SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FORTUNE. N'a-t-on pas fait aussi une déesse de la Félicité? ne lui a-t-on pas construit un temple, dressé un autel, offert des sacrifices? Il fallait au moins s'en tenir à elle; car où elle se trouve, quel bien peut manquer? Mais non, la Fortune a obtenu comme elle le rang et les honneurs divins. Y a-t-il donc quelque différence entre la Fortune et la Félicité? On dira que la fortune peut être mauvaise, tandis que la félicité, si elle était mauvaise, ne serait plus la félicité. Mais tous les dieux, de quelque sexe qu'ils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne doivent-ils pas être réputés également bons? C'était du moins le sentiment de Platon 1 et des autres philosophes, aussi bien que des plus excellents législateurs. Comment donc se fait-il que la Fortune soit tantôt bonne et tantôt mauvaise? Serait-ce par hasard que, lorsqu'elle devient mauvaise, elle cesse d'être déesse, et se change tout d'un coup en un pernicieux démon? Combien y a-t-il donc de Fortunes? Si vous considérez un certain nombre d'hommes fortunés, voilà l'ouvrage de la bonne fortune, et puisqu'il existe en même temps plusieurs hommes infortunés, c'est évidemment le fait de la mauvaise fortune; or, comment une seule et même fortune serait-elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour ceux-ci, mauvaise pour ceux-là? La question est de savoir si celle qui est déesse est toujours bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec la Félicité. Pourquoi alors lui donner deux noms différents? Mais passons sur cela, car il n'est pas fort extraordinaire qu'une même chose porte deux noms. Je me borne à demander pourquoi deux temples, deux cultes, deux autels? Cela vient, disent-ils, de ce que la Félicité est la déesse qui se donne à ceux qui l'ont méritée, tandis que la Fortune arrive aux bons et aux méchants d'une manière fortuite, et c'est de là même qu'elle tire son nom. Mais comment la Fortune est-elle bonne, si elle se donne aux bons et aux méchants sans discernement; et pourquoi la servir, si elle s'offre à tous, se jetant comme une aveugle sur le premier venu, et souvent même abandonnant ceux qui la servent pour s'attacher à 1. Voyez la République, livre II et ailleurs. (81) ceux qui la méprisent? Que si ceux qui l'adorent se flattent, par leurs hommages, de fixer son attention et ses faveurs, elle a donc égard aux mérites et n'arrive pas fortuitement. Mais alors que devient la définition de la Fortune, et comment peut-on dire qu'elle se nomme ainsi parce qu'elle arrive fortuitement? De deux choses l'une : ou il est inutile de la servir, si elle est vraiment la Fortune; ou si elle sait discerner ceux qui l'adorent, elle n'est plus la Fortune. Est-il vrai aussi que Jupiter l'envoie où il lui plaît? Si cela est, qu'on ne serve donc que Jupiter, la Fortune étant incapable de résister à ses ordres et devant aller où il l'envoie; ou du moins qu'elle n'ait pour adorateurs que les méchants et ceux qui ne veulent rien faire pour mériter et obtenir les dons de la Félicité. CHAPITRE XIX. DE LA FORTUNE FÉMININE. Les païens ont tant de respect pour cette prétendue déesse Fortune, qu'ils ont très-soigneusement conservé une tradition suivant laquelle la statue, érigée en son honneur par les matrones romaines sous le nom de Fortune féminine, aurait parlé et dit plusieurs fois que cet hommage lui était agréable. Le fait serait-il vrai, on ne devrait pas être fort surpris, car il est facile aux démons de tromper les hommes. Mais ce qui aurait dû ouvrir les yeux aux païens, c'est que la déesse qui a parlé est celle qui se donne au hasard, et non celle qui a égard aux mérites. La Fortune a parlé, dit-on, mais la Félicité est restée muette; pourquoi cela, je vous prie, sinon pour que les hommes se missent peu en peine de bien vivre, assurés qu'ils étaient de la protection de la déesse aux aveugles faveurs? Et en vérité, si la Fortune a parlé, mieux eût valu que ce fût la Fortune virile 1 que la Fortune féminine, afin de ne pas laisser croire que ce grand miracle n'est en réalité qu'un bavardage de matrones. CHAPITRE XX. DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU'IL Y A BEAUCOUP D'AUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT A ÊTRE TENUES POUR DES DIVINITÉS. Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes, 1. Plutarque assure qu'il y avait à Rome un temple dédié par le roi Ancus Martius à la Fortune virile (De fort. Roman., p. 318, F. - Comp. Ovide, Fastes, lib. IV, vers 145 et seq.) s'il existait une telle divinité, je conviens qu'elle serait préférable à beaucoup d'autres; mais comme la vertu est un don de Dieu, et non une déesse, ne la demandons qu'à Celui qui seul peut la donner, et toute la tourbe des faux dieux s'évanouira. Pourquoi aussi ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils consacré un temple et un autel 1? L'autel de la Foi est dans le coeur de quiconque est assez éclairé pour la posséder. D'où savent-ils d'ailleurs ce que c'est que la Foi, dont le meilleur et le principal ouvrage est de faire croire au vrai Dieu? Et puis le culte de la Vertu ne suffisait-il pas? La Foi n'est-elle pas où est la Vertu? Eux-mêmes n'ont-ils pas divisé la Vertu en quatre espèces : la prudence, la justice, la force et la tempérance2? Or, la foi fait partie de la justice, surtout parmi nous qui savons que « le juste vit de la foi 3». Mais je m'étonne que des gens si disposés à multiplier les dieux, et qui faisaient une déesse de la Foi, aient cruellement offensé plusieurs déesses en négligeant de diviniser toutes les autres vertus. La Tempérance, par exemple, n'a-t-elle pas mérité d'être une déesse, ayant procuré tant de gloire à quelques-uns des plus illustres Romains? Pourquoi la Force n'a-t-elle pas des autels, elle qui assura la main de Mucius Scévola 4 sur le brasier ardent, elle qui précipita Curtius 5 dans un gouffre pour le bien de la patrie, elle enfin qui inspira aux deux Décius 6 de dévouer leur vie au salut de l'armée, si toutefois il est vrai que ces Romains eussent la force véritable, ce que nous n'avons pas à examiner présentement. Qui empêche aussi que la Sagesse et la Prudence ne figurent au rang des déesses? Dira-t-on qu'en honorant la Vertu en général, on honore toutes ces vertus? A ce compte, on pourrait donc aussi n'adorer qu'un seul Dieu, si on croit que tous les dieux ne sont que des parties du Dieu suprême. Enfin la Vertu comprend aussi la Foi et la Chasteté, qui ont été jugées dignes d'avoir leurs autels propres dans des temples séparés. 1. Ce temple était l'ouvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib. I, cap. 21. 2. Cette classification des vertus est de Platon. Voyez la République, livre IV et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. I. 3. Habac. II, 4. 4. Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12. 5. Voyez Tite-Live, lib. VII, cap. 6. 6. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28. (82) CHAPITRE XXI. LES PAÏENS, N'AYANT PAS LA CONNAISSANCE DES DONS DE DIEU, AURAIENT DU SE BORNER AU CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ. Disons-le nettement : toutes ces déesses ne sont pas filles de la vérité, mais de la vanité. Dans le fait, les vertus sont des dons du vrai Dieu, et non pas des déesses. D'ailleurs, quand on possède la Vertu et la Félicité, qu'y a-t-il à souhaiter de plus? et quel objet pourrait suffire à qui ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse tout ce qu'on doit faire, et la Félicité, qui renferme tout ce qu'on peut désirer? Si les Romains adoraient Jupiter pour en obtenir ces deux grands biens (car le maintien d'un empire et son accroissement, supposé que ce soient des biens, sont compris dans la Félicité), comment n'ont-ils pas vu que la Félicité, aussi bien que la Vertu, est un don de Dieu, et non pas une déesse? Ou si on voulait y voir des divinités, pourquoi ne pas s'en contenter, sans recourir à un si grand nombre d'autres dieux? Car enfin rassemblez par la pensée toutes les attributions qu'il leur a plu de partager entre tous les dieux et toutes les déesses, je demande s'il est possible de découvrir un bien quelconque qu'une divinités puisse donner à qui posséderait la Vertu et la Félicité. Quelle science aurait-il à demander à Mercure et à Minerve, du moment que la Vertu contient en soi toutes les sciences, suivant la définition des anciens, qui entendaient par Vertu l'art de bien vivre, et faisaient venir le mot latin ars du mot grec àreté qui signifie vertu? Si la Vertu suppose de l'esprit, qu'était-il besoin du père Catius, divinité chargée de rendre les hommes fins et avisés 1, la Félicité pouvant aussi d'ailleurs leur procurer cet avantage car naître spirituel est une chose heureuse; et c'est pourquoi ceux qui n'étaient pas encor nés, ne pouvant servir la Félicité pour en obtenir de l'esprit, le culte que lui rendaient leurs parents devait suppléer à ce défaut. Quelle nécessité pour les femmes en couche d'invoquer Lucine, quand, avec l'assistance de la Félicité, elles pouvaient non-seulement accoucher heureusement, mais encore mettre au monde des enfants bien partagés? était-i besoin de recommander à la déesse Opis l'enfant qui naît, au dieu Vaticanus l'enfant qui 1. Le dieu Catius, dit le texte, rend les hommes cati, c'est-à-dire fins. vagit, à la déesse Cunina l'enfant au berceau, à la déesse Rumina l'enfant qui tète, au dieu Statilinus les gens qui sont debout, à la déesse Adéona ceux qui nous abordent, à la déesse Abéona ceux qui s'en vont 1 ? pourquoi fallait-il s'adresser à la déesse Mens pour être intelligent, au dieu Volumnus et à la déesse Volumna pour posséder le bon vouloir, aux dieux des noces pour se bien marier, aux dieux des champs et surtout à la déesse Fructesea pour avoir une bonne récolte, à Mars et à Bellone pour réussir à la guerre, à la déesse Victoire pour être victorieux, au dieu Honos pour avoir des honneurs, à la déesse Pécunia pour devenir riche, enfin au dieu Asculanus et à son fils Argentinus pour avoir force cuivre et force argent 2 ? Au fait, la monnaie d'argent a été précédée par la monnaie de cuivre; et ce qui m'étonne, c'est qu'Argentinus n'ait pas à son tour engendré Aurinus, puisque la monnaie d'or est venue après. Si ce dieu eût existé, il est à croire qu'ils l'auraient préféré à son père Argentinus et à son grand-père Asculanus, comme ils ont préféré Jupiter à Saturne. Encore une fois, qu'était-il nécessaire, pour obtenir les biens de l'âme ou ceux du corps, ou les biens extérieurs, d'adorer et d'invoquer cette foule de dieux que je n'ai pas tous nommés, et que les païens eux-mêmes n'ont pu diviser et multiplier à l'égal de leurs besoins, alors que la déesse Félicité pouvait si aisément les résumer tous? Et non-seulement elle seule suffisait pour obtenir tous les biens, mais aussi pour éviter tous les maux; car A quoi bon invoquer la déesse Fessonia contre la fatigue, la déesse Pellonia pour expulser l'ennemi, Apollon ou Esculape contre les maladies, ou ces deux médecins ensemble, quand le cas était grave? à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour arracher les épines des champs, et la déesse Rubigo 3 pour écarter la nielle? La seule Félicité, par sa présence et sa protection, pouvait détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin, puisque nous traitons ici de la Vertu et de la Félicité, si la Félicité est la récompense de la Vertu, ce n'est donc pas une déesse, mais un don de Dieu; ou si c'est une déesse, pourquoi 1. Adeona de adire, aborder; Abeona de abire, s'en aller. 2. On sait que le nom de la déesse Mens signifie intelligence, que Pecunia veut dire monnaie, richesse. Aesculanus vient de aes, airain, cuivre. 3. Ovide décrit les Rubiginalia, fétea de la déesse Rubigo, dans ses Fastes, lib. IV, vers. 907 et seq. (83) ne dit-on pas que c'est elle aussi qui donne la vertu, puisque être vertueux est une grande félicité? CHAPITRE XXII. DE LA SCIENCE QUI APPREND.A SERVIR LES DIEUX, SCIENCE QUE VARRON SE GLORIFIE D'AVOIR APPORTÉE AUX ROMAINS. Quel est donc ce grand service que Varron se vante d'avoir rendu à ses concitoyens, en leur enseignant non-seulement quels dieux ils doivent honorer, mais encore quelle est la fonction propre de chaque divinité? Comme il ne sert de rien, dit-il, de connaître un médecin de nom et de visage, si l'on ne sait pas qu'il est médecin; de même il est inutile de savoir qu'Esculape est un dieu, si l'on ignore qu'il guérit les maladies, et à quelle fin on peut avoir à l'implorer. Varron insiste encore sur cette pensée à l'aide d'une nouvelle comparaison: « On ne peut vivre agréablement», dit-il, « et même on ne peut pas vivre du tout, si l'on ignore ce que c'est qu'un forgeron, un boulanger, un couvreur, en un mot tout artisan à qui on peut avoir à demander un ustensile, ou encore si l'on ne sait où s'adresser pour un guide, pour un aide, pour un maître; de même la connaissance des dieux n'est utile qu'à condition de savoir quelle est pour chaque divinité la faculté, la puissance, la fonction qui lui sont propres». Et il ajoute: « Par ce moyen nous pouvons apprendre quel dieu il faut appeler et invoquer dans chaque cas particulier, et nous n'irons pas faire comme les baladins, qui demandent de l'eau à Bacchus et aux Nymphes du vin ». Oui certes, Varron a raison : voilà une science très-utile, et il n'y a personne qui ne lui rendît grâce, si sa théologie était conforme à la vérité, c'est-à-dire s'il apprenait aux hommes à adorer le Dieu unique et véritable, source de tous les biens. CHAPITRE XXIII. LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER LA FÉLICITÉ, BIEN QU'ILS ADORASSENT UN TRÈSGRAND NOMBRE DE DIVINITÉS, ET QUE CELLE-CI DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES. Mais revenons à la question, et supposons que les livres et le culte des païens soient fondés sur la Vérité, et que la Félicité soit une déesse; pourquoi ne l'ont-ils pas exclusivement adorée, elle qui pouvait tout donner et rendre l'homme parfaitement heureux? Car enfin on ne peut désirer autre chose que le bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard, après tant de chefs illustres, et jusqu'à Lucullus 1, pour leur élever des autels? pourquoi Romulus, qui voulait fonder une cité heureuse, n'a-t-il pas consacré un temple à cette divinité, de préférence à toutes les autres qu'il pouvait se dispenser d'invoquer, puisque rien ne lui aurait manqué avec elle? En effet, sans son assistance il n'aurait pas été roi, ni placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi donc a-t-il donné pour dieux aux Romains Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibérinus, Hercule? Quelle nécessité que Titus Tatius y ait ajouté Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière 2, et je ne sais combien d'autres, jusqu'à la déesse Cloacine, en même temps qu'il oubliait la Félicité? D'où vient que Numa a également négligé cette divinité, lui qui a introduit tant de dieux et tant de déesses? Serait-ce qu'il n'a pu la découvrir dans la foule? Certes, si le roi Hostilius l'eût connue et adorée, il n'eût pas élevé des autels à la Peur et à la Pâleur. En présence de la Félicité, la Peur et la Pâleur eussent disparu, je ne dis pas apaisées, mais mises en fuite. Au surplus, comment se fait-il que l'empire romain eût déjà pris de vastes accroissements, avant que personne adorât encore la Félicité? Serait-ce pour cela qu'il était plus vaste qu'heureux? Car comment la félicité véritable se fût-elle trouvée où la véritable piété n'était pas? Or, la piété, c'est le cuite sincère du vrai Dieu, et non l'adoration de divinités fausses qui sont autant de démons. Mais depuis même que la Félicité eut été reçue au nombre des dieux, cela n'empêcha pas les guerres civiles d'éclater. Serait-ce par hasard qu'elle fut justement indignée d'avoir reçu si tardivement des honneurs qui devenaient une sorte d'injure, étant partagés avec Priapa et Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre, et tant d'autres idoles moins faites pour être adorées que pour perdre leurs adorateurs? Si l'on voulait après tout associer une si grande déesse à une troupe si méprisable, que 1. C'est vers l'an de Rome 679 que Lucinins Lucullus, après avoir vaincu Mithridate et Tigrae, éleva un temple à la Félicité. 2. Il est probable qu'en cet endroit saint Augustin s'appuie sur Varron. Dans le De ling. lat,, lib. V, § 74, le théologien romain cite comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius: Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summanus, dont saini Augustin va parler à la fin du chapitre. (84) ne lui rendait-on tout au moins des honneurs plus distingués? Est-ce une chose supportable que la Félicité n'ait été admise ni parmi les dieux Consentes 3, qui composent, dit-on, le conseil de Jupiter, ni parmi les dieux qu'on appelle Choisis? qu'on ne lui ait pas élevé quelque temple qui se fît remarquer par la hauteur de sa situation et par la magnificence de son architecture? Pourquoi même n'aurait-on pas fait plus pour elle que pour Jupiter? car si Jupiter occupe le trône, c'est la Félicité qui le lui a donné. Je suppose, il est vrai, qu'en possédant le trône il a possédé la félicité; mais la félicité vaut encore mieux qu'un trône : car vous trouverez sans peine un homme à qui la royauté fasse peur; vous n'en trouverez pas qui refuse la félicité. Que l'on demande aux dieux eux-mêmes, par les augures ou autrement, s'ils voudraient céder leur place à la Félicité, au cas où leurs temples ne laisseraient pas assez d'espace pour lui élever un édifice digne d'elle; je ne doute point que Jupiter en personne ne lui abandonnât sans résistance les hauteurs du Capitole. Car nul ne peut résister à la félicité, à moins qu'il ne désire être malheureux, ce qui est impossible. Assurément donc, Jupiter n'en userait pas comme firent à son égard les dieux, Mars et Terme et la déesse Juventas, qui refusèrent nettement de lui céder la place, bien qu'il soit leur ancien et leur roi. On lit, en effet, dans les historiens romains, que Tarquin, lorsqu'il voulut bâtir le Capitole en l'honneur de Jupiter, voyant la place la plus convenable occupée par plusieurs autres dieux, et n'osant en disposer sans leur agrément, mais persuadé en même temps que ces dieux ne feraient pas difficulté de se déplacer pour un dieu de cette importance et qui était leur roi, s'enquit par les augures de leurs dispositions; tous consentirent à se retirer, excepté ceux que j'ai déjà dits : Mars, Terme et Juventas; de sorte que ces trois divinités furent admises dans le Capitole, mais sous des représentations si obscures qu'à peine les plus doctes savaient les y découvrir. Je dis donc que Jupiter n'eût pas agi de cette façon, ni traité la Félicité comme il fut traité lui-même par Mars, Terme et Juventas; mais 1. Il parait que ce nom est d'origine étrusque, et que les grande dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause de l'harmonie de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, d'après Arnobe, Contr. gent., lib. III, p. 117, et l'Hist. des relig. de l'antiq., par Creuzer et Guignaut, liv. 5, ch. 2, aect. 2. assurément ces divinités mêmes, qui résistèrent à Jupiter, n'eussent pas résisté à la Félicité, qui leur a donné Jupiter pour roi; ou si elles lui eussent résisté, c'eût été moins par mépris que par le désir de garder une place obscure dans le temple de la Félicité, plutôt que de briller sans elle dans des sanctuaires particuliers. Supposons donc la Félicité établie dans un lieu vaste et éminent; tous les citoyens sauraient alors où doivent s'adresser leurs voeux légitimes. Secondés par l'inspiration de la nature, ils abandonneraient cette multitude inutile de divinités, de sorte que le temple de la Félicité serait désormais le seul fréquenté par tous ceux qui veulent être heureux, c'est-à-dire par tout le monde, et qu'on ne demanderait plus la félicité qu'à la Félicité elle-même, au lieu de la demander à tous les dieux. Et en effet que demande-t-on autre chose à quelque dieu que ce soit, sinon la félicité ou ce qu'on croit pouvoir y contribuer? Si donc il dépend de la Félicité de se donner à qui bon lui semble, ce dont on ne peut douter qu'en doutant qu'elle soit déesse, n'est-ce pas une folie de demander la félicité à toute autre divinité, quand on peut l'obtenir d'elle-même? Ainsi donc il est prouvé qu'on devait lui donner une place éminente et la mettre au-dessus de tous les dieux. Si j'en crois une tradition consignée dans les livres des païens, les anciens Romains avaient en plus grand honneur je ne sais quel dieu Summanus 1, à qui ils attribuaient les foudres de la nuit, que Jupiter lui-même, qui ne présidait qu'aux foudres du jour; mais depuis qu'on eut élevé à Jupiter un temple superbe et un lieu éminent, la beauté et La magnificence de l'édifice attirèrent tellement la foule, qu'à peine aujourd'hui se trouverait-il un homme, je ne dis pas qui ait entendu parler du dieu Sunimanus, car il y a longtemps qu'on n'en parle plus, mais qui se souvienne même d'avoir jamais lu son nom. Concluons que la Félicité n'étant pas une déesse, mais un don de Dieu, il ne reste qu'à se tourner vers Celui qui seul peut la donner, et à laisser là cette multitude de faux dieux adorée par une multitude d'hommes insensés, qui travestissent en dieux les dons de Dieu et offensent par l'obstination 1. Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée par Pline l'Ancien, Hist. nat., lib. II, cap. 53. Cicéron (De divin., lib. I, cap.I), et Ovide (Fastes, lib. VI., v.731 et 732) parlent aussi du dieu Summanus, qui n'était peut-être pas différent de Pluton. (85) d'une volonté superbe le dispensateur de ces dons. Il ne peut manquer en effet d'être malheureux celui qui sert la Félicité comme une déesse et abandonne Dieu, principe de la félicité, semblable à un homme qui lécherait du pain en peinture, au lieu de s'adresser à qui possède du pain véritable. CHAPITRE XXIV. QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR SE JUSTIFIER D'ADORER LES DONS DIVINS COMME DES DIEUX. Voyons maintenant les raisons des païens: Peut-on croire, disent-ils, que nos ancêtres eussent assez peu de sens pour ignorer que la Félicité et la Vertu sont des dons divins et non des dieux? mais comme ils savaient aussi que nul ne peut posséder ces dons à moins de les tenir de quelque dieu, faute de connaître les noms des dieux qui président aux divers objets qu'on peut désirer, ils les appelaient du nom de ces objets mêmes, tantôt avec un léger changement, comme de bellum, guerre, ils ont fait Bellone; de cunae, berceau, Cunina; de seges, moisson, Segetia; de pomum, fruit, Pomone; de boves, boeufs, Bubona 1; et tantôt sans aucun changement, comme quand ils ont nommé Pecunia la déesse qui donne l'argent, sans penser toutefois que l'argent fût une divinité; et de même, Vertu la déesse qui donne la vertu; Honos, le dieu qui donne l'honneur; Concordia, la déesse qui donne la concorde, et Victoria, celle qui donne la victoire. Ainsi, disent-ils, quand on croit que la Félicité est une déesse, on n'entend pas la félicité qu'on obtient, mais le principe divin qui la donne. CHAPITRE XXV. ON NE DOIT ADORER QU'UN DIEU, QUI EST L'UNIQUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ, COMME LE SENTENT CEUX-LÀ MÊMES QUI IGNORENT SON NOM. Acceptons cette explication; ce sera peut-être un moyen de persuader plus aisément ceux d'entre les païens qui n'ont pas le coeur tout à fait endurci. Si l'humaine faiblesse n'a pas laissé de reconnaître qu'un dieu seul peut 1. Bubona vient de bobus, ahl. plur. de bos. Saint Augustin est le seul écrivain qui, à notre connaissance, ait parlé de la déesse Bubona. Il y revient au ch. 34. lui donner la félicité; si le sentiment de cette vérité animait en effet les adorateurs de cette multitude de divinités, à la tête desquelles ils plaçaient Jupiter; si enfin, dans l'ignorance où ils étaient du principe qui dispense la félicité, ils se sont accordés à lui donner le nom de l'objet même de leurs désirs, je dis qu'ils ont assez montré par là que Jupiter était incapable, à leurs propres yeux, de procurer la félicité véritable, mais qu'il fallait l'attendre de cet autre principe qu'ils croyaient devoir honorer sous le nom même de félicité. Je conclus qu'en somme ils croyaient que la -félicité est un don de quelque dieu qu'ils ne connaissaient pas. Qu'on le cherche donc ce dieu, qu'on l'adore, et cela suffit. Qu'on bannisse la troupe tumultueuse des démons, et que le vrai Dieu suffise à qui suffit la félicité. S'il se rencontre un homme, en effet, qui ne se contente pas d'obtenir la félicité en partage, je veux bien que celui-là ne se contente pas d'adorer le dispensateur de la félicité; mais quiconque ne demande autre chose que d'être heureux (et en vérité peut-on porter plus loin ses désirs?) doit servir le Dieu à qui seul il appartient de donner le bonheur. Ce Dieu n'est pas celui qu'ils nomment Jupiter; car s'ils reconnaissaient Jupiter pour le principe de la félicité, ils ne chercheraient pas, sous le nom de Félicité, un autre dieu ou une autre déesse qui pût le leur assurer. Ils ne mêleraient pas d'ailleurs au culte du roi des dieux les plus sanglants outrages, et n'adoreraient pas en lui l'époux adultère, le ravisseur et l'amant impudique d'un bel enfant. CHAPITRE XXVI. DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR L'ORDRE DE LEURS DIEUX. Ce sont là, nous dit Cicéron 1, des fictions poétiques : « Homère, ajoute-t-il, transportait chez les dieux les faiblesses des hommes; j'aimerais mieux qu'il eût transporté chez les hommes les perfections des dieux». Juste réflexion d'un grave esprit, qui n'a pu voir sans déplaisir un poëte prêter des crimes à la divinité. Pourquoi donc les plus doctes entre les païens mettent-ils au rang des choses divines les jeux scéniques où ces crimes sont débités, chantés, joués et célébrés pour faire honneur aux dieux? C'est ici que Cicéron aurait dû se récrier, non 1. Tuscul. quœst., 1ib. I, cap. 26. (86) contre les fictions des poëtes, mais contre les institutions des ancêtres! Mais ceux-ci, à leur tour, n'auraient-ils pas eu raison de répliquer: De quoi nous accusez-vous? Ce sont les dieux eux-mêmes qui ont voulu que ces jeux fussent établis parmi les institutions de leur culte, qui les ont demandés avec instance et avec menaces, qui nous ont sévèrement punis d'y avoir négligé le moindre détail, et ne se sont apaisés qu'après avoir vu réparer cette négligence. Et, en effet, voici ce que l'on rapporte comme un de leurs beaux faits 1 : Un paysan nommé Titus Latinius, reçut en songe l'ordre d'aller dire au sénat de recommencer les jeux, parce que, le premier jour où on les avait célébrés, un criminel avait été conduit au supplice en présence du peuple, triste incident qui avait déplu aux dieux et troublé pour eux le plaisir du spectacle. Latinius, le lendemain, à son réveil, n'ayant pas osé obéir, le même commandement lui fut fait la nuit suivante, mais d'une façon plus sévère; car, comme il n'obéit pas pour la seconde fois, il perdit son fils. La troisième nuit, il lui fut dit que s'il n'était pas docile, un châtiment plus terrible lui était réservé. Sa timidité le retint encore, et il tomba dans une horrible et dangereuse maladie. Ses amis lui conseillèrent alors d'avertir les magistrats, et il se décida à se faire porter en litière au sénat, où il n'eut pas plutôt raconté le songe en question qu'il se trouva parfaitement guéri et put s'en retourner à pied. Le sénat, stupéfait d'un si grand miracle, ordonna une nouvelle célébration des jeux, où l'on ferait quatre fois plus de dépenses. Quel homme de bon sens ne reconnaîtra que ces malheureux païens, asservis à la domination des démons, dont on ne peut être délivré que par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étaient forcés de donner à leurs dieux immondes des spectacles dont l'impureté étau manifeste? On y représentait en effet, pat l'ordre du sénat, contraint lui-même d'obéir aux dieux, ces mêmes crimes qui se lisent dans les poètes. D'infâmes histrions y figuraient un Jupiter adultère et ravisseur, et c spectacle était un honneur pour le dieu et un moyen de propitiation pour les hommes. Cet crimes étaient-ils une fiction? Jupiter aurai dû s'en indigner. Etaient-ils réels et Jupiter s'y complaisait-il? il est clair alors qu'en 1. On peut voir ce récit dans Tite-Live, Valère-Maxime et Cicéron, (De divin., cap. 26.) l'adorant on adorait les démons. Et maintenant, comment croire que ce soit Jupiter qui ait fondé l'empire romain, qui l'ait agrandi, qui l'ait conservé, lui plus vil, à coup sûr, que le dernier des Romains révoltés de ces infamies? Aurait-il donné le bonheur, celui qui recevait de si malheureux hommages et qui, si on les lui refusait, se livrait à un courroux plus malheureux encore? CHAPITRE XXVII. DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGUÉS PAR LE PONTIFE SCÉVOLA. Certains auteurs rapportent que le savant pontife Scévola 1 distinguait les dieux en trois espèces, l'une introduite par les poètes, l'autre par les philosophes, et la troisième par les politiques. Or, disait-il, les dieux de la première espèce ne sont qu'un pur badinage d'imagination, où l'on attribue à la divinité ce qui est indigne d'elle; et quant aux dieux de la seconde espèce, il ne conviennent pas aux Etats, soit parce qu'il est inutile de les connaître, soit parce que cela peut être préjudiciable aux peuples. - Pour moi, je n'ai rien à dire des dieux inutiles; cela n'est pas de grande conséquence, puisqu'en bonne jurisprudence, ce qui est superflu n'est pas nuisible; mais je demanderai quels sont les dieux dont la connaissance peut être préjudiciable aux peuples? Selon le docte pontife, ce sont Hercule, Esculape, Castor et Pollux, lesquels ne sont pas véritablement des dieux, car les savants déclarent qu'ils étaient hommes et qu'ils ont payé à la nature le tribut de l'humanité. Qu'est-ce à dire, sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses images, le vrai Dieu n'ayant ni âge, ni sexe, ni corps? Et c'est cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce que c'est la vérité. Il croit donc qu'il est avantageux aux Etats d'être trompés en matière de religion, d'accord en ce point avec Varron, qui s'en explique très nettement dans son livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable de sauver le faible qui implore d'elle son salut ! Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, elle estime qu'il faut le tromper pour son bien. 1. C'est ce Scévola dont parle Cicéron (De orat, lib. I, cap. 39), et qu'il appelle le plus éloquent parmi les jurisconsultes, et « le plus docte parmi les Orateurs éloquents, et le plus docte parmi les orateurs éloquents. » (87) Quant aux dieux des poètes, nous apprenons à la même source que Scévola les rejette, comme ayant été défigurés à tel point qu'ils ne méritent pas même d'être comparés à des hommes de quelque probité. L'un est représenté comme un voleur, l'autre comme un adultère; on ne leur prête que des actions et des paroles déshonnêtes ou ridicules : trois déesses se disputent le prix de la beauté., et les deux rivales de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur défaite; Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir d'une femme; on voit une déesse qui se marie avec un homme, et Sa-turne qui dévore ses enfants; en un mot, il n'y a pas d'action monstrueuse et de vice imaginable qui ne soit imputé aux dieux, bien qu'il n'y ait rien de plus étranger que tout cela à la nature divine. O grand pontife Scévola! abolis ces jeux, si tu en as le pouvoir; défends au peuple un culte où l'on se plaît à admirer des crimes, pour avoir ensuite à les imiter. Si le peuple te répond que les pontifes eux-mêmes sont les instituteurs de ces jeux, demande au moins aux dieux qui leur ont ordonné de les établir, qu'ils cessent de les exiger; car enfin ces jeux sont mauvais, tu en conviens, ils sont indignes de la majesté divine; et dès lors l'injure est d'autant plus grande qu'elle doit rester impunie. Mais les dieux ne t'écoutent pas; ou plutôt ce ne sont pas des dieux, mais des démons; ils enseignent le mal, ils se complaisent dans la turpitude; loin de tenir à injure ces honteuses fictions; ils se courrouceraient, au contraire, si on ne les étalait pas publiquement. Tu invoquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous prétexte que c'est à lui que l'on prête le plus de crimes; car vous avez beau l'appeler le chef et le maître de l'univers, vous lui faites vous-même la plus cruelle injure, en le confondant avec tous ces autres dieux dont vous dites qu'il est le roi. CHAPITRE XXVIII. SI LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS POUR ÉTABLIR ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE. Ces dieux que l'on apaise, ou plutôt que l'on accuse par de semblables honneurs, et qui seraient moins coupables de se plaire au spectacle de crimes réels que de forfaits supposés, n'ont donc pu en aucune façon agrandir ni conserver l'empire romain. S'ils avaient eu un tel pouvoir, ils en auraient usé de préférence en faveur des Grecs, qui leur ont rendu, en cette partie du culte, de beaucoup plus grands honneurs, eux qui ont consenti à s'exposer eux-mêmes aux mordantes satires dont les poètes déchiraient les dieux, et leur ont permis de diffamer tous les citoyens à leur gré; eux enfin qui, loin de tenir les comédiens pour infâmes, les ont jugés dignes des premières fonctions de l'Etat. Mais tout comme les Romains ont pu avoir de la monnaie d'or sans adorer le dieu Aurinus; ainsi ils n'eussent pas laissé d'avoir de la monnaie d'argent et de cuivre, alors même qu'ils n'eussent pas adoré Argentinus et Aesculanus. De même, sans pousser plus avant la comparaison, il leur était absolument impossible de parvenir à l'empire sans la volonté de Dieu, tandis que, s'ils eussent ignoré ou méprisé cette foule de fausses divinités, ne connaissant que le seul vrai Dieu et l'adorant avec une foi sincère et de bonnes moeurs, leur empire sur la terre, plus grand ou plus petit, eût été meilleur, et n'eussent-ils pas régné sur la terre, ils seraient certainement parvenus au royaume éternel. CHAPITRE XXIX. DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES ROMAINS FONDAIENT LA PUISSANCE ET LA STABILITÉ DE LEUR EMPIRE. Que dire de ce beau présage qu'ils ont cru voir dans la persistance des dieux Mars et Terme et de la déesse Juventas, à ne pas céder la place au roi des dieux? Cela signifiait, selon eux, que le peuple de Mars, c'est-à-dire le peuple romain, ne quitterait jamais un terrain une fois occupé; que, grâce au dieu Terme, nul ne déplacerait les limites qui terminent l'empire 1 ; enfin que la déesse Juventas rendrait la jeunesse romaine invincible. Mais alors, comment pouvaient-ils à la fois reconnaître en Jupiter le roi des dieux et le protecteur de l'empire, et accepter ce présage au nom des divinités qui faisaient gloire de lui résister? Au surplus, que les dieux aient résisté en effet à Jupiter, ou non, peu importe; car, supposé que les païens disent vrai, ils n'accorderont certainement pas que les dieux, qui n'ont point voulu céder à Jupiter, 1. Le dieu Terme présidait aux limites (en latin termini) des propriétés et des empires. (88) aient cédé à Jésus-Christ. Or, il est certain que Jésus-Christ a pu les chasser, non-seulement de leurs temples, mais du coeur des croyants, et cela sans que les bornes de l'empire romain aient été changées. Ce n'est pas tout : avant l'Incarnation de Jésus-Christ, avant que les païens n'eussent écrit les livres que nous citons, mais après l'époque assignée à ce prétendu présage, c'est-à-dire après le règne de Tarquin, les armées romaines, plusieurs fois réduites à prendre la fuite, n'ont-elles pas convaincu la science des augures de fausseté? En dépit de la déesse Juventas, du dieu Mars et du dieu Terme, le peuple de Mars a été vaincu dans Rome même, lors de l'invasion des Gaulois, et les bornes qui terminaient l'empire ont été resserrées, au temps d'Annibal, par la défection d'un grand nombre de cités. Ainsi se sont évanouies les belles promesses de ce grand présage, et il n'est resté que la seule rébellion, non pas de trois divinités, mais de trois démons contre Jupiter. Car on ne prétendra pas apparemment que ce soit la même chose de ne pas quitter la place qu'on occupait et de s'y réintégrer. Ajoutez même à cela que l'empereur Adrien changea depuis, en Orient, les limites de l'empire romain, par la cession qu'il fit au roi de Perse de trois belles provinces, l'Arménie, la Mésopotamie et la Syrie; en sorte qu'on dirait que le dieu Terme, gardien prétendu des limites de l'empire, dont la résistance à Jupiter avait donné lieu à une si flatteuse prophétie, a plus appréhendé d'offenser Adrien que le roi des dieux. Je conviens que les provinces un instant cédées furent dans la suite réunies à l'empire, mais depuis, et presque de notre temps, le dieu Terme a encore été contraint de reculer, lorsque l'empereur Julien, si adonné aux oracles des faux dieux, mit le feu témérairement à sa flotte chargée de vivres; le défaut de subsistances, et peu après la blessure et la mort de l'empereur lui-même, réduisirent l'armée à une telle extrémité, que pas un soldat n'eût échappé, si par un traité de paix on n'eût remis les bornes de l'empire où elles sont aujourd'hui; traité moins onéreux sans doute que celui de l'empereur Adrien, mais dont les conditions n'étaient pas, tant s'en faut, avantageuses. C'était donc un vain présage que la résistance du dieu Terme, puisque après avoir tenu bon contre Jupiter, il céda depuis à la volonté d'Adrien, à la témérité de Julien et à la détresse de Jovien, son successeur. Les plus sages et les plus clairvoyants parmi les Romains savaient tout cela; mais ils étaient trop faibles pour lutter contre des superstitions enracinées par l'habitude, outre qu'eux-mêmes croyaient que la nature avait droit à un culte, qui n'appartient en vérité qu'au maître et au roi de la nature: «Adorateurs de la créature », comme dit l'Apôtre, « plutôt que du Créateur, qui est béni dans « tous les siècles 1 ». Il était donc nécessaire que la grâce du vrai Dieu envoyât sur la terre des hommes vraiment saints et pieux, capables de donner leur vie pour établir la religion vraie, et pour chasser les religions fausses du milieu des vivants. CHAPITRE XXX. CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES PAÏENS EUX -MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME. Cicéron, tout augure qu'il était 2, se moque des augures et gourmande ceux qui livrent la conduite de leur vie à des corbeaux et à des corneilles 3. On dira qu'un philosophe de l'Académie, pour qui tout est incertain, ne peut faire autorité en ces matières. Mais dans son traité De la nature des dieux, Cicéron introduit au second livre Q. Lucilius Balbus 4, qui, après avoir assigné aux superstitions une origine naturelle et philosophique, ne laisse pas de s'élever contre l'institution des idoles et contre les opinions fabuleuses « Voyez- vous, dit-il, comment on est parti de bonnes et utiles découvertes physiques, pour en venir à des dieux imaginaires et faits à plaisir? Telle est la source d'une infinité de fausses opinions, d'erreurs pernicieuses et de superstitions ridicules. On sait les différentes figures de ces dieux, leur âge, leurs babillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances, tout cela fait à l'image de l'humaine fragilité. On les dépeint avec nos passions, amoureux, chagrins, colères; on leur attribue même des guerres et des combats, 1. Rom., 25. 2. C'est Cicéron lui-même qui le déclare, De leg., lib. II, cap. 8. 3. Voyez Cicéron, De divin., lib. II, cap. 37. 4. Dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux, les trois grandes écoles du temps sont représentées : Balbus parle au nom de l'école stoïcienne, Velleius au nom de l'école épicurienne, et Cotte, qui laisse voir derrière lui Cicéron, exprime les incertitudes de la nouvelle Académie. (89) non-seulement lorsque, partagés entre deux armées ennemies, comme dans Homère, les uns sont pour celle-ci, et les autres pour celle-là; mais encore quand ils combattent pour leur propre compte contre les Titans ou les Géants 1. Certes, il y a bien de la folie et à débiter et à croire des fictions si vaines et si mal. fondées 2 » .Voilà les aveux des défenseurs du paganisme. Il est vrai qu'après avoir traité toutes ces croyances de superstition, Balbus en veut distinguer la religion véritable, qui est pour lui, à ce qu'il paraît, dans la doctrine des stoïciens « Ce ne sont pas seulement les philosophes, dit-il, mais nos ancêtres mêmes qui ont séparé la religion de la superstition. En effet, ceux qui passaient toute la journée en prières et en sacrifices pour obtenir que leurs enfants leur survécussent 3, furent appelés superstitieux».Qui ne voit ici que Cicéron, craignant de heurter le préjugé public, fait tous ses efforts pour louer la religion des ancêtres, et pour la séparer de la superstition, mais sans pouvoir y parvenir? En effet, si les anciens Romains appelaient superstitieux ceux qui passaient les jours en prières et en sacrifices, ceux-là ne l'étaient-ils pas également, qui avaient imaginé ces statues dont se moque Cicéron, ces dIeux d'âge et d'habillements divers, leurs généalogies, leurs mariages et leurs alliances? Blâmer ces usages comme superstitieux, c'est accuser de superstition les anciens qui les ont établis; l'accusation retombe même ici sur l'accusateur qui, en dépit de la liberté d'esprit ou il essaie d'atteindre en paroles, était obligé de respecter en fait les objets de ses risées, et qui fut reste aussi muet devant le peuple qu'il est disert et abondant en ses écrits Pour nous, chrétiens, rendons grâces, non pas au ciel et à la terre, comme le veut ce philosophe, mais au Seigneur, notre Dieu, qui a fait le ciel et la terre, de ce que par la profonde humilité de Jésus-Christ, par la prédication des Apôtres, par la foi des martyrs, qui sont morts pour la vérité, mais qui vivent avec la vérité, il a détruit dans les coeurs religieux, et aussi dans les temples, ces superstitions que Balbus ne condamne qu'en balbutiant. 1. Voyez le récit de ces combats dans la Théogonie d'Hésiode. 2. Cicéron. De nat, deor., lib. II, cap. 28. 3. Le texte dit: - Ut superstites essent. D'où superstitio, suivant Cicéron. CHAPITRE XXXI. VARRON A REJETÉ LES SUPERSTITIONS POPULAIRES ET RECONNU QU'IL NE FAUT ADORER QU'UN SEUL DIEU, SANS ÊTRE PARVENU TOUTEFOIS A LA CONNAISSANCE DU DIEU VÉRITABLE. Varron, que nous avons vu au reste, et non sans regret, se soumettre à un préjugé qu'il n'approuvait pas, et placer les jeux scéniques au rang des choses divines, ce même Varron ne confesse-t-il point dans plusieurs passages, où il recommande d'honorer les dieux, que le culte de Rome n'est point un culte de son choix, et que, s'il avait à fonder une nouvelle république, il se guiderait, pour la consécration des dieux et des noms des dieux, sur les lois de la nature ? Mais étant né chez un peuple déjà vieux, il est obligé, dit-il, de s'en tenir aux traditions de l'antiquité; et son but, en recueillant les noms et les surnoms des dieux, c'est de porter le peuple à la religion, bien loin de la lui rendre méprisable. Par où ce pénétrant esprit nous fait assez comprendre que dans son livre sur la religion il ne dit pas tout, et qu'il a pris soin de taire, non-seulement ce qu'il trouvait déraisonnable, mais ce qui aurait pu le paraître au peuple. On pourrait prendre ceci pour une conjecture, si Varron lui-même, parlant ailleurs des religions, ne disait nettement qu'il y a des vérités que le peuple ne doit pas savoir, et des impostures qu'il est bon de lui inculquer comme des vérités. C'est pour cela, dit-il, que les Grecs ont caché leurs mystères et leurs initiations dans le secret des sanctuaires. Varron nous livre ici toute la politique de ces législateurs réputés sages, qui ont jadis gouverné les cités et les peuples; et cependant rien n'est plus fait que cette conduite artificieuse pour être agréable aux démons, à ces esprits de malice qui tiennent également en leur puissance et ceux qui trompent et ceux qui sont trompés, sans qu'il y ait un autre moyen d'échapper à leur joug que la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ce même auteur, dont la pénétration égale la science, dit encore que ceux-là seuls lui semblent avoir compris la nature de Dieu, qui ont reconnu en lui l'âme qui gouverne le monde par le mouvement et l'intelligence 1. On peut conclure de là que, sans posséder 1. C'est la doctrine tic l'école stoïcienne. Voyez Cicéron, De nat, deor., lib. II. (90) encore la vérité, car le vrai Dieu n'est pas une âme, mais le Créateur de l'âme, Varron toutefois, s'il eût pu secouer le joug de la coutume, eût reconnu et proclamé qu'on ne doit adorer qu'un seul Dieu qui gouverne le monde par le mouvement et l'intelligence; de sorte que toute la question entre lui et nous serait de lui prouver que Dieu n'est point une âme, mais le Créateur de l'âme. Il ajoute que les anciens Romains, pendant plus de cent soixante-dix ans, ont adoré les dieux sans en faire aucune image 1. « Et si cet usage», dit-il, « s'était maintenu, le culte qu'on leur rend en serait plus pur et plus saint ». Il allègue même, entre autres preuves, à l'appui de son sentiment, l'exemple du peuple juif, et conclut sans hésiter que ceux qui ont donné les premiers au peuple les images des dieux, ont détruit la crainte et augmenté l'erreur, persuadé avec raison que le mépris des dieux devait être la suite nécessaire de l'impuissance de leurs simulacres. En ne disant pas qu'ils ont fait naître l'erreur, mais qu'ils l'ont augmentée, il veut faire entendre qu'on était déjà dans l'erreur à l'égard des dieux, avant même qu'il y eût des idoles. Ainsi, quand il soutient que ceux-là seuls ont connu la nature de Dieu, qui ont vu en lui l'âme du monde, et que la religion en serait plus pure, s'il n'y avait point d'idoles, qui ne voit combien il a approché de la vérité ? S'il avait eu quelque pouvoir contre une erreur enracinée depuis tant de siècles, je ne doute point qu'il n'eût recommandé d'adorer ce Dieu unique par qui il croyait le monde gouverné, et dont il voulait le culte pur de toute image; peut-être même, se trouvant si près de la vérité, et considérant la nature changeante de l'âme, eût-il été amené à reconnaître que le vrai Dieu, Créateur de l'âme elle-même, est un principe essentiellement immuable, S'il en est ainsi, on peut croire que dans les conseils de la Providence toutes les railleries de ces savants hommes contre la pluralité des dieux étaient moins destinées à ouvrir les yeux au peuple qu'à rendre témoignage à la vérité. Si donc nous citons leurs ouvrages, c'est pour y trouver une arme contre ceux qui s'obstinent à ne pas reconnaître combien est grande et tyrannique la domination des démons, dont nous sommes délivrés par le sacrifice unique du sang précieux versé pour notre salut, et 1. Comp. Plutarque, Vie de Numa, ch. 8. par le don du Saint-Esprit descendu sur nous. CHAPITRE XXXII. DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS D'ÉTAT ONT MAINTENU PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS. Varron dit encore, au sujet de la génération des dieux, que les peuples s'en sont plutôt rapportés aux portes qu'aux philosophes, et que c'est pour cela que les anciens Romains ont admis des dieux mâles et femelles, des dieux qui naissent et qui se marient. Pour moi, je crois que l'origine de ces croyances est dans l'intérêt qu'on t eu les chefs d'Etat à tromper le peuple en matière de religion; en cela imitateurs fidèles des démons qu'ils adoraient, et qui n'ont pas de plus grande passion que de tromper les hommes. De même, en effet, que les démons ne peuvent posséder que ceux qu'ils abusent, ainsi ces faux sages, semblables aux démons, ont répandu parmi les hommes, sous le nom de religion, des croyances dont la fausseté leur était connue, afin de resserrer les liens de la société civile et de soumettre plus aisément les peuples à leur puissance. Or, comment des hommes faibles et ignorants auraient-ils pu résister à la double imposture des chefs d'Etat et des démons conjurés? CHAPITRE XXXIII. LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS ET DE LA PUISSANCE DE DIEU. Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité, parce qu'il est le seul vrai Dieu, est aussi le seul qui distribue les royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne, non pas d'une manière fortuite, car il est Dieu et non la Fortune, mais selon l'ordre des choses et des temps qu'il connaît et que nous ignorons. Ce n'est pas qu'il soit assujéti en esclave à cet ordre; loin de là, il le règle en maître et le dispose en arbitre souverain. Aux bons seuls il donne la félicité: car, qu'on soit roi ou sujet, il n'importe, on peut également la posséder comme ne la posséder pas; mais nul n'en jouira pleinement que dans cette vie supérieure où il n'y aura ni maîtres ni sujets. Or, si Dieu donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, c'est de peur que ceux de ses serviteurs dont l'âme est encore jeune et peu éprouvée, ne désirent de tels (91) objets comme des récompenses de la vertu et des biens d'un grand prix. Voilà tout le secret de l'Ancien Testament qui cachait le Nouveau sous ses figures. On y promettait les biens de la terre, mais les âmes spirituelles comprenaient déjà, quoique sans le proclamer hautement, que ces biens temporels figuraient ceux de l'éternité, et elles n'ignoraient pas en quels dons de Dieu consiste la félicité véritable. CHAPITRE XXXIV. LE ROYAUME DES JUIFS FUT INSTITUÉ PAR LE VRAI DIEU ET PAR LUI MAINTENU, TANT QU'ILS PERSÉVÉRÈRENT DANS LA VRAIE RELIGION. Au surplus, pour montrer que c'est de lui, et non de cette multitude de faux dieux adorés par les Romains, que dépendent les biens de la terre, les seuls où aspirent ceux qui n'en peuvent concevoir de meilleurs, Dieu voulut que son peuple se multipliât prodigieusement en Egypte, d'où il le tira ensuite par des moyens miraculeux. Cependant les femmes juives n'invoquaient point la déesse Lucine, quand Dieu sauva leurs enfants des mains des Egyptiens qui les voulaient exterminer tous 1. Ces enfants furent allaités sans la déesse Rumina, et mis au berceau sans la déesse Cunina. Ils n'eurent pas besoin d'Educa et de Potina pour boire et pour manger. Leur premier âge fut soigné sans le secours des dieux enfantins; ils se marièrent sans les dieux conjugaux, et s'unirent à leurs femmes sans avoir adoré Priape. Bien qu'ils n'eussent pas invoqué Neptune, la mer s'ouvrit devant eux, et elle ramena ses flots sur les Egyptiens. Ils ne s'avisèrent 1. Exod., 1, 15. point d'adorer une déesse Mannia, quand ils reçurent la marine du ciel, ni d'invoquer les Nymphes quand, du rocher frappé par Moïse, jaillit une source pour les désaltérer. Ils firent la guerre sans les folles cérémonies de Mars et de Bellone ; et s'ils ne furent pas, j'en conviens, victorieux sans la Victoire, ils virent en elle, non une déesse, mais un don de leur Dieu. Enfin ils ont eu des moissons sans Segetia, des boeufs sans Bubona, du miel sans Mellona, et des fruits sans Pomone 1; et, en un mot, tout ce que les Romains imploraient de cette légion de divinités, les Juifs l'ont obtenu, et d'une façon beaucoup plus heureuse, de l'unique et véritable Dieu. S'ils ne l'avaient point offensé en s'abandonnant à une curiosité impie, qui, pareille à la séduction des arts magiques, les entraîna vers les dieux étrangers et vers les idoles, et finit par leur faire verser le sang de Jésus-Christ, nul doute qu'ils n'eussent maintenu leur empire, sinon plus vaste, au moins plus heureux que celui des Romains. Et maintenant les voilà dispersés à travers les nations, par un effet de la providence du seul vrai Dieu, qui a voulu que nous pussions prouver par leurs livres que la destruction des idoles, des autels, des bois sacrés et des temples, l'abolition des sacrifices; en un mot que tous ces événements, dont nous sommes aujourd'hui témoins, ont été depuis longtemps prédits; car si on ne les lisait que dans le Nouveau Testament, on s'imaginerait peut-être que nous les avons controuvés. Mais réservons ce qui suit pour un autre livre, celui-ci étant déjà assez long. 1. Voyez plus bas, chap. 10 et suiv. (92)