afin que nous ayons le bonheur d'aller nous unir au bon Dieu pendant toute l'éternité. C'est ce que je vous souhaite.

1er DIMANCHE DE CARÊME
(PREMIER SERMON)

Sur les tentations

Ductus est Jesus in desertum a Spiritu Sancto, ut tentaretur a diabolo.
Jésus fut conduit dans le désert par le Saint-Esprit pour y être tenté par le démon.
(S.Matth., IV, 1)

Que Jésus-Christ, M.F., choisisse le désert pour y prier, cela ne doit pas nous étonner, puisque la solitude faisait ses délices ; qu'il y soit conduit par le Saint-Esprit, cela doit encore moins nous surprendre, parce que le Fils de Dieu ne pouvait avoir que le Saint-Esprit pour conducteur. Mais qu'il soit tenté par le démon, qu'il soit emporté plusieurs fois par cet esprit de ténèbres, qui oserait le croire, si ce n'était Jésus-Christ lui-même qui nous le dit par la bouche de saint Matthieu ? Cependant, M.F., bien loin de nous en étonner, au contraire, nous devons nous en réjouir et en remercier infiniment ce bon Sauveur, qui n'a voulu être tenté que pour nous mériter la victoire dans nos tentations. Que nous sommes heureux, M.F. ! Depuis que ce tendre Sauveur a voulu être tenté, nous n'avons qu'à vouloir être victorieux pour vaincre. Voilà, M.F., les grands avantages que nous retirons de la tentation du Fils de Dieu.
Quel est mon dessein, M.F. ? Le voici : c'est de vous montrer, 1? que la tentation nous est très nécessaire pour nous faire connaître ce que nous sommes ; 2? que nous devons grandement craindre la tentation, parce que le démon est très fin et très rusé, et qu'une seule tentation peut nous jeter en enfer, si nous avons le malheur de succomber ; 3? que nous devons combattre vigoureusement jusqu'à la fin, parce que ce n'est qu'à cette condition que le ciel nous sera donné.
Vouloir, M.F., vous prouver qu'il y a des démons pour nous tenter ; il faudrait supposer que je parle à des idolâtres ou à des païens, ou, si vous voulez, à des chrétiens enveloppés dans l'ignorance la plus crasse et la plus misérable ; ce serait me persuader que vous n'avez jamais su votre catéchisme. On vous a demandé, dès votre enfance, si tous les anges sont demeurés fidèles à Dieu ? Vous avez répondu que non ; qu'une partie s'est révoltée, contre Dieu, a été chassée du ciel et précipitée en enfer. L'on vous a encore demandé : Quelle est l'occupation de ces anges rebelles ? Vous avez dit que c'était de tenter, les hommes, et de faire tous leurs efforts pour les porter au mal ; j'ai des preuves plus avantageuses que vous de tout cela. Vous savez que ce fut le démon qui tenta nos premiers parents dans le paradis terrestre , où il remporta sa première victoire : ce qui le rendit si fier et si orgueilleux. Ce fut le démon qui tenta Caïn, qui le porta à tuer son frère Abel . Nous lisons dans l'Ancien Testament que le Seigneur dit à Satan : « D'où viens-tu ? » - « Je viens, lui répondit le démon, de faire le tour du monde. » preuve bien forte, M.F., que le démon roule sur la terre pour nous tenter. Nous lisons dans l'Évangile que Madeleine ayant confessé ses péchés à Jésus-Christ, il sortit sept démons de son corps . Nous voyons encore, dans un autre endroit de l'Évangile, que l'esprit impur étant sorti du corps d'une personne, dit : « J'y reviendrai avec d'autres dénions encore plus méchants que moi . » Tout ceci, M.F., n'est pas ce qui vous est le plus nécessaire à savoir ; personne n'a le moindre doute là-dessus ; mais ce qui vous est le plus avantageux, c'est de vous bien faire comprendre la manière dont le démon peut vous tenter.
Pour bien vous convaincre de la nécessité de repousser la tentation, demandez à tous les chrétiens réprouvés pourquoi est-ce qu'ils sont allés en enfer, eux qui n'étaient créés que pour le ciel : tous vous répondront que c'est parce qu'étant tentés, ils ont succombé à la tentation. Allez encore demander à tous les saints qui règnent dans le ciel, qui leur a procuré ce bonheur ; tous vous diront : c'est qu'étant tentés, nous avons, avec la grâce de Dieu, résisté à la tentation et méprisé le tentateur. - Mais, me direz-vous peut-être, qu'est-ce donc que d'être tentés ? - Mon ami, le voici ; écoutez-le bien, et vous verrez, vous comprendrez : toutes les fois que le démon vous tente, c'est de faire une chose que le bon Dieu vous défend, ou de ne pas faire ce qu'il vous ordonne ou vous commande. Le bon Dieu veut que vous fassiez bien vos prières le matin et le soir, à genoux, avec un grand respect. Le bon Dieu veut que vous passiez saintement le saint jour du dimanche à prier, c'est-à-dire à assister à tous les offices ; que vous ne travailliez nullement, pas plus que si vous étiez à l'agonie. Le bon Dieu veut que les enfants respectent grandement leurs pères et mères ; les domestiques, leurs maîtres. Le bon Dieu veut que vous aimiez tout le monde, que vous fassiez du bien à tout le monde, sans aucune préférence , même à vos ennemis ; que vous ne fassiez jamais gras les jours défendus ; que vous ayez un grand zèle à vous instruire de vos devoirs ; que vous pardonniez de bon cœur à ceux qui vous ont fait quelque injure. Le bon Dieu veut que vous ne disiez jamais de jurements, de médisances, de calomnies, de paroles sales, que vous ne fassiez jamais, d'actions honteuses : ceci est bien aisé à comprendre.
Si, malgré que le démon vous tente de faire ce que le bon Dieu vous défend, vous ne le faites pas, alors vous ne succombez pas à la tentation ; si vous allez faire ce qu'il vous défend, alors vous succomberez à la tentation. Ou, si vous voulez encore mieux le comprendre, avant de consentir à ce que le démon voudra vous inspirer de faire, pensez si, à l'heure de la mort, vous voudriez l'avoir fait, et vous verrez que votre conscience criera.
Savez-vous, M.F., pourquoi est-ce que le démon est si en fureur, pour nous porter au mal ? Le voici : C'est que, ne pouvant pas mépriser Dieu par lui-même, il le fait mépriser par ses créatures. Mais, que nous sommes heureux, M.F. ! quel bonheur pour nous d'avoir un Dieu pour notre modèle ! Sommes-nous pauvres, nous avons un Dieu qui naît dans une crèche, couché sur une poignée de paille. Sommes-nous méprisés, nous avons un Dieu qui marche devant nous, qui a été couronné d'épines, revêtu d'un vil manteau d'écarlate et traité comme un fou. Sommes-nous dans les souffrances, nous avons devant nos yeux un Dieu tout couvert de plaies, et qui meurt de la manière la plus douloureuse, que jamais nous ne pourrons comprendre. Sommes-nous persécutés, eh bien ! M.F., comment pourrons-nous oser nous plaindre, puisque nous avons un Dieu qui meurt pour ses propres bourreaux ? Mais sommes-nous tentés par le démon, nous avons notre aimable Rédempteur qui a été tenté par le démon, emporté deux fois par cet esprit infernal ; de sorte, M.F., que, dans quelque état de souffrances, de peines ou de tentations que nous nous trouvions, nous avons partout et toujours notre Dieu qui marche devant nous, nous assurant la victoire toutes les fois que nous le désirons.
Voilà, M.F., ce qui doit grandement consoler un chrétien ; en pensant que toutes les fois qu'étant tenté, il aura recours à Dieu, il est sûr de ne pas succomber à la tentation.

I. - Nous avons dit que la tentation nous était nécessaire pour nous faire sentir que nous ne sommes rien de nous mêmes. Saint Augustin nous dit que nous devons autant remercier le bon Dieu des péchés dont il nous a préservés que de ceux qu'il a eu la charité de nous pardonner. Si nous avons le malheur de tomber si souvent dans les pièges du démon, c'est que nous nous refions trop sur nos résolutions et sur nos promesses, pas assez sur le bon Dieu. Cela est très véritable. Lorsque rien ne nous chagrine, que tout va selon nos désirs, nous osons croire que rien ne nous pourra faire tomber ; nous publions notre néant et notre pauvre faiblesse ; nous faisons les plus belles protestations, que nous sommes prêts à mourir plutôt que de nous laisser vaincre. Nous en voyons un bel exemple dans saint Pierre, qui disait au bon Dieu : « Quand même tous les autres vous renieraient, pour moi, je ne le ferai jamais . » Hélas ! le bon Dieu, pour lui montrer combien l'homme livré à lui-même est peu de chose, ne se servit pas des rois, ni des princes, ni des armes, mais de la seule voix d'une servante, qui paraissait même lui parler d'une manière fort indifférente. Tout à l'heure, il était prêt à mourir pour lui, et maintenant il assure qu'il ne le connaît pas, qu'il ne sait pas de qui on veut lui parler ; pour mieux les assurer qu'il ne le connaissait pas, il en fait serment. Mon Dieu, de quoi nous sommes capables, livrés à nous mêmes ! Il y en a qui, à leur langage, semblent porter envie aux saints qui ont fait de grandes pénitences ; ils croient qu'ils en pourraient bien faire autant. En lisant la vie de quelques martyrs, nous serions, disons-nous, prêts à tout souffrir cela pour le bon Dieu. Ce moment est bientôt passé, disons-nous, pour une éternité de récompense. Mais que fait le bon Dieu pour un peu nous apprendre à nous connaître, ou plutôt, nous montrer que nous ne sommes rien ? Le voici : il permet au démon de s'approcher un peu plus près de nous. Écoutez ce chrétien, qui, tout à l'heure, portait envie aux solitaires qui ne vivent que de racines et d'herbes, qui prenait la grande résolution de traiter si durement son corps ; hélas ! un petit mal de tête, une piqûre d'épingle le fait plaindre aussi gros qu'il est : il se tourmente, il crie, tout à l'heure il aurait voulu faire toutes les pénitences des anachorètes, et un rien le désespère. Voyez cet autre, qui semble vouloir donner volontiers toute sa vie pour le bon Dieu, que tous les tourments ne sont pas capables d'arrêter : une petite médisance, une calomnie ; même un air un peu froid, une petite injustice qu'on lui a faite, un bienfait payé d'ingratitude fait de suite naître dans son âme des sentiments de haine, de vengeance, d'aversion, au point souvent de ne vouloir plus voir son prochain ou du moins, d'une manière froide, avec un air qui montre bien ce qui se passe dans son cœur ; et combien de fois en s'éveillant c'est sa première pensée, qui va jusqu'à l'empêcher de dormir. Hélas ! M.F., que nous sommes peu de chose et que nous devons peu compter sur toutes nos belles résolutions !
Vous voyez donc que rien n'est plus nécessaire que la tentation pour nous tenir renfermés dans notre néant, et pour nous empêcher de nous laisser dominer par l'orgueil. Écoutez ce que nous dit saint Philippe de Néri, qui, considérant combien nous sommes faibles et en danger de nous perdre à chaque instant, disait au bon Dieu en versant des larmes : « Mon Dieu, tenez-moi bien, vous savez que je suis un traître, vous connaissez combien je suis mauvais : si vous me quittez un instant, je crains de vous trahir. »
Mais, peut-être pensez-vous, qui sont donc ceux qui sont les plus tentés : ce sont sans doute les ivrognes, les médisants et les impudiques qui se jettent à corps perdu dans leurs ordures, un avare, qui prend de toutes manières ? Non, M.F., non, ce ne sont pas ceux-là ; au contraire, le démon les méprise, ou bien il les retient, crainte qu'ils ne fassent pas le mal assez longtemps, parce que, plus ils vivront, plus leurs mauvais exemples traînent d'âmes en enfer. En effet, si le démon avait pressé fortement ce vieux impudique, qu'il ait abrégé ses jours de quinze ou vingt ans, il n'aurait pas enlevé la fleur de la virginité à cette jeune fille en la plongeant dans le plus infâme bourbier de ses impudicités, il n'aurait pas encore séduit cette femme, ou il n'aurait pas appris le mal à ce jeune homme, qui peut-être le continuera jusqu'à la mort. Si le démon avait porté ce voleur à piller en toute rencontre, depuis longtemps il serait conduit sur l'échafaud, il n'aurait pas porté son voisin à faire comme lui. Si le démon avait sollicité cet ivrogne à se remplir sans cesse de vin, depuis longtemps il aurait péri dans sa crapule ; au lieu qu'en prolongeant ses jours, il en a rendu plusieurs semblables à lui. Si le démon avait ôté la vie à ce musicien, à ce teneur de bal, à ce cabaretier dans une battue ou d'autres occasions, combien qui, sans toutes ces gens, ne seraient pas damnés et qui le seront. Saint Augustin nous apprend que le démon ne tourmente pas beaucoup ces personnes, au contraire, il les méprise et leur crache dessus.
Mais, me direz-vous, qui sont donc ceux qui sont les plus tentés ? Mon ami, le voici, écoutez-le bien. Ce sont ceux qui sont prêts, avec la grâce de Dieu, de tout sacrifier pour le salut de leur pauvre âme ; qui renoncent à tout ce que sur la terre on recherche avec tant d'em-pressement. Ce n'est pas seulement un démon qui les tente, mais des millions qui leur tombent dessus pour les faire tomber dans leurs pièges : en voici un bel exemple. Il est rapporté dans l'histoire que saint Fran-çois d'Assise était rassemblé avec tous ses religieux dans un grand champ où l'on avait bâti de petites maisons de jonc. Saint François, voyant qu'ils faisaient des péni-tences si extraordinaires, leur commande d'apporter tous leurs instruments de pénitence ; l'on en fit comme des monceaux de paille. Dans ce moment, il y avait un jeune homme à qui le bon Dieu fit la grâce de lui rendre son ange gardien visible : d'un côté, il voyait tous ces bons religieux qui ne pouvaient pas assez se rassasier de pénitences ; d'un autre côté, son bon ange gardien lui fit voir une assemblée de dix-huit mille démons, qui tenaient conseil de la manière dont ils pourraient ren-verser ces religieux par la tentation. Il y en eut un qui dit : « Vous n'y comprenez rien, ces religieux sont si humbles, ah ! belle vertu ! si détachés d'eux-mêmes, si attachés à Dieu ; ils ont un supérieur qui les conduit si bien qu'il est impossible de pouvoir les vaincre ; atten-dons que le supérieur soit mort, alors nous tâcherons d'introduire des jeunes gens sans vocation qui porteront le relâchement, et par ce moyen nous les aurons. Un peu plus loin, en entrant dans la ville il vit un démon seul, qui était assis sur les portes de la ville pour tenter ceux qui étaient dedans. Ce saint demanda à son ange gardien, pourquoi est-ce que, pour tenter tous ces reli-gieux, il y avait tant de mille de démons, tandis que pour toute une ville, il n'y en avait qu'un, encore était-il assis ? Son bon ange lui répondit que les gens du monde n'avaient pas même besoin de tentations, qu'ils se por-taient assez d'eux-mêmes au mal, tandis que les reli-gieux faisaient bien, malgré tous les pièges et les combats que le démon pouvait leur livrer .
Voici, M.F., la première tentation que le démon donne à une personne qui a commencé à mieux servir le bon Dieu : c'est le respect humain. Elle n'osera plus paraître, elle se cache des personnes avec lesquelles elle avait autrefois pris ses plaisirs ; si on lui dit qu'elle a donc bien changé : elle en a honte ! Ce qu'en dira-t-on est toujours dans sa tête, de sorte qu'elle n'a plus la force de faire le bien devant le monde. Si le démon ne peut pas la gagner par le respect humain, il fait naître en elle une crainte extraordinaire : que ses con-fessions ne sont pas bonnes, que son confesseur ne la connaît pas, qu'elle aura beau faire, qu'elle sera tout de même damnée : qu'elle gagne autant de tout laisser que de continuer, parce qu'elle a trop d'occasions. Pourquoi est-ce, M.F., que quand une personne ne pense pas à sauver son âme, qu'elle vit dans le péché, elle n'est rien tentée ; mais dès qu'elle veut changer de vie, c'est-à-dire qu'elle le désire pour se donner au bon Dieu, tout l'enfer lui tombe dessus ? Écoutez ce que saint Augustin va vous dire : « Voilà, nous dit-il, la manière dont le démon se comporte envers le pécheur : il fait comme un geôlier qui a plusieurs prisonniers renfermés dans sa prison ; mais qui, tenant la clef dans sa poche, les laisse bien tranquilles, convaincu qu'ils ne peuvent pas sortir. Voilà sa manière d'agir envers un pécheur qui ne pense pas à sortir du péché : il ne se met pas en peine de le tenter ; il regarde ce temps comme un temps perdu, parce que non seulement il ne pense pas à le quitter, mais il ne fait qu'aggraver ses chaînes : ce serait donc inutile de le tenter, il le laisse vivre en paix, si toutefois l'on peut être en paix dans le péché. Il lui cache, autant qu'il lui est possible, son état jusqu'à la mort, où il tâche de lui faire la peinture la plus effrayante de sa vie pour le jeter dans le désespoir. Mais une personne qui a résolu de changer de vie pour se donner au bon Dieu, c'est bien autre chose. » Tant que saint Augustin vécut dans le désordre, il ne s'aperçut presque rien de ce que c'était que d'être tenté. Il se croyait en paix, comme il le raconte lui-même ; mais dès le moment qu'il voulut tourner le dos au démon, il fallut se battre avec le démon, jusqu'à en perdre la respiration : et cela pendant cinq ans ; il employa les larmes les plus amères, les pénitences les plus austères. « Je me débattais avec lui, dit-il, dans mes chaînes. Un jour je me croyais victorieux, le lendemain j'étais par terre. Cette guerre cruelle et opiniâtre dura cinq ans. Cependant, dit-il, le bon Dieu me fit la grâce d'être victorieux de mon ennemi . » Voyez encore les combats qu'éprouva saint Jérôme lorsqu'il voulut se donner au bon Dieu, et qu'il eut la pensée d'aller visiter la Terre-Sainte. Étant à Rome, il conçut un nouveau désir de travailler à son salut. En quittant Rome, il va s'ensevelir dans un affreux désert pour se livrer à tout ce que son amour pour le bon Dieu pourrait lui inspirer. Alors le démon, qui prévoyait combien cette conversion en ferait d'autres, semblait crever de désespoir. Il n'y eut sorte de tentation qu'il ne lui livrât. Je ne crois pas qu'il y ait eu un saint qui ait été si fortement tenté que lui. Voici comment il écrivait à un de ses amis : « Mon cher ami, je viens vous faire part de mon affliction et de l'état où le démon veut me réduire. Combien de fois, dans cette vaste solitude que les ardeurs du soleil rendent insupportables, combien de fois les plaisirs de Rome sont venus m'assaillir ; la douleur et l'amertume dont mon âme est remplie me fait verser, nuit et jour, des torrents de larmes. Je vais me cacher dans les lieux les plus écartés pour combattre mes tentations et y pleurer mes péchés. Mon corps est tout défiguré et couvert d'un rude cilice. Je n'ai point d'autre lit que la terre nue, et pour toute nourriture que des racines crues et de l'eau, même dans mes maladies. Malgré toutes ces rigueurs, mon corps ressent encore la pensée des plaisirs infâmes dont Rome est infectée ; mon esprit se trouve au milieu de ces belles compagnies où j'ai tant offensé le bon Dieu. Dans ce désert auquel je me suis condamné moi-même pour éviter l'enfer, entre ces sombres rochers, où je n'ai point d'autres compagnies que les scorpions et les bêtes farouches, cependant, malgré toutes ces horreurs dont je suis environné et effrayé, mon esprit brûle encore d'un feu impur mon corps, déjà mort avant moi-même ; le démon ose encore lui offrir des plaisirs à goûter. Me voyant si humilié par des tentations dont la seule pensée me fait mourir d'horreur, ne sachant plus quelle rigueur je dois exercer sur mon corps pour le tenir au bon Dieu, je me jette par terre au pied de mon crucifix, en l'arrosant de mes larmes, et lorsque je ne peux plus pleurer, je prends des pierres, je me frappe la poitrine jusqu'à ce que le sang me sorte par la bouche, en criant miséricorde, jusqu'à ce que le Seigneur ait pitié de moi. Qui pourra comprendre combien mon état est misérable, désirant si ardemment de plaire au bon Dieu et de n'aimer que lui seul ? Me voyant sans cesse porté à l'offenser, quelle douleur pour moi ! Aidez-moi, mon cher ami, du secours de vos prières, afin que je sois plus fort pour repousser le démon, qui a juré ma perte éternelle. »
Voilà, M.F., les combats auxquels le bon Dieu permet que ses grands saints soient exposés. Hélas ! M.F., que nous sommes à plaindre, si nous ne sommes pas fortement combattus par le démon ! Selon toute apparence, nous sommes les amis du démon : il nous laisse vivre dans une fausse paix, il nous a endormis sous prétexte que nous avons fait quelques bonnes prières, quelques aumônes, que nous avons moins fait de mal que d'autres. Selon nous, en effet, M.F., si vous demandez à cette colonne de cabaret si le démon le tente, il vous dira tout simplement que non, que rien ne le tourmente. Demandez à cette fille de vanité, quels sont ses combats ? Elle vous répondra en riant qu'elle n'en a point, qu'elle ne sait pas même ce que c'est que d'être tentée. Voilà, M.F., la tentation la plus effroyable, qui est de n'être pas tenté : voilà l'état de ceux que le démon conserve pour l'enfer. Si j'osais, je vous dirais qu'il prend bien garde de les tenter et de les tourmenter sur leur vie passée, crainte de leur faire ouvrir les yeux sur leurs péchés.
Je dis donc, M.F., que le plus grand de tous les malheurs pour les chrétiens, c'est de n'être pas tentés puisqu'il y a lieu de croire que le démon les regarde comme lui appartenant, et qu'il n'attend que la mort pour les traîner en enfer. Rien n'est plus facile à concevoir. Voyez un chrétien qui cherche tant soit peu le salut de son âme : tout ce qui l'environne le porte au mal ; il ne peut souvent pas même lever les yeux sans être tenté, malgré toutes ses prières et ses pénitences ; et un vieux pécheur qui, peut-être depuis vingt ans, se roule et se traîne dans ses ordures, il dira qu'il n'est pas tenté. Tant pis, mon ami, tant pis ! C'est précisément ce qui doit vous faire trembler, c'est que vous ne connaissez pas les tentations ; parce que, dire que vous n'êtes pas tenté, c'est comme si vous disiez qu'il n'y a plus de démon ou qu'il a perdu toute sa rage contre les chrétiens. « Si vous n'avez point de tentations, nous dit saint Grégoire, c'est que les démons sont vos amis, vos conducteurs et vos pasteurs ; en vous laissant passer tranquillement votre pauvre vie, à la fin de vos jours, ils vous traîneront dans les abîmes. » Saint Augustin nous dit que la plus grande tentation, c'est de ne point avoir de tentation, parce que c'est être une personne réprouvée, abandonnée du bon Dieu et livrée entre les mains de ses passions.

II. - En second lieu, nous avons dit que la tentation nous est absolument nécessaire pour nous tenir dans l'humilité et la défiance de nous-mêmes, et pour nous obliger à avoir recours au bon Dieu. Nous lisons dans l'histoire qu'un solitaire étant extrêmement tenté par le démon, son supérieur lui dit : « Mon ami, voulez-vous que je demande au bon Dieu de vous délivrer de vos tentations ? » - « Non, mon père, lui répondit le solitaire, parce que cela fait que je ne perds presque jamais la présence du bon Dieu, puisque j'ai toujours besoin d'avoir recours à lui pour m'aider à combattre. » Cependant, M.F., nous pouvons dire que, quoiqu'il soit bien humiliant d'être tenté, c'est la marque la plus sûre que nous sommes dans le chemin du ciel. Il ne nous reste qu'une seule chose, c'est de combattre avec courage, parce que la tentation est un temps de moisson : en voici un bel exemple. Nous lisons dans l'histoire qu'une sainte était depuis longtemps tellement tourmentée par le démon, qu'elle se croyait réprouvée. Le bon Dieu lui apparut pour la consoler, et lui dit qu'elle avait plus gagné depuis cette épreuve que dans tous les autres temps de sa vie. Saint Augustin nous dit que, sans les tentations, tout ce que nous faisons serait de peu de mérite ; bien loin de nous tourmenter dans la tentation, au contraire, nous devons remercier le bon Dieu et combattre avec courage, parce que nous sommes sûrs d'être toujours victorieux, et que jamais le bon Dieu ne permettra au démon de nous tenter au-dessus de nos forces.
Mais, ce qu'il y a de sûr, M.F., c'est que nous devons nous attendre à n'être plus tentés que quand nous serons morts ; le démon étant un esprit, il ne se lasse jamais après nous avoir tentés pendant cent mille ans, il est aussi fort, aussi en fureur que si c'était la première fois. Nous ne devons point croire que nous puissions vaincre le démon, le fuir, pour n'être plus tentés : puisque le grand Origène nous dit que les démons sont si nombreux, qu'ils surpassent les atomes qui sont dans les airs, les gouttes d'eau qui composent les mers, pour nous montrer que le nombre en est infini. Saint Pierre nous dit : « Veillez sans cesse, car le démon rôde autour de vous comme un lion rugissant, qui cherche à dévorer quelqu'un . » Jésus-Christ nous dit lui-même : « Priez sans cesse, pour ne pas succomber à la tentation ; » c'est-à-dire que le démon nous attend partout. De même, il faut nous attendre à être tentés, dans quelque endroit et dans quelque état que nous soyons. Voyez ce saint homme qui était tout couvert de plaies, ou plutôt tout pourri ; le démon ne laissa pas de le tenter pendant sept ans ; sainte Marie Égyptienne, pendant dix-neuf ans ; saint Paul, pendant toute sa vie, c'est-à-dire, depuis le moment qu'il se donna au bon Dieu. Saint Augustin, pour nous consoler, nous dit que le démon est un gros chien à l'attache, qui aboie, qui fait grand bruit, mais qui ne mord que ceux qui s'approchent trop de près. Un saint prêtre trouva un jeune homme qui était bien tourmenté ; il lui demanda pourquoi il se tourmentait tant. Hélas ! mon père, lui dit-il, je crains d'être tenté et de succomber. Vous sentez-vous tenté, dit-il, faites un signe de croix, une élévation de votre cœur vers le bon Dieu ; si le démon continue, continuez aussi, et vous êtes sûr de ne pas souiller votre âme. Voyez ce que fit saint Macaire, qui venant chercher de quoi faire des nattes, rencontra en son chemin un démon avec une faux toute en feu qui lui courait dessus comme pour le tuer et l'écraser. Saint Macaire sans s'étonner éleva son cœur vers Dieu. Le démon en fut si en fureur, qu'il s'écria : « Ah ! Macaire, que tu me fais souffrir de ne pouvoir te maltraiter ! Cependant tout ce que tu fais, je le fais aussi bien que toi : si tu veilles, moi je ne dors rien ; si tu jeûnes, moi je ne mange jamais ; il n'y a qu'une chose que tu as, que je n'ai pas moi-même : Le saint lui demanda ce que c'était ; il lui répondit : « C'est l'humilité ; » et il disparut. Oui, M.F., l'humilité est une vertu redoutable au démon. Aussi, nous voyons que quand saint Antoine était tenté, il ne faisait que s'humilier profondément, en disant à Dieu : « Mon Dieu, ayez pitié de ce grand pécheur ; » de suite le démon prenait la fuite.

III. - Nous avons dit, troisièmement, que le démon se déchaîne contre les personnes qui ont vraiment à cœur leur salut, et il les poursuit continuellement, vigoureusement, toujours dans l'espérance de les vaincre : en voici un bel exemple. Il est rapporté qu'un jeune solitaire, déjà depuis plusieurs années, avait quitté le monde pour ne penser qu'à sauver son âme. Le démon en fut si en fureur, qu'il semblait à ce pauvre jeune homme que tout l'enfer lui était après. Cassien, qui rapporte cet exemple, nous dit que ce solitaire étant tourmenté de tentations d'impureté, après bien des larmes et des pénitences, il lui vint la pensée d'aller trouver un ancien solitaire pour se consoler, espérant qu'il lui donnerait des remèdes pour mieux vaincre son ennemi, et surtout pour se recommander à ses prières. Mais il en arriva tout autrement : Ce vieillard, qui avait passé sa vie presque sans combats, bien loin de consoler ce jeune homme, lui témoigna une extrême surprise au récit qu'il lui fit de ses tentations, le reprit avec aigreur, lui dit des paroles dures, en l'appelant infâme, malheureux, et lui disant qu'il était indigne de porter le nom de solitaire, puisqu'il lui arrivait de semblables choses. Ce pauvre jeune homme s'en alla si désolé, qu'il se crut perdu et damné, et se laissa aller au désespoir. II se disait à lui-même : « Puisque je suis damné, il ne faut plus résister, ni combattre, il faut m'abandonner à tout ce que le démon voudra ; cependant le bon Dieu sait que je n'ai quitté le monde que pour l'aimer et sauver mon âme. Pourquoi, mon Dieu ! disait-il dans son désespoir, m'avez-vous si peu donné de forces ? Vous savez que je veux vous aimer, puisque j'ai tant de crainte et de douleur de vous déplaire ; et pourtant vous ne m'en donnez pas la force et vous me laissez tomber ! Puisque tout est perdu pour moi, que je n'ai plus le moyen de me sauver, je vais retourner dans le monde. »
Comme, dans ce désespoir, il sortait déjà de sa solitude, il y avait dans le même désert un saint abbé nommé Apollon, qui était en grande réputation de sainteté à qui le bon Dieu fit connaître l'état de son âme ; il alla à sa rencontre ; le voyant si troublé, et s'étant approché de lui, il lui demanda avec beaucoup de douceur ce qu'il avait et quelle était la cause de son égarement et de la tristesse qui paraissait sur son visage. Mais ce pauvre jeune homme était si profondément enseveli dans ses pensées, qu'il ne répondit rien. Le saint abbé, qui voyait le désordre de son âme, le pressa tant de lui dire ce qui l'agitait de la sorte, d'où venait qu'il sortait de sa solitude, et quel était le but qu'il se proposait dans son chemin, que, voyant que son état était à découvert à ce saint abbé, malgré qu'il le cachait autant qu'il le pouvait, ce jeune homme lui dit en versant des larmes en abondance et poussant les sanglots les plus attendrissants : « Je retourne dans le monde, parce que je suis damné ; je n'ai plus d'espérance de pouvoir me sauver. Je suis allé trouver un vieillard qui a été bien scandalisé de ma vie. Puisque j'étais si malheureux de ne pouvoir plaire à Dieu, j'ai résolu d'abandonner ma solitude pour retourner dans le monde où je vais m'abandonner à tout ce que le démon voudra. J'ai cependant bien versé tant des larmes, je voudrais ne pas offenser le bon Dieu ; je voulais bien me sauver, j'avais un grand plaisir à faire pénitence ; mais je n'ai pas assez de force, je ne vais pas plus loin. » Le saint abbé l'entendant parler et le voyant pleurer, lui dit, mêlant ses larmes avec les siennes : « Ah ! mon ami, vous ne voyez donc pas que, bien loin d'avoir offensé le bon Dieu, au contraire, c'est précisément parce que vous lui êtes bien agréable, que vous êtes tenté de la sorte. Consolez-vous, mon cher ami, et reprenez cou-rage, le démon vous croyait vaincu ; mais au contraire, vous allez le vaincre ; retournez au moins jusqu'à demain dans votre cellule. Ne perdez pas courage, mon ami ; je suis moi-même tous les jours tenté de la même manière que vous. Ce n'est pas sur nos forces que nous devons compter, mais sur la miséricorde du bon Dieu, je vais vous aider à vaincre en priant avec vous. O mon ami ! il est trop bon pour nous abandonner à la fureur de nos ennemis sans nous donner la force pour les vaincre ; c'est le bon Dieu, mon cher ami, qui m'en-voie pour vous consoler et vous dire de ne pas vous per-dre : vous allez être délivré. » Ce pauvre jeune homme, déjà tout consolé, retourna dans sa solitude, en se jetant entre les bras de la miséricorde de Dieu, disant : « Je croyais que vous vous étiez retiré de moi pour toujours. »
Pendant ce temps-là, Apollon va auprès de la cellule de ce vieillard qui avait si mal reçu ce pauvre jeune homme, se prosterne la face contre terre en disant « Seigneur, mon Dieu, vous connaissez nos faiblesses délivrez, s'il vous plaît, ce jeune homme de ses ten-tations qui le découragent ; vous voyez les larmes qu'il a versées par la peine qu'il avait de vous avoir offensé ! Faites passer la même tentation à ce vieillard, afin qu'il apprenne à avoir pitié de ceux que vous permettez qu'ils soient tentés. » A peine eût-il achevé sa prière, qu'il vit le démon en forme d'un petit nègre hideux qui lançait une flèche de feu impur à la cellule du vieil-lard, qui n'en eût pas plus tôt senti l'atteinte, que le voilà dans une agitation épouvantable qui ne lui don-nait aucune relâche. Il se lève, il sort, il rentre. Après avoir fait assez longtemps la même chose, enfin, pen-sant que jamais il ne pourrait combattre, il fait comme le jeune solitaire, et prend la résolution de s'en aller dans le monde, puisqu'il ne pouvait plus résister au démon ; il dit adieu à sa cellule et part. Le saint abbé, qui l'observait sans que l'autre s'en aperçut (le bon Dieu lui fit connaître que la tentation du jeune homme avait passé au vieillard), s'étant approché de lui, lui demande où il va, et d'où vient qu'il oublie la gravité de son âge ; paraissant si agité ; que sans doute il avait quelque inquiétude sur le salut de son âme. Le vieillard vit bien que le bon Dieu lui faisait connaître ce qui se passait au-dedans de lui-même. « Retournez, mon ami, lui dit le saint, rappelez-vous bien que cette tentation ne vous est arrivée dans votre vieillesse qu'afin que vous appreniez à compatir aux infirmités de vos frères, et à les consoler dans leurs infirmités. Vous aviez découragé ce pauvre jeune homme qui est allé vous faire part de ses peines ; au lieu de le consoler, vous alliez le jeter au désespoir ; sans une grâce extraordinaire, il aurait été perdu. Savez-vous, mon père, pourquoi le démon avait livré une guerre si opiniâtre et si cruelle à ce pauvre jeune homme, c'est qu'il apercevait en lui de grandes dispositions pour la vertu, ce qui le piquait d'un vif sentiment de jalousie et d'envie, et qu'une vertu si ferme ne pouvait être vaincue qu'après une tentation trop forte et trop violente. Apprenez à avoir compassion des autres, à leur tendre la main pour ne pas les laisser tomber. Si le démon vous a laissé tranquille, malgré tant d'années de solitude, c'est qu'il voyait en vous peu de bien : au lieu de vous tenter, il vous méprise. »
D'après cet exemple, nous voyons que bien loin de nous décourager dans les tentations, au contraire, nous devons nous consoler et même nous réjouir, parce qu'il n'y a de tentés que ceux que le démon prévoit que leur manière de vivre leur gagnera le ciel. D'ailleurs, M.F., nous devons bien être persuadés qu'il est impossible de vouloir plaire au bon Dieu et sauver son âme sans être tenté. Voyez Jésus-Christ : après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il fut bien tenté et emporté deux fois par le démon, lui qui était la sainteté même .

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