27 juin 2008
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La Sainte Famille, par El Greco
CHAPITRE XXV.
DE L'OBSTINATION DE QUELQUES INCRÉDULES QUI NE VEULENT PAS CROIRE A LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR, ADMISE AUJOURD'HUI , SELON LES PRÉDICTIONS DES LIVRES SAINTS, PAR LE MONDE ENTIER.
Les plus fameux philosophes conviennent avec nous des biens dont l'âme heureuse jouira; ils combattent seulement la résurrection de la chair et la nient autant qu'ils peu. vent. Mais le grand nombre de ceux qui y croient a rendu imperceptible le nombre de ceux qui la nient; et les savants et les ignorants, les sages du monde et les simples se sont rangés du côté de Jésus-Christ, qui a fait voir comme réel dans sa résurrection ce qu'une poignée d'incrédules trouve absurde. Le monde a cru ce que Dieu a prédit, et cette foi même du monde a été aussi prédite, sans qu'on en puisse attribuer la prédiction aux sortilèges de Pierre, puisqu'elle l'a précédé de tant d'années'. Celui qui a annoncé ces choses est le même Dieu devant qui tremblent toutes les autres divinités; je l'ai déjà dit et je ne suis pas fâché de le répéter; car ici Porphyre est d'accord avec moi, lui qui cherche dans les oracles mêmes de ses dieux des témoignages à l'honneur de notre Dieu, et va jusqu'à lui donner le nom de Père et de Roi. Or, gardons-nous d'entendre ce que Dieu a prédit comme l'entendent ceux qui ne partagent pas avec le monde cette foi du monde qu'il a prédite. Et pourquoi en effet ne pas l'entendre plutôt comme l'entend le monde dont la foi même a été prédite? En effet, s'ils ne veulent l'entendre d'une autre manière que pour ne pas faire injure à ce Dieu à qui ils rendent un témoignage si éclatant, et pour ne pas dire que sa prédiction est vaine, n'est-ce pas lui faire une plus grande injure encore de dire qu'il la faut entendre autrement que
1. Sur les prétendus sortilèges de saint Pierre, voyez plus haut, livre XVIII, ch. 53.
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le monde ne la croit, puisque lui-même a annoncé, loué, accompli la foi du monde? Pourquoi ne peut-il pas faire que la chair ressuscite et vive éternellement? est-ce là un mal et une chose indigne de lui? - Mais nous avons déjà amplement parlé de sa toute-puissance qui a fait tant de choses incroyables. Voulez-vous savoir ce que ne peut le Tout-Puissant? le voici : il ne peut mentir. Croyez donc ce qu'il peut en ne croyant pas ce qu'il ne peut. Ne croyant pas qu'il puisse mentir, croyez donc qu'il fera ce qu'il a promis, et croyez-le comme l'a cru le monde dont il a prédit la foi. Maintenant, comment nos philosophes montrent-ils que ce soit un mal? Il n'y aura là aucune corruption, par conséquent, aucun mal du corps. D'ailleurs, nous avons parlé de l'ordre des éléments et des autres objections que l'on a imaginées à ce sujet, et nous avons fait voir, au treizième livre, combien les mouvements d'un corps incorruptible seront souples et aisés, à n'en juger que par ce que nous voyons maintenant, lorsque notre corps se porte bien, quoique sa santé actuelle la plus parfaite ne soit pas comparable à l'immortalité qu'il possédera un jour. Que ceux qui n'ont pas lu ce que j'ai dit ci-dessus, ou qui ne veulent pas s'en souvenir, prennent la peine de le relire.
CHAPITRE XXVI.
OPINION DE PORPHYRE SUR LE SOUVERAIN BIEN.
Mais, disent-ils, Porphyre assure qu'une âme, pour être heureuse, doit fuir toute sorte de corps 1. C'est donc en vain que nous prétendons que le corps sera incorruptible, si l'âme ne peut être heureuse qu'à condition de fuir le corps. J'ai déjà suffisamment répondu à cette objection, au livre indiqué. J'ajouterai ceci seulement: si les philosophes ont raison, que Platon, leur maître, corrige donc ses livres, et dise que les dieux fuiront leurs corps pour être bienheureux, c'est-à-dire qu'ils mourront, lui qui dit qu'ils sont enfermés dans des corps célestes et que néanmoins le dieu qui les a créés leur a promis qu'ils y demeureraient toujours, afin qu'ils pussent être assurés de leur félicité, quoique cela ne dût pas être naturellement. Il renverse en cela du même coup cet autre raisonnement
1. Cette opinion de Porphyre est amplement discutée plus haut, livre X, ch. 30 et suivants, livre XIII, ch. 16 et suivants.
qu'on nous oppose à tout propos: qu'il ne faut pas croire à la résurrection de la chair, parce qu'elle est impossible. En effet, selon ce même philosophe, lorsque le Dieu incréé a promis l'immortalité aux dieux créés, il leur a dit qu'il faisait une chose impossible. Voici le discours même que Platon prête à Dieu « Comme vous avez commencé d'être, vous ne sauriez être immortels ni parfaitement indissolubles; mais vous ne serez jamais dissous, et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort, parce que la mort ne peut rien contre ma volonté, laquelle est un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous « fûtes unis au moment de votre naissance 1». Après cela, on ne peut plus douter, que, suivant Platon, le Dieu créateur des autres dieux ne leur ait promis ce qui est impossible. Celui qui dit : Vous ne pouvez à la vérité être immortels, mais vous le serez, parce que je le veux, - que dit-il autre chose, sinon : Je ferai que vous serez ce que vous ne pouvez être? Celui-là donc ressuscitera la chair et la rendra immortelle, incorruptible et spirituelle, qui, selon Platon, a promis de faire ce qui est impossible. Pourquoi donc s'imaginer encore que ce que Dieu a promis de faire, ce que le monde entier croit sur sa parole, est impossible, surtout lorsqu'il a aussi promis que le monde le croirait? Nous ne disons pas qu'un autre dieu le doive faire que celui qui, selon Platon, fait des choses impossibles. Il ne faut donc pas que les âmes fuient toutes sortes de corps pour être heureuses, mais il faut qu'elles en reçoivent un incorruptible. Et en quel corps incorruptible est-il plus raisonnable qu'elles se réjouissent, que dans le corps corruptible où elles ont gémi? Ainsi elles n'auront pas ce désir que Virgile leur attribue, d'après Platon, de vouloir de nouveau retourner dans les corps a, puisqu'elles auront éternellement ces corps, et elles les auront si bien qu'elles ne s'en sépareront pas, même pendant le plus petit espace de temps.
1.Voyez plus haut, livre XIII, ch. 16, la traduction puis complète de ce passage de Platon, et les notes.
2. Virgile, Enéide, livre VI, v. 751.
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CHAPITRE XXVII.
DES OPINIONS CONTRAIRES DE PLATON ET DE PORPHYRE, LESQUELLES LES EUSSENT CONDUITS À LA VÉRITÉ, SI CHACUN D'EUX AVAIT VOULU CÉDER QUELQUE CHOSE A L'AUTRE.
Platon et Porphyre ont aperçu chacun certaines vérités qui peut-être en auraient fait des chrétiens, s'ils avaient pu se les communiquer l'un à l'autre. Platon avance que les âmes ne peuvent être éternellement sans corps, de sorte que celles même des sages retourneront à la vie corporelle, après un long espace de temps 1. Porphyre déclare que lorsque l'âme parfaitement purifiée sera retournée au Père, elle ne reviendra jamais aux misères de cette vie. Si Platon avait persuadé à Porphyre cette vérité, que sa raison avait conçue, que les âmes mêmes des hommes justes et sages retourneront en des corps humains; et si Porphyre eût fait part à Platon de cette autre vérité, qu'il avait établie, que les âmes des saints ne reviendront jamais aux misères d'un corps corruptible, je pense qu'ils auraient bien vu qu'il s'ensuit de là que les âmes doivent retourner dans des corps, mais dans des corps immortels et incorruptibles. Que Porphyre dise donc avec Platon: elles retourneront dans des corps; que Platon dise avec Porphyre: elles ne retourneront pas à leur première misère. Ils reconnaîtront alors tous deux qu'elles retourneront en des corps où elles ne souffriront plus rien. Ce n'est autre chose que ce que Dieu a promis, savoir l'éternelle félicité des âmes dans des corps immortels. Et maintenant; une fois accordé que les âmes des saints retourneront en des corps immortels, je pense qu'ils n'auraient pas beaucoup de peine à leur permettre de retourner en ceux où ils ont souffert les maux de la terre, et où ils ont religieusement servi Dieu pour être délivrés de tout mal.
CHAPITRE XXVIII.
COMMENT PLATON, LABÉON ET MÊME VARRON AURAIENT PU VOIR LA VÉRITÉ DE LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR, S'ILS AVAIENT RÉUNI LEURS OPINIONS EN UNE SEULE.
Quelques-uns des nôtres, qui aiment Platon
1. Encore une fois, Platon n'enseigne pas cela, et il enseigne même tout le contraire dans le Phèdre, le Gorgias, le Phédon, le Timée et la République.
à cause de la beauté de son style et de quelques vérités répandues dans ses écrits, disent qu'il professe à peu près le même sentiment que nous sur la résurrection. Mais Cicéron, qui en touche un mot dans sa République, laisse voir que le célèbre philosophe a plutôt voulu se jouer que dire ce qu'il croyait véritable. Platon, en effet, introduit dans un de ses dialogues un homme ressuscité qui fait des récits conformes aux sentiments des Platoniciens 1. Labéon 2 rapporte aussi que deux hommes morts le même jour se rencontrèrent dans un carrefour, et qu'ensuite, ayant reçu l'ordre de retourner dans leur corps, ils se jurèrent une parfaite amitié, qui dura jusqu'à ce qu'ils moururent de nouveau. Mais ces sortes de résurrections sont comme celles des personnes que nous savons avoir été de nos jours rendues à la vie, mais non pas pour ne plus mourir, Varron rapporte quelque chose de plus merveilleux dans son traité: De l'origine du peuple romain. Voici ses propres paroles: « Quelques astrologues ont écrit que les hommes sont destinés à une renaissance qu'ils appellent palingénésie, et ils en fixent l'époque à quatre cent quarante ans après la mort. A ce moment, l'âme reprendra le même corps qu'elle avait auparavant ». Ce que Varron et ces astrologues, je ne sais lesquels, car il ne les nomme point, disent ici, n'est pas absolument vrai, puisque, lorsque les âmes seront revenues à leurs corps, elles ne les quitteront plus; mais au moins cela renverse-t-il beaucoup d'arguments que nos adversaires tirent d'une prétendue impossibilité. En effet, les païens qui ont été de ce sentiment n'ont donc pas estimé que des corps évaporés dans l'air, ou écoulés en eau, ou réduits en cendre et en poussière, ou passés dans la substance soit des bêtes, soit des hommes, ne puissent être rétablis en leur premier état. Si donc Platon et Porphyre, ou plutôt ceux qui les aiment et qui sont actuellement en vie, tiennent que les âmes purifiées retourneront dans des corps, comme le dit Platon, et que néanmoins elles ne reviendront point à leurs misères, comme le veut Porphyre, c'est-à-dire s'ils tiennent ce qu'enseigne notre religion, qu'elles rentreront dans des corps où elles demeureront éternellement sans
1. Voyez à la fin de la République de Platon, livre X, le mythe d'Er l'Arménien.
2. Sur Labéon, voyez plus haut, livre II, ch. 11.
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souffrir aucun mal, il ne leur reste plus qu'à dire avec Varron qu'elles retourneront aux même corps qu'elles animaient primitivement, et toute la question de la résurrection sera résolue.
CHAPITRE XXIX.
DE LA NATURE DE LA VISION PAR LAQUELLE LES SAINTS CONNAÎTRONT DIEU DANS LA VIE FUTURE.
Voyons maintenant, autant qu'il plaira à Dieu de nous éclairer, ce que les saints feront dans leurs corps immortels et spirituels, alors que leur chair ne vivra plus charnellement, mais spirituellement. Pour avouer avec franchise ce qui en est, je ne sais quelle sera cette action, ou plutôt ce calme et ce repos dont ils jouiront. Les sens du corps ne m'en ont jamais donné aucune idée, et quant à l'intelligence, qu'est-ce que toute la nôtre, en comparaison d'un si grand objet ? C'est au séjour céleste que règne « cette paix de Dieu, qui », comme dit l'Apôtre, « surpasse tout entendement 1 » : quel entendement, sinon le nôtre, ou peut-être même celui des anges? mais elle ne surpasse pas celui de Dieu. Si donc les saints doivent vivre dans la paix de Dieu, assurément la paix où ils doivent vivre surpasse tout entendement. Qu'elle surpasse le nôtre, il n'en faut point douter; mais si elle surpasse même celui des anges, comme il semble que l'Apôtre le donne à penser, qui dit tout n'exceptant rien, il faut appliquer ses paroles à la paix dont jouit Dieu, et dire que ni nous, ni les anges même ne la peuvent connaître comme Dieu la connaît. Ainsi elle surpasse tout autre entendement que le sien. Mais de même que nous participerons un jour, selon notre faible capacité, à cette paix, soit en nous-mêmes, soit en notre prochain, soit en Dieu, en tant qu'il est notre souverain bien, ainsi les anges la connaissent aujourd'hui autant qu'ils en sont capables, et les hommes aussi, mais beaucoup moins qu'eux, tout avancés qu'ils soient dans les voies spirituelles. Quel homme en effet peut surpasser celui qui a dit: «Nous connaissons en partie, et en partie nous devinons, jusqu'au jour où le parfait s'accomplira 2 »; et ailleurs: « Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme; mais alors nous verrons face à face 3 ». C'est ainsi que voient
1. Philip. IV, 7. - 2. I Cor. XIII, 9, 10. - 3. Ibid. 12.
déjà les saints anges, qui sont aussi appelés nos anges, parce que, depuis que nous avons été délivrés de la puissance des ténèbres et transportés au royaume de Jésus-Christ, après avoir reçu le Saint-Esprit pour gage de notre réconciliation, nous commençons à appartenir à ces anges avec qui nous posséderons en commun cette sainte et chère Cité de Dieu, sur laquelle nous avons déjà écrit tant de livres. Les anges de Dieu sont donc nos anges, comme le Christ de Dieu est notre Christ. Ils sont les anges de Dieu, parce qu'ils ne l'ont point abandonné; et ils sont nos anges, parce que nous commençons à être leurs concitoyens. C'est ce qui a fait dire à Notre-Seigneur : « Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous assure que leurs anges voient sans cesse la face de mon Père dans le ciel 1 ». Nous la verrons, nous aussi, comme ils la voient, mais nous ne la voyons pas encore de cette façon, d'où vient cette parole de l'Apôtre, que j'ai rapportée: « Nous ne voyous maintenant que dans un miroir et en énigme; mais alors nous verrons face à face ». Cette vision nous est réservée pour récompense de notre foi, et saint Jean parle ainsi : « Lorsqu'il paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est 2 ». Il est clair que dans ces passages, par la face de Dieu, on doit entendre sa manifestation, et non cette partie de notre corps que nous appelons ainsi 3 .
C'est pourquoi quand on me demande ce que feront les saints dans leur corps spirituel, je ne dis pas ce que je vois, mais ce que je crois, suivant cette parole du psaume: « J'ai cru, et c'est ce qui m'a fait parler 4 ». Je dis donc que c'est dans ce corps qu'ils verront Dieu; mais de savoir s'ils le verront par ce corps, comme maintenant nous voyons le soleil, la lune, les étoiles elles autres objets sensibles, ce n'est pas une petite question. Il est dur de dire que les saints ne pourront alors ouvrir et fermer les yeux quand il leur plaira, mais il est encore plus dur de dire que quiconque fermera les yeux ne verra pas Dieu. Si Elisée, quoique absent de corps, vit son serviteur Giezi qui prenait, se croyant inaperçu, des présents de Naaman le Syrien que le Prophète avait guéri de la lèpre 5, à
1. Matt. XVIII, 10. - 2. I Jean, III, 2.
2. Comparez une belle lettre de saint Augustin sur la vision de Dieu (Epist. CXLVII) et les Rétractations, lib. II, cap. 41.
3. Ps. CXV, 10. - IV Rois, V, 8-27.
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combien plus forte raison les saints verront-ils toutes choses dans ce corps spirituel, non-seulement ayant les yeux fermés, mais même étant corporellement absents! Ce sera alors le temps de cette perfection dont parle l'Apôtre, quand il dit: « Nous connaissons en partie et en partie nous devinons; mais quand le parfait sera arrivé, le partiel sera aboli ». Pour montrer ensuite par une sorte de comparaison combien cette vie, quelque progrès qu'on y fasse dans la vertu, est différente de l'autre: « Quand j'étais enfant, dit-il, je jugeais en enfant, je raisonnais en enfant; mais lorsque je suis devenu homme, je me suis défait de tout ce qui tenait de l'enfant. Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme, mais alors nous verrons face à face. Je ne connais maintenant qu'en partie, mais je connaîtrai alors comme je suis connu 1 ». Si donc en cette vie, où la connaissance des plus grands prophètes ne mérite pas plus d'être comparée à celle que nous aurons dans la vie future, qu'un enfant n'est comparable à un homme fait, Elisée tout absent qu'il était, vit son serviteur qui prenait des présents, dirons-nous que, lorsque le parfait sera arrivé et que le corps corruptible n'appesantira plus l'âme, les saints auront besoin pour voir des yeux dont le prophète Elisée n'eut pas besoin? Voici comment ce Prophète parle à Giezi, selon la version des Septante: « Mon esprit n'allait-il pas avec toi, et ne sais-je pas que Naaman est sorti de son char au-devant de toi et que tu as accepté de l'argent? ». Ou comme le prêtre Jérôme traduit sur l'hébreu: « Mon esprit n'était-il pas présent, quand Naaman est descendu de son char pour aller au-devant de toi 2 ? » Le Prophète dit qu'il vit cela avec son esprit, aidé sans doute surnaturellement d'en haut ; à combien plus forte raison, les saints recevront. ils cette grâce du ciel, lorsque Dieu sera tout en tous 3 ! Toutefois les yeux du corps auront aussi leur fonction et seront à leur place, et l'esprit s'en servira par le ministère du corps spirituel. Bien que le prophète Elisée n'ait pas eu besoin de ses yeux pour voir son serviteur absent, ce n'est pas à dire qu'il ne s'en servit point pour voir les objets présents, qu'il pouvait néanmoins voir aussi avec son esprit, bien qu'il fermât ses yeux, comme il en vit qui étaient loin de lui. Gardons-nous donc de
1. I Cor. XIII, 11, 12.- 2. IV Rois, V, 26.- 3. I Cor, XV, 28.
dire que les saints ne verront pas Dieu en l'autre vie les yeux fermés, puisqu'ils le verront toujours avec l'esprit.
La question est de savoir s'ils le verront aussi avec les yeux du corps, quand ils les auront ouverts. Si leurs yeux, tout spirituels qu'ils seront dans leur corps spirituel, n'ont pas plus de vertu que n'en ont les nôtres maintenant, il est certain qu'ils ne leur serviront point à voir Dieu. Ils auront donc une vertu infiniment plus grande, si, par leur moyen, on voit cette nature immatérielle qui n'est point contenue dans un lieu limité, mais qui est tout entière partout. Quoique nous disions en effet que Dieu est au ciel et sur la terre, selon ce qu'il dit lui-même par le Prophète : « Je remplis le ciel et le terre 1 »; il ne s'ensuit pas qu'il ait une partie de lui-même dans le ciel et une autre sur la terre mais il est tout entier dans le ciel et tout entier sur la terre, non en divers temps, mais à la fois, ce qui est impossible à toute nature corporelle. Les yeux des saints auront donc alors une infiniment plus grande vertu, par où je n'entends pas dire qu'ils auront la vue plus perçante que celle qu'on attribue aux aigles ou aux serpents; car ces animaux, quelque clairvoyants qu'ils soient, ne sauraient voir que des corps, au lieu que les yeux des saints verront même des choses incorporelles. Telle était peut-être cette vertu qui fut donnée au saint homme Job, quand il disait à Dieu: « Auparavant je vous entendais, mais à cette heure mon oeil vous voit; c'est pourquoi je me suis méprisé moi-même; je me suis comme fondu devant vous, et j'ai cru que je n'étais que cendre et que poussière 2 ». Au reste, ceci se peut très-bien entendre des yeux de l'esprit dont saint Paul dit: « Afin qu'il éclaire les yeux de votre cœur 3 ». Or, que Dieu se voie de ces yeux-là, c'est ce dont ne doute aucun chrétien qui accepte avec foi cette parole de notre Dieu et maître: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu 4 ! » mais il reste toujours à savoir si on le verra aussi des yeux du corps, et c'est ce que nous examinons maintenant.
Nous lisons dans l'Evangile : « Et toute chair verra le salut de Dieu 5 »; or, il n'y a aucun inconvénient à entendre ce passage
1. Jérém. XXIII, 24. - 2. Job, XLII, 5, 6, sec. LXX. - 3. Ephés. I, 18. - 4. Matt. V, 8. - 5. Luc, III, 6.
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comme s'il y avait: Et tout homme verra le Christ de Dieu qui a été vu dans un corps, et qui sera vu sous la même forme, quand il jugera les vivants et les morts. - En effet, que le Christ soit le salut de Dieu, cela se justifie par plusieurs témoignages de l'Ecriture, mais singulièrement par ces paroles du vénérable vieillard Siméon, qui, ayant pris Jésus enfant entre ses bras, s'écria: « C'est maintenant, Seigneur, que vous pouvez laisser aller en paix votre serviteur, selon votre parole, puisque mes yeux ont vu votre salut 1 ». Quant à ce passage de Job, tel qu'il se trouve dans les exemplaires hébreux : « Je verrai Dieu dans ma chair 2 » , il faut croire sans doute que Job prophétisait ainsi la résurrection de la chair ; mais il n'a pas dit pourtant : Je verrai Dieu par ma chair. Et quand il l'aurait dit, on pourrait l'entendre de Jésus-Christ, qui est Dieu aussi, et qu'on verra dans la chair et par le moyen de la chair. Mais maintenant, en l'entendant de Dieu même, on peut fort bien l'expliquer ainsi : « Je verrai Dieu dans ma chair » c'est-à-dire, je serai dans ma chair, lorsque je verrai Dieu. De même ce que dit l'Apôtre: « Nous verrons face à face 3 » ne nous oblige point à croire que nous verrons Dieu par cette partie du corps où sont les yeux corporels, lui que nous verrons sans interruption par les yeux de l'esprit. En effet, si l'homme intérieur n'avait aussi une face, l'Apôtre ne dirait pas: « Mais nous, contemplant à face dévoilée la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, allant de clarté en clarté, comme par l'esprit du Seigneur 4 ». Nous n'entendons pas autrement ces paroles du psaume : « Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et vos « faces ne rougiront point 5 ». C'est par là foi qu'on approche de Dieu, et il est certain que la foi appartient au coeur et non au corps. Mais comme nous ignorons jusqu'à quel degré de perfection doit être élevé le corps spirituel des bienheureux, car nous parlons d'une chose dont nous n'avons point d'expérience et sur laquelle l'Ecriture ne se déclare pas formellement, il faut de toute nécessité qu'il nous arrive ce qu'on lit dans la Sagesse: « Les pensées des hommes sont chancelantes, et leur prévoyance est incertaine 6 ».
1. Luc, II, 29, 30 ; 2. Job, XIX, 26. - 3. I Cor. XIII, 12. - 4. II Cor. III, 18. - 5. Ps. XXXIII, 6. - 6. Sag. IX, 41.
Si cette opinion des philosophes que les objets des sens et de l'esprit sont tellement partagés que l'on ne saurait voir les choses intelligibles par le corps, ni les corporelles par l'esprit, si cette opinion était vraie, assurément nous ne pourrions voir Dieu par les yeux d'un corps, même spirituel. Mais la saine raison et l'autorité des Prophètes se jouent de ce raisonnement. Qui, en effet, serait assez peu sensé pour dire que Dieu ne connaît pas les choses corporelles? et cependant il n'a point de corps pour les voir. Il y a plus : ce que nous avons rapporté d'Elisée ne montre-t-il pas clairement qu'on peut voir les choses corporelles par l'esprit, sans avoir besoin du corps? Quand Giezi prit les présents de Naaman, le fait se passa corporellement; et cependant le Prophète ne le vit pas avec les yeux du corps, mais par l'esprit. De plus, puisqu'il est constant que les corps se voient par l'esprit, pourquoi ne se peut-il pas faire que la vertu d'un corps spirituel soit telle qu'on voie même un esprit par ce corps? car Dieu est esprit. D'ailleurs, si chacun connaît par un sentiment intérieur, et non par les yeux du corps, la vie qui l'anime, il n'en est pas de même pour la vie de nos semblables:
nous la voyons par le corps, quoique ce soit une chose invisible. Comment discernons. nous les corps vivants de ceux qui ne le sont pas, sinon parce que nous voyons en même temps et les corps et la vie que nous ne saurions voir que par le corps? mais la vie sans le corps se dérobe aux yeux corporels.
C'est pourquoi il est possible et fort croyable que dans l'autre vie nous verrons de telle façon les corps du ciel nouveau et de la terre nouvelle que nous y découvrirons Dieu présent partout, non comme aujourd'hui, où ce qu'on peut voir de lui se voit, en quelque sorte, par les choses créées, comme dans un miroir et en énigme 1, et d'une façon partielles 2, et plus par la foi qu'autrement, mais comme nous voyons maintenant la vie des hommes qui se présentent à nos yeux. Nous ne croyons pas qu'ils vivent; nous le voyons. Alors donc, ou bien les yeux du corps seront tellement perfectionnés qu'on verra Dieu avec leur aide, comme on le voit par l'esprit, supposition difficile ou même impossible à justifier par aucun témoignage de l'Ecriture, on bien, ce qui est plus aisé à comprendre, Dieu nous
1. Rom. I, 20.- 2. I Cor. XIII,12.
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sera si connu et si sensible que nous le verrons par l'esprit au dedans de nous, dans les autres, dans lui-même, dans le ciel nouveau et dans la terre nouvelle, en un mot, dans tout être alors subsistant. Nous le verrons même par le corps dans tout corps, de quelque côté que nous jetions les yeux. Et nos pensées aussi deviendront visibles; car alors s'accomplira ce que dit l'Apôtre : « Ne jugez point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne, et qu'il porte la lumière dans les plus épaisses ténèbres, et qu'il découvre les pensées des coeurs; et chacun alors recevra de Dieu la louange qui lui est due 1 ».
CHAPITRE XXX.
DE L'ÉTERNELLE FÉLICITÉ DE LA CITÉ DE DIEU ET DU SABBAT ÉTERNEL.
Qu'elle sera heureuse cette vie où tout mal aura disparu, où aucun bien ne sera caché, où l'on n'aura qu'à chanter les louanges de Dieu, qui sera tout en tous ! car que faire autre chose en un séjour où ne se peuvent rencontrer ni la paresse, ni l'indigence? Le Psalmiste ne veut pas dire autre chose, quand il s'écrie : « Heureux ceux qui habitent votre maison, Seigneur ! ils vous loueront éternellement 2 ». Toutes les parties de notre corps, maintenant destinées à certains usages nécessaires à la vie, n'auront point d'autre emploi que de concourir aux louanges de Dieu. Toute cette harmonie du corps humain dont j'ai parlé et qui nous est maintenant cachée, se découvrant alors à nos yeux avec une infinité d'autres choses admirables, nous transportera d'une sainte ardeur pour louer hautement le grand Ouvrier. Je n'oserais déterminer quels seront les mouvements de ces corps spirituels; mais, à coup sûr, mouvement, altitude, expression, tout sera dans la convenance, en un lieu où rien que de convenable ne se peut rencontrer. Un autre point assuré, c'est que le corps sera incontinent où l'esprit voudra, et que l'esprit ne voudra rien qui soit contraire à la dignité du corps, ni à la sienne. Là régnera la véritable gloire, loin de l'erreur et de la flatterie. Là le véritable honneur, qui ne sera pas plus refusé à qui le mérite que déféré à qui ne le mérite pas, nul indigne n'y pouvant prétendre dans un séjour où le mérite seul donne accès. Là enfin la
1. I Cor. IV, 5. - 2. Ps. LXXXIII, 5.
véritable paix où l'on ne souffrira rien de contraire, ni de soi-même, ni des autres. Celui-là même qui est l'auteur de la vertu en sera la récompense, parce qu'il n'y a rien de meilleur que lui et qu'il a promis de se donner à tous. Que signifie ce qu'il a dit par le prophète : « Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple 1 », sinon : Je serai l'objet qui remplira tous leurs souhaits ; je serai tout ce que les hommes peuvent honnêtement désirer, vie, santé, nourriture, richesses, gloire, honneur, paix, en un mot tous les biens, afin que, comme dit l'Apôtre: « Dieu soit tout en tous 2 ». Celui-là sera la fin de nos désirs, qu'on verra sans fin, qu'on aimera sans dégoût, qu'on louera sans lassitude : occupation qui sera commune à tous, ainsi que la vie éternelle.
Au reste, il n'est pas possible de savoir quel sera le degré de gloire proportionné aux mérites de chacun. Il n'y a point de doute pourtant qu'il n'y ait en cela beaucoup de différence. Et c'est encore un des grands biens rie cette Cité, que l'on n'y portera point envie à ceux que l'on verra au-dessus de soi, comme maintenant les anges ne sont point envieux de la gloire des archanges. L'on souhaitera aussi peu de posséder ce qu'on n'a pas reçu, quoiqu'on soit parfaitement uni à celui qui a reçu, que le doigt souhaite d'être l'oeil, bien que l'oeil et le doigt entrent dans la structure du même corps. Chacun donc y possédera tellement son don, l'un plus grand, l'autre plus petit, qu'il aura en outre le don de n'en point désirer de plus grand que le sien.
Et il ne faut pas s'imaginer que les bienheureux n'auront point de libre arbitre, sous prétexte qu'ils ne pourront plus prendre plaisir au péché ; ils seront même d'autant plus libres qu'ils seront délivrés du plaisir de pécher pour prendre invariablement plaisir à ne pécher point. Le premier libre arbitre qui fut donné à l'homme, quand Dieu le créa droit, consistait à pouvoir ne pas céder au péché et aussi à pouvoir pécher. Mais ce libre arbitre supérieur, qu'il doit recevoir à la fin, sera d'autant plus puissant qu'il ne pourra plus pécher, privilége qu'il ne tiendra pas de lui. même, mais do la bonté de Dieu. Autre chose est d'être Dieu, autre chose est de participer de Dieu. Dieu, par nature, ne peut pécher; mais celui qui participe de Dieu reçoit
1. Lévit. XXVI, 12. - 2. I Cor. XV, 28. -
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seulement de lui la grâce de ne plus pouvoir pécher. Or, cet ordre devait être gardé dans le bienfait de Dieu, de donner premièrement à l'homme un libre arbitre par lequel il pût ne point pécher, et ensuite de lui en donner un par lequel il ne puisse plus pécher: le premier pour acquérir le mérite, le second pour recevoir la récompense. Or, l'homme ayant péché lorsqu'il l'a pu, c'est par une grâce plus abondante qu'il est délivré, afin d'arriver à cette liberté où il ne pourra plus pécher. De même que la première immortalité qu'Adam perdit en péchant consistait à pouvoir ne pas mourir, et que la dernière consistera à ne pouvoir plus mourir, ainsi la première liberté de la volonté consistait à pouvoir ne pas pécher, la dernière consistera à ne pouvoir plus pécher. De la sorte, l'homme ne pourra pas plus perdre sa vertu que sa félicité. Et il n'en sera pourtant pas moins libre : car dira-t-on que Dieu n'a point de libre arbitre, sous prétexte qu'il ne saurait pécher? Tous les membres de cette divine Cité auront donc une volonté parfaitement libre, exempte de tout mal, comblée de tout bien, jouissant des délices d'une joie immortelle, sans plus se souvenir de ses fautes ni de ses misères, et sans oublier néanmoins sa délivrance, pour n'être pas ingrate envers son libérateur.
L'âme se souviendra donc de ses maux passés, mais intellectuellement et sans les ressentir, comme un habile médecin qui connaît plusieurs maladies par son art, sans les avoir jamais éprouvées. De même qu'on peut connaître les maux de deux manières, par science ou par expérience, car un homme de bien connaît les vices autrement qu'un libertin, on peut aussi les oublier de deux matières. Celui qui les a appris par science ne les oublie pas de la même manière que celui qui les a soufferts ; car celui-là les oublie en abdiquant sa connaissance, et celui-ci en dépouillant sa misère. C'est de cette dernière façon que les saints ne se souviendront plus de leurs maux passés. Ils seront exempts de tous maux, sans qu'il leur en reste le moindre sentiment; et toutefois, par le moyen de la science qu'ils posséderont au plus haut degré, ils ne connaîtront pas seulement leur misère passée , mais aussi la misère éternelle des damnés. En effet, s'ils ne se souvenaient lias d'avoir été misérables, comment, selon le Psalmiste, chanteraient-ils éternellement les miséricordes de Dieu 1? or, nous savons que cette Cité n'aura pas de plus grande joie que de chanter ce cantique à la gloire du Sauveur qui nous a rachetés par son sang. Là cette parole sera accomplie: « Tenez-vous en repos, et reconnaissez que je suis Dieu 2 » Là sera vraiment le grand sabbat qui n'aura point de soir, celui qui est figuré dans la Genèse, quand il est dit : « Dieu se reposa de toutes ses oeuvres le septième jour, et il le bénit et le sanctifia, parce qu'il s'y reposa de tous les ouvrages qu'il avait entrepris 3 ». En effet, nous serons nous-mêmes le septième jour, quand nous serons remplis et comblés de la bénédiction et de la sanctification, de Dieu. Là nous nous reposerons, et nous reconnaîtrons que c'est lui qui est Dieu, qualité souveraine que nous avons voulu usurper, quand nous avons abandonné Dieu pour écouter cette parole du séducteur : « Vous serez comme des dieux 4 »; d'autant plus aveugles que nous aurions eu cette qualité en quelque sorte, par anticipation et par grâce, si nous lui étions demeurés fidèles au lieu de le quitter 5. Qu'avons-nous fait en le quittant, que mourir misérablement? Mais alors, rétablis par sa bonté et remplis d'une grâce plus abondante, nous nous reposerons éternellement et nous verrons que c'est lui qui est Dieu; car nous serons pleins de lui et il sera tout en tous. Nos bonnes oeuvres mêmes, quand nous les croyons plus à lui qu'à nous, nous sont imputées pour obtenir ce sabbat; au lieu que, si nous venons à nous les attribuer, elles deviennent des oeuvres serviles, puisqu'il est dit du sabbat : « Vous n'y ferez aucune oeuvre servile 6 » ; d'où cette parole qui est dans le prophète Ezéchiel : « Je leur ai donné mes sabbats comme un signe d'alliance entre eux et moi, afin qu'ils apprissent que je suis le Seigneur qui les sanctifie7 » . Nous saurons cela parfaitement, quand nous serons parfaitement en repos et que nous verrons parfaitement que c'est lui qui est Dieu.
Ce sabbat paraîtra encore plus clairement, si l'on compte les âges, selon l'Ecriture, comme autant de jours, puisqu'il se trouve justement le septième. Le premier âge, comme le premier jour, se compte depuis Adam
1. Ps. LXXXVIII, 2. - 2. Ps. XLV, 11. - 3. Gen. II, 2, 3. - 4. Ibid. III, 5. - 5. Ps. LXXXIX, 9. - 6. Deut. V, 14. - 7. Ezéch. XX, 12.
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jusqu'au déluge ; le second, depuis le déluge jusqu'à Abraham; et, bien que celui-ci ne comprenne pas une aussi longue durée que le premier, il comprend autant de générations, depuis Abraham jusqu'à Jésus-Christ. L'évangéliste Matthieu compte trois âges qui comprennent chacun quatre générations : un d'Abraham à David, l'autre de David à la captivité de Babylone, le troisième de cette captivité à la naissance temporelle de Jésus-Christ. Voilà donc déjà cinq âges. Le sixième s'écoule maintenant et ne doit être mesuré par aucun nombre certain de générations, à cause de cette parole du Sauveur : « Ce n'est pas à vous de connaître les temps dont mon Père s'est réservé la disposition 1 ». Après celui-ci, Dieu se reposera comme au septième jour, lorsqu'il nous fera reposer en lui, nous qui serons ce septième jour. Mais il serait trop
1. Act. 1, 7.
long de traiter ici de ces sept âges. Qu'il suffise de savoir que le septième sera notre sabbat, qui n'aura point de soir, mais qui finira par le jour dominical, huitième jour et jour éternel, consacré par la résurrection de Jésus-Christ et figurant le repos éternel, non-seulement de l'esprit, mais du corps. C'est là que nous nous reposerons et que nous verrons, que nous verrons et que nous aimerons, que nous aimerons et que nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin nous proposons-nous que d'arriver au royaume qui n'a point de fin?
Il me semble, en terminant ce grand ouvrage, qu'avec l'aide de Dieu je me suis acquitté de ma dette. Que ceux qui trouvent que j'en ai dit trop ou trop peu, me le pardonnent; et que ceux qui pensent que j'en ai dit assez en rendent grâces, non à moi, mais à Dieu avec moi. Ainsi soit-il ! Traduction par M. SAISSET.
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Stigmatisation de Saint-François d'Assise, par Giotto
CHAPITRE XIX.
TOUS LES DÉFAUTS CORPORELS, QUI, PENDANT CETTE VIE, SONT CONTRAIRES À LA BEAUTÉ DE L'HOMME, DISPARAÎTRONT A LA RÉSUMRECTION, LA SUBSTANCE NATURELLE DU CORPS TERRESTRE DEVANT SEULE SUBSISTER, MAIS AVEC D'AUTRES PROPORTIONS D'UNE JUSTESSE ACCOMPLIE.
Est-il besoin de répondre maintenant aux objections tirées des ongles et des cheveux? Si l'on a bien compris une fois qu'il ne périra rien de notre corps, afin qu'il n'ait rien de difforme, on comprendra aussi aisément que ce qui ferait une monstrueuse énormité sera distribué dans toute la masse du corps, et non pas accumulé à une place où la proportion des membres en serait altérée. Si, après avoir fait un vase d'argile, on le voulait défaire pour en recomposer un vase nouveau, il ne serait pas nécessaire que cette portion de terre qui formait l'anse ou le fond dans le premier vase, les formât aussi dans le second; il suffirait que toute l'argile y fût employée. Si donc les ongles et les cheveux, tant de fois coupés, ne peuvent revenir à leur place qu'en produisant une difformité, ils n'y reviendront pas. Cependant ils ne seront pas anéantis, parce qu'ils seront changés en la même chair à laquelle ils appartenaient, afin d'y occuper une place où ils ne troublent pas l'économie générale des parties. Je ne dissimule pas, au surplus, que cette parole du Seigneur: « Pas un cheveu de votre tête ne périra », ne paraisse s'appliquer plutôt au nombre des cheveux qu'à leur longueur. C'est dans ce sens qu'il a dit aussi : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés 1 ». Je ne crois donc pas que rien doive périr de notre corps de tout ce qui lui était naturel; je veux seulement montrer que tout ce qui en lui était défectueux, et servait à faire voir la misère de sa condition, sera rendu à sa substance transfigurée, le fond de l'être restant tout entier, tandis que la difformité seule périra. Si un artisan ordinaire, qui a mal fait une statue, peut la refondre si bien qu'il en conserve toutes les parties, sans y laisser néanmoins ce qu'elle avait de difforme, que ne faut-il pas attendre, je le demande, du suprême Artisan? Ne pourra-t-il ôter et retrancher aux corps des hommes toutes les difformités naturelles ou monstrueuses, qui sont une condition de cette vie
1. Luc, XII, 7.
misérable, mais qui ne peuvent convenir à la félicité future des saints, comme ces accroissements naturels sans doute, mais cependant disgracieux, de notre corps, sans rien enlever pour cela de sa substance?
Il ne faut point dès lors que ceux qui ont trop ou trop peu d'embonpoint appréhendent d'être au séjour céleste ce qu'ils ne voudraient pas être, même ici-bas. Toute la beauté du corps consiste, en effet, en une certaine proportion de ses parties, couvertes d'un coloris agréable. Or, quand cette proportion manque, ce qui choque la vue, c'est qu'il y a quelque chose qui fait défaut, ou quelque chose d'excessif. Ainsi donc, cette difformité qui résulte de la disproportion des parties du corps disparaîtra, lorsque le Créateur, par des moyens connus de lui, suppléera à ce qui manque ou ôtera le superflu. Et quant à la couleur des chairs, combien na sera-t-elle pas vive et éclatante en ce séjour où : « Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur père 1 ?» Il faut croire que Jésus-Christ déroba cet éclat aux yeux de ses disciples, quand il parut devant eux après sa résurrection; car ils n'auraient pu le soutenir, et cependant ils avaient besoin de regarder leur maître pour le reconnaître. C'est pour cette raison qu'il leur fit toucher ses cicatrices, qu'il but et mangea avec eux, non par nécessité, mais par puissance. Quand on ne voit pas un objet présent, tout en voyant d'autres objets également présents, comme il arriva aux disciples qui ne virent pas alors l'éclat du visage de Jésus-Christ, quoique présent, et qui pourtant voyaient d'autres choses, les Grecs appellent cet état aorasia mot que les Latins ont traduit dans la Genèse par caecitas, faute d'un autre équivalent. C'est l'aveuglement dont les Sodomites furent frappés, lorsqu'ils cherchaient la porte de Loth sans pouvoir la trouver. En effet, si c'eût été chez eux une véritable cécité, comme celle qui empêche de rien voir, ils n'auraient point cherché la porte pour entrer, mais des guides pour les ramener 2,
Or, je ne sais comment, l'affection que nous avons pour les bienheureux martyrs nous fait désirer de voir dans le ciel les cicatrices des plaies qu'ils ont reçues pour le nom de Jésus-Christ, et peut-être les verrons-nous. Ce ne sera pas une difformité dans leur corps, mais
1. Matt. XIII, 43.
2. Comp. saint Augustin, Quaest. in Gen., qu. 42.
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une marque d'honneur, qui donnera de l'éclat, non point à leur corps, mais à icuz gloire. Il ne faut pas croire toutefois que les membres qu'on leur aura coupés leur manqueront à la résurrection, eux à qui il a été dit: « Pas un cheveu de votre tête ne périra ». Mais, s'il est à propos qu'on voie, dans le siècle nouveau, ces marques glorieuses de leur martyre gravées jusque dans leur chair immortelle, on doit penser que les endroits où ils auront été blessés ou mutilés conserveront seulement une cicatrice, en sorte qu'ils ne laisseront pas de recouvrer les membres qu'ils avaient perdus. La foi nous assure, il est vrai, que dans l'autre vie aucun des défauts de notre corps ne paraîtra plus; mais ces marques de vertu ne peuvent être considérées comme des défauts 1 .
CHAPITRE XX.
AU JOUR DE LA RÉSURRECTION, LA SUBSTANCE DE NOTRE CORPS, DE QUELQUE MANIÈRE QU'ELLE AIT ÉTÉ DISSIPÉE, SERA RÉUNIE INTÉGRALEMENT.
Loin de nous la crainte que la toute-puissance du Créateur ne puisse rappeler, pour ressusciter les corps, toutes les parties qui ont été dévorées par les bêtes, ou consumées par le feu, ou changées en poussière, ou dissipées dans l'air ! Loin de nous la pensée que rien soit tellement caché dans le sein de la nature, qu'il puisse se dérober à la connaissance ou au pouvoir du Créateur ! Cicéron, dont l'autorité est si grande pour nos adversaires, voulant définir Dieu autant qu'il en est capable : « C'est, dit-il, un esprit libre et indépendant, dégagé de toute composition mortelle, qui connaît et meut toutes choses, et qui a lui-même un mouvement éternel 2», Cicéron s'inspire ici des plus grands philosophes 3. Hé bien ! pour parler selon leur sentiment, peut-il y avoir une chose qui reste inconnue à celui qui connaît tout, ou qui se dérobe pour jamais à celui qui meut tout? Ceci me conduit â répondre à cette question
1. Comp. saint Jean Chrysostome, Hom., I in SS. Machab., n. 1, et saint Ambroise, lib. 10, in Lucam.
2. Tuscul. Lib. I, cap. 27.
3. La définition de Cicéron peut, en effet, s'appliquer à merveille au dieu d'Anaxagore et de Platon, et même au dieu d'Aristote, pourvu qu'on entende par le mouvement éternel qu'elle attribue au Moteur suprême, non pas un mouvement sensible et matériel, mais l'invisible mouvement de la Pensée éternelle se repliant éternellement sur elle-même pour contempler sa propre essence.
qui paraît plus difficile que toutes les autres:
à qui, lors de la résurrection, appartiendra la chair d'un homme mort, devenue celle d'un homme vivant? Supposez, en effet, qu'un malheureux, pressé par la faim, mange de la chair d'un homme mort, et c'est là une extrémité que nous rencontrons quelquefois dans l'histoire et dont nos misérables temps 1 fournissent aussi plus d'un exemple, peut-on soutenir avec quelque raison que toute cette substance ait disparu par les sécrétions et qu'il ne s'en soit assimilé aucune partie à la chair de celui qui s'en est nourri, alors que l'embonpoint qu'il a recouvré montre assez quelles ruines il a réparées par ce triste secours? Mais j'ai déjà indiqué plus haut le moyen de résoudre cette difficulté; car toutes les chairs que la faim a consommées se sont évaporées dans l'air, et nous avons reconnu que la toute-puissance de Dieu en peut rappeler tout ce qui s'y est évanoui. Cette chair mangée sera donc rendue à celui en qui elle a d'abord commencé d'être une chair humaine, puisque l'autre ne l'a que d'emprunt, et c'est comme un argent prêté qu'il doit rendre. La sienne, que la faim avait amaigrie, lui sera rendue par celui qui peut rappeler à son gré tout ce qui a disparu; et alors même qu'elle serait tout à fait anéantie et qu'il n'en serait rien resté dans les plus secrets replis de la nature, le Dieu tout-puissant saurait bien y suppléer par quelque moyen. La Vérité ayant déclaré que « pas un cheveu de votre « tête ne périra u, il serait absurde de penser qu'un cheveu ne puisse se perdre, et que tant de chairs dévorées ou consumées par la faim pussent périr.
De toutes ces questions que nous avons traitées et examinées selon notre faible pouvoir, il résulte que les corps auront, à la ré. surrection, la même taille qu'ils avaient dans leur jeunesse, avec la beauté et la proportion de tous leurs membres. Il est assez vraisemblable que, pour garder cette proportion, Dieu distribuera dans toute la masse du corps ce qui, placé en un seul endroit, serait disgracieux, et qu'ainsi il pourra même ajouter quelque chose à notre stature. Que si l'on prétend que chacun ressuscitera dans la même stature qu'il avait à la mort, à la
1. Allusion à la famine qui désola Rome, quand elle fut assiégée en 409 par Alaric. Voyez les affreux détails rapportés par Sozomène ( Hist. eccles., lib. IX, cap. 8) et par saint Jérôme (Epist. XVI ad Principiam).
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bonne heure, pourvu qu'on bannisse toute difformité, toute faiblesse, toute pesanteur, toute corruption, et enfin tout autre défaut contraire à la beauté de ce royaume, où les enfants de la résurrection et de la promesse seront égaux aux anges de Dieu, sinon pour le corps et pour l'âge, au moins pour la félicité.
CHAPITRE XXI.
DU CORPS SPIRITUEL EN QUI SERA RENOUVELÉE ET TRANSFORMÉE LA CHAIR DES BIENHEUREUX.
Tout ce qui s'est perdu des corps vivants ou des cadavres après la mort sera dès lors rétabli avec ce qui est demeuré dans les tombeaux, et ressuscitera en un corps nouveau et spirituel, revêtu d'incorruptibilité et d'immortalité. Mais alors même que , par quelque fâcheux accident ou par la cruauté de mains ennemies, un corps humain serait entièrement réduit en poudre, et que, dissipé en air et en eau, il ne se trouverait pour ainsi dire nulle part, il ne pourra néanmoins être soustrait à la toute-puissance du Créateur, et pas un cheveu de sa tête ne périra. La chair devenue spirituelle sera donc soumise à l'esprit; mais ce sera une chair néanmoins, et non un esprit, tout comme quand l'esprit devenu charnel a été soumis à la chair, il reste un esprit, et non pas une chair. Nous avons donc de cela ici-bas une expérience qui est un effet de la peine du péché. En effet, ceux-là n'étaient pas charnels selon la chair, mais selon l'esprit, à qui l'Apôtre disait : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes qui sont encore charnelles 1 ». Et l'homme spirituel, en cette mortelle vie, ne laisse pas d'être encore charnel selon le corps, et de voir en ses membres une loi qui résiste à la loi de son esprit. Mais il sera spirituel, même selon le corps, lorsque la chair sera ressuscitée et que cette parole de saint Paul se trouvera accomplie : « Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel 2 », Or, quelles seront les perfections de ce corps spirituel ? Comme nous n'en avons pas encore l'expérience, j'aurais peur qu'il n'y eût de la témérité à en parler. Toutefois, puisqu'il y va de la gloire de Dieu de ne pas cacher la joie qu'allume en nous l'espérance, et que le Psalmiste, dans les plus violents transports d'un
1. I Cor, III, 1. - 2. Rom. VII, 23.
saint et ardent amour, s'écrie: «Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison 1 ! » tâchons, avec son aide, de conjecturer, par les grâces qu'il fait aux bons et aux méchants en cette vie de misère, combien doit être grande celle dont nous ne pouvons parler dignement, faute de l'avoir éprouvée. Je laisse à part ce temps où Dieu créa l'homme droit; je laisse à part la vie bienheureuse de ce couple fortuné dans les délices du paradis terrestre, puisqu'elle fut si courte que leurs enfants n'eurent pas le bonheur de la goûter. Je ne parle que de cette condition misérable que nous connaissons, en laquelle nous sommes, qui est exposée à une infinité de tentations, ou, pour mieux dire, qui n'est qu'une tentation continuelle, quelques progrès que nous fassions dans la vertu. Hé bien ! qui pourrait compter encore tous les témoignages que Dieu y donne aux hommes de sa bonté?
CHAPITRE XXII.
DES MISÈRES ET DES MAUX DE CETTE VIE, QUI SONT DES PEINES DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, ET DONT ON NE PEUT ÊTRE DÉLIVRÉ QUE PAR LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST.
Que toute la race des hommes ait été condamnée dans sa première origine, cette vie même, s'il faut l'appeler une vie, le témoigne assez par les maux innombrables et cruels dont elle est remplie. En effet, que veut dire cette profonde ignorance où naissent les enfants d'Adam, principe de toutes leurs erreurs, et dont ils ne peuvent s'affranchir sans le travail, la douleur et la crainte? Que signifient tant d'affections vaines et nuisibles d'où naissent les cuisants soucis, les inquiétudes, les tristesses , les craintes, les fausses joies , les querelles, les procès, les guerres, les trahisons, les colères, les inimitiés, les tromperies, la fraude, la flatterie, les larcins, les rapines, la perfidie, l'orgueil, l'ambition, l'envie, les homicides, les parricides, la cruauté, l'inhumanité, la méchanceté, la débauche, l'insolence, l'impudence, l'impudicité, les fornications, les adultères, les incestes, les péchés contre nature de l'un et de l'autre sexe, et tant d'autres impuretés qu'on n'oserait seulement nommer : sacriléges, hérésies, blasphèmes, parjures, oppression des innocents, calomnies, surprises, prévarications, faux
1. Ps. XXV,8.
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témoignages, jugements injustes , violences brigandages, et autres malheurs semblable que ne saurait embrasser la pensée, mais qu remplissent et assiégent la vie ? Il est vrai que ces crimes sont l'oeuvre des méchants ; mais ils ne laissent pas de venir tous de cette ignorance et de cet amour déréglé, comme d'une racine que tous les enfants d'Adam portent en eux en naissant. Qui en effet, ignore dans quelle ignorance manifeste chez les enfants, et dans combien de passions qui se développent au sortir même de l'enfance, l'homme vient au monde ! Certes, si on le laissait vivre à sa guise et faire ce qui lui plairait, il n'est pas un des crimes que j'ai nommés, sans parler de ceux que je n'ai pu nommer, où on ne le vît se précipiter.
Mais, par un conseil de la divine Providence, qui n'abandonne pas tout à fait ceux qu'elle a condamnés, et qui, malgré sa colère, n'arrête point le cours de ses miséricordes 1, la loi et l'instruction veillent contre ces ténèbres et ces convoitises dans lesquelles nous naissons. Bienfait inestimable, mais qui ne s'opère point sans peines et sans douleurs. Pourquoi, je vous le demande, toutes ces menaces que l'on fait aux enfants, pour les retenir dans le devoir? pourquoi ces maîtres, ces gouverneurs, ces férules, ces fouets, ces verges dont l'Ecriture dit qu'il faut souvent se servir envers un enfant qu'on aime, de peur qu'il ne devienne incorrigible et indomptable 2? pourquoi toutes ces peines, sinon pour vaincre l'ignorance et réprimer la convoitise, deux maux qui avec nous entrent dans le monde ? D'où vient que nous avons de la peine à nous souvenir d'une chose, et que nous l'oublions sans peine ; qu'il faut beaucoup de travail pour apprendre, et point du tout pour ne rien savoir ; qu'il en coûte tant d'être diligent, et si peu d'être paresseux? Cela ne dénote-t-il pas clairement à quoi la nature corrompue se porte par le poids de ses inclinations, et de quel secours elle a besoin pour s'en relever? La paresse, la négligence, la lâcheté, la fainéantise, sont des vices qui fuient le travail, tandis que le travail même, tout bienfaisant qu'il puisse être, est une peine.
Mais outre les peines de l'enfance, sans lesquelles rien ne peut s'apprendre de ce que
1. Ps. LXXVI, 10, - 2. Eccli. XXX, 12.
veulent les parents, qui veulent rarement quelque chose d'utile, où est la parole capable d'exprimer, où est la pensée capable de comprendre toutes celles où les hommes sont
sujets et qui sont inséparables de leur triste condition ? Quelle appréhension et quelle
douleur ne nous causent pas, et la mort des personnes qui nous sont chères, et la perte des biens, et les condamnations, et les supercheries des hommes, et les faux soupçons, et toutes les violences que l'on peut avoir à souffrir, comme les brigandages, les captivités, les fers, la prison, l'exil, les tortures, les mutilations, les infamies et les brutalités, et mille autres souffrances horribles qui nous accablent incessamment? A ces maux ajoutez une multitude d'accidents auxquels les hommes ne contribuent pas: le chaud, le froid, les orages, les inondations, les foudres, la grêle, les tremblements de terre, les chutes de maison, les venins des herbes, des eaux, de l'air ou des animaux, les morsures des bêtes, ou mortelles ou incommodes., la rage d'un chien, cet animal naturellement ami de l'homme, devenu alors plus à craindre que les lions et les dragons, et qui rend un homme qu'il a mordu plus redoutable aux siens que les bêtes les plus farouches. Que ne souffrent point ceux qui voyagent sur mer et sur terre? Qui peut se déplacer sans s'exposer à quelque accident imprévu ? Un homme qui se portait fort bien, revenant chez lui, tombe, se rompt la jambe et meurt 1. Le moyen d'être, en apparence, plus en sûreté qu'un homme assis dans sa chaise ! Héli tombe de la sienne et se tue 2. Quels accidents les laboureurs, ou plutôt tous les hommes, ne craignent-ils pas pour les biens de la campagne, tarit du côté du ciel et de la terre que du côté des animaux? Ils ne sont assurés de la moisson que quand elle est dans la grange, et toutefois nous en savons qui l'ont perdue, même quand elle y était, par des tempêtes et des inondations. Qui se peut assurer sur son innocence d'être à couvert des insultes des démons, puisqu'on les voit quelquefois tourmenter d'une façon si cruelle les enfants nouvellement baptisés, que Dieu, qui le permet ainsi, nous apprend bien par là à déplorer la misère de cette vie et à désirer la félicité de l'autre? Que dirai-je des maladies, qui sont
1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. VII, cap. 54.
2. I Rois, IV, 18.
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en si grand nombre que même les livres des médecins ne les contiennent pas toutes? la plupart des remèdes qu'on emploie pour les guérir sont autant d'instruments de torture, si bien qu'un homme ne peut se délivrer d'une douleur que par une autre. La soif n'ai-elle pas contraint quelques malheureux à boire de l'urine? la faim n'a-t-elle pas porté des hommes, non-seulement à se nourrir de cadavres humains qu'ils avaient rencontrés, mais à tuer leurs semblables pour les dévorer? N'a-t-on pas vu des mères, poussées par une faim exécrable, plonger le couteau dans le sein de leurs enfants? Le sommeil même, qu'on appelle proprement repos 1, combien est-il souvent inquiet, accompagné de songes terribles et affreux, qui effraient l'âme et dont les images sont si vives qu'on ne les saurait distinguer des réalités de la veille? En certaines maladies, ces visions fantastiques tourmentent même ceux qui veillent , sans parler des illusions dont les démons abusent les hommes en bonne santé, afin de troubler du moins les sens de leurs victimes, s'ils ne peuvent réussir à les attirer à leur parti.
Il n'y a que la grâce du Sauveur Jésus-Christ, notre Seigneur et notre Dieu, qui nous puisse délivrer de l'enfer de cette misérable vie. C'est ce que son nom même signifie:
car Jésus veut dire Sauveur. Et nous lui devons demander surtout qu'après la vie actuelle, il nous délivre d'une autre encore plus misérable, qui n'est pas tant une vie qu'une mort. Ici-bas, bien que nous trouvions de grands soulagements à nos maux dans les choses saintes et dans l'intercession des saints, ceux qui demandent ces grâces ne les obtiennent pas toujours; et la: Providence le veut ainsi, de peur qu'un motif temporel ne nous porte à suivre une religion qu'il faut plutôt embrasser en vue de l'autre vie, où il aura plus de mal. C'est pour cela que la grâce aide les bons au milieu des maux, afin qu'ils les supportent d'autant plus constamment qu'ils ont plus de foi. Les doctes du siècle prétendent que la philosophie y fait aussi quelque chose , cette philosophie que les dieux, selon Cicéron, ont accordée dans sa
1. Repos, en latin quies, ce qui donne occasion à saint Augustin d'établir entre la quiétude naturelle du sommeil et son inquiétude trop fréquente une antithèse difficile à traduire en français.
pureté à un petit nombre d'hommes 1. « Ils n'ont jamais fait, dit-il, et ne peuvent faire un plus grand présent aux hommes 2 . »
Cela prouve que ceux mêmes que nous combattons ont été obligés de reconnaître en quelque façon que la grâce de Dieu est nécessaire pour acquérir la véritable philosophie. Et si la véritable philosophie, qui est l'unique secours contre les misères de la condition mortelle, a été donnée à un si petit nombre d'hommes, voilà encore une preuve que ces misères sont des peines auxquelles les hommes ont été condamnés. Or, comme nos philosophes tombent d'accord que le ciel ne nous a pas fait de don plus précieux, il faut croire aussi qu'il n'a pu venir que du vrai Dieu, de ce Dieu qui est reconnu comme le plus grand de tous par ceux-là mêmes qui en adorent plusieurs.
CHAPITRE XXIII.
DES MISÈRES DE CETTE VIE QUI SONT PROPRES AUX BONS INDÉPENDAMMENT DE CELLES QUI LEUR SONT COMMUNES AVEC LES MÉCHANTS.
Outre les maux de cette vie qui sont communs aux bons et aux méchants, les bons ont des traverses particulières à essuyer dans la guerre continuelle qu'ils font à leurs passions. Les révoltes de la chair contre l'esprit sont tantôt plus fortes, tantôt moindres, mais elles ne cessent jamais; de sorte que, ne faisant jamais ce que nous voudrions 3, il ne nous reste qu'à lutter contre toute concupiscence mauvaise, autant que Dieu nous en donne le pouvoir, et à veiller continuellement sur nous-mêmes, de crainte qu'une fausse apparence ne nous trompe, qu'un discours artificieux ne nous surprenne, que quelque erreur ne s'empare de notre esprit, que nous ne prenions un bien pour un mal, ou un mal pour un bien, que la crainte ne nous détourne
1. Où est ce mot, de Cicéron? je n'ai pu le découvrir; mais il y a dans le De finibus (livre V, cap. 21) une pensée analogue.
2. Cicéron s'exprime ainsi dans les Académiques (livre I, ch. 2), répétant une pensée de Platon qui se trouve dans le Timée (pag. 47 A, B). Voici le passage : « La vue est pour nous, à mon sentiment, la cause du plus grand bien; car personne n'aurait pu discourir, comme nous le faisons, sur l'univers, sans avoir contemplé les astres, le soleil et le ciel. C'est l'observation du jour et de la nuit, ce sont les révolutions des mois et des années, qui ont produit le nombre, fourni la notion du temps, et rendu possible l'étude de l'univers. Ainsi, nous devons à la vue la philosophie elle-même, le plus noble présent que le genre humain ait jamais reçu et puisse
jamais recevoir de la munificence des dieux (trad. de M. Cousin, tome XII, p. 148) ».
3. Galat. V, 17.
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de faire ce qu'il faut, que la passion ne nous porte à faire ce qu'il ne faut pas, que le soleil ne se couche sur notre colère 1, que la peine ne nous entraîne à rendre le mal pour le mal, qu'une tristesse excessive ou déraisonnable ne nous accable, que nous ne soyons ingrats pour un bienfait reçu, que les médisances ne nous troublent, que nous ne portions des jugements téméraires, que nous ne soyons accablés de ceux que l'on porte contre nous, que le péché ne règne en notre corps mortel en secondant nos désirs, que nous ne fassions de nos membres des instruments d'iniquité pour le péché 2, que notre oeil ne suive ses appétits déréglés, qu'un désir de vengeance ne nous entraîne, que nous n'arrêtions nos regards ni nos pensées sur des objets illégitimes, que nous ne prenions du plaisir à entendre quelque parole outrageuse ou déshonnête, que nous ne fassions ce qui n'est pas permis, quoique nous en soyons tentés, que, dans cette guerre pénible et pleine de dangers, nous ne nous promettions la victoire par nos propres forces, ou que nous cédions à l'orgueil de nous l'attribuer au lieu d'en faire honneur à celui dont l'Apôtre dit: « Grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ 3 »; et ailleurs: « Nous demeurons victorieux au milieu de tous ces maux par la grâce de celui qui nous a aimés 4 ». Sachons pourtant que, quelque résistance que nous opposions aux vices et quelque avantage que nous remportions sur eux, tant que nous sommes dans ce corps mortel, nous ne pouvons manquer de dire à Dieu : « Remettez-nous nos dettes 5 »Mais dans ce royaume où nous demeurerons éternellement, revêtus de corps immortels, nous n'aurons plus de guerre ni de dettes, comme nous n'en aurions jamais eu, si notre nature était demeurée dans sa première pureté . Ainsi cette guerre même, où nous sommes si exposés et dont nous désirons être délivrés par une dernière victoire, fait partie des maux de cette vie, qui, ainsi que nous venons de l'établir par le dénombrement de tant de misères, a été condamnée par un arrêt divin.
1. Ephés. IV, 26. - 2. Rom. IX, 12, 13. - 3. I Cor. XV, 57.- 4. Rom. VIII, 37 - 5. Matt. VI, 12
CHAPITRE XXIV.
DES BIENS DONT LE CRÉATEUR A REMPLI CETTE VIE, TOUTE EXPOSÉE QU'ELLE SOIT A LA DAMNATION.
Cependant, il faut louer la justice de Dieu dans ces misères mêmes qui affligent le genre humain; car de quelle multitude de biens sa bonté n'a-t-elle pas aussi rempli cette vie ! D'abord, il n'a pas voulu arrêter, même après le péché, l'effet de cette bénédiction qu'il a répandue sur les hommes, en leur disant: « Croissez et multipliez et remplissez la terre1», La fécondité est demeurée dans une race justement condamnée; et bien que le péché nous ait imposé la nécessité de mourir, il n'a pas pu nous ôter cette vertu admirable des semences, ou plutôt cette vertu encore plus admirable qui les produit, et qui est profondément enracinée et comme entée dans la substance du corps. Mais dans ce fleuve ou ce torrent qui emporte les générations humaines, le mal et le bien se mêlent toujours: le mal que nous devons à notre premier père, le bien que nous devons à la bonté du Créateur. Dans le mal originel, il y a deux choses : le péché et le supplice; et il y en a deux autres dans le bien originel : la propagation et la conformation. J'ai déjà parlé suffisamment de ce double mal, je veux dire du péché, qui vient de notre audace, et du supplice, qui est l'effet du jugement de Dieu, J'ai dessein maintenant de parler des biens que Dieu a communiqués ou communique encore à notre nature, toute corrompue et condamnée qu'elle est. En la condamnant, il ne lui a pas ôté tout ce qu'il lui avait donné : autrement, elle ne serait plus du tout; et, en l'assujétissant au démon pour la punir, il ne s'est pas privé du pouvoir qu'il avait sur elle, puisqu'il a toujours conservé son empire sur le démon lui. même, qui d'ailleurs ne subsisterait pas un instant sans celui qui est l'être souverain et le principe de tous les êtres.
De ces deux biens qui se répandent du sein de sa bonté, comme d'une source féconde, sur la nature humaine, même corrompue et condamnée, le premier, la propagation, fut le premier don que Dieu accorda à l'homme en le bénissant, lorsqu'il fit les premiers ouvrages du monde, dont il se reposa le septième jour. Pour la conformation, il la lui donne sans
1. Gen. I, 28.
(538)
cesse par son action continuellement créatrice 1. S'il venait à retirer à soi sa puissance efficace, ses créatures ne pourraient aller au delà, ni accomplir la durée assignée à leurs mouvements mesurés, ni même conserver l'être qu'elles ont reçu. Dieu a donc créé l'homme de telle façon qu'il lui a donné le pouvoir de se reproduire, sans néanmoins l'y obliger; et s'il a ôté ce pouvoir à quelques-uns, en les rendant stériles, il ne l'a pas ôté au genre humain. Toutefois, bien que cette faculté soit restée à l'homme, malgré son péché, elle n'est pas telle qu'elle aurait été, s'il n'avait jamais péché. Car depuis que l'homme est déchu par sa désobéissance de cet état de gloire où il avait été créé, il est devenu semblable aux bêtes 2 et engendre comme elles, gardant toujours en lui cependant cette étincelle de raison qui fait qu'il est encore créé à l'image de Dieu. Mais si la conformation ne se joignait pas à la propagation, celle-ci demeurerait oisive et ne pourrait accomplir son ouvrage. Dieu en effet avait-il besoin pour peupler la terre que l'homme et la femme eussent commerce ensemble? il lui suffisait de créer plusieurs hommes comme il avait créé le premier. Et maintenant même, le mâle et la femelle pourraient s'accoupler, et n'engendreraient rien, sans l'action créatrice de Dieu. De même que l'Apôtre a dit de l'institution spirituelle qui forme l'homme à la piété et à la justice : « Ce n'est ni celui qui plante, ni celui qui arrose, qui est quelque chose, mais Dieu, qui donne l'accroissement 3 »; ainsi l'on peut dire que ce n'est point l'homme, dans l'union conjugale, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne l'être; que ce n'est point la mère, bien qu'elle porte son fruit - dans son sein et le nourrisse, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne l'accroissement. Lui seul, par l'action qu'il exerce maintenant encore, fait que les semences se développent, et sortent de ces plis secrets et invisibles qui les tenaient cachées, pour exposer à nos yeux les beautés visibles que nous admirons. Lui seul, liant ensemble par des noeuds admirables la nature spirituelle et la nature corporelle, l'une pour commander, l'autre pour obéir, compose l'être animé, ouvrage si grand et si merveilleux, que non-seulement l'homme, qui est un animal raisonnable, et par conséquent plus noble
1. Jean, VI, 17. - 2. Ps. XLVIII, 13. - 3. I Cor. III, 7.
et plus excellent que tous les animaux de la terre, mais la moindre petite mouche ne peut être attentivement considérée sans étonner l'intelligence et faire louer le Créateur.
C'est donc lui qui a donné à l'âme humaine cet entendement où la raison et l'intelligence sont comme assoupies dans les enfants, pour se réveiller et s'exercer avec l'âge, afin qu'ils soient capables de connaître la vérité et d'aimer le bien, et qu'ils acquièrent ces vertus de prudence, de force, de tempérance et de justice nécessaires pour combattre les erreurs et les autres vices, et pour les vaincre par le seul désir du Bien immuable et souverain. Que si cette capacité n'a pas toujours son effet dans la créature raisonnable, qui peut néanmoins exprimer ou seulement concevoir la grandeur du bien renfermé dans ce merveilleux ouvrage du Tout-Puissant? Outre l'art de bien vivre et d'arriver à la félicité immortelle, art sublime qui s'appelle la vertu, et que la seule grâce de Dieu en Jésus-Christ donne aux enfants de la promesse et du royaume, l'esprit humain n'a-t-il pas inventé une infinité d'arts qui font bien voir qu'un entendement si actif, si fort et si étendu, même cules choses superflues ou nuisibles, doit avoir un grand fonds de bien dans sa nature, pour avoir pu y trouver tout cela? Jusqu'où n'est pas allée l'industrie des hommes dans l'art de former des tissus, d'élever des bâtiments, dans l'agriculture et la navigation? Que d'imagination -et de perfection dans ces vases de toutes formes, dans cette multitude de tableaux et de statues! Quelles merveilles ne se font pas sur la scène, qui semblent incroyables à qui n'en a pas été témoin! Que de ressources et de ruses pour prendre, tuer ou dompter les bêtes farouches! Combien de sortes de poisons, d'armes, de machines, les hommes n'ont-ils pas inventées contre les hommes mêmes! combien de secours et de remèdes pour conserver la santé! combien d'assaisonnements et de mets pour le plaisir de la bouche et pour réveiller l'appétit! Quelle diversité de signes pour exprimer et faire agréer ses pensées, et au premier rang, la parole et l'écriture ! quelle richesse d'ornements dans l'éloquence et la poésie pour réjouir l'esprit et pour charmer l'oreille, sans parler de tant d'instruments de musique, de tant d'airs et de chants ! Quelle connaissance admirable des mesures et des nombres ! quelle sagacité (539) d'esprit dans la découverte des harmonies et des révolutions des globes célestes ! Enfin, qui pourrait dire toutes les connaissances dont l'esprit humain s'est enrichi touchant les choses naturelles, surtout si on voulait insister sur chacune en particulier, au lieu de les rapporter en général ? Pour défendre même des erreurs et des faussetés, combien les philosophes et les hérétiques n'ont-ils pas fait paraître d'esprit? car nous ne parlons maintenant que de la nature de l'entendement qui sert d'ornement à cette vie mortelle, et non de la foi et de la vérité par lesquelles on acquiert la vie immortelle. Certes une nature excellente, ayant pour auteur un Dieu également juste et puissant, qui gouverne lui-même tous ses ouvrages, ne serait jamais tombée dans ces misères, et de ces misères n'irait point (les seuls justes exceptés) dans tous les tourments éternels, si elle n'avait été corrompue originairement dans le premier homme, d'où sont sortis tous les autres, par quelque grand et énorme péché.
Si nous considérons notre corps même, bien qu'il meure comme celui des bêtes, qui l'ont souvent plus robuste que nous, quelle bonté et quelle providence de Dieu y éclatent de toutes parts? Les organes des sens et les autres membres n'y sont-ils pas tellement dis-pesés, sa forme et sa stature si bien ordonnées, qu'il paraît clairement avoir été fait pour le service et le ministère d'une âme raisonnable? L'homme n'a pas été créé courbé vers la terre, comme les animaux sans raison; mais sa stature droite et élevée l'avertit de porter ses pensées et ses désirs vers le ciel 1. D'ailleurs cette merveilleuse vitesse donnée à la langue et à la main pour parler et pour écrire, et pour exécuter tant de choses, ne montre-t-elle pas combien est excellente l'âme qui a reçu un corps si bien fait pour serviteur ? que dis-je ? et quand bien même le corps n'aurait pas besoin d'agir, les proportions en sont observées avec tant d'art et de justesse, qu'il serait difficile de décider si, dans sa structure, Dieu
1. On se souvient du vers célèbre d'Ovide et de ce beau passage de Platon dans le Timée : « Quant à celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous ( le nous la raison), voici ce qu'il en faut penser : c'est que Dieu, l'a donnée chacun de nous comme un génie ; nous disons qu'elle habite le lieu le plus élevé de notre corps, parce que nous pensons avec raison qu'elle novas élève de la terre vers le ciel, notre patrie, car nous sommes une plante du ciel et non de la terre. Dieu, en élevant notre tête, et ce qui est pour nous comme la racine de notre être, vers le lieu où l'âme a été primitivement engendrée, dirige ainsi tout le corps (trad. de M. Cousin, tome XII, p. 239) ».
a eu plus d'égard à l'utilité qu'à la beauté. Au moins n'y voyons-nous rien d'utile qui ne soit beau tout à la fois : ce qui nous serait plus, évident encore, si nous connaissions les rapports et les proportions que toutes les parties ont entre elles, et dont nous pouvons découvrir quelque chose par ce que nous voyons au dehors. Quant à ce qui est caché, comme l'enlacement des veines, des nerfs, des muscles, des fibres, personne ne le saurait connaître. En effet, bien que les anatomistes aient disséqué des cadavres, et quelquefois même se soient cruellement exercés sur des hommes vivants 1 pour fouiller dans les parties les plus secrètes du corps humain, et apprendre ainsi à les guérir, toutefois, comment aucun d'entre eux aurait-il trouvé cette proportion admirable dont nous parlons, et que les Grecs appellent harmonie, puisqu'ils ne l'ont pas seulement osé chercher? Si nous pouvions la connaître dans les entrailles, qui n'ont aucune beauté apparente, nous y trouverions quelque chose de plus beau et qui satisferait plus notre esprit que tout ce qui flatte le plus agréablement nos yeux dans la figure extérieure du corps. Or, il y a certaines parties dans le corps qui ne sont que pour l'ornement et non pas pour l'usage, comme les mamelles de l'homme, et la barbe, qui n'est pas destinée à le défendre, puisque autrement les femmes, qui sont plus faibles, devraient en avoir. Si donc il n'y a aucun membre, de tous ceux qui paraissent, qui n'orne le corps autant qu'il le sert, et s'il y en a même qui ne sont que pour l'ornement et je pense que l'on comprend aisément que, dans la structure du corps, Dieu a eu plus d'égard à la beauté qu'à la nécessité. En effet, le temps de la nécessité passera, et il en viendra un autre, où nous ne jouirons que de la beauté de nos semblables, sans aucune concupiscence: digne sujet de louanges envers le Créateur, à qui il est dit dans le psaume : « Vous vous êtes revêtu de gloire et de splendeur 2 !»
Que dire de tant d'autres choses également belles et utiles qui remplissent l'univers et dont la bonté de Dieu a donné l'usage et le spectacle à l'homme, tout condamné qu'il soit à tant de peines et à tant de misères? Parlerai-je de ce vif éclat de la lumière, de la magnificence
1. Celse fait honneur aux célèbres médecins Hérophile et Erasistrate d'avoir pratiqué des vivisections sur des criminels condamnés à mort (De Medic, paef., page 11 de l'édition de Paris, 1823 ).
2. Ps. CIII, 1.
(540)
du soleil, de la lune et des étoiles, de ces sombres beautés des forêts, des couleurs et des parfums des fleurs, de cette multitude d'oiseaux si différents de chant et de plumage, de cette diversité infinie d'animaux dont les plus petits sont les plus admirables ? car les ouvrages d'une fourmi et d'une abeille nous étonnent plus que le corps gigantesque d'une baleine. Parlerai-je de la mer, qui fournit toute seule un si grand spectacle à nos yeux, et des diverses couleurs dont elle se couvre comme d'autant d'habits différents, tantôt verte, tantôt bleue, tantôt pourprée ? Combien même y a-t-il de plaisir à la voir en courroux, pourvu que l'on se sente à l'abri de ses flots? Que dire de cette multitude de mets différents qu'on a trouvés pour apaiser la faim, de ces divers assaisonnements que nous offre la libéralité de la nature contre le dégoût, sans recourir à l'art des cuisiniers, de cette infinité de remèdes qui servent à conserver ou à rétablir la santé, de cette agréable vicissitude des jours et des nuits, de ces doux zéphyrs qui tempèrent les chaleurs de l'été, et de mille sortes de vêtements que nous fournissent les arbres et les animaux ? Qui peut tout décrire? et si je voulais même étendre çe peu que je me borne à indiquer, combien de temps ne me faudrait-il pas? car il n'y a pas une de ces merveilles qui n'en comprenne plusieurs. Et ce ne sont là pourtant que les consolations de misérables condamnés et non les récompenses des bienheureux; quelles seront donc ces récompenses? qu'est-ce que Dieu donnera à ceux qu'il prédestine à la vie, s'il donne tant ici-bas à ceux qu'il a prédestinés à la mort? de quels biens ne comblera-t-il point en la vie bienheureuse ceux pour qui il a voulu que son Fils unique souffrît tant de maux et la mort même en cette vie mortelle et misérable? Aussi l'Apôtre, parlant de ceux qui sont prédestinés au royaume céleste « Que ne nous donnera-t-il point, dit-il, après « n'avoir pas épargné son propre Fils, et l'avoir « livré à la mort pour nous tous 1 ? » Quand cette promesse sera accomplie, quels biens n'avons-nous pas à espérer dans ce royaume, ayant déjà reçu pour gage la mort d'un Dieu? En quel état sera l'homme lorsqu'il n'aura plus de passions à combattre et qu'il sera dans une paix parfaite avec lui-même? Ne connaîtra-t-il pas certainement toutes choses sans
1. Rom. VIII, 32.
peine et sans erreur, lorsqu'il puisera la sagesse de Dieu à sa source même? Que sera son corps, lorsque, parfaitement soumis à l'esprit dont il tirera une vie abondante, il n'aura plus besoin d'aliments ? il ne sera plus animal, mais spirituel, gardant, il est vrai, la substance de la chair, mais exempt désormais de toute corruption charnelle.
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CHAPITRE VIII (suite)
Il y avait là un homme fort âgé, nommé Martial, le plus considérable de la ville, qui avait une grande aversion pour la religion chrétienne. Sa fille était chrétienne et son
1. Sur Calame, voyez plus haut, livre xtv, eh. 24.
2. Possidius, évêque de Calame, disciple et ami de saint Augustin dont il a écrit la vie.
gendre avait été baptisé la même année. Ceux-ci le voyant malade, le conjurèrent en pleurant de se faire chrétien; mais il refusa, et les chassa avec colère d'auprès de lui. Son gendre trouva à propos d'aller au tombeau de saint Etienne, pour demander à Dieu la conversion de son beau-père. Il pria avec beaucoup de ferveur, et, prenant quelques fleurs de l'autel, les mit sur la tête du malade, comme il était déjà nuit., Le vieillard s'endormit; mais il n'était pas jour encore qu'il cria qu'on allât chercher l'évêque qui se trouvait alors avec moi à Hippone. A son défaut, il fit venir des prêtres, à qui il dit qu'il était chrétien, et qui le baptisèrent, au grand étonnement de fout le monde. Tant qu'il vécut, il eut toujours ces mots à la bouche: «Seigneur Jésus, recevez mon esprit » ; sans savoir que ces paroles, les dernières qu'il prononça, avaient été aussi les dernières paroles de saint Etienne, quand il fut lapidé par les Juifs.
Deux goutteux, l'un citoyen et l'autre étranger, furent aussi guéris par le même saint:
le premier fut guéri instantanément ; le second eut une révélation de ce qu'il devait faire, quand la douleur se ferait sentir; il le fit et fut soulagé.
Audurus est une terre où il y a une église, et dans cette église une chapelle dédiée à saint Etienne. Il arriva par hasard que, pendant qu'un petit enfant jouait dans la cour, des boeufs qui traînaient un chariot, sortant de leur chemin, firent passer la roue sur lui et le tuèrent. Sa mère l'emporte et le place près du lieu consacré au saint ; or, non-seulement il recouvra la vie, mais il ne parut pas même qu'il eût été blessé.
Une religieuse qui demeurait à Caspalium, terre située dans les environs , étant fort malade et abandonnée des médecins, on porta sa robe à la même chapelle ; mais la religieuse mourut avant qu'on eût eu le temps de la rapporter. Cependant ses parents en couvrirent -son corps inanimé, et aussitôt elle ressuscita et fut guérie.
A Hippone, un nommé Bassus, de Syrie, priait devant les reliques du saint martyr pour sa fille, dangereusement malade ; il avait apporté avec lui la robe de son enfant. Tout à coup ses gens accoururent pour lui annoncer qu'elle était morte. Mais quelques-uns de ses amis, qu'ils rencontrèrent en chemin, les empêchèrent de lui annoncer cette nouvelle, (523) de peur qu'il ne pleurât devant tout le monde. De retour chez lui, et quand la maison retentissait déjà des plaintes de ses domestiques, il jeta sur sa fille la robe qu'il apportait de l'église, et elle revint incontinent à la vie.
Le fils d'un certain Irénéus, collecteur des impôts, était mort dans la même ville. Pendant que l'on se préparait à faire ses funérailles, un des amis du père lui conseilla de faire frotter le corps de son fils de l'huile du même martyr. On le fit, et l'enfant ressuscita.
L'ancien tribun Eleusinus, qui avait mis son fils, mort de maladie, sur le tombeau du môme martyr, voisin du faubourg où il demeurait, le remporta vivant, après avoir prié et versé des larmes pour lui.
Je pourrais encore rapporter un grand nombre d'autres miracles que je connais; mais comment faire? il faut bien, comme je l'ai promis, arriver à la fin de cet ouvrage. Je ne doute point que plusieurs des nôtres qui me liront ne soient fâchés que j'en aie omis beaucoup qu'ils connaissent aussi bien que moi; mais je les prie de m'excuser, et de considérer combien il serait long de faire ce que je suis obligé de négliger. Si je voulais rapporter seulement toutes les guérisons qui ont été opérées à Calame et à Hippone par le glorieux martyr saint Etienne, elles contiendraient plusieurs volumes ; encore ne seraient-ce que celles dont on a écrit les relations pour les lire au peuple. Aussi bien, c'est par mes ordres que ces relations ont été dressées, quand j'ai vu se faire de notre temps plusieurs miracles semblables à ceux d'autrefois et dont il fallait ne pas laisser perdre la mémoire. Or, il n'y a pas encore deux ans que les reliques de ce martyr sont à Hippone 1 ; et bien qu'on n'ait pas donné de relation de tous les miracles qui s'y sont faits, il s'en trouve déjà près de soixante-dix au moment où j'écris ceci. Mais à Calame, où les reliques de ce saint martyr sont depuis plus longtemps et où l'on a plus de soin d'écrire ces relations, le nombre en -monte bien plus haut.
Nous savons encore que plusieurs miracles sont arrivés à Uzales, colonie voisine d'Utique, grâce aux reliques du même martyr, que l'évêque Evodius 2 y avait apportées, bien avant qu'il y en eût à Hippone; mais on n'a pas
1. Ce passage a donné le moyeu de fixer la composition du dernier livre de la Cité de Dieu vers l'an 426.
2. Evodius, évêque d'Uzales, disciple et ami de saint Augustin. Voyez les Confessions et les Lettres.
coutume en ce pays d'en écrire dès relations, ou du moins cela ne se pratiquait pas autrefois. Peut-être le fait-on maintenant. Comme nous y étions, il n'y a pas longtemps, une dame de haute condition, nommée Pétronia, ayant été guérie miraculeusement d'une langueur qui avait épuisé tous les remèdes des médecins, nous l'exhortâmes, avec l'agrément de l'évêque, à en faire une relation qui pût être lue au peuple. Elle nous l'accorda fort obligeamment et y inséra une circonstance que je ne puis négliger ici, quoique pressé de passer à ce qui me reste à dire. Elle dit qu'un juif lui persuada de porter sur elle à nu une ceinture de cheveux où serait une bague dont le chaton avait été fait d'une pierre trouvée dans les reins d'un boeuf. Cette dame, portant cette ceinture sur elle, venait à l'église du saint martyr. Mais un jour partie de Carthage, comme elle s'était arrêtée dans une de ses terres sur les bords du fleuve Bagrada et qu'elle se levait pour continuer son chemin, elle fut tout étonnée de voir son anneau à ses pieds. Elle tâta sa ceinture pour voir si elle ne s'était pas détachée, et la trouvant bien liée, elle crut que l'anneau s'était rompu. Mais elle l'examina, le trouva parfaitement entier, et prit ce prodige pour une assurance de sa guérison. Elle délia donc sa ceinture et la jeta avec l'anneau dans le fleuve.
Ils ne croiront pas ce miracle ceux qui ne croient pas que le Seigneur Jésus-Christ soit sorti du sein de sa mère sans altérer sa virginité, et qu'il soit entré, toutes portes fermées, dans le lieu où étaient réunis ses disciples. Mais qu'ils s'informent au moins du fait que je viens de citer, et s'ils le trouvent vrai, qu'ils croient aussi le reste. C'est une dame illustre, de grande naissance, et mariée en haut lieu; elle demeure à Carthage. La ville est grande, et la personne connue. Il est donc impossible que ceux qui s'enquerront de ce miracle n'apprennent pas ce qui en est. Tout au moins le martyr même, par les prières duquel elle a été guérie, a cru au fils d'une vierge, à celui qui est entré, les portes fermées, dans le lieu où étaient réunis ses disciples; en un mot, et tout ce que nous disons présentement n'est que pour en venir là, il a cru en celui qui est monté au ciel avec le même corps dans lequel il est ressuscité; et si tant de merveilles s'opèrent par l'intercession du saint martyr, c'est qu'il a donné sa (524) vie pour maintenir sa foi. Il s'accomplit donc encore aujourd'hui beaucoup de miracles; le même Dieu qui a fait les prodiges que nous lisons fait encore ceux-ci par les personnes qu'il lui plaît de choisir, et comme il lui plaît. Mais ces derniers ne sont pas aussi connus, parce qu'une fréquente lecture ne les imprime pas dans la mémoire aussi fortement que les autres. Aux lieux mêmes où l'on prend soin d'en écrire des relations, ceux qui sont présents, lorsqu'on les lit, ne les entendent qu'une fois, et il y a beaucoup d'absents. Les personnes mêmes qui les ont entendu lire ne les retiennent pas, et à peine s'en trouve-t-il une seule de celles-là qui les rapporte aux autres.
Voici un miracle qui est arrivé parmi nous et qui n'est pas plus grand que ceux dont j'ai fait mention ; mais il est si éclatant que je ne crois pas qu'il y ait à Hippone une personne qui ne l'ait vu, ou qui n'en ait ouï parler, et qui jamais puisse l'oublier : dix enfants, dont sept fils et trois filles, natifs de Césarée on Cappadoce, et d'assez bonne condition, ayant été maudits par leur mère pour quelque outrage qu'ils lui firent après la mort de son mari, furent miraculeusement frappés d'un tremblement de membres. Ne pouvant souffrir la confusion à laquelle ils étaient en butte dans leur pays, ils s'en allèrent, chacun de leur côté, errer dans l'empire romain. Il en vint deux à Hippone, un frère et une soeur, Paul et Palladia, déjà fameux en beaucoup d'endroits par leur disgrâce ; ils y arrivèrent quinze jours avant la fête de Pâques, et ils visitaient tous les jours l'Eglise où se trouvaient les reliques du glorieux saint Etienne, priant Dieu de s'apaiser à leur égard et de leur rendre la santé. Partout où ils allaient, ils attiraient les regards, et ceux qui les avaient vus ailleurs disaient aux autres la cause de leur tremblement. Le jour de Pâques venu, et comme déjà un grand concours de peuple remplissait l'église, le jeune homme, tenant les balustres du lieu où étaient les reliques du martyr, tomba tout d'un coup, et demeura par terre comme endormi , sans toutefois trembler, comme il faisait d'ordinaire, même en dormant. Cet accident étonna tout le monde, et plusieurs en furent touchés. Il s'en trouva qui voulurent le relever; mais d'autres les en empêchèrent, et dirent qu'il valait mieux attendre la fin de son sommeil. Tout à coup le jeune homme se releva sur ses pieds sans trembler, car il était guéri, examinant tous ceux qui le regardaient. Qui put s'empêcher alors de rendre grâces à Dieu ? Toute l'église retentit de cris de joie, et l'on courut promptement à moi pour me dire l'événement, à l'endroit où j'étais assis, prêt à m'avancer vers le peuple. Ils venaient l'un sur l'autre, le dernier m'annonçant cette nouvelle, comme si je ne l'avais point apprise du premier. Tandis que je me réjouissais et rendais grâces à Dieu, le jeune homme guéri entra lui-même avec les autres, et se jeta à mes pieds ; je l'embrassai et le relevai. Nous nous avançâmes vers le peuple, l'église étant toute pleine, et l'on n'entendait partout que ces mots : Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! Je saluai le peuple, et il recommença encore plus fort les mêmes acclamations. Enfin, comme chacun eut fait silence, on lut quelques leçons de l'Ecriture. Quand le moment où je devais parler fut venu, je fis un petit discours, selon l'exigence du temps et la grandeur de cette joie, aimant mieux qu'ils goûtassent l'éloquence de Dieu dans une oeuvre si merveilleuse, que dans mon propre discours. Le jeune homme dîna avec nous, et nous raconta en détail l'histoire de son malheur et celle de ses frères, de ses soeurs et de sa mère. Le lendemain, après le sermon, je promis au peuple de lui en lire le récit, au jour suivant 1. Le troisième jour donc après le dimanche de Pâques, comme on faisait la lecture promise 2, je fis mettre le frère et la soeur sur les degrés du lieu où je montais pour parler, afin qu'on pût les voir. Tout le peuple les regardait attentivement, l'un dans une attitude tranquille, l'autre tremblant de tous ses membres. Ceux qui ne les avaient pas vus ainsi apprenaient, par le malheur de la soeur, la miséricorde de Dieu pour le frère. Ils voyaient ce dont il fallait se réjouir pour lui et ce qu'il fallait demander pour elle. Quand on eut achevé de lire la relation, je les fis retirer. Je commençais à faire quelques observations sur cette histoire, lorsqu'on entendit de nouvelles acclamations qui venaient du tombeau du saint martyr. Toute l'assemblée se tourna de ce côté et s'y porta en masse. La jeune fille n'avait pas plus tôt descendu les degrés où je l'avais fait mettre, qu'elle avait couru se mettre en prières auprès du tombeau.
1. Voyez les Sermons de saint Augustin, serm. CCXXI.
2. Voyez le Sermon CCCXXII.
(525)
A peine en eut-elle touché les balustres qu'elle tomba comme son frère et se releva parfaitement guérie. Or, comme nous demandions ce qui était arrivé, et d'où venaient ces cris de joie, les fidèles rentrèrent avec elle dans la basilique où nous étions, la ramenant guérie du tombeau du martyr. Alors il s'éleva un si grand cri de joie de la bouche des hommes et des femmes, que l'on crut que les larmes et les acclamations 1 ne finiraient point. Palladia fut conduite au même lieu où on l'avait vue un peu auparavant trembler de tous ses membres. Plus on s'était affligé de la voir moins favorisée que son frère, plus on se réjouissait de la voir aussi bien guérie que lui. On glorifiait la bonté de Dieu, qui avait entendu et exaucé les prières qu'on avait à peine eu le temps de faire pour elle. Aussi, il s'élevait de toute part de si grands cris d'allégresse qu'à peine nos oreilles pouvaient-elles les soutenir. Qu'y avait-il dans le coeur de tout ce peuple si joyeux, sinon cette foi du Christ, pour laquelle saint Etienne avait répandu son sang?
CHAPITRE IX.
TOUS LES MIRACLES OPÉRÉS PAR LES MARTYRS AU NOM DE JÉSUS-CHRIST SONT AUTANT DE TÉMOIGNAGES DE LA FOI QU'ILS ONT EUE EN JÉSUS-CHRIST.
A qui ces miracles rendent-ils témoignage, sinon à cette foi qui prêche Jésus-Christ ressuscité et monté au ciel eu corps et en âme? Les martyrs eux-mêmes ont été les martyrs, c'est-à-dire les témoins 2 de cette foi c'est pour elle qu'ils se sont attiré la haine et la persécution du monde, et qu'ils ont vaincu, non en résistant, mais en mourant. C'est pour elle qu'ils sont morts, eux qui peuvent obtenir ces grâces du Seigneur au nom duquel ils sont morts. C'est pour elle qu'ils ont souffert, afin que leur admirable patience fût suivie de ces miracles de puissance. Car s'il n'était pas vrai que la résurrection de la chair s'est d'abord manifestée en Jésus-Christ et qu'elle doit s'accomplir dans tous les hommes telle qu'elle a été annoncée par ce Sauveur et prédite par les Prophètes, pourquoi les martyrs, égorgés pour cette foi qui prêche la résurrection, ont-ils, quoique morts, un si
1. Voyez le Sermon CCCXXIII
grand pouvoir? En effet, soit que Dieu fasse lui-même ces miracles, selon ce merveilleux mode d'action qui opère des effets temporels du sein de l'éternité, soit qu'il agisse par ses ministres, et, dans ce dernier cas, soit qu'il emploie le ministère des esprits des martyrs, comme s'ils étaient encore au monde, ou celui des anges, les martyrs y interposant seulement leurs prières, soit enfin qu'il agisse de quelque autre manière incompréhensible aux hommes, toujours faut-il tomber d'accord que les martyrs rendent témoignage à cette foi qui prêche la résurrection éternelle des corps.
CHAPITRE X.
COMBIEN SONT PLUS DIGNES D'ÊTRE HONORÉS LES MARTYRS QUI OPÈRENT DE TELS MIRACLES POUR QUE L'ON ADORE DIEU, QUE LES DÉMONS QUI NE FONT CERTAINS PRODIGES QUE POUR SE FAIRE EUX-MÊMES ADORER COMME DES DIEUX.
Nos adversaires diront peut-être que leurs dieux ont fait aussi des miracles. A merveille, pourvu qu'ils en viennent déjà à comparer leurs dieux aux hommes qui sont morts parmi nous. Diront-ils qu'ils ont aussi des dieux tirés du nombre des morts, comme Hercule, Romulus et plusieurs autres qu'ils croient élevés au rang des dieux? Mais nous ne croyons point, nous, que nos martyrs soient des dieux, parce que nous savons que notre Dieu est le leur; et cependant, les miracles que les païens prétendent avoir été faits par les temples de leurs dieux ne sont nullement comparables à ceux qui se font par les tombeaux de nos martyrs. Ou s'il en est quelques-uns qui paraissent du même ordre, nos martyrs ne laissent pas de vaincre leurs dieux, comme Moïse vainquit les mages de Pharaon 1. En effet, les prodiges opérés par les démons sont inspirés par le même orgueil qui les a portés à vouloir être dieux; au lieu que nos martyrs les font, ou plutôt Dieu les fait par eux et à leur prière, afin d'établir de plus en plus cette foi qui nous fait croire, non que les martyrs sont nos dieux, mais qu'ils n'ont avec nous qu'un même Dieu. Enfin, les païens ont bâti des temples aux divinités de leur choix, leur ont dressé des autels, donné des prêtres et fait des sacrifices; mais nous, nous n'élevons point à nos martyrs des temples
1. Exod. VIII.
(526)
comme à des dieux, mais des tombeaux comme à des morts dont les esprits sont vivants devant Dieu. Nous ne dressons point d'autels pour leur offrir des sacrifices, mais nous immolons l'hostie à Dieu seul, qui est notre Dieu et le leur. Pendant ce sacrifice, ils sont nommés en leur lieu et en leur ordre, comme des hommes de Dieu qui, en confessant son nom, ont vaincu le monde; mais le prêtre qui sacrifie ne les invoque point : c'est à Dieu qu'il sacrifie et non pas à eux, quoiqu'il sacrifie en mémoire d'eux; car il est prêtre de Dieu et non des martyrs. Et en quoi consiste le sacrifice lui-même? c'est le corps de Jésus-Christ, lequel n'est pas offert aux martyrs, parce qu'eux-mêmes sont aussi ce corps. A quels miracles croira-t-on de préférence? aux miracles de ceux qui veulent passer pour dieux, ou aux miracles de ceux qui ne les font que pour établir la foi en la divinité de Jésus-Christ? A qui se fier? à ceux qui veulent faire consacrer leurs crimes ou à ceux qui ne souffrent pas même que l'on consacre leurs louanges, et qui veulent qu'on les rapporte à la gloire de celui en qui on les loue? C'est en Dieu, en effet, que leurs âmes sont glorifiées 1 . Croyons donc à la vérité de leurs discours et à la puissance de leurs miracles; car c'est pour avoir dit la vérité qu'ils ont souffert la mort, et c'est la mort librement subie qui leur a valu le don des miracles. Et l'une des principales vérités qu'ils ont affirmées, c'est que Jésus-Christ est ressuscité des morts et qu'il a fait voir, en sa chair l'immortalité de la résurrection qu'il nous a promise au commencement du nouveau siècle ou à la fin de celui-ci.
CHAPITRE XI.
CONTRE LES PLATONICIENS QUI PRÉTENDENT PROUVER, PAR LE POIDS DES ÉLÉMENTS, QU'UN CORPS TERRESTRE NE PEUT DEMEURER DANS LE CIEL.
A cette grâce signalée de Dieu, qu'opposent ces raisonneurs dont Dieu sait que les pensées sont vaines 2 ? Ils argumentent sur le poids des éléments. Platon, leur maître, leur a enseigné en effet que deux des grands éléments du monde, et les plus éloignés l'un de l'autre, le feu et la terre, sont joints et unis par deux éléments intermédiaires, c'est-à-dire par l'air
1. Ps. XXXIII, 3. - 2. Ibid. XCIII, 11.
et par l'eau 1. Ainsi, disent-ils, puisque la terre est le premier corps en remontant la série, l'eau le second, l'air le troisième, et le ciel le quatrième, un corps terrestre ne peut pas être dans le ciel. Chaque élément, pour tenir sa place, est tenu en équilibre par son propre poids 2. Voilà les arguments dont la faiblesse présomptueuse des hommes se sert pour combattre la toute-puissance de Dieu, Que font donc tant de corps terrestres dans l'air, qui est le troisième élément au-dessus de la terre? à moins qu'on ne veuille dire que celui qui a donné aux corps terrestres des oiseaux la faculté de s'élever en l'air par la légèreté de leurs plumes ne pourra donner aux hommes, devenus immortels, la vertu de résider même au plus haut des cieux! A ce compte, les animaux terrestres qui ne peuvent voler, comme sont les hommes, devraient vivre sous la terre comme les poissons, qui sont des animaux aquatiques et vivent sous l'eau. Pourquoi un animal terrestre ne tire-t-il pas au moins sa vie du second élément, qui est l'eau, et ne peut-il y séjourner sans être suffoqué ; et pourquoi faut-il qu'il vive dans le troisième? Y a-t-il donc erreur ici dans l'ordre des éléments, ou plutôt n'est-ce pas leur raisonnement, et non la nature, qui est en défaut? Je ne reviendrai pas ici sur ce que j'ai déjà dit au troisième livre 3, comme par exemple qu'il y a beaucoup de corps terrestres pesants, tels que le plomb, auxquels l'art peut donner une certaine figure qui leur permet de nager sur l'eau. Et l'on refusera au souverain artisan le pouvoir de donner au corps humain une qualité qui l'élève et le retienne dans le ciel!
Il y a plus, et ces philosophes ne peuvent pas même se servir, pour me combattre, de l'ordre prétendu des éléments. Car si la terre occupe par son poids la première région, si l'eau vient ensuite, puis l'air, puis le ciel, l'âme est au-dessus de tout cela. Aristote en fait un cinquième corps 4, et Platon nie qu'elle
1. Platon, Timée, trad. fr., tome XI.
2. Voyez Pline, Hist. nat., livre II, ch. 4.
3. Chap. 18.
4. C'est sans doute sur la foi de Cicéron que saint Augustin attribue à Aristote cette étrange doctrine. Nous trouvons en effet dans les Tusculanes un passage d'où il est naturel de conclure que l'âme n'était pour Aristote qu'un élément plus pur que les autres (Tusc. Qu., lib. s, cap. 10). La vérité est qu'Aristote admettait en effet au-dessous des quatre éléments, reconnus par tonte la physique ancienne, une cinquième substance dont les astres sont formés. Maie jamais ce grand esprit n'a fait de l'âme humaine une substance corporelle. Suivant sa définition si précise et toute sa doctrine si amplement développée dans le beau traité De anima, l'âme est pour lui la forme ou l'énergie du corps, c'est-à-dire son essence et sa vie.
(527)
soit un corps. Or, si elle est un cinquième corps, assurément ce corps est au-dessus de tous les autres; et si elle n'est point un corps, elle les surpasse tous à un titre encore plus élevé. Que fait-elle donc dans un corps terrestre? que fait la chose la plus subtile, la plus légère, la plus active de toutes, dans une masse si grossière, si pesante et si inerte? Une nature à ce point excellente ne pourra-t-elle pas élever son corps dans le ciel? Et si maintenant des corps terrestres ont la vertu de retenir les âmes en bas, les âmes ne pourront-elles pas un jour élever en haut des corps terrestres?
Passons à ces miracles de leurs dieux qu'ils opposent à ceux de nos martyrs, et nous verrons qu'ils nous justifient. Certes, si jamais les dieux païens ont fait quelque chose d'extraordinaire, c'est ce que rapporte Varron d'une vestale qui, accusée d'avoir violé son voeu de chasteté, puisa de l'eau du Tibre dans un crible et la porta à ses juges, sans qu'il s'en répandît une seule goutte 1. Qui soutenait sur le crible le poids de l'eau? qui l'empêchait de fuir à travers tant d'ouvertures? Ils répondront que c'est quelque dieu ou quelque démon. Si c'est un dieu, en est-il un plus puissant que celui qui a créé le monde? et si c'est un démon, est-il plus puissant qu'un ange soumis au Dieu créateur du monde? Si donc un dieu inférieur, ange ou démon, a pu tenir suspendu un élément pesant et liquide, en sorte qu'on eût dit que l'eau avait changé de nature, le Dieu tout-puissant, qui a créé tous les éléments, ne pourra-t-il ôter à un corps terrestre sa pesanteur, pour qu'il habite, renaissant et vivifié.Où il plaira à l'esprit qui le vivifie?
D'ailleurs, puisque ces philosophes- veulent que l'air soit entre le feu et l'eau, au-dessous de l'un et au-dessus de l'autre, d'où vient que nous le trouvons souvent entre l'eau et l'eau, ou entre l'eau et la terre? Qu'est-ce que les nuées, selon eux? de l'eau, sans doute; et cependant, ne trouve-t-on pas l'air entre elles et les mers? Par quel poids et quel ordre des éléments, des torrents d'eau, très-impétueux et très-abondants, sont-ils suspendus dans les nues, au-dessus de l'air, avant de courir au-dessous de l'air sur la terre? Et enfin, pour
1. Voyez plus haut, livre X, ch. 16.
quoi l'air est-il entre le ciel et la terre dans toutes les parties du monde, si sa place est entre le ciel et l'eau, comme celle de l'eau est entre l'air et la terre?
Bien plus, si l'ordre des éléments veut, comme le dit Platon, que les deux extrêmes, c'est-à-dire le feu et la terre, soient unis par les deux autres qui sont au milieu, c'est-à-dire l'eau et le feu, et que le feu occupe le plus haut du ciel, et la terre la plus basse partie du monde comme une sorte de fondement, de telle sorte que la terre ne puisse être dans le ciel, pourquoi le feu est-il sur la terre? Car enfin, dans leur système, ces deux éléments, la terre et le feu, le plus bas et le plus haut, doivent se tenir si bien, chacun à sa place, que ni celui qui doit être en bas ne puisse monter en haut, ni celui qui est en haut descendre en bas. Ainsi, puisqu'à leur avis il ne peut y avoir la moindre parcelle de feu dans le ciel, nous ne devrions pas voir non plus la moindre parcelle de feu sur la terre. Cependant le feu est si réellement sur la terre, et même sous la terre, que les sommets des montagnes le vomissent; outre qu'il sert sur la terre aux différents usages des hommes, et qu'il naît même dans la terre, puisque nous le voyons jaillir du bois et du caillou, qui sont sans doute des corps terrestres. Mais le feu d'en liant, disent-ils, est un feu tranquille, pur, inoffensif et éternel, tandis que celui-ci est violent, chargé de vapeur, corruptible et corrompant 1. Il ne corrompt pourtant pas les montagnes et les cavernes, où il brûle continuellement. Mais je veux qu'il soit différent de l'autre, afin de pouvoir servir à nos besoins. Pourquoi donc ne veulent-ils pas que la nature des corps terrestres, devenue un jour incorruptible, puisse un jour se mettre en harmonie avec celle du ciel, comme aujourd'hui le feu corruptible s'unit avec la terre? Ils ne sauraient donc tirer aucun avantage ni du poids, ni de l'ordre des éléments, pour montrer qu'il est impossible au Dieu tout-puissant de modifier nos corps de telle sorte qu'ils puissent demeurer dans le ciel.
1. Voyez Plotin, Ennead., II, lib. I, capp. 7, 8; lib. II, cap. 11 et alibi.
(528)
CHAPITRE XII.
CONTRE LES CALOMNIES ET LES RAILLERIES DES INFIDÈLES AU SUJET DE LA RÉSURRECTION DES CORPS.
Mais nos adversaires nous pressent de questions minutieuses et ironiques sur la résurrection de la chair; ils nous demandent si les créatures avortées ressusciteront; et comme Notre-Seigneur a dit : « En vérité, je vous le déclare, le moindre cheveu de votre tête ne périra pas 1» ; ils nous demandent encore si la taille et la force seront égales en tous, ou si les corps seront de différentes grandeurs. Dans le premier cas, d'où les êtres avortés, supposé qu'ils ressuscitent, prendront-ils ce qui leur manquait en naissant? Et si l'on dit qu'ils ne ressusciteront pas, n'étant pas véritablement nés, la même difficulté s'élève touchant les petits enfants venus à terme, mais morts au berceau. En effet, nous ne pouvons pas dire que ceux qui n'ont pas été seulement engendrés, mais régénérés par le baptême, ne ressusciteront pas De plus, ils demandent de quelle stature seront les corps dans cette égalité de tous : s'ils ont tous la longueur et la largeur de ceux qui ont été ici les plus grands, où plusieurs prendront-ils ce qui leur manquait sur terre pour atteindre à cette hauteur? Autre question : si, comme dit l'Apôtre, nous devons parvenir à « la plénitude de l'âge de Jésus-Christ 2 »; si, selon le même Apôtre, « Dieu nous a prédestinés pour être rendus conformes à l'image de son Fils 3»; si, en d'autres termes, le corps de Jésus-Christ doit être la mesure de tous ceux qui seront dans son royaume, il faudra, disent-ils, retrancher de la stature de plusieurs hommes. Et alors comment s'accomplira cette parole : « Que le moindre cheveu de votre tête ne périra pas?» Et au sujet des cheveux mêmes, ne demandent-ils pas encore si nous aurons tous ceux que le barbier nous a retranchés? Mais dans ce cas, de quelle horrible difformité ne serions-nous pas menacés! Car ce qui arrive aux cheveux ne manquerait pas d'arriver aux ongles. Où serait donc alors la bienséance, qui doit avoir ses droits en cet état bienheureux plus encore que dans cette misérable vie? Dirons-nous que tout cela ne reviendra pas aux ressuscités? Tout cela périra donc; et alors,
1. Luc, XXI, 18. - 2. Ephés. IV, 13. - 3. Rom. VIII, 29.
pourquoi prétendre qu'aucun des cheveux de notre tête ne périra? Mêmes difficultés sur la maigreur et l'embonpoint : car si tous les ressuscités sont égaux, les uns ne seront plus maigres, et les autres ne seront plus gras. Il y aura à retrancher aux uns, à ajouter aux autres, Les uns gagneront ce qu'ils n'avaient pas, les autres perdront ce qu'ils avaient.
On ne soulève pas moins d'objections au sujet de la corruption et de la dissolution des corps morts, dont une partie s'évanouit en poussière et une autre s'évapore dans l'air; de plus, les uns sont mangés par les bêtes, les autres consumés par le feu; d'autres tombés dans l'eau par suite d'un naufrage ou autrement, se corrompent et se liquéfient. Comment croire que tout cela puisse se réunir pour reconstituer un corps? - Ils se prévalent encore des défauts qui viennent de naissance ou d'accident; ils allèguent les enfantements monstrueux, et demandent d'un air de dérision si les corps contrefaits ressusciteront dans leur même difformité. Répondons-nous que la résurrection fera disparaître tous ces défauts? ils croient nous convaincre de contradiction par les cicatrices du Sauveur que nous croyons ressuscitées avec lui. Mais voici la question la plus difficile : A qui doit revenir la chair d'un homme, quand un autre homme affamé en aura fait sa nourriture? Cette chair s'est assimilée à la substance de celui qui l'a dévorée et a rempli les vides qu'avait creusés chez lui la maigreur. On demande donc si elle retournera au premier homme qui la possédait, ou à celui qui s'en est nourri. C'est ainsi que nos adversaires prétendent livrer au ridicule la foi dans la résurrection, sauf à promettre à l'âme, avec Platon, une vicissitude éternelle de véritable misère et de fausse félicité 1, ou à soutenir avec Porphyre qu'après diverses révolutions à travers les corps, elle verra la fin de ses misères, non en prenant un corps immortel, mais en restant affranchie de toute espèce de corps.
1. Nous avons fait remarquer plus haut, que Platon n'admet qu'avec réserve la doctrine pythagoricienne de la métempsycose, et que, dans le Phèdre, le Gorgias, le Timée, la République et le Phédon, il annonce expressément aux âmes justes une immortalité de bonheur au sein de la divinité.
(529)
CHAPITRE XIII.
SI LES ENFANTS AVORTÉS, ÉTANT COMPRIS AU NOMBRE DES MORTS, NE LE SERONT PAS AU NOMBRE DES RESSUSCITÉS.
Je vais répondre, avec l'aide de Dieu, aux objections que j'ai mises dans la bouche de nos adversaires. Je n'oserai nier, ni assurer que les enfants avortés, qui ont vécu dans le sein de leur mère et y sont morts, doivent ressusciter. Cependant je ne vois pas pourquoi, étant du nombre des morts, ils seraient exclus de la résurrection. En effet, ou bien tous les morts ne ressusciteront pas, et il y aura des âmes qui demeureront éternellement sans corps, comme celles qui n'en ont eu que dans le- sein maternel; ou bien, si toutes les âmes humaines reprennent les corps qu'elles ont eus, en quelque lieu qu'elles les aient laissés, je ne vois pas de raison pour exclure de la résurrection les enfants même qui sont morts dans le sein de leur mère. Mais à quelque sentiment qu'on s'arrête, tout au moins faut-il leur appliquer, s'ils ressuscitent, ce que nous allons dire des enfants déjà nés.
CHAPITRE XIV.
SI LES ENFANTS RESSUSCITERONT AVEC LE MÊME CORPS QU'ILS AVAIENT A L'ÂGE OÙ ILS SONT MORTS.
Que dirons-nous donc des enfants, sinon qu'ils ne ressusciteront pas dans l'état de petitesse où ils étaient en mourant? Ils recevront, en un instant, par la toute-puissance de Dieu, l'accroissement auquel ils devaient parvenir avec le temps. Quand Notre-Seigneur a dit: « Pas un cheveu de votre tête ne périra 1 »; il a entendu que nous ne perdrons rien de ce que nous avions, mais non pas que nous ne gagnerons rien de ce qui nous manquait. Or, ce qui manque à un enfant qui meurt, c'est le développement complet de son corps. Il a beau être parfait comme enfant, la perfection de la grandeur corporelle lui manque, et il ne l'atteindra que parvenu au terme de sa croissance. On peut dire en un sens que, dès qu'il est conçu, il possède tout ce qu'il doit acquérir : il le possède idéalement et en puissance, mais non en fait, de même que toutes les parties du corps humain sont contenues dans la semence, quoique plusieurs
1. Luc, XXI, 18.
manquent aux enfants déjà nés, les dents, par exemple, et autres parties analogues. C'est dans cette raison séminale de la matière qu'est renfermé tout ce qu'on ne voit pas encore, tout ce qui doit paraître un jour. C'est en elle que l'enfant, qui sera un jour petit ou grand, est déjà grand ou petit. C'est par elle enfin qu'à la résurrection des corps, nous ne perdrons rien de ce que nous avions ici-bas; et dussent les hommes ressusciter tous égaux et avec une taille de géants, ceux qui l'ont eue n'en perdront rien, puisque Jésus-Christ a dit : Aucun cheveu de votre-tête ne périra; et, quant aux autres, l'admirable Ouvrier qui a tiré toutes choses du néant ne sera pas en peine de suppléer à ce qui leur manque 1.
CHAPITRE XV.
SI LA TAILLE DE JÉSUS-CHRIST SERA LE MODÈLE DE LA TAILLE DE TOUS LES HOMMES, LORS DE LA RÉSURRECTION.
Il est certain que Jésus-Christ est ressuscité avec la même stature qu'il avait à sa mort, et ce serait se tromper que de croire qu'au jour de la résurrection générale, il prendra, pour égaler les plus hautes statures, une grandeur charnelle qu'il n'avait pas, quand il apparut à ses disciples sous la forme qui leur était connue. Maintenant, dirons-nous que les plus grands doivent être réduits à la mesure du Sauveur? mais alors il serait beaucoup retranché du corps de plusieurs, ce qui va contre cette parole divine: « Pas un cheveu « de votre tête ne périra». Reste donc à dire que chacun prendra la taille qu'il avait dans sa jeunesse, bien qu'il soit mort vieux, ou celle qu'il aurait dû prendre un jour, si la mort rie l'eût prévenu. Quant à cette mesure de l'âge parfait de Jésus-Christ, dont parle l'Apôtre 2, ou bien il ne faut pas l'entendre à la lettre et dire que la mesure parfaite de ce chef mystique trouvera son accomplissement dans la perfection de ses membres; ou, si nous l'entendons de la résurrection des corps, il faut croire que les corps ne ressusciteront ni au-dessus, ni au-dessous de la jeunesse, mais dans l'âge et dans la force où nous savons que Jésus-Christ était arrivé. Les plus savants même d'entre les païens ont fixé la
1. Comp. saint Augustin, Enchiridion, n. 23; De Gen. ad litt., lib. III, 23.
2. Ephés. IV, 13.
(530)
plénitude de la jeunesse à l'âge de trente ans environ 1, après lequel l'homme commence à être sur le retour et incline vers la vieillesse. Aussi l'Apôtre n'a-t-il pas dit: A la mesure du corps ou de la stature; mais : A la mesure de l'âge parfait de Jésus-Christ.
CHAPITRE XVI.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE LES SAINTS SERONT RENDUS CONFORMES A L'IMAGE DU FILS DE DIEU.
Et quand l'Apôtre parle de ces « prédestinés qui seront rendus conformes à l'image du Fils de Dieu 2 », on peut fort bien entendre qu'il s'agit de l'homme intérieur. C'est ainsi qu'il est dit dans un autre endroit: « Ne vous conformez point au siècle, mais réformez-vous par un renouvellement de votre esprit 3 ». C'est par la même partie de notre être que nous devons réformer pour n'être pas conformes au siècle, que nous deviendrons conformes au Fils de Dieu. On peut encore entendre cette parole dans ce sens que, Dieu-lui-même s'étant rendu conforme à nous, quand il a pris la condition mortelle, de même nous lui serons conformes par l'immortalité, ce qui a rapport aussi à la résurrection des corps. Si l'on veut expliquer ces paroles par la forme sous laquelle les corps ressusciteront, cette conformité, aussi bien que la mesure dont parle l'Apôtre, ne regardera que l'âge, et non pas la taille. Chacun donc ressuscitera aussi grand qu'il était ou qu'il aurait été dans sa jeunesse, et quant à la forme, il importera peu que ce soit celle d'un vieillard ou d'un enfant, puisque ni l'esprit ni le corps ne seront plus sujets à aucune faiblesse. Si donc on s'avisait de soutenir que chacun ressuscitera dans la même conformation des membres qu'il avait à sa mort, il n'y aurait pas lieu à s'engager contre lui dans une laborieuse discussion.
CHAPITRE XVII.
SI LES FEMMES, EN RESSUSCITANT, GARDERONT LEUR SEXE.
De ces paroles: « Jusqu'à ce que nous par« venions tous à l'état d'homme parfait, à la
1. C'est en effet l'opinion d'Hippocrate et celle de Varron, d'après Cennorinus, De die natali, cap. 14. Comp. Aulu-Gelle, Noct. att., lib. X, cap. 28.
2. Rom. VIII, 29. - 3. Ibid. XII, 2.
mesure de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ », et de celles-ci: « Rendus conformes à l'image du Fils de Dieu », quelques-uns ont conclu 1 que les femmes ne ressusciteront point dans leur sexe, mais dans celui de l'homme, parce que Dieu a formé l'homme seul du limon de la terre, et qu'il a tiré la femme de l'homme. Pour moi, j'estime plus raisonnable de croire à la résurrection de l'un et de l'autre sexe. Car il n'y aura plus alors cette convoitise qui nous cause aujourd'hui de la confusion. Aussi bien, avant le péché, l'homme et la femme étaient nus, et ils n'en rougissaient pas. Le vice sera donc retranché de nos corps, mais leur nature subsistera. Or, le sexe de la femme n'est point en elle un vice; c'est sa nature. D'ailleurs, il n'y aura plus alors ni commerce charnel ni enfantement, et la femme sera ornée d'une beauté nouvelle qui n'allumera pas la convoitise désormais disparue, mais qui glorifiera la sagesse et la bonté de Dieu, qui a fait ce qui n'était pas, et délivré de la corruption ce qu'il a fait. Il fallait, au commencement du genre humain, qu'une côte fût tirée du flanc de l'homme endormi pour en faire une femme; car c'est là un symbole prophétique de Jésus-Christ et de son Eglise. Ce sommeil d'Adam 2 était la mort du Sauveur 3, dont le côté fut percé d'une lance sur la croix, après qu'il eut rendu l'esprit; il en sortit du sang et de l'eau 4, lesquels figurent les sacrements, sur lesquels l'Eglise est « édifiée » ; aussi l'Ecriture s'est-elle servie de ce mot: car elle ne dit pas que Dieu forma ou façonna la côte du premier homme, mais qu'il « l'édifia en femme 5 », d'où vient que l'Apôtre appelle l'Eglise l'édifice du corps de Jésus-Christ 6. La femme est donc la créature de Dieu aussi bien que l'homme, mais elle a été faite de l'homme, pour consacrer l'unité, et elle en a été faite de cette manière pour figurer Jésus-Christ et l'Eglise. Celui qui a créé l'un et l'autre sexe les rétablira tous deux. Aussi Jésus-Christ lui-même quand les Sadducéens, qui niaient la résurrection, lui demandèrent auquel des sept frères appartiendrait la femme qui les avait tous eus pour maris l'un après l'autre, chacun voulant, selon le précepte de la loi, perpétuer
1. C'était le sentiment d'Origène, comme nous l'apprend saint Jérôme dans sa lettre à Pammachius.
2. Gen. II, 21.
3. Comp. saint Augustin, De Gen. contra Man., n. 37.
4. Jean, XIX, 34. - 5. Gen. II, 22. - 6. Ephés. IV, 13.
(531)
la postérité de son frère: « Vous vous trompez leur dit-il, faute de connaître les Ecriture elle pouvoir de Dieu 1 ». Et loin de dire comme c'était le moment: Que me demandez - vous? celle dont vous me parlez sera plus une femme, mais un homme, il ajouta; « Car à la résurrection on ne se mariera point et où n'épousera point; mais tous seront comme les anges de Dieu dans le ciel 2 ». Ils seront en effet égaux aux anges pour l'immortalité et la. béatitude, mais non quant au corps, ni quant à la résurrection, dont les anges n'ont pas eu besoin, parce qu'ils n'ont pas pu mourir. Notre-Seigneur a donc dit qu'il n'y aura point de noces à la résurrection, mais non pas qu'il n'y aura point de femmes; et il l'a dit en une occasion où la réponse naturelle était : Il n'y aura point de femmes, s'il avait prévu qu'il ne devait point y en avoir. Bien plus, il a déclaré que la différence des sexes subsisterait, en disant: « On ne s'y mariera point », ce qui regarde les femmes, et : « On n'y épousera point », ce qui regarde les hommes. Aussi celles qui se marient ici-bas, comme ceux qui y épousent, seront à la résurrection; mais ils n'y feront point de telles alliances.
CHAPITRE XVIII.
DE L'HOMME PARFAIT, C'EST-à-DIRE DE JÉSUS-CHRIST, ET DE SON CORPS, C'EST-A-DIRE DE L'ÉGLISE, QUI EN EST LA PLÉNITUDE.
Pour comprendre ce que dit l'Apôtre, que nous parviendrons tous à l'état d'homme parfait, il faut examiner avec attention toute la suite de sa pensée. Il s'exprime ainsi: « Celui qui est descendu est celui-là même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de consommer toutes choses. Lui-même en a établi quelques-uns apôtres, d'autres prophètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs et docteurs, pour la consommation des saints, l'oeuvre du ministère et l'édifice du corps de Jésus-Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité d'une même foi, à la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme parfait et à la mesure de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, afin que nous ne soyons plus comme des enfants, nous laissant aller à tout vent de doctrine et aux illusions des hommes fourbes qui
1. Matt. XXII, 29. - 2. Ibid. 30.
veulent nous engager dans l'erreur, mais que, pratiquant la vérité parla charité, nous croissions en toutes choses dans Jésus-Christ, qui est la tête. d'où tout le corps bien lié et bien disposé reçoit, selon la mesure et la force de chaque partie, le développement nécessaire pour s'édifier soi-même dans la charité 1 ». Voilà quel est l'homme parfait: la tête d'abord, puis le corps composé de tous les membres, qui recevront la dernière perfection en leur temps. Chaque jour cependant, de nouveaux éléments se joignent à ce corps, tandis que s'édifie l'Eglise à qui l'on dit: « Vous êtes le corps de Jésus-Christ et ses membres 2 » ; et ailleurs: « Pour son corps qui est 1'Eglise 3 » ; et encore: « Nous ne sommes- tous ensemble qu'un seul pain et qu'un seul corps 4 ». C'est de l'édifice de ce corps qu'il est dit ici: « Pour la consommation des saints, pour l'oeuvre du ministère et l'édifice du corps de Jésus-Christ ». Puis l'Apôtre ajoute ce passage dont il est question: « Jusqu'à ce que nous parvenions tous à « l'unité d'une même foi, à la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme parfait et à la mesure de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ »; et le reste, montrant enfin de quel corps on doit entendre cette mesure par ces paroles; « Afin que nous croissions en toutes tout le corps bien lié et bien disposé reçoit, selon la mesure et la force de chaque partie, le développement qui lui convient». Comme il y a une mesure de chaque partie, il y en a aussi une de tout le corps, composé de toutes ces parties; et c'est la mesure de la plénitude dont il est dit: « A la mesure de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ». L'Apôtre fait encore mention de cette plénitude, lorsque, parlant de Jésus-Christ, il dit ; « Il l'a établi pour être le chef de toute I'Eglise, qui est son corps et sa plénitude, lui qui consomme tout en tous 5 ».Mais, lors même qu'il faudrait entendre le passage dont il s'agit de la résurrection, qui nous empêcherait d'appliquer aussi à la femme ce qu'il dit de l'homme, en prenant l'homme pour tous les deux, comme dans ce verset du Psaume: « Bienheureux l'homme qui craint le Seigneur 6 ! » Car assurément les femmes qui craignent le Seigneur sont comprises dans la pensée du Psalmiste.
1. Ephés. IV, 10-16. - 2. I Cor. XII, 27.- 3. Coloss. I, 24 . - 4. I Cor. X 17 - 5. Ephés. I, 22,23 - 6. Ps. CXI, 1.
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Marie-Madeleine par El Greco
LIVRE VINGT-DEUXIÈME : BONHEUR DES SAINTS.
Le sujet de ce livre (1) est la fin réservée à la Cité de Dieu, c'est-à-dire l'éternelle félicité des saints. On y établit la résurrection future des corps et on y explique en quoi elle consistera. L'ouvrage se termine par la description de la vie des bienheureux dans leurs corps immortels et spirituels.
LIVRE VINGT-DEUXIÈME : BONHEUR DES SAINTS.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA CONDITION DES ANGES ET DES HOMMES.
CHAPITRE II.
DE L'ÉTERNELLE ET IMMUABLE VOLONTÉ DE DIEU.
CHAPITRE III.
DE LA PROMESSE D'UNE BÉATITUDE ÉTERNELLE POUR LES SAINTS ET D'UN SUPPLICE ÉTERNEL POUR LES IMPIES.
CHAPITRE IV.
CONTRE LES SAGES DU MONDE QUI PENSENT QUE LES CORPS TERRESTRES DES HOMMES NE POURRONT ÊTRE TRANSPORTÉS DANS LE CIEL.
CHAPITRE V.
DE LA RÉSURRECTION DES CORPS, BIEN QUE CERTAINS ESPRITS NE VEULENT PAS ADMETTRE, BIEN QUE PROCLAMÉE PAR LE MONDE ENTIER.
CHAPITRE VI.
ROME A FAIT UN DIEU DE ROMULUS, PARCE QU'ELLE AIMAIT EN LUI SON FONDATEUR; AU LIEU QUE L'ÉGLISE A AIMÉ JÉSUS-CHRIST, PARCE QU'ELLE L'A CRU DIEU.
CHAPITRE VII.
SI LE MONDE A CRU EN JÉSUS-CHRIST, C'EST L'OUVRAGE D'UNE VERTU DIVINE, ET NON D'UNE PERSUASION HUMAINE.
CHAPITRE VIII.
DES MIRACLES QUI ONT ÉTÉ FAITS POUR QUE LE MONDE CRUT EN JÉSUS-CHRIST ET QUI N'ONT PAS CESSÉ DEPUIS QU'IL Y CROIT.
CHAPITRE IX.
TOUS LES MIRACLES OPÉRÉS PAR LES MARTYRS AU NOM DE JÉSUS-CHRIST SONT AUTANT DE TÉMOIGNAGES DE LA FOI QU'ILS ONT EUE EN JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE X.
COMBIEN SONT PLUS DIGNES D'ÊTRE HONORÉS LES MARTYRS QUI OPÈRENT DE TELS MIRACLES POUR QUE L'ON ADORE DIEU, QUE LES DÉMONS QUI NE FONT CERTAINS PRODIGES QUE POUR SE FAIRE EUX-MÊMES ADORER COMME DES DIEUX.
CHAPITRE XI.
CONTRE LES PLATONICIENS QUI PRÉTENDENT PROUVER, PAR LE POIDS DES ÉLÉMENTS, QU'UN CORPS TERRESTRE NE PEUT DEMEURER DANS LE CIEL.
CHAPITRE XII.
CONTRE LES CALOMNIES ET LES RAILLERIES DES INFIDÈLES AU SUJET DE LA RÉSURRECTION DES CORPS.
CHAPITRE XIII.
SI LES ENFANTS AVORTÉS, ÉTANT COMPRIS AU NOMBRE DES MORTS, NE LE SERONT PAS AU NOMBRE DES RESSUSCITÉS.
CHAPITRE XIV.
SI LES ENFANTS RESSUSCITERONT AVEC LE MÊME CORPS QU'ILS AVAIENT A L'ÂGE OÙ ILS SONT MORTS.
CHAPITRE XV.
SI LA TAILLE DE JÉSUS-CHRIST SERA LE MODÈLE DE LA TAILLE DE TOUS LES HOMMES, LORS DE LA RÉSURRECTION.
CHAPITRE XVI.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE LES SAINTS SERONT RENDUS CONFORMES A L'IMAGE DU FILS DE DIEU.
CHAPITRE XVII.
SI LES FEMMES, EN RESSUSCITANT, GARDERONT LEUR SEXE.
CHAPITRE XVIII.
DE L'HOMME PARFAIT, C'EST-à-DIRE DE JÉSUS-CHRIST, ET DE SON CORPS, C'EST-A-DIRE DE L'ÉGLISE, QUI EN EST LA PLÉNITUDE.
CHAPITRE XIX.
TOUS LES DÉFAUTS CORPORELS, QUI, PENDANT CETTE VIE, SONT CONTRAIRES À LA BEAUTÉ DE L'HOMME, DISPARAÎTRONT A LA RÉSUMRECTION, LA SUBSTANCE NATURELLE DU CORPS TERRESTRE DEVANT SEULE SUBSISTER, MAIS AVEC D'AUTRES PROPORTIONS D'UNE JUSTESSE ACCOMPLIE.
CHAPITRE XX.
AU JOUR DE LA RÉSURRECTION, LA SUBSTANCE DE NOTRE CORPS, DE QUELQUE MANIÈRE QU'ELLE AIT ÉTÉ DISSIPÉE, SERA RÉUNIE INTÉGRALEMENT.
CHAPITRE XXI.
DU CORPS SPIRITUEL EN QUI SERA RENOUVELÉE ET TRANSFORMÉE LA CHAIR DES BIENHEUREUX.
CHAPITRE XXII.
DES MISÈRES ET DES MAUX DE CETTE VIE, QUI SONT DES PEINES DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, ET DONT ON NE PEUT ÊTRE DÉLIVRÉ QUE PAR LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XXIII.
DES MISÈRES DE CETTE VIE QUI SONT PROPRES AUX BONS INDÉPENDAMMENT DE CELLES QUI LEUR SONT COMMUNES AVEC LES MÉCHANTS.
CHAPITRE XXIV.
DES BIENS DONT LE CRÉATEUR A REMPLI CETTE VIE, TOUTE EXPOSÉE QU'ELLE SOIT A LA DAMNATION.
CHAPITRE XXV.
DE L'OBSTINATION DE QUELQUES INCRÉDULES QUI NE VEULENT PAS CROIRE A LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR, ADMISE AUJOURD'HUI , SELON LES PRÉDICTIONS DES LIVRES SAINTS, PAR LE MONDE ENTIER.
CHAPITRE XXVI.
OPINION DE PORPHYRE SUR LE SOUVERAIN BIEN.
CHAPITRE XXVII.
DES OPINIONS CONTRAIRES DE PLATON ET DE PORPHYRE, LESQUELLES LES EUSSENT CONDUITS À LA VÉRITÉ, SI CHACUN D'EUX AVAIT VOULU CÉDER QUELQUE CHOSE A L'AUTRE.
CHAPITRE XXVIII.
COMMENT PLATON, LABÉON ET MÊME VARRON AURAIENT PU VOIR LA VÉRITÉ DE LA RÉSURRECTION DE LA CHAIR, S'ILS AVAIENT RÉUNI LEURS OPINIONS EN UNE SEULE.
CHAPITRE XXIX.
DE LA NATURE DE LA VISION PAR LAQUELLE LES SAINTS CONNAÎTRONT DIEU DANS LA VIE FUTURE.
CHAPITRE XXX.
DE L'ÉTERNELLE FÉLICITÉ DE LA CITÉ DE DIEU ET DU SABBAT ÉTERNEL.
CHAPITRE PREMIER.
DE LA CONDITION DES ANGES ET DES HOMMES.
Ce dernier livre, ainsi que je l'ai promis au livre précédent, roulera tout entier sur la question de la félicité de la Cité de Dieu: félicité éternelle 2, non parce qu'elle doit longtemps durer, mais parce qu'elle ne doit jamais finir, selon ce qui est écrit dans 1'Evangile « Son royaume n'aura point de fin 3 ». La suite des générations humaines, dont les unes meurent pour être remplacées par d'autres, n'est que le fantôme de l'éternité, de même qu'on dit qu'un arbre est toujours vert, lorsque de nouvelles feuilles, succèdent à celles qui tombent, lui conservent toujours son ombrage. Mais la Cité de Dieu sera véritablement éternelle; car tous ses membres seront immortels, et les hommes justes y acquerront ce que les anges n'y ont jamais perdu. Le Dieu tout-puissant, son fondateur, fera cette merveille; car il l'a promis, et il ne peut mentir; nous en avons pour gage tant d'autres promesses déjà accomplies, sans parler des merveilles accomplies sans avoir été promises.
C'est lui qui, dès le commencement, a créé ce monde, peuplé d'êtres visibles et intelligibles, tous excellents, mais entre lesquels nous ne voyons rien de meilleur que les esprits qu'il a créés intelligents et capables de le connaître et de le posséder, les unissant ensemble par les liens d'une société que nous appelons la Cité sainte et céleste, où le soutien de leur., existence et le principe de leur félicité, c'est Dieu lui-même qui leur sert d'aliment et de vie. C'est lui qui a donné le libre arbitre à cette nature intelligente, à condition que si elle venait à abandonner Dieu, source de sa béatitude, elle tomberait aussitôt dans la plus
1. Ecrit vers le commencement de l'an 427.
2. Sur le sens précis du mot éternel, voyez saint Augustin, Quaest. in Gen., qu. 31, et Quaest in Exod., qu. 43.
3. Luc, I, 33.
profonde misère. C'est lui qui, prévoyant que parmi les anges quelques-uns, enflés d'orgueil, mettraient leur félicité en eux-mêmes et perdraient ainsi le vrai bien, n'a pas voulu leur ôter cette puissance, jugeant qu'il était plus digne de sa propre puissance et de sa bonté de se bien servir du mal que de ne pas le permettre 1. En effet, le mal n'eût jamais été, si la nature muable, quoique bonne et créée par le Dieu suprême et immuablement bon qui a fait bonnes toutes ses oeuvres, ne s'était elle-même rendue mauvaise par le péché. Aussi bien son péché même atteste son excellence primitive. Car si elle-même n'était un bien très-grand, quoique inférieur à son divin principe, la perte qu'elle a faite de Dieu comme de sa lumière ne pourrait être un mal pour elle. De même, en effet, que la cécité est un vice de l'oeil, et que ce vice non-seulement témoigne que l'oeil a été fait pour voir la lumière, mais encore fait ressortir l'excellence du plus noble des sens, ainsi la nature qui jouissait de Dieu nous apprend, par son désordre même, qu'elle a été créée bonne, puisque ce qui la rend misérable, c'est de ne plus jouir de Dieu. C'est lui qui a très-justement puni d'une misère éternelle la chute volontaire des mauvais anges, et qui a donné aux autres, fidèlement attachés à leur souverain bien, l'assurance de ne jamais le perdre, comme prix de leur fidélité. C'est lui qui a créé l'homme dans la même droiture que les anges, avec le même libre arbitre, animal terrestre à la vérité, mais digne du ciel, s'il demeure attaché à son créateur; et il l'a condamné aussi à la misère, s'il vient à s'en détacher. C'est lui qui, prévoyant que l'homme pècherait à son tour par la transgression de la loi divine et l'abandon de son Dieu, n'a pas voulu non plus lui ôter la puissance du libre arbitre, parce qu'il prévoyait aussi le bien
1. Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., XI, n. 12 et seq.
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qu'il pourrait tirer de ce mal; et en effet, sa grâce a rassemblé parmi cette race mortelle justement condamnée un si grand peuple qu'elle en a pu remplir la place désertée par les anges prévaricateurs. Ainsi cette Cité suprême et bien-aimée, loin d'être trompée dans le compte de ses élus, se réjouira peut-être d'en recueillir une plus abondante moisson.
CHAPITRE II.
DE L'ÉTERNELLE ET IMMUABLE VOLONTÉ DE DIEU.
Les méchants, il est vrai, font beaucoup de choses qui sont contre la volonté de Dieu; mais il est si puissant et si sage qu'il fait aboutir ce qui paraît contredire sa volonté aux fins déterminées par sa prescience. C'est pourquoi, 1orsqu'on dit qu'il change de volonté, qu'il entre en colère, par exemple, contre ceux qu'il regardait d'un oeil favorable, ce sont les hommes qui changent, et non pas lui. Leurs dispositions changeantes font qu'ils trouvent Dieu changé. Ainsi le soleil change pour des yeux malades; il était doux et agréable, il devient importun et pénible, et cependant il est resté le même en soi. On appelle aussi volonté de Dieu celle qu'il forme dans les coeurs dociles à ses commandements, et voilà le sens de ces paroles de l'Apôtre : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir même 1». De même que la justice de Dieu n'est pas seulement celle qui le fait juste en soi, mais encore celle qu'il produit dans l'homme justifié, ainsi la loi de Dieu est plutôt la loi des hommes, mais c'est Dieu .qui la leur a donnée. En effet, c'est à des hommes que Jésus-Christ disait: « Il est écrit dans votre loi 2 » ; et nous lisons encore autre part « La loi de Dieu est gravée dans son cœur 3 ». On parle de cette volonté que Dieu forme dans les hommes, quand on dit qu'il veut ce qu'en effet il ne veut pas lui-même, mais ce qu'il fait vouloir aux siens, comme on dit aussi qu'il connaît ce qu'il fait connaître à l'ignorance des hommes. Par exemple, quand l'Apôtre s'exprime ainsi : « Mais maintenant connaissant Dieu, ou plutôt étant connus de Dieu 4 », il ne faut pas croire que Dieu commençât alors à les connaître, eux qu'il connaissait avant la création du monde; mais il est dit qu'il les connut alors, parce qu'il leur donna alors le
1. Philipp. II, 13. - 2. Jean, VIII, 17. - 3. Ps. XXXVI, 31. - 4. Galat. IV, 9.
don de connaître. J'ai déjà touché un mot de ces locutions dans les livres précédents. Ainsi donc, selon cette volonté par laquelle nous disons que Dieu veut ce qu'il fait vouloir aux autres qui ne connaissent pas l'avenir, il veut plusieurs choses qu'il ne fait pas.
En effet, ses saints veulent souvent, d'une volonté sainte que lui-même inspire, beaucoup de choses qui n'arrivent pas; ils prient Dieu, par exemple, en faveur de quelqu'un, et ils ne sont pas exaucés, bien que ce soit lui qui les ait portés à prier par un mouvement du Saint-Esprit. Ainsi, quand les saints inspirés de Dieu veulent et prient que chacun soit sauvé, nous pouvons dire : Dieu veut et ne fait pas. Mais, si l'on parle de cette volonté qui est aussi éternelle que sa prescience, il a certainement fait tout ce qu'il a voulu au ciel et sur la terre, et non-seulement les choses passées ou présentes, mais même les choses à venir 1. Or, avant que le temps arrive où il a fixé l'accomplissement des choses qu'il a connues et ordonnées avant tous les temps, nous disons : Cela arrivera quand Dieu voudra. Mais quand nous ignorons non-seulement à quelle époque une chose doit arriver, mais même si elle doit arriver en effet, nous disons: Cela arrivera si Dieu le veut. Ce n'est pas qu'il doive alors survenir en Dieu une volonté qu'il n'avait pas, mais c'est qu'alors arrivera ce qu'il avait prévu de toute éternité dans sa volonté immuable.
CHAPITRE III.
DE LA PROMESSE D'UNE BÉATITUDE ÉTERNELLE POUR LES SAINTS ET D'UN SUPPLICE ÉTERNEL POUR LES IMPIES.
Donc, pour ne rien dire de mille autres questions, de même que nous voyons maintenant s'accomplir en Jésus-Christ ce que Dieu promit à Abraham en lui disant : « Toutes les nations seront bénies en vous », ainsi s'accomplira ce qu'il a promis à cette même race, quand il a dit par son Prophète : « Ceux qui étaient dans les tombeaux ressusciteront »; et encore : « Il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle, et ils ne se souviendront plus du passé, et ils en perdront entièrement la mémoire; mais ils trouveront en elle des sujets de joie et d'allégresse. Et voici que je ferai de Jérusalem et de mon peuple une
1. Ps CXIII, 3 bis. - 2. Gen. XXII, 18
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fête et une réjouissance, et je prendrai mon plaisir en Jérusalem et mon contentement en mon peuple, et l'on n'y entendra plus désormais ni plaintes ni soupirs 1 ». Même prédiction par la bouche d'un autre prophète: « En ce temps-là, tout votre peuple qui se trouvera écrit dans le livre sera sauvé, et plusieurs de ceux qui dorment dans la poussière de la terre (ou, selon d'autres interprètes, sous un amas de terre) ressusciteront les uns pour la vie éternelle, et les autres pour recevoir un opprobre et une confusion éternelle 2 ». Et ailleurs par le même prophète: « Les saints du Très-Haut recevront le royaume, et ils le posséderont jusque dans le siècle, et jusque dans les siècles des siècles 3»; et un peu après : « Et son royaume sera éternel 4». Ajoutez à cela tant d'autres promesses semblables que j'ai rapportées dans le vingtième livre 5, ou que j'ai omises et qui se trouvent néanmoins dans l'Ecriture. Tout cela arrivera comme les merveilles dont l'accomplissement a déjà été un sujet d'étonnement pour les incrédules. C'est le même Dieu qui a promis, lui devant qui tremblent les divinités des païens, de l'aveu d'un éminent philosophe païen 6.
CHAPITRE IV.
CONTRE LES SAGES DU MONDE QUI PENSENT QUE LES CORPS TERRESTRES DES HOMMES NE POURRONT ÊTRE TRANSPORTÉS DANS LE CIEL.
Mais ces personnages si remplis de science et de sagesse, et en même temps si rebelles à une autorité qui a soumis, comme elle l'avait annoncé bien des siècles à l'avance, tant de générations humaines, ces philosophes, dis-je, s'imaginent avoir trouvé un argument fort décisif contre la résurrection des corps, quand ils allèguent un certain passage de Cicéron, au troisième livre de sa République. Après avoir dit qu'Hercule et Romulus sont devenus des dieux, d'hommes qu'ils étaient auparavant, Cicéron ajoute : « Mais leurs corps n'ont pas été enlevés au ciel, la nature ne souffrant pas que ce qui est formé de la terre subsiste autre part que dans la terre». Voilà le grand raisonnement de ces sages
1. Isa. XXVI, 19, sec. LXX; LXV, 17-19, sec. LXX. - 2. Dan. XII, 1, 2. - 3. Ibid VII, 18. - 4. Ibid. 27.
5. Aux chap. XXI et suiv.
6. Porphyre. Voyez plus haut, livre XIX, ch. 23.
dont le Seigneur connaît les pensées, et les. connaît pour vaines1. Car supposez que nous soyons ces esprits purs , c'est-à-dire des esprits sans corps, habitant le ciel sans savoir s'il existe des animaux terrestres, si l'on venait nous dire qu'un jour nous serons unis par un lien merveilleux aux corps terrestres pour les animer, n'aurions-nous pas beaucoup plus de sujet de n'en rien croire, et de dire que la nature ne peut souffrir qu'une substance incorporelle soit emprisonnée dans un corps? Cependant la terre est pleine d'esprits à qui des corps terrestres sont unis par un lien mystérieux. Pourquoi donc, s'il plaît à Dieu, qui a fait tout cela, pourquoi un corps terrestre ne pourrait-il pas être enlevé parmi les corps célestes, puisqu'un esprit, plus excellent que tous les corps, et, par conséquent, qu'un corps céleste, a pu être uni à un corps terrestre ? Quoi donc! une si petite particule de terre a pu retenir un être fort supérieur à un corps céleste, afin d'en recevoir la vie et le sentiment, et le ciel dédaignerait de recevoir ou ne pourrait retenir cette terre vivante et animée qui tire la vie et le sentiment d'une substance plus excellente que tout corps céleste? Si cela ne se fait pas maintenant, c'est que le temps n'est pas venu, le temps, dis-je, déterminé par celui-là même qui a fait une chose beaucoup plus merveilleuse, mais que l'habitude a rendue vulgaire. Car enfin, que des esprits incorporels, plus excellents que tout corps céleste, soient unis à des corps terrestres, n'est-ce pas là un phénomène qui doit nous étonner plutôt que de voir des corps, quoique terrestres, être élevés à des demeures célestes, il est vrai, mais corporelles ? Mais nous sommes accoutumés à voir la première de ces merveilles, qui est nous-mêmes; au lieu que nous n'avons jamais vu L'autre, qui n'est pas encore devenue notre propre nature. Certes, si nous consultons la raison, nous trouverons qu'il est beaucoup plus merveilleux de joindre des corps à des esprits que d'unir des corps à des corps, bien que ces corps soient différents, les uns étant célestes et les autres terrestres.
1. Ps. XCIII, 11
(515)
CHAPITRE V.
DE LA RÉSURRECTION DES CORPS, BIEN QUE CERTAINS ESPRITS NE VEULENT PAS ADMETTRE, BIEN QUE PROCLAMÉE PAR LE MONDE ENTIER.
Mais je veux que-cela ait été autrefois incroyable. Voilà le monde qui croit maintenant que le corps de Jésus-Christ, tout terrestre qu'il est, a été emporté au ciel; voilà les doctes et les ignorants qui croient que la chair ressuscitera-et. qu'elle montera au ciel; et il en est très-peu qui demeurent incrédules. Or, de deux choses l'une: s'ils croient une chose croyable, que ceux qui-ne la croient pas s'accusent eux-mêmes de stupidité ; et s'ils croient une chose incroyable, il -n'est pas moins incroyable qu'on soit porté à croire une chose de cette espèce. Le même Dieu a donc prédit ces deux choses incroyables, que les corps ressusciteraient et que le monde le croirait; et il les a prédites toutes deux, bien longtemps avant que l'une des deux arrivât. De ces deux choses incroyables, nous en voyons déjà une accomplie, qui est que le monde croirait une chose incroyable; pourquoi désespérerions-nous de voir l'autre, puisque celle lui est arrivée n'est pas moins difficile à croire? Et, si l'on y songe, la manière même dont le monde a cru est une chose encore plus incroyable. Jésus-Christ a envoyé un petit nombre d'hommes sans lumières et sans politesse, étrangers aux belles connaissances, ignorant les ressources de la grammaire, les armes de la dialectique, les artifices pompeux de la rhétorique, en un mot de pauvres pécheurs; il les a envoyés à l'océan du siècle avec les seuls filets de la foi, et. ils ont pris une infinité de poissons de toute espèce, de l'espèce même la plus merveilleuse et la plus rare, je veux parler des philosophes. Ajoutez, si vous voulez, ce troisième miracle aux deux autres. Voilà en tout trois choses incroyables qui néanmoins sont arrivées: il est incroyable que Jésus-Christ soit ressuscité en sa chair, et qu'avec cette même chair il soit monté au ciel; il est incroyable que le monde ait cru une chose aussi incroyable; il est incroyable enfin qu'un petit nombre d'hommes de basse condition, inconnus, ignorants, aient pu persuader une chose aussi incroyable au monde et aux savants du monde. De ces trois choses incroyables, nos adversaires ne veulent pas croire la première; ils sont contraints de voir la seconde, et ils ne sauraient la comprendre, à moins de croire la troisième. En effet, la résurrection de Jésus-Christ, et son ascension au ciel en la chair où il est ressuscité, sont choses déjà prêchées et crues dans tout l'uni. vers; si elles ne sont pas croyables, d'où vient que l'univers les croit? Admettez qu'un grand nombre de personnages illustres, doctes, puissants, aient déclaré les avoir vues et se soient chargés de les publier en tout lieu, il n'est plus étrange que le monde les ait crues; et en ce cas il y a bien de l'opiniâtreté à ne pas les croire. Mais si, comme il est vrai, le monde a cru un petit nombre d'hommes inconnus et ignorants sur leur parole, comment se fait-il qu'une poignée d'incrédules entêtés ne veuille pas croire ce que le monde croit? Et si le monde a cru à ce peu de témoins obscurs, infimes, ignorants, méprisables, c'est qu'en eux elle a vu paraître avec plus d'éclat la majesté de Dieu. Leur éloquence a été toute en miracles, et non en paroles; et ceux qui n'avaient pas vu Jésus-Christ ressusciter et monter au ciel avec son corps, n'ont pas eu de peine à le croire, sur la foi de témoignages confirmés par une infinité de prodiges. En effet, des hommes qui ne pouvaient savoir au plus que deux langues, ils les entendaient parler soudain toutes les langues du monde 1 . Ils voyaient un boiteux de naissance, après quarante ans d'infirmité, marcher d'un pas égal, à leur parole et au nom de Jésus-Christ; les linges qu'ils avaient touchés guérissaient les malades ; et tandis que des milliers d'hommes infirmes se rangeaient sur leur passage, il suffisait que leur nombre les couvrît en passant pour les rendre à la santé. Et combien ne pourrais-je pas citer d'autres prodiges, sans parler même des morts qu'ils ont ressuscités au nom du Sauveur 2 ! Si nos adversaires nous accordent la réalité de ces miracles, voilà bien des choses incroyables qui viennent s'ajouter aux trois premières; et il faut être singulièrement opiniâtre pour ne pas croire une chose incroyable, telle que la résurrection du corps de Jésus-Christ et son ascension au ciel, du moment qu'elle est confirmée par tant d'autres choses non moins incroyables et pourtant réelles. Si, au contraire, ils ne-croient pas que les Apôtres aient fait ces miracles pour établir la croyance à la résurrection et à l'ascension de Jésus-Christ, ce
1. Act. II. - 2. Ibid. III, 4.
(516)
seul grand miracle nous suffit, que toute la terre ait cru sans miracles.
CHAPITRE VI.
ROME A FAIT UN DIEU DE ROMULUS, PARCE QU'ELLE AIMAIT EN LUI SON FONDATEUR; AU LIEU QUE L'ÉGLISE A AIMÉ JÉSUS-CHRIST, PARCE QU'ELLE L'A CRU DIEU.
Rappelons ici le passage où Cicéron s'étonne que la divinité de Romulus ait obtenu créance. Voici ses propres paroles : « Ce qu'il y a de plus admirable dans l'apothéose de Romulus, c'est que les autres hommes qui ont été a faits dieux vivaient dans des siècles grossiers, où il était aisé de persuader aux « peuples tout ce qu'on voulait. Mais il n'y a « pas encore six cents ans' qu'existait Romulus, et déjà les lettres et les sciences fionsusaient depuis longtemps dans le monde, et « y avaient dissipé la barbarie' ». Et un peu après il ajoute: « On voit donc que Romulus « a existé bien des années après 1-Iomère, et « que, les hommes commençant à être éclairés, il était difficile, dans un siècle déjà u poli, de recourir à des fictions. Car l'antiquité « a reçu des fables qui étaient quelquefois « bien grossières ; mais le siècle de Romulus « était trop civilisé pour rien admettre qui ne «fût au moins vraisemblable ». Ainsi, voilà un des hommes les plus savants et les plus éloquents du monde, Cicéron, qui s'étonne qu'on ait cru à la divinité de Romulus, parce que le siècle où-il est venu était assez éclairé pour répudier des fictions. Cependant, qui a cru que Romulus était un dieu, sinon Rome, et encore Rome faible et -naissante-? Les générations suivantes furent obligées de conserver la tradition des ancêtres; et, après avoir sucé cette superstition avec le lait, elles la répandirent parmi les peuples que Rome fit passer Sous son joug. Ainsi, toutes ces nations vaincues, sans ajouter foi à la divinité de Romulus, ne laissaient pas de la proclamer pour ne pas offenser la maîtresse du monde, trompée elle-même, sinon par amour de l'erreur, du moins par l'erreur de son amour. Combien est différente notre foi dans la divinité de Jésus-Christ !
1. Ce n'est pas Cicéron en personne qui donne le chiffre de six cents ans, et comment le donnerait-il, lui qui écrivait la République sept cents ans environ après la fondation de Rome? Il faut mettre les paroles citées par saint Augustin dans la bouche d'un des interlocuteurs du dialogue, le second Africain ou Lélius.
2. De Republ., lib., II, cap. 10.
Il est sans doute le fondateur de la Cité éternelle; mais tant s'en faut qu'elle l'ait cru dieu, parce qu'il l'a fondée, qu'elle ne mérite d'être fondée que parce qu'elle le croit dieu. Rome, déjà bâtie et dédiée, a élevé à son fondateur un temple où elle l'a adoré comme un dieu ; la nouvelle Jérusalem, afin d'être bâtie et dédiée, a pris pour base de sa foi son fondateur, Jésus-Christ Dieu. La première, par amour pour Romulus, l'a cru dieu ; la seconde, convaincue que Jésus-Christ était Dieu, l'a aimé. Quelque chose a donc précédé l'amour de celle-là, et l'a portée à croire complaisamment à une perfection, même imaginaire, de celui qu'elle aimait; et de même, quelque chose a précédé la foi de celle-ci, pour lui-faire aimer sans témérité un privilége très-véritable dans celui en qui elle croit. Sans parler, en effet, de tant de miracles qui ont établi la divinité de Jésus-Christ, nous avions sur lui, avant qu'il ne parût sur la terré, des prophéties divines parfaitement dignes de foi et dont nous n'attendions pas l'accomplissement, comme nos pères, mais qui sont déjà accomplies. Il n'en est pas ainsi de Romulus. On sait par les historiens qu'il a bâti Rome et qu'il y a régné, sans qu'aucune prophétie antérieure eût rien annoncé de cela. Main tenant, qu'il ait été transporté parmi les dieux, l'histoire le rapporte comme une croyance, elle ne le prouve point comme un fait. Point de miracle pour témoigner de la vérité de cette apothéose. On parle d'une louve qui nourrit les deux frères comme d'une grande merveille. Mais qu'est-ce que cela pour prouver qu'un homme est un dieu? Alors même que cette louve aurait été Une vraie louve et non pas une courtisane 1, le prodige aunait été commun aux deux-frères, et cependant il n'y en a qu'un qui passe pour un dieu. D'ailleurs, à qui a-t-on défendu de croire et de dire que Romulus, Hercule et autres personnages semblables étaient des dieux? Et qui a mieux aimé mourir que de cacher sa foi? Ou plutôt se serait-il jamais rencontré une seule nation qui eût adoré Romulus sans la crainte du nom romain? Et cependant qui pourrait compter tous ceux qui ont mieux aimé perdre la vie dans les plus cruels tourments que de nier la divinité de Jésus-Christ? Ainsi la crainte, fondée ou non, d'encourir une légère
1. Voyez plus haut ce qui est dit sur ce point, au livre XVIII, ch. 21.
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indignation des Romains contraignait quelques peuples vaincus à adorer Romulus comme un dieu; et la crainte des plus horribles supplices et de la mort même, n'a pu empêcher sur toute la terre un nombre immense de martyrs, non-seulement d'adorer Jésus-Christ comme un dieu, mais de le confesser publiquement. La Cité de Dieu, étrangère encore ici-bas, mais qui avait déjà recruté toute une armée de peuples, n'a point alors combattu contre ses persécuteurs pour la conservation d'une vie temporelle; mais au contraire elle ne leur a point résisté, afin d'acquérir la vie éternelle. Les chrétiens étaient chargés de chaînes, mis en prison, battus de verges, tourmentés, brûlés, égorgés, mis en pièces, et leur nombre augmentait 1. Ils ne croyaient pas combattre pour leur salut éternel, s'ils ne méprisaient leur salut éternel pour l'amour du Sauveur.
Je sais que Cicéron, dans sa République, au livre huitième, si je ne me trompe, soutient
qu'un Etat bien réglé n'entreprend jamais la guerre que pour garder sa foi ou pour veiller à son salut. Et Cicéron explique ailleurs ce qu'il entend par le salut d'un Etat, lorsqu'il dit : « Les particuliers se dérobent souvent par une prompte mort à la pauvreté, à l'exil, à la prison, au fouet, et aux autres peines auxquelles les hommes les plus grossiers ne sont pas insensibles; mais la mort même, qui semble affranchir de toute peine, est une peine pour un Etat, qui doit être constitué pour être éternel. Ainsi la mort n'est point naturelle à une république comme elle l'est à un individu, qui doit non-seulement la subir malgré lui, mais souvent même la souhaiter. Lors donc qu'un Etat succombe, disparaît, s'anéantit, il nous est (si l'on peut comparer les petites choses aux grandes), il nous est une image de la ruine et de la destruction du monde entier ». Cicéron parle ainsi, parce qu'il pense, avec les Platoniciens, que le monde ne doit jamais périr2. Il est donc avéré que, suivant Cicéron,
1. Ces mots rappellent l'éloquent passage de Tertullien : « Nous ne somes que d'hier et nous remplissons vos ville, vos îles, vos châteaux, vos municipes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Qu'il nous serait aisé de vous rendre guerre pour guerre, même à nombre inégal, nous qui nous laissons massacrer sans aucun regret, si ce n'était une de nos maximes qu'il vaut mieux subir la mort que de la donner? . » (Apolog., ch. 37).
2. Cicéron semble dire le contraire au chapitre 24 du livre VI de la République; mais, en cet endroit, il ne parle pas en son nom; il est l'interprète des croyances populaires. Voyez, à l'appui de l'interprétation de saint Augustin, De somn. Scip., li. II, cap. 12 et seq.
un Etat doit entreprendre la guerre pour son salut, c'est-à-dire pour subsister éternellement ici-bas, tandis que ceux qui le composent, naissent et meurent par une continuelle révolution : comme un olivier, un laurier, ou tout autre arbre semblable, conserve toujours le même ombrage, malgré la chute et le renouvellement de ses feuilles. La mort, selon lui, n'est pas une peine pour les particuliers, puisqu'elle les délivre souvent de toute autre peine, mais elle est une peine pour un Etat. Ainsi l'on peut demander avec raison si les Sagontins firent bien d'aimer mieux que leur cité pérît que de manquer de foi aux Romains, car les citoyens de la cité de la terre les louent de cette action. Mais je ne vois pas comment ils pouvaient suivre cette maxime de Cicéron: qu'il ne faut entreprendre la guerre que pour sa foi ou son salut, Cicéron ne disant pas ce qu'il faut faire de préférence dans le cas où l'on ne pourrait conserver l'un de ces biens sans perdre l'autre. En effet, les Sagontins ne pouvaient se sauver sans trahir leur foi envers les Romains, ni garder cette foi sans périr, comme ils périrent en effet. Il n'en est pas de même du salut dans la Cité de Dieu : on le conserve, ou plutôt on l'acquiert avec ta foi et par la foi, et la perte de la foi entraîne celle du salut. C'est cette pensée d'un coeur ferme et généreux qui a fait un si grand nombre de martyrs, tandis que Romulus n'en a pu avoir un seul qui ait versé son sang pour confesser sa divinité.
CHAPITRE VII.
SI LE MONDE A CRU EN JÉSUS-CHRIST, C'EST L'OUVRAGE D'UNE VERTU DIVINE, ET NON D'UNE PERSUASION HUMAINE.
Mais il est parfaitement ridicule de nous opposer la fausse divinité de Romulus, quand nous parlons de Jésus-Christ. Si, dès le temps de Romulus, c'est-à-dire six cents ans avant Cicéron 1, le monde était déjà tellement éclairé qu'il rejetait comme faux tout ce qui n'était pas vraisemblable, combien plutôt encore, au temps de Cicéron lui-même, et surtout plus tard, sous les règnes d'Auguste et de Tibère,
1. Au lieu de lire avant Cicéron, Vivès propose avant Scipion, et en effet, comme nous l'avons remarqué plus haut, l'exactitude historique s'accommoderait très-bien de cette correction que les éditeurs de Louvain ont adoptée; mais il faut céder, comme ont fait les Bénédictins, à l'autorité unanime des manuscrits.
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époques de civilisation de plus en plus avancée, eût-on rejeté bien loin la résurrection de Jésus-Christ en sa chair et son ascension au ciel comme choses absolument impossibles! Il a fallu, pour ouvrir l'oreille et le coeur des hommes à cette croyance, que la vérité divine ou la divinité véritable et une infinité de miracles eussent déjà démontré que de tels miracles pouvaient se faire et s'étaient effectivement accomplis. Voilà pourquoi, malgré tant de cruelles persécutions, on a cru et prêché hautement la résurrection et l'immortalité de la chair, lesquelles ont d'abord paru en Jésus-Christ pour se réaliser un jour en tous les hommes; voilà pourquoi cette croyance a été semée par toute la terre pour croître et se développer de plus en plus par le sang fécond des martyrs; car l'autorité des miracles venant confirmer l'autorité des prophéties, la vérité a pénétré enfin dans les esprits, et l'on a vu qu'elle était plutôt contraire à la coutume qu'à la raison, jusqu'au jour où le monde entier a embrassé par la foi ce qu'il persécutait dans sa fureur.
CHAPITRE VIII.
DES MIRACLES QUI ONT ÉTÉ FAITS POUR QUE LE MONDE CRUT EN JÉSUS-CHRIST ET QUI N'ONT PAS CESSÉ DEPUIS QU'IL Y CROIT.
Pourquoi, nous dit-on, ces miracles qui, selon vous, se faisaient autrefois, ne se font-ils plus aujourd'hui? Je pourrais répondre que les miracles étaient nécessaires avant que le monde crût, pour le porter à croire, tandis qu'aujourd'hui quiconque demande encore des miracles pour croire est lui-même un grand miracle de ne pas croire ce que toute la terre croit; mais ils ne parlent ainsi que pour faire douter de la réalité des miracles. Or, d'où vient qu'on publie si hautement partout que Jésus-Christ est monté au ciel avec son corps? d'où vient qu'en des siècles éclairés, où l'on rejetait tout ce qui paraissait impossible, le monde a cru sans miracles des choses tout à fait incroyables? Aiment-ils mieux dire qu'elles étaient incroyables, et que c'est pour cela qu'on les a crues? Que ne les croient-ils donc eux-mêmes? Voici donc à quoi se réduit tout notre raisonnement : ou bien des choses incroyables que tout le monde voyait ont persuadé une chose incroyable que tout le monde ne voyait pas; ou bien cette chose était tellement croyable qu'elle n'avait pas besoin de miracles pour être crue, et, dans ce dernier cas, où trouver une opiniâtreté plus extrême que celle de nos adversaires? Voilà ce qu'on peut répondre aux plus obstinés. Que plusieurs miracles aient été opérés pour assurer ce grand et salutaire miracle par lequel Jésus-Christ est ressuscité et monté au ciel avec son corps, c'est ce que l'on ne peut nier. En effet, ils sont consignés dans les livres sacrés qui déposent tout ensemble et de la réalité de ces miracles et de la foi qu'ils devaient fonder. La renommée de ces miracles s'est répandue pour donner la foi, et la foi qu'ils leur ont donnée ajoute à leur renommée un nouvel éclat. On les lit aux peuples afin qu'ils croient, et néanmoins on ne les leur lirait pas, si déjà ils n'avaient été crus. Car il se fait encore des miracles au nom de Jésus-Christ, soit par les sacrements, soit par les prières et les reliques des saints, mais ils ne sont pas aussi célèbres que les premiers. Le canon des saintes Lettres, qui devait être fixé par 1'Eglise, fait connaître ces premiers miracles en tous lieux et les confie à la mémoire des peuples. Au contraire, ceux-ci ne sont connus qu'aux lieux où ils se passent, et souvent à peine le sont-ils d'une ville entière, surtout quand elle est grande, ou d'un voisinage restreint. Ajoutez enfin que l'autorité de ceux qui les rapportent, tout fidèles qu'ils sont et s'adressant à des fidèles, n'est pas assez considérable pour ne laisser aucun doute aux bons esprits.
Le miracle qui eut lieu à Milan (j'y étais alors), quand un aveugle recouvra la vue, a pu être connu de plusieurs; en effet, la ville est grande, l'empereur était présent, et ce miracle s'opéra à la vue d'un peuple immense accouru de tous côtés pour voir les corps des saints martyrs Gervais et Protais, qui avaient été découverts en songe à l'évêque Ambroise. Or, par la vertu de ces reliques, l'aveugle sentit se dissiper les ténèbres de ses yeux et recouvra la vue 1 .
Mais qui, à l'exception d'un petit nombre, a entendu parler à Carthage de la guérison miraculeuse d'Innocentius, autrefois avocat de la préfecture, guérison que j'ai vue de mes propres yeux? C'était un homme très-pieux,
1. Saint Augustin raconte ce même miracle avec plus de détails au premier livre des Confessions (ch. 13, n. 7); il le rappelle en son Sermon CCCXVIII, n.1, et dans ses Rétractations (livre I, ch. 13, n. 7). Comparez saint Ambroise (Epist. LXXXV, et Serm. XCI) et Sidoine Apollinaire (lib. VII, epist. 1).
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ainsi que toute sa maison, et il nous avait reçus chez lui, mon frère Alype 1 et moi, au retour de notre voyage d'outre-mer, quand nous n'étions pas encore clercs, mais engagés cependant au service de Dieu; nous demeurions donc avec lui. Les médecins le traitaient de certaines fistules hémorroïdales qu'il avait en très-grande quantité, et qui le faisaient beaucoup souffrir. Ils avaient déjà appliqué le fer et usé de tous les médicaments que leur conseillait leur art. L'opération avait été fort douloureuse et fort longue; mais les médecins, par mégarde, avaient laissé subsister une fistule qu'ils n'avaient point vue entre toutes les autres. Aussi , tandis qu'ils soignaient et guérissaient toutes les fistules ouvertes, celle-là seule rendait leurs soins inutiles. Le malade, se défiant de ces longueurs, et appréhendant extrêmement une nouvelle incision, comme le lui avait fait craindre un médecin , son domestique, que les autres avaient renvoyé au moment de l'opération, ne voulant pas de lui, même comme simple témoin, et que son maître, après l'avoir chassé dans un accès de colère, n'avait consenti à recevoir qu'avec beaucoup de difficulté, le malade, dis-je, s'écria un jour, hors de lui : Est-ce que vous allez m'inciser encore? et faudra-t-il que je souffre ce que m'a prédit celui que vous avez éloigné? - Alors ils commencèrent à se moquer de l'ignorance de leur confrère et à rassurer le malade par de belles- promesses. Cependant plusieurs jours se passent, et tout ce que l'un tentait était inutile. Les médecins persistaient toujours à dire qu'ils guériraient cette hémorroïde par la force de leurs médicaments, sans employer le fer. Ils appelèrent un vieux praticien, fameux par ces sortes de cures, nommé Ammonius, qui, après avoir examiné le mal, en porta le même jugement. Le malade , se croyant déjà hors d'affaire, raillait le médecin domestique, sur ce qu'il avait prédit qu'il faudrait une nouvelle opération. Que dirai-je de plus? Après bien des jours, inutilement reculés, ils en vinrent à avouer, las et confus, que le fer pouvait seul opérer la guérison. Le malade épouvanté, pâlissant, aussitôt que son extrême frayeur lui eût permis de parler, leur enjoignit de se retirer et de ne plus revenir.
1. Alype, compatriote de saint Augustin, un de ses plus fidèles disciples et de ses plus tendres ami. Il fut évêque dans sa ville natale à Tagaste Voyez les lettres de saint Augustin et ses Confessions (livre VI, ch. 10 et 12; livre VIII, ch. 12 et ailleurs).
Cependant, après avoir longtemps pleuré, il n'eut d'autre ressource que d'appeler un certain Alexandrin, chirurgien célèbre, pour faire ce qu'il n'avait pas voulu que les autres fissent. Celui-ci vint donc; mais après avoir reconnu par les cicatrices l'habileté de ceux qui l'avaient traité, il lui conseilla, en homme de bien, de les reprendre, et de ne pas les priver du fruit de leurs efforts. Il ajouta qu'Innocentius ne pouvait guérir, en effet, qu'en subissant une nouvelle incision, mais qu'il ne voulait point avoir l'honneur d'une cure si avancée, et dans laquelle il admirait l'adresse de ceux qui l'avaient précédé. Le malade se réconcilia donc avec ses médecins; il fut résolu qu'ils feraient l'opération en présence de l'Alexandrin, et elle fut remise par eux au lendemain. Cependant, les médecins s'étant retirés, le malade tomba dans une si profonde tristesse que toute sa maison en fut remplie de deuil, comme s'il eût déjà été mort. Il était tous les jours visité par un grand nombre de personnes pieuses, et entre autres par Saturnin, d'heureuse mémoire, évêque d'Uzali, et par Gélose, prêtre, ainsi que par quelques diacres de l'Eglise de Carthage. De ce nombre aussi était l'évêque Aurélius, le seul de tous qui ait survécu , personnage éminemment respectable avec lequel nous nous sommes souvent entretenus de ce miracle de Dieu, dont il se souvenait parfaitement. Comme ils venaient, sur le soir, voir le malade, suivant leur ordinaire, il les pria de la manière la plus attendrissante d'assister le lendemain même à ses funérailles plutôt qu'à ses souffrances, car les incisions précédentes lui avaient causé tant de douleur qu'il croyait fermement mourir entre les mains des médecins. Ceux-ci le consolèrent du mieux qu'ils purent, et l'exhortèrent à se confier à Dieu et à se soumettre à sa volonté. Ensuite nous nous mîmes en prière; et nous étant agenouillés et prosternés à terre, selon notre coutume, il s'y jeta lui-même avec tant d'impétuosité qu'il semblait que quelqu'un l'eût fait tomber rudement, et il commença à prier. Mais q ai pourrait exprimer de quelle manière, avec quelle ardeur, quels transports, quels torrents de larmes, quels gémissements et quels sanglots, tellement enfin que tous ses membres tremblaient et qu'il était comme suffoqué! Je ne sais si les autres priaient et. si tout cela ne les détournait point; pour (520) moi, je ne le pouvais faire, et je dis seulement en moi-même ce peu de mots: Seigneur, quelles prières de vos serviteurs exaucerez-vous, si vous n'exaucez pas celles-ci? Il me paraissait qu'on n'y pouvait rien ajouter, sinon d'expirer en priant. Nous nous levons, et, après avoir reçu la bénédiction de l'évêque, nous nous retirons, le malade priant les assistants de se trouver le lendemain matin chez lui, et nous, l'exhortant à avoir bon courage. Le jour venu, ce jour tant appréhendé, les serviteurs de Dieu arrivèrent, comme ils l'avaient promis. Les médecins entrent; on prépare tout ce qui est nécessaire à l'opération, on tire les redoutables instruments; chacun demeure interdit et en suspens. Ceux qui avaient le plus d'autorité encouragent le malade, tandis qu'on le met sur son lit dans la position la plus commode pour l'incision; on délie les bandages, on met à nu la partie malade, le médecin regarde, et cherche de l'oeil et de la main l'hémorroïde qu'il devait ouvrir. Enfin, après avoir exploré de toutes façons la partie malade, il finit par trouver une cicatrice très-ferme. - Il n'y a point de paroles capables d'exprimer la joie, le ravissement, et les actions de grâces de tous ceux qui étaient présents. Ce furent des larmes et des exclamations que l'on peut s'imaginer, mais qu'il est impossible de rendre.
Dans la même ville de Carthage, Innocentia, femme très-pieuse et du rang le plus distingué, avait au sein un cancer, mal incurable, à ce que disent les médecins 1. On a coutume de couper et de séparer du corps la partie où est le mal, ou, si l'on veut prolonger un peu la vie du malade, de n'y rien faire; et c'est, dit-on, le sentiment d'Hippocrate 2. Cette dame l'avait appris d'un savant médecin, son ami, de sorte qu'elle n'avait plus recours qu'à Dieu. La fête de Pâques étant proche, elle fut avertie en songe de prendre garde à la première femme qui se présenterait à elle au sortir du baptistère 3, et de la prier de faire le signe de la croix sur son mal. Cette femme le fit, et Innocentia fut guérie à l'heure même. Le médecin qui lui
1. Voyez Galien, Therap. ad Glauc., lib. II, cap. 10.
2. Voyez les Aphorismes, sect. VI, aph. 2.
3. De toute antiquité, dans la primitive Eglise, le jour de Pâques et celui de la Pentecôte étaient prescrits pour le baptême, sauf le cas de nécessité. Voyez Tertullien (De Baptismo, cap. 19; De cor. mil., cap. 3) et les Sermons de saint Augustin.
avait conseillé de n'employer aucun remède, si elle voulait vivre un peu plus longtemps, la voyant guérie, lui demanda vivement ce qu'elle avait fait pour cela, étant bien aise sans doute d'apprendre un remède qu'Hippocrate avait ignoré. Elle lui dit ce qui en était, non sans craindre, à voir son visage méfiant, qu'il ne lui répondît quelque parole injurieuse au Christ : « Vraiment, s'écria-t-il, je pensais que vous m'alliez dire quelque chose de bien merveilleux! » Et comme elle se révoltait déjà : « Quelle grande merveille, ajouta-t-il, que Jésus-Christ ait guéri un cancer au sein, lui qui a ressuscité un mort de quatre jours 1? » Quand j'appris ce qui s'était passé, je ne pus supporter la pensée qu'un si grand miracle, arrivé dans une si grande ville, à une personne de si haute condition, pût demeurer caché; je fus même sur le point de réprimander cette dame. Mais quand elle m'eut assuré qu'elle ne l'avait point passé sous silence, je demandai à quelques dames de ses amies intimes, qui étaient alors avec elle, si elles le savaient. Elles me dirent que non. « Voilà donc, m'écriai-je, de quelle façon vous le publiez! vos meilleures amies n'en savent rien ! » Et comme elle m'avait rapporté le fait très-brièvement, je lui en fis recommencer l'histoire tout au long devant ces dames, qui en furent singulièrement étonnées et en rendirent gloire à Dieu.
Un médecin goutteux de la même ville, ayant donné son nom pour être baptisé, vit en songe, la nuit qui précéda son baptême, des petits enfants noirs et frisés qu'il prit pour des démons, et qui lui défendirent de se faire baptiser cette année-là. Sur son refus de leur obéir, ils lui marchèrent sur les pieds, en sorte qu'il y sentit des douleurs plus cruelles que jamais. Cela ne l'empêcha point de se faire baptiser le lendemain, comme il l'avait promis à Dieu, et il sortit du baptistère non-seulement guéri de ses douleurs extraordinaires, mais encore de sa goutte, sans qu'il en ait jamais rien ressenti, quoique ayant encore longtemps vécu. Qui a entendu parler de ce miracle? Cependant nous l'avons connu, nous et un certain nombre de frères à qui le bruit en a pu parvenir.
Un ancien mime de Curube 2 fut guéri
1. Jean, XI.
2. Curobe ou Curubis est le nom d'une ville autrefois située près de Carthage. Voyez Pline, Hist. nat., livre V, ch. 3.
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de même d'une paralysie et d'une hernie, et sortit du baptême comme s'il n'avait jamais rien eu. Qui connaît ce miracle, hors ceux de Curube, et peut-être un petit nombre de personnes? Pour nous, quand nous l'apprîmes, nous fîmes venir cet homme à Carthage, par l'ordre du saint évêque Aurélius, bien que nous en eussions été informés par des personnes tellement dignes de foi que nous n'en pouvions douter.
Hespérius, d'une famille tribunitienne, possède dans notre voisinage un domaine sur les terres de Fussales 1, appelé Zubédi. Ayant reconnu que l'esprit malin tourmentait ses esclaves et son bétail, il pria nos prêtres, en mon absence, de vouloir bien venir chez lui afin d'en chasser les démons. L'un d'eux s'y rendit, et offrit le sacrifice du corps de Jésus-Christ, avec de ferventes prières, pour faire cesser cette possession. Aussitôt elle cessa par la miséricorde de Dieu. Or, Hespérius avait reçu d'un de ses amis un peu de la terre sainte de Jérusalem où Jésus-Christ fut enseveli et ressuscita le troisième jour. Il avait suspendu cette ferre dans sa chambre à coucher, pour se mettre lui-même à l'abri des obsessions du démon. Lorsque sa maison en fut délivrée, il se demanda ce qu'il ferait de cette terre qu'il ne voulait plus, par respect, garder dans sa chambre. Il arriva par hasard que mon collègue Maximin, évêque de Sinite, et moi, nous étions alors dans les environs. ilespérius nous fit prier de l'aller voir, et nous y allâmes. Il nous raconta tout ce qui s'était passé, et nous pria d'enfouir cette terre en un lieu où les chrétiens pussent s'assembler pour faire le service de Dieu. Nous y consentîmes. Il y avait près de là un jeune paysan paralytique, qui, sur cette nouvelle, pria ses parents de le porter sans délai vers ce saint lieu ; et à peine y fut-il arrivé et eut-il prié, qu'il put s'en retourner sur ses pieds, parfaitement guéri.
Dans une métairie nommée Victoriana, à trente milles d'Hippone, il y a un monument en l'honneur des deux martyrs de Milan, Gervais et Protais. On y porta un jeune homme qui, étant allé vers midi, pendant l'été, abreuver son cheval à la rivière, fut possédé par le démon. Comme il était étendu mourant et semblable à un mort, la maîtresse du lieu vint sur le soir, selon sa coutume, près du
1. Ville située près d'Hippone.
monument, avec ses servantes et quelques religieuses, pour y chanter des hymnes et y faire sa prière. Alors le démon, frappé et comme réveillé par ces voix, saisit l'autel avec un frémissement terrible, et sans oser ou sans pouvoir le remuer, il s'y tenait attaché et pour ainsi dire lié. Puis, priant d'une voix gémissante, il suppliait qu'on lui pardonnât, et il confessa même comment et en quel endroit il était entré dans le corps de ce jeune homme. A la fin, promettant d'en sortir, il en nomma toutes les parties, avec menace de les couper, quand il sortirait, et, en disant cela, il se retira de ce jeune homme. Mais l'oeil du malheureux tomba sur sa joue, retenu par une petite veine comme par une racine, et la prunelle devint toute blanche. Ceux qui étaient présents et qui s'étaient mis en prière avec les personnes accourues au bruit, touchés de ce spectacle et contents de voir ce jeune homme revenu à son bon sens, s'affligeaient néanmoins de la perte de son oeil et disaient qu'il fallait appeler un médecin. Alors le beau-frère de celui qui l'avait transporté prenant la parole: « Dieu, dit-il, qui a chassé le « démon à la prière de ces saints, peut bien aussi rendre la vue à ce jeune homme ». Là-dessus il remit comme il put l'oeil à sa place et le banda avec son mouchoir; sept jours après, il crut pouvoir l'enlever, et il trouva l'oeil parfaitement guéri. D'autres malades encore trouvèrent en ce lieu leur guérison; mais ce récit nous mènerait trop loin.
Je connais une fille d'Hippone, qui, s'étant frottée d'une huile où le prêtre qui priait pour elle avait mêlé ses larmes, fut aussitôt délivrée du malin esprit. Je sais que la même chose arriva à un jeune homme, la première fois qu'un évêque, qui ne l'avait point vu, pria pour lui.
Il y avait à Hippone un vieillard nommé Florentius, homme pauvre et pieux, qui vivait de son métier de tailleur. Ayant perdu l'habit qui le couvrait et n'ayant pas de quoi en acheter un autre, il courut au tombeau des Vingt. Martyrs 1, qui est fort célèbre chez nous, et les pria de le vêtir. Quelques jeunes gens qui se trouvaient là par hasard, et qui avaient envie de rire, l'ayant entendu, le suivirent quand il sortit et se mirent à le railler, comme s'il eût
1. Voyez le sermon CCCXXV de saint Augustin, prononcé en l'honneur de ces vingt Martyrs.
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demandé cinquante oboles aux martyrs pour avoir un habit. Mais lui, continuant toujours son chemin sans rien dire, vit un grand poisson qui se débattait sur le rivage; il le prit avec le secours de ces jeunes gens, et In vendit trois cents oboles à un cuisinier nommé Catose, chrétien zélé, à qui il raconta tout ce qui s'était passé. Il se disposait à acheter de la laine, afin que sa femme lui en fît tel habit qu'elle pourrait; mais le cuisinier ayant ouvert le poisson, trouva dedans une bague d'or. Touché à la fois de compassion et de pieux effroi, il la porta à cet homme, en lui disant: Voilà comme les vingt Martyrs ont pris soin de vous vêtir.
L'évêque Projectus ayant apporté à Tibilis des reliques du très-glorieux martyr saint Etienne, il se fit autour du reliquaire un grand concours de peuple. Une femme aveugle des environs pria qu'on la menât à l'évêque qui portait ce sacré dépôt, et donna des fleurs pour les faire toucher aux reliques. Quand on les lui eut rendues, elle les porta à ses yeux, et recouvra tout d'un coup la vue. Tous ceux qui étaient présents furent surpris de ce miracle; mais elle, d'un air d'allégresse, se mit à marcher la première devant eux et n'eut plus besoin de guide.
Lucillus, évêque de Sinite, ville voisine d'Hippone, portait en procession les reliques du même martyr, fort révéré en ce lieu. Une fistule, qui le faisait beaucoup souffrir et que son médecin était sur le point d'ouvrir, fut tout d'un coup guérie par l'effet de ce pieux fardeau ; car il n'en souffrit plus désormais.
Eucharius, prêtre d'Espagne, qui habitait à Calame 1, fut guéri d'une pierre, qui le tourmentait depuis longtemps, par les reliques du même martyr, que l'évêque Possidius y apporta. Le même prêtre, étant en proie à une autre maladie qui le mit si bas qu'on le croyait mort et que déjà on lui avait lié lés mains, revint par le secours du même martyr. On jeta sur les reliques sa robe de prêtre que l'on remit ensuite sur lui, et il fut rappelé à la vie.
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CHAPITRE XXIV (suite)
Que le chrétien cherche donc cette douceur que Dieu consomme en ceux qui espèrent en lui, et non celle qu'on s'imagine qu'il consommera en ceux qui le méprisent et le blasphèment; car c'est en vain qu'on cherche en l'autre vie ce qu'on a négligé d'acquérir en celle-ci. Cette parole de l'Apôtre : « Dieu a permis
1. Jean, IV, 18. - 2. Ps. XVIII, 10. - 3. I Cor. I, 30, 31. - 4. Rom. X, 3. - 5. Ps. XXXII, 9. - 6. I Jean, III, 2. - 7. - Ps. XVI, 15.
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que tous tombassent dans l'infidélité, afin de faire miséricorde à tous », ne veut pas dire que Dieu ne damnera personne, et, après ce qui précède, le sens en est assez clair. Quand saint Paul écrit aux païens convertis, il leur dit, à propos des Juifs qui devaient se convertir dans la suite : « De même qu'autrefois vous n'aviez point foi en Dieu, et que maintenant vous avez obtenu miséricorde, tandis que les Juifs sont demeurés incrédules, ainsi les Juifs n'ont pas cru pendant que vous avez obtenu « miséricorde, afin qu'un jour ils l'obtiennent eux-mêmes 1 ». Puis il ajoute ces paroles, dont ceux-ci se servent pour le tromper: « Car Dieu a permis que tous tombassent dans l'infidélité, afin de faire grâce à tous ». Qui donc tous, sinon ceux dont il parlait, c'est-à-dire vous et eux? Dieu a donc laissé tomber dans l'infidélité tous les Gentils et tous les Juifs qu'il a connus et prédestinés pour être conformes à l'image de son fils, afin que, se repentant de leur infidélité et ayant recours à la miséricorde de Dieu, ils pussent s'écrier comme le Psalmiste : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous « craignent est grande et abondante! mais « vous l'avez consommée en ceux qui espèrent », non en eux-mêmes, mais « en vous». Il fait donc miséricorde à tous les vases de miséricorde. Qu'est-ce à dire à tous ? évidemment, à ceux qu'il a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés d'entre les Gentils et d'entre les Juifs; c'est de tous ces hommes, et non de tous les hommes, que nul ne sera damné.
CHAPITRE XXV.
SI CEUX D'ENTRE LES HÉRÉTIQUES QUI ONT ÉTÉ BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR LA SUITE EN VIVANT DANS LE DÉSORDRE, ETCEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR LA FOI CATHOLIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE A L'HÉRÉSIE ET AU SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ DANS LE DÉSORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER AU SUPPLICE ÉTERNEL PAR L'EFFET DES SACREMENTS.
Répondons maintenant à ceux qui promettent la remise du feu éternel, non au diable et à ses anges, non à tous les hommes, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le baptême
1. Rom. XI, 31, 32.
de Jésus-Christ, ont participé à son corps et à son sang, de quelque manière qu'ils aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété qu'ils soient tombés1. L'Apôtre les réfute, lorsqu'il dit : « Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître, comme la fornication, l'impureté, l'impudicité, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les divisions, les hérésies, l'envie, l'ivrognerie, la débauche, et autres crimes, dont je vous ai déjà dit et dont je vous dis encore, que ceux qui les commettent ne posséderont «point le royaume de Dieu 2 ». Cette menace de saint Paul est vaine, si des hommes qui ont commis ces crimes possèdent le royaume de Dieu, quelques souffrances qu'ils aient pu endurer auparavant. Mais comme cette menace a pour fondement la vérité, il s'ensuit qu'ils ne le posséderont point. Or, s'ils ne possèdent jamais le royaume de Dieu, ils seront condamnés au supplice éternel; car il n'y a point de milieu entre le royaume de Dieu et l'enfer.
Il faut donc voir comment on doit entendre ce que dit Notre-Seigneur: « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que quiconque en mange ne meure point. Je suis le pain vivant descendu du ciel : si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement 3 ». Les adversaires à qui nous aurons tout à l'heure à répondre, et qui ne promettent pas le pardon à tous ceux qui auront reçu le baptême et le corps de Jésus-Christ, mais seulement aux catholiques, quoiqu'ayant mal vécu, réfutent eux-mêmes ceux à qui nous répondons maintenant. Il ne suffit pas, disent-ils, pour être sauvé, d'avoir mangé le corps de Jésus-Christ sous la forme du sacrement, il faut l'avoir mangé en effet, il faut avoir été véritablement partie de son corps, dont l'Apôtre dit: « Nous ne sommes tous ensemble qu'un même pain et qu'un même corps 4 ». Il n'y a donc que celui qui est dans l'unité du corps de Jésus-Christ, de ce corps dont les fidèles ont coutume de recevoir le sacrement à l'autel, c'est-à-dire membre de l'Eglise, dont on puisse dire qu'il mange véritablement le corps de Jésus-Christ et qu'il boit son sang. Ainsi les hérétiques et les schismatiques qui sont séparés de l'unité de ce corps peuvent bien rece
1. Comp. ce chapitre avec le traité de saint Augustin De la foi et des œuvres.
2. Galat. V, 19-21. - 3. Jean, VI, 50-52, - 4. I Cor. X, 17.
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voir le même sacrement, mais sans fruit, et même avec dommage, pour être condamnés plus sévèrement, et non pour être un jour délivrés; car ils ne sont pas dans le lien de paix représenté par ce sacrement.
Mais, d'autre part, ces derniers interprètes, qui ont raison de soutenir que celui-là qui ne mange pas le corps de Jésus-Christ n'est pas dans le corps de Jésus-Christ, ont tort de promettre la délivrance des peines éternelles à ceux qui sortent de l'unité de ce corps pour se jeter dans l'hérésie ou dans l'idolâtrie. D'abord, il n'est pas supportable que ceux qui, sortant de l'Eglise catholique, ont formé des hérésies détestables, soient dans une condition meilleure que ceux qui, n'ayant jamais été catholiques, sont tombés dans les piéges des hérésiarques. Un déserteur est un ennemi de la foi pire que celui qui ne l'a jamais abandonnée, ne l'ayant jamais reçue. En second lieu, l'Apôtre réfute cette opinion, lorsqu'après avoir énuméré les oeuvres de la chair, il ajoute: « Ceux qui commettent ces crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu 1 ».
C'est pourquoi ceux qui vivent dans le désordre, et qui, d'ailleurs, persévèrent dans la communion de l'Eglise, ne doivent pas se croire en sûreté, sous prétexte qu'il est dit « Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé 2 ». Par leur mauvaise vie, en effet, ils abandonnent la justice qui donne la vie, et qui n'est autre que Jésus-Christ, soit en pratiquant la fornication, soit en déshonorant leur corps par d'autres impuretés que l'Apôtre n'a pas voulu nommer, soit enfin en commettant quelqu'une de ces oeuvres dont il est dit: « Ceux qui les commettront ne posséderont pas le royaume de Dieu ». Or, ne devant pas être dans le royaume de Dieu, ils seront inévitablement dans le feu éternel. On ne peut pas dire, du moment qu'ils ont persévéré dans le désordre jusqu'à la fin de leur vie, qu'ils aient persévéré en Jésus-Christ jusqu'à la fin, puisque persévérer en Jésus-Christ, c'est persévérer dans la foi. Or, cette foi, selon la définition du même apôtre, opère par amour 3, et l'amour, comme il le dit encore ailleurs, ne fait point le mal 4. Il ne faut donc pas dire que ceux-ci même mangent le corps de Jésus-Christ, puisqu'ils ne doivent pas être comptés comme membres du corps
1. Galat. V, 21. - 2. Matt. X, 22. - 3. Galat. V, 6. - 4. - I Cor. XIII, 4 ; Rom. XIII, 10.
de Jésus-Christ. A part les autres raisons, ils ne sauraient être tout ensemble les membres de Jésus-Christ et les membres d'une prostituée 1. Enfin, lorsque Jésus-Christ lui-même dit: « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui 2», il fait bien voir ce que c'est que manger son corps et boire son sang en vérité, et non pas seulement sous la forme du sacrement c'est demeurer en Jésus-Christ, afin que Jésus-Christ demeure aussi en nous. Comme s'il disait: Que celui qui ne demeure point en moi, et en qui je ne demeure point, ne prétende pas manger mon corps, ni boire mon sang. Ceux-là donc ne demeurent point en Jésus-Christ qui ne sont pas ses membres: or, ceux-là ne sont pas ses membres qui se font les membres d'une prostituée, à moins qu'ils ne renoncent au mal par la pénitence, et qu'ils reviennent au bien par cette réconciliation.
CHAPITRE XXVI.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES : ÊTRE SAUVÉ COMME PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.
Mais les chrétiens catholiques, disent-ils, ont pour fondement Jésus-Christ, de l'unité duquel ils ne se sont pas séparés, quelque mauvaise vie qu'ils aient menée, c'est-à-dire quoiqu'ils aient bâti sur ce fondement une très-mauvaise vie, comparée par l'Apôtre au bois, au foin, à la paille'. La vraie foi, qui fait qu'ils ont eu Jésus-Christ pour fondement, pourra les délivrer finalement de l'enfer, non toutefois sans qu'il y ait pour eux quelque punition, puisqu'il est écrit que ce qu'ils auront bâti sera brûlé. - Que l'apôtre saint Jacques leur réponde en peu de mots: « Si quelqu'un dit qu'il a la foi, et qu'il n'ait point les oeuvres, la foi pourra-t-elle le sauver 4 ? » Ils insistent et demandent quel est donc celui dont l'apôtre saint Paul dit: « Il ne laissera pas pourtant d'être sauvé, mais comme par le feu 5 ». Voyons ensemble quel est celui-là ; mais toujours est-il très certain que ce n'est pas celui dont parle saint Jacques. Autrement ce serait mettre en opposition deux apôtres, puisque l'un dirait qu'encore qu'un homme ait de mauvaises oeuvres,
1. Cor. VI, 15. - 2. Jean, VI, 57. - 3. I Cor. III, 11, 12. - 4. Jacques, II, 14. - 5. I Cor. III, 15.
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la foi ne le sauvera pas du feu, et l'autre: que la foi ne pourra. sauver celui qui n'aura pas de bonnes oeuvres.
Nous saurons quel est celui qui peut être sauvé parle feu, si nous connaissons auparavant ce que c'est que d'avoir Jésus-Christ pour fondement. Or, cette image même nous l'enseigne ; car il suffit de considérer que dans un édifice rien ne précède le fondement. Quiconque donc a de telle sorte Jésus-Christ dans le coeur, qu'il ne lui préfère point les choses terrestres et temporelles, pas même celles dont l'usage est permis, celui-là a Jésus-Christ pour fondement. Mais s'il lui préfère ces choses, bien qu'il semble avoir la foi de Jésus-Christ, il n'a pas Jésus-Christ pour fondement. Combien moins l'a-t-il donc, alors que, méprisant ses commandements salutaires, il ne songe qu'à satisfaire, ses passions? Ainsi, quand un chrétien aime une femme de mauvaise vie, et, s'attachant à elle, devient un même corps avec elle 1, il n'a point Jésus-Christ pour fondement. Mais quand il aime sa femme légitime selon Jésus-Christ 2, qui doute qu'il ne puisse avoir Jésus-Christ pour fondement? S'il l'aime selon le monde et charnellement, comme les Gentils qui ne connaissent pas Dieu 3, l'Apôtre lui permet encore cela par condescendance, ou plutôt c'est Jésus-Christ qui le lui permet. Dès lors il peut encore avoir Jésus-Christ pour fondement, puisque, s'il ne lui préfère point son amour et son plaisir, s'il bâtit sur ce fondement du bois, du foin et de la paille, il ne laissera pas d'être sauvé par le feu. Les afflictions, comme un feu, brûleront ses délices et ses amours, qui ne sont pas criminelles, à cause du mariage. Ce feu figure donc les veuvages, les pertes d'enfants, et toutes les autres calamités qui emportent ou traversent les plaisirs terrestres. Ainsi cet édifice fera tort à celui qui l'aura construit, parce qu'il n'aura pas ce qu'il a édifié, et qu'il sera affligé de la perte des choses dont la jouissance le charmait. Mais- il sera sauvé par le feu à cause du fondement, parce que, si un tyran lui proposait le choix, il ne préférerait pas ces choses à Jésus-Christ. Voyez dans les écrits de l'Apôtre un homme qui édifie sûr ce fondement de l'or, de l'argent et des pierres précieuses : « Celui, dit-il, qui n'a point de femme pense aux choses de Dieu et à plaire à Dieu ». Voyez-en un autre maintenant qui
1. I Cor. VI, 16. - 2. Ephés. V, 25. - 3. I Thess. IV, 5.
édifie du bois, du foin et de la paille: « Mais celui, dit-il, qui a une femme pense aux choses du monde et à plaire à sa femme 1. - On verra quel est l'ouvrage de chacun « car le jour du Seigneur le fera connaître » entendez le jour d'affliction; « car », ajoute l'Apôtre, « il sera manifesté par le feu 2 ». Il donne ici à l'affliction le nom de feu, au même sens où il est dit ailleurs dans l'Ecriture : « La fournaise ardente éprouve les vases du potier, et l'affliction les hommes justes 3». Et encore: « Le feu découvrira quel est l'ouvrage de chacun. Celui dont l'ouvrage demeurera (car les pensées de Dieu et le soin de lui plaire demeurent) recevra récompense pour ce qu'il aura édifié »; ce qui veut dire qu'il recueillera le fruit de ses pensées et de ses afflictions. « Mais celui dont l'ouvrage sera brûlé en souffrira la perte », parce qu'il avait aimé. « Il ne laissera pas pourtant d'être sauvé », parce qu'aucune affliction ne l'a séparé de ce fondement; « mais comme par le feu 4 » ; car il ne perdra pas sans douleur ce qu'il possédait avec affection. Nous avons trouvé, ce me semble, un feu qui ne damne aucun des deux hommes dont nous parlons, mais qui enrichit l'un, nuit à l'autre, et les éprouve tous deux.
Mais si nous voulons entendre dans le même sens le feu dont Notre-Seigneur dit à ceux qui sont à sa gauche : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel 5 » ; en sorte que nous embrassions dans cet arrêt ceux qui bâtissent sur le fondement du bois, du foin, de la paille, et que nous prétendions qu'ils sortiront du feu par la vertu de ce fondement, après avoir été tourmentés pendant quelque temps pour leurs péchés, que devons-nous penser de ceux qui sont à la droite de Jésus-Christ et à qui il dit : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous est préparé 6 », sinon que ce sont ceux qui ont bâti sur le fondement de l'or, de l'argent et des pierres précieuses ? Si donc par le feu dont parle l'Apôtre, quand il dit: « Comme par le feu », nous entendons le feu d'enfer, il faudra dire que les uns et les autres , c'est-à-dire ceux qui sont à la droite et ceux qui sont à la gauche, y seront également envoyés. Le feu dont il est dit « Le jour du Seigneur manifestera quel est
1. Cor. VII, 32, 33. - 2. Ibid. III, 13. - 3. Eccl. XXVII, 6. - 4. I Cor. III, 13-15. - 5. Matt. XXV, 41. - 6. Ibid. 34.
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« l'ouvrage de chacun et le fera connaître1 »ce feu éprouvera les uns et les autres ; et par conséquent ce n'est pas le feu éternel, puisque celui dont l'ouvrage demeurera, c'est-à-dire ne sera pas consumé par ce feu, recevra récompense pour ce qu'il aura édifié, et que celui dont l'ouvrage sera brûlé trouvera son châtiment dans son regret. Ceux-là seuls qui seront à la gauche seront envoyés au feu éternel par une suprême et éternelle condamnation, au lieu que le feu dont parle saint Paul au passage cité éprouve ceux qui sont à la droite. Mais il les éprouve de telle sorte qu'il ne brûle point l'édifice des uns et brûle celui des autres, sans que cela empêche ces derniers même d'être sauvés, parce qu'ils ont établi Jésus-Christ pour leur fondement, et l'ont plus aimé que tout le reste. Or, s'ils sont sauvés, ils seront certainement assis à la droite et entendront avec les autres ces paroles « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez « possession du royaume qui vous est préparé », au lieu d'être à la gauche avec les réprouvés, à qui il sera dit: «Retirez-vous de moi,. maudits, et allez au feu éternel ». Car nul de ces maudits ne sera délivré du feu; ils iront tous au supplice éternel 2, ou leur ver ne mourra point 3, et où le feu qui les brûlera ne s'éteindra point, et où ils seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles 4 .
Maintenant si l'on dit que dans l'intervalle de temps qui se passera entre la mort de chacun et ce jour qui sera, après la résurrection des corps, le dernier jour de rémunération et de damnation, si l'on dit que les âmes seront exposées à l'ardeur d'un feu que ne sentiront point ceux « qui n'auront pas eu dans cette vie des moeurs et des affections charnelles, de telle sorte qu'ils n'aient point bâti un édifice de bois, de foin et de paille que le feu puisse consumer » ; mais que sentiront ceux qui auront bâti un semblable édifice, c'est-à-dire qui auront commis des péchés véniels, et qui devront pour cela être soumis à un supplice transitoire, je ne m'y oppose point, car cela peut être vrai. La mon même du corps, qui est une peine du premier péché et que chacun souffre en son temps, peut être une partie de ce feu. Les persécutions de l'Eglise, qui ont couronné tant de martyrs et qu'endurent tous ceux qui sont
1. I Cor. III, 13. - 2. Matt. XXV, 46. - 3. Isa. LXVI, 24. - 4. Apoc. XX, 10.
chrétiens, sont aussi comme un feu qui éprouve ces différents édifices, qui consume les uns avec leurs auteurs, lorsqu'il n'y trouve pas Jésus-Christ pour fondement, qui brûle les autres sans toucher à leurs auteurs, qui seront sauvés, quoiqu'après punition, et qui épargne absolument les autres, parce qu'ils sont bâtis pour durer éternellement. Il y aura aussi vers la fin du monde, au temps de l'Antéchrist, une persécution si horrible qu'il n'y en a jamais eu de semblable. Combien y aura-t-il alors d'édifices, soit d'or ou de foin, élevés sur le bon fondement, qui est Jésus-Christ, que ce feu éprouvera avec dommage pour les uns, avec joie pour les autres , mais sans perdre ni les uns ni les autres à cause de ce bon fondement? Mais quiconque préfère à Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme, dont il se sert pour la volupté charnelle, mais même d'autres personnes qu'on n'aime pas de cette sorte, comme sont les parents, celui-là n'a point pour fondement Jésus-Christ; et ainsi il ne sera pas sauvé par le feu. Il ne sera point du tout sauvé, parce qu'il ne pourra demeurer avec le Sauveur, qui, parlant de cela très-clairement, dit « Celui qui aime son père ou « sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi; et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n'est pas non plus digne de moi 1». Pour celui qui aime humainement ses parents, de sorte néanmoins qu'il ne les préfère pas à Jésus-Christ, et qui aimerait mieux les perdre que lui, si on le mettait à cette épreuve, celui-là sera sauvé par le feu, parce qu'il faut que la perte de ces choses humaines cause autant de douleur qu'on y trouvait de plaisir. Enfin, celui qui aime ses parents en Jésus-Christ, et qui les aide à s'unir à lui et à acquérir son royaume, ou qui ne les aime que parce qu'ils sont les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne plaise qu'un amour de cette sorte soit un édifice de bois, de foin et de paille que le feu consumera ! C'est un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses. Eh ! comment pourrait-il aimer plus que Jésus-Christ ceux qu'il n'aime que pour Jésus-Christ?
1. Matt. X, 37
(508)
CHAPITRE XXVII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QU'ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU'AYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU'ILS ONT PRATIQUÉ L' AUMÔNE.
Nous n'avons plus réfuter qu'un dernier système, savoir, que le feu éternel ne sera que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par de convenables aumônes, suivant cette parole de l'apôtre saint Jacques: « On « jugera sans miséricorde celui qui sera sans miséricorde 1 ». Celui donc, disent-ils, qui a pratiqué la miséricorde, bien qu'il n'ait pas renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé avec miséricorde, de sorte qu'il ne sera pas damné, mais délivré finalement de son supplice. Ils assurent que le discernement que Jésus-Christ fera entre ceux de sa droite et ceux de sa gauche, pour envoyer les uns au royaume de Dieu et les autres au supplice éternel, ne sera fondé que sur le soin qu'on aura mis ou non à faire des aumônes. Ils tâchent encore de prouver par l'Oraison dominicale, que les péchés qu'ils commettent tous les jours, quelque grands qu'ils soient, peuvent leur être remis en retour des oeuvres de charité, De même, disent-ils, qu'il n'y a point de jour où les chrétiens ne récitent cette oraison, il n'y a point de crime commis tous les jours qu'elle n'efface, à condition qu'en disant: « Pardonnez-nous nos offenses », nous ayons soin de faire ce qui suit: « Comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés 2 ». Notre-Seigneur, ajoutent-ils, ne dit pas: Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu'ils ont faites contre vous, votre Père vous pardonnera les péchés légers que vous commettrez tous les jours; mais il dit: « Il vous pardonnera vos péchés 3 ». Ils estiment donc qu'en quelque nombre et de quelque espèce qu'ils soient, quand même on les commettrait tous les jours et quand on mourrait sans y avoir renoncé auparavant, les aumônes en obtiendront le pardon.
Certes, ils ont raison de vouloir que ce soient de dignes aumônes; car s'ils disaient que tous les crimes, en quelque nombre qu'ils soient, seront remis par toute sorte d'aumônes, ils seraient choqués eux-mêmes d'une proposition si absurde. En effet, ce serait dire qu'un homme très-riche, en
1. Jacques, II, 13. - 2. Matt. VI, 12. - 3. Ibid. 14.
donnant tous les jours quelques pièces de monnaie aux pauvres, pourrait racheter des homicides, des adultères, et les autres crimes les plus énormes. Si l'on ne peut avancer cela sans folie, reste à savoir quelles sont ces dignes aumônes capables d'effacer les péchés, et dont le précurseur même de Jésus-Christ entendait parler; quand il disait: « Faites de dignes fruits de pénitence 1 ». On ne trouvera pas sans doute que ces dignes aumônes soient celles des gens qui commettent tous les jours des crimes. En effet, leurs rapines vont bien plus haut que le peu qu'ils donnent à Jésus-Christ en la personne des pauvres, afin d'acheter tous les jours de lui l'impunité de leurs actions damnables. D'ailleurs, quand fis donneraient tout leur bien aux membres de Jésus-Christ pour un seul crime, s'ils ne renonçaient à leurs désordres, touchés par cette charité dont il est dit que jamais elle ne fait le mal 2, cette libéralité leur serait inutile. Que celui donc qui fait de dignes aumônes pour ses péchés commence à les faire envers lui-même. Il n'est pas raisonnable d'exercer envers le prochain une charité qu'on n'exerce pas envers soi, puisqu'il est écrit : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même 3 »; et encore : « Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à Dieu 4 ». Celui donc qui ne fait pas à son âme cette aumône afin de plaire à Dieu, comment peut-on dire qu'il fait de dignes aumônes pour ses péchés ? C'est pour cela qu'il est écrit : « A qui peut être bon celui qui est méchant envers lui-même 5 ? » Car les aumônes aident les prières ; et c'est encore pourquoi il faut se rendre attentif à ces paroles: « Mon fils, vous avez péché, ne péchez plus, et priez Dieu qu'il vous pardonne vos péchés passés 6 ». Nous devons donc faire des aumônes pour être exaucés, lorsque nous prions pour nos péchés passés, et non pour obtenir la licence de mal faire.
Or, Notre-Seigneur a prédit qu'il imputera à ceux qui seront à la droite les aumônes qu'ils auront faites, et à ceux qui seront à la gauche celles qu'ils auront manqué de faire, voulant montrer ce que peuvent les aumônes pour effacer les péchés commis, et non pour les commettre sans cesse impunément. Mais il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent
1. Matt. III, 8. - 2. I Cor. XIII, 4. - 3. Matt. XXII, 39. - 4. Eccli. XXX, 24. - 5. Ibid, XIV, 5. - 6. Eccli. XXI, 1.
(509)
pas changer de vie fassent de véritables aumônes; car ce que Jésus-Christ même leur dit: « Quand vous avez manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, c'est à moi que vous avez manqué de les rendre 1 », fait assez voir qu'ils ne les rendent pas, lors même qu'ils croient les rendre. En effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim, s'ils le lui donnaient en tant qu'il est chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui est Jésus-Christ; car Dieu ne regarde pas à qui l'on donne, mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un chrétien lui fait l'aumône dans le même esprit où il s'approche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent qu'à s'en éloigner, puisqu'ils n'aspirent qu'à jouir de l'impunité: or, on s'éloigne d'autant plus de Jésus-Christ qu'on aime davantage ce qu'il condamne. En effet, que sert-il d'être baptisé, si l'on n'est justifié? Celui qui a dit: « Si l'on ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu 2 », n'a-t-il pas dit aussi : « Si votre justice n'est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux 3? » Pourquoi plusieurs courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt , et pourquoi si peu se mettent-ils en peine d'être justifiés pour éviter le second? De même que celui-là ne dit pas à son frère: Fou! qui, lorsqu'il lui dit cette injure, n'est pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts, car, autrement, il mériterait l'enfer 4, ainsi, celui qui donne l'aumône à un chrétien, et qui n'aime pas en lui Jésus-Christ, ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là n'aime pas Jésus-Christ qui refuse d'être justifié en Jésus-Christ; et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait au même lieu: « Lorsque vous faites votre offrande à l'autel, si vous vous souvenez d'avoir offensé votre frère, laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent 5 »; de même, il sert de peu de faire de grandes
1. Matt. XXV, 45. - 2. Jean, III, 5. - 3. Matt. V, 20. - 4. Matt. V, 22. - 5. Ibid. 23, 24.
aumônes pour ses péchés, lorsqu'on demeure dans l'habitude du péché.
Quant à l'oraison de chaque jour que Notre-Seigneur lui-même nous a enseignée, d'où vient qu'on l'appelle dominicale, elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand chaque jour on dit : « Pardonnez-nous nos offenses », et qu'on ne dit pas seulement, mais qu'on fait ce qui suit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés1»; mais on récite cette prière parce qu'on commet des péchés , et non pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par là que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc que Notre-Seigneur dit: « Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu'ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés 2 », il n'a pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de l'autorité qu'on exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant les hommes ; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts de crimes: avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de l'ancienne loi, en leur commandant d'offrir en premier lieu des sacrifices pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple 3. Aussi bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand et divin Maître, nous trouverons qu'il ne dit pas : Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu'ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi tous vos péchés, quels qu'ils soient; mais: « Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés ». Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient justes. Qu'est-ce donc à dire vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adversaires, qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre tous les jours des crimes , prétendent que Notre-Seigneur a voulu aussi parler des grands péchés, parce qu'il n'a pas dit: Il vous pardonnera les petits
1. Matt. VI, 12. - 2. Matt. VI, 14. - 3. Lévit. XVI, 6.
(510)
péchés, mais : Il vous pardonnera vos péchés. Nous, au contraire, considérant ceux à qui il parlait, et lui entendant dire vos péchés, nous ne devons entendre par là que les petits, parce que ses disciples n'en commettaient point d'autres ; mais les grands mêmes, dont il se faut entièrement défaire par une véritable conversion, ne sont pas remis par la prière, si l'on ne fait ce qui est dit au même endroit: « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Que si les fautes, même légères , dont les plus saints ne sont pas exempts en cette vie, ne se pardonnent qu'à cette condition , combien plus les crimes énormes, bien qu'on cesse de les commettre, puisque Notre-Seigneur a dit: « Mais si vous ne pardonnez pas les fautes qu'on commet contre vous, votre Père ne vous pardonnera pas non plus 1 ». C'est ce que veut dire l'apôtre saint Jacques, lorsqu'il parle ainsi : «On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde2 ». On doit aussi se souvenir de ce serviteur, à qui son maître avait remis dix mille talents, qu'il l'obligea à payer ensuite, parce qu'il avait été inexorable envers un autre serviteur comme lui, qui lui devait cent deniers 3. Ces paroles de l'Apôtre : « La miséricorde l'emporte sur la justice4 », s'appliquent à ceux qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde. Les justes mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté qu'ils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui ont acquis leur amitié par les richesses d'iniquité 5, ne sont devenus tels que par la miséricorde de celui qui justifie l'impie et qui lui donne la récompense selon la grâce, et non selon les mérites. Du nombre de ces impies justifiés est l'Apôtre, qui dit « J'ai obtenu miséricorde pour être fidèle 6 »
Ceux qui sont ainsi reçus dans les tabernacles éternels, il faut avouer que, comme ils n'ont pas assez bien vécu pour être sauvés sans le suffrage des saints, la miséricorde à leur égard l'emporte encore bien plus sur la justice. Et néanmoins, on ne doit pas s'imaginer qu'un scélérat impénitent soit reçu dans les tabernacles éternels pour avoir assisté les saints avec des richesses d'iniquité, c'est-à-dire avec des biens mal acquis, ou tout au moins avec de fausses richesses,
1. Matt. VI, 15.- 2. Jacques, II, 13.- 3. Matt. XVIII, 23 et seq. - 4. Jacques, II, 13. -
5. Voyez la parabole rapportée par saint Luc, XVI, 9.
6. I Cor. VII, 25.
mais que l'iniquité croit vraies, parce qu'elle ne connaît pas les vraies richesses qui rendent opulents ceux lui reçoivent les autres dans les tabernacles éternels. Il y a donc un certain genre de vie qui n'est pas tellement criminel que les aumônes y soient inutiles pour gagner le ciel, ni tellement bon qu'il suffise pour atteindre un si grand bonheur, à moins d'obtenir miséricorde par les mérites de ceux dont on s'est fait des amis par les aumônes. A ce propos, je m'étonne toujours qu'on trouve, même dans Virgile, cette parole du Seigneur: « Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels 1 », ou bien en d'autres termes : « Celui qui reçoit un prophète, en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète, et celui qui reçoit un juste, en qualité de juste, recevra la récompense du juste 2 ». En effet, dans le passage où Virgile décrit les Champs-Elysées, que les païens croient être le séjour des bienheureux, non-seulement il y place ceux qui y sont arrivés par leurs propres mérites, mais encore :
« Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des autres par des services rendus 3 ».
N'est-ce pas là ce mot que les chrétiens ont si souvent à la bouche, quand par humilité ils se recommandent à un juste : Sou venez-vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent par de bons offices à graver leur nom dans son souvenir? Maintenant si nous revenons à la question de savoir quel est ce genre de vie et quels sont ces crimes qui ferment l'entrée du royaume de Dieu, et dont néanmoins on obtient le pardon, il est très-difficile de s'en assurer et très-dangereux de vouloir le déterminer. Pour moi, quelque soin que j'y ai mis jusqu'à présent, je ne l'ai pu découvrir. Peut-être cela est-il caché, de peur que nous n'en devenions moins courageux à éviter les péchés qu'on peut commettre sans péril de damnation. En effet, si nous les connaissions, il se pourrait que nous ne nous fissions pas scrupule de les commettre, sous prétexte que les aumônes suffisent pour nous en obtenir le. pardon; au lieu que, ne les connaissant pas, nous sommes plus obligés de nous tenir sur nos gardes, et de faire effort pour avancer
1. Luc, XVI, 9. - 2. Matt. X, 41. - 3. Enéide , livre VI, vers 664.
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dans la vertu, sans toutefois négliger de nous faire des amis parmi les saints au moyen des aumônes.
Mais cette délivrance qu'on obtient ou par ses prières, ou par l'intercession des saints, ne sert qu'à empêcher d'être envoyé au feu éternel ; elle ne servira pas à en faire sortir, quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent que ce qui est dit dans l'Evangile de ces bonnes terres qui rapportent des fruits en abondance, l'une trente, l'autre soixante, et l'autre cent pour un, doit s'entendre des saints, qui, selon la diversité de leurs mérites, délivreront les uns trente hommes, les autres soixante, les autres cent 1, ceux-là même croient qu'il en sera ainsi au jour du jugement, mais nullement après. On rapporte à ce sujet le mot d'une personne d'esprit qui,
voyant les hommes se flatter d'une fausse impunité et croire que par l'intercession des saints tous les pécheurs peuvent être sauvés, répondit fort à propos qu'il était plus sûr de tâcher, par une bonne vie, d'être du nombre des intercesseurs, de peur que ce nombre soit si restreint qu'après qu'ils auront délivré l'un trente pécheurs, l'autre soixante, l'autre cent, il n'en reste encore un grand nombre pour lesquels ils n'auront plus le droit d'intercéder, et parmi eux celui qui aura mis vainement son espérance dans un autre. Mais j'ai suffisamment répondu à ceux qui, ne méprisant pas l'autorité de nos saintes Ecritures, mais les comprenant mal, y trouvent, non pas le sens qu'elles ont, mais celui qu'ils veulent leur donner. Notre réponse faite, terminons cet avant-dernier livre, comme nous l'avons annoncé.
1. Matt. XIII, 8.
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Jésus au jardin de Gethsémani, par El Greco
CHAPITRE IX.
DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.
Il ne faut donc point douter que la sentence que Dieu a prononcée par son Prophète, touchant le supplice éternel des damnés , ne s'accomplisse exactement. Il est dit : « Leur «ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne s'éteindra point 3 ». Et c'est pour nous faire mieux comprendre cette vérité que Jésus-Christ, quand il prescrit de retrancher les membres qui scandalisent l'homme, désignant par là les hommes mêmes que nous chérissons à l'égal de nos membres, s'exprime ainsi : « Il vaut mieux pour vous que vous entriez avec une seule main dans la vie, que d'en avoir deux et d'être jeté dans l'enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les consume ne s'éteint point ». Il en dit autant du pied « Il vaut mieux pour vous entrer dans la vie éternelle n'ayant qu'un
1. Voici ces douteuses étymologies rapportées par saint Augustin : monstrum, de monstrare; ostentum de ostendere; portenta de portendere, prœostendere; prodigia de porro dicere, praedicare.
2. Rom. XI, 17, 24.- 3. Isa. LXVI, 21.
pied, que d'en avoir deux et d'être précipité dans l'enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les brûle ne s'éteint point 1 ». Enfin il parle de l'oeil dans les mêmes termes: « Il vaut mieux pour vous que vous entriez au royaume de Dieu n'ayant qu'un oeil, que d'en avoir deux et d'être précipité dans l'enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les brûle ne s'éteint point 2 ». Il ne s'est pas lassé de répéter trois fois la même chose au même lieu. Qui ne serait épouvanté de cette répétition et de cette menace sortie avec tant de force d'une bouche divine?
Au reste, ceux qui veulent que ce ver et que ce feu ne soient pas des peines du corps, mais de l'âme, disent que les hommes séparés du royaume de Dieu seront brûlés dans l'âme jar une douleur et un repentir tardifs et inutiles, et qu'ainsi l'Ecriture a fort bien pu se servir du mot feu pour marquer cette douleur cuisante d'où vient, ajoutent-ils, cette parole de l'Apôtre : « Qui est scandalisé, sans que je brûle ? » ils croient aussi que le ver figure la même douleur; car il est écrit, disent-ils, que « comme la teigne ronge un habit, et le ver le bois, ainsi la tristesse afflige le coeur de l'homme 3 ». Mais ceux qui ne doutent point que le corps ne soit tourmenté en enfer aussi bien que l'âme, soutiennent que le corps y sera brûlé par le feu, et l'âme rongée en quelque sorte par un ver de douleur. Bien que ce sentiment soit probable, car il est absurde de supposer que soit le corps, soit l'âme, ne souffrent pas ensemble dans l'enfer, je croirais cependant plus volontiers que le ver et le feu s'appliquent ici tous deux au corps, et non à l'âme. Je dirais donc que l'Ecriture ne fait pas mention de la peine de l'âme, parce qu'elle est nécessairement impliquée dans celle du corps. En effet, on lit dans l'Ancien Testament : « Le supplice de la chair de l'impie sera le feu et le ver 4 ». Il pouvait dire plus brièvement: « Le supplice de l'impie » ; pourquoi dit-il « le supplice de la chair de l'impie », sinon parce que le ver et le feu seront tous deux le supplice du corps? Ou, s'il a parlé de la chair, parce que les hommes seront punis pour avoir vécu selon la chair, et tomberont dans la seconde mort que l'Apôtre a marquée ainsi : « Si vous vivez selon la chair, vous
1. Marc, IX, 42.47. - 2. II Cor. XI, 29. - 3. prov. XXV, 20. - 4. Eccli. VII, 19.
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mourrez 1 » ; que chacun choisisse, entre les deux sens, celui qu'il préfère, soit qu'il rapporte le feu au corps, et le ver à l'âme, soit qu'il les rapporte tous deux au corps. J'ai déjà montré que les animaux pouvaient vivre et souffrir dans le feu sans mourir et sans se consumer, par un miracle de la volonté de Dieu, à qui on ne saurait contester ce pouvoir sans ignorer qu'il est l'auteur de tout ce qu'on admire dans la nature. En effet, c'est lui qui a produit dans le monde et les merveilles que j'ai rappelées et tontes celles en nombre infini que j'ai passées sous silence, et ce inonde enfin dont l'ensemble est plus merveilleux encore que tout ce qu'il contient. Ainsi donc, libre à chacun de choisir des deux sens celui qu'il préfère, et de rapporter le ver au corps, en prenant l'expression au propre, ou à l'âme, en prenant le sens au figuré. Quant à savoir qui a le mieux choisi, c'est ce que nous saurons mieux un jour, lorsque la science des saints sera si parfaite qu'ils n'auront pas besoin d'éprouver ces peines pour les connaître. « Car maintenant nous ne savons les choses que d'une façon partielle, jusqu'au jour où la plénitude s'accomplira 2 ». Il suffit pour le moment de repousser cette opinion que les corps des damnés ne seront pas tourmentés par le feu.
CHAPITRE X.
COMMENT LE FEU DE L'ENFER, SI C'EST UN FEU CORPOREL, POURRA BRÛLER LES MALINS ESPRITS, C'EST-A-DIRE LES DÉMONS QUI N'ONT POINT DE CORPS.
Ici se présente une question : si le feu de l'enfer n'est pas un feu immatériel, analogue à la doutent de l'âme, mais un feu matériel, brûlant au contact et capable de tourmenter les corps, comment pourra-t-il servir au supplice des démons qui sont des esprits? car nous savons que le même feu doit servir de supplice aux démons et aux hommes, suivant cette parole de Jésus-Christ « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges ». Il faut donc que les démons aient aussi, comme l'ont pensé de savants hommes, des corps composés de cet air grossier et humide qui se fait sentir à nous, quand il est
1. Rom. VIII, 13. - 2. I Cor. XIII, 9. - 3. Matt. XXV, 41.
agité par le vent 1. En effet, si cet élément ne pouvait recevoir aucune impression du feu, il ne deviendrait pas brûlant, lorsqu'il est échauffé dans un bain; pour brûler, il faut qu'il soit brûlé lui-même, et il cause l'impression qu'il subit. Au surplus, si l'on veut que les démons n'aient point de corps, il est inutile de se mettre beaucoup en peine de prouver le contraire. Qui nous empêchera de dire que les esprits, même incorporels, peuvent être tourmentés par un feu corporel d'une manière très-réelle, quoique merveilleuse, du moment que les esprits des hommes, qui certainement sont aussi incorporels, peuvent être actuellement enfermés dans des corps, et y sont unis alors par des liens indissolubles? Si les démons n'ont point de corps, ils seront attachés à des feux matériels pour en être tourmentés; non qu'ils animent ces feux de manière à former des animaux composés d'âme et de corps; mais, comme je l'ai dit, cela se fera d'une manière merveilleuse; et ils seront tellement unis à ces feux, qu'ils en recevront de la douleur sans leur communiquer la vie. Aussi bien, cette union même qui enchaîne actuellement les esprits aux corps, pour en faire des animaux, n'est-elle pas merveilleuse et incompréhensible à l'homme? et cependant c'est l'homme même» Je dirais volontiers que ces esprits brûleront sans corps, comme le mauvais riche brûlait dans les enfers, quand il disait : « Je « souffre beaucoup dans cette flamme 2 » ; mais j'entends ce qu'on va m'objecter : que cette flamme était de même nature que les yeux que le mauvais riche éleva sur Lazare, que la langue qu'il voulait rafraîchir d'une goutte d'eau, et que le doigt de Lazare dont il voulait se servir pour cet office, bien que tout cela se fit dans un lieu, où les âmes n'avaient point de corps. Cette flamme qui le brûlait et cette goutte d'eau qu'il demandait étaient donc incorporelles, comme sont les choses que l'on voit en dormant ou dans l'extase, lesquelles, bien qu'incorporelles, apparaissent pourtant comme des corps. L'homme qui est en cet état, quoiqu'il n'y soit qu'en esprit, ne laisse pas de se voir si semblable à son corps
1. C'est le sentiment d'Origène, qui soutient en son traité des Principes (livre II) que Dieu seul est incorporel. Tertullien, distinguant subtilement entre le corps et la chair, veut que les anges soient corporels sans avoir de chair (De Carne Christi, passim). Enfin saint Basile soutient que les anges ont chacun leur corps et un corps visible (De spir. sanct., cap. 16).
2. Luc, XVI, 24.
(494)
qu'il n'y peut trouver de différence. Mais cette géhenne, que l'Ecriture appelle aussi un étang de feu et de soufre 1, sera un feu corporel, et tourmentera les corps des hommes et des démons; ou bien, si ceux-ci n'ont point de corps, ils seront unis à ce feu, pour en souffrir de la douleur sans l'animer. Car il n'y aura qu'un feu pour les uns et pour les autres, comme l'a dit la Vérité 2.
CHAPITRE XI.
S'IL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.
Mais, parmi les adversaires de la Cité de Dieu, plusieurs prétendent qu'il est injuste de punir les péchés, si grands qu'ils soient, de cette courte vie par un supplice éternel. Comme si jamais aucune loi avait proportionné la durée de la peine à celle du crime ! Les lois, suivant Cicéron, établissent huit sortes de peines l'amende, la prison, le fouet, le talion, l'ignominie, l'exil, la mort, la servitude. Y a-t-il aucune de ces peines dont la durée se mesure à celle du crime, si ce n'est peut-être la peine du talion 3, qui ordonne que le criminel souffre le même mal qu'il a fait souffrir; d'où vient cette parole de la loi : « OEil pour oeil, dent pour dent 4 ». Il est matériellement possible, en. effet, que la justice arrache l'oeil au criminel en aussi peu de temps qu'il l'a arraché à sa victime; mais si la raison veut que celui qui adonné un baiser à la femme d'autrui soit puni du fouet, combien de temps ne souffrira-l-il pas pour une faute qui s'est passée en un moment? La douceur d'une courte volupté n'est-elle pas punie en ce cas par une longue douleur? Que dirai-je de la prison? n'y doit-on demeurer qu'autant qu'a duré le délit qui vous y a fait condamner? mais ne voyons-nous pas qu'un esclave demeuré plusieurs années dans les fers, pour avoir offensé son maître par une seule -parole ou l'avoir blessé d'un coup dont la trace a passé en un instant? Pour l'amende, l'ignominie, l'exil et la servitude, comme ces peines sont d'ordinaire irrévocables, ne sont-elles pas en quelque
1. Apoc. XX, 9. - Matt. XXV, 41.
2. Sur la peine du talion imposés par la loi des Douze Tables ( Si membrum rupit, nicum eo pacit, talio esto ), voyez Aulu.Gelle, Nuits attiques, livre XX, ch. 1.
3. Exod. XXI, 24.
sorte semblables aux peines éternelles, eu égard à la brièveté de cette vie? Elles ne peuvent pas être réellement éternelles, parce que la vie même où on les souffre ne l'est pas; et toutefois des fautes que l'on punit par de si longs supplices se commettent en très-peu de temps, sans que personne ait jamais cru qu'il fallût proportionner la longueur des tourments à la durée plutôt qu'à la grandeur des crimes. Se peut-il imaginer que les lois fassent consister le supplice des condamnés à mort dans le court moment que dure l'exécution? elles le font consister à les supprimer pour jamais de la société des vivants. Or, ce qui se fait dans cette cité mortelle par le supplice de la première mort, se fera pareillement dans la cité immortelle par la seconde mort. De même que les lois humaines ne rendent jamais l'homme frappé du supplices capital à la société, ainsi les lois divines ne rappellent jamais le pécheur frappé de la seconde mort à la vie éternelle. Comment donc, dira-t-on, cette parole de votre Christ sera-t-elle vraie: «On vous mesurera selon la mesure que vous aurez appliquée aux autres 1 », si un péché temporel est puni d'une peine éternelle 2 ? Mais on ne prend pas garde que cette mesure dont il est parlé ici ne regarde pas le temps, mais le mal, ce qui revient à dire que celui qui aura fait le mal le subira. Au surplus, on peut fort bien entendre aussi cette parole de Jésus-Christ au sens propre, je veux dire au sens des jugements et des condamnations dont il est question en cet endroit. Ainsi, que celui qui juge et condamne injustement son -prochain soit jugé lui-même et condamné justement, il est mesuré sur la même mesure, bien qu'il ne reçoive pas ce qu'il a donné : il est jugé comme il a jugé les autres; mais la punition qu'il souffre est juste, tandis que celle qu'il avait infligée était injuste.
CHAPITRE XII.
DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXIGEAIT UNE PEINE ÉTERNELLE POUR TOUS LES BOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRÂCE DU SAUVEUR.
Mais une peine éternelle semble dure et
1. Luc, VI, 38.
2. Saint Augustin discute cette même question avec étendue dans une de ses lettres. Voyez Epist. CII, ad Deo gratias, qu. 4, n. 22 et seq.
(495)
injuste aux hommes, parce que, dans les misères de la vie terrestre, ils n'ont pas cette haute et pure sagesse qui pourrait leur faire sentir la grandeur de la prévarication primitive. Plus l'homme jouissait de Dieu, plus son crime a été grand de l'avoir abandonné, et il a mérité de souffrir un mal éternel pour avoir détruit en lui un bien qui pouvait aussi être éternel. Et, de là, la damnation de toute la masse du genre humain; car le premier coupable a été puni avec toute sa postérité, qui était en lui comme dans sa racine. Aussi nul n'est exempt du supplice qu'il mérite, s'il n'en est délivré par une grâce qu'il ne mérite pas; et tel est le partage des hommes que l'on voit en quelques-uns ce que peut une miséricorde gratuite, et, dans tout le ,reste, ce que peut une juste vengeance. L'une et l'autre ne sauraient paraître en tous, puisque, si tous demeuraient sous la peine d'une juste condamnation, on ne verrait dans aucun la miséricorde de Dieu ; et d'autre part, si tons étaient transportés des ténèbres à la lumière, on ne verrait dans aucun sa sévérité. Et s'il y en a plus de punis que de sauvés, c'est pour montrer ce qui était dû à tous. Car alors même - que tous seraient enveloppés dans la vengeance, nul ne pourrait blâmer justement la justice du Dieu vengeur; si donc .un si grand nombre sont délivrés, que d'actions de grâce ne sont pas dues pour ce bienfait gratuit au divin libérateur!
CHAPITRE XIII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.
Les Platoniciens, il est vrai, ne veulent pas qu'une seule faute reste impunie 1 mais ils ne reconnaissent que des peines qui servent à l'amendement du coupable 2, qu'elles soient infligées par les lois humaines ou par les lois divines, qu'on les souffre dès cette vie ou qu'on ait à les subir dans l'autre pour n'en avoir point souffert ici-bas ou n'en être p-as devenu meilleur. De là vient que Virgile,
1. Voyez particulièrement dans Platon le Gorgias on est exposée la théorie sublime de l'expiation. Même doctrine dans Plotin, Ennéades, III, livre II, ch. 5 et ailleurs.
2. Ceci ne pourrait pins être appliqué justement à Platon, dont les idées sur la pénalité sont beaucoup plus solides et plus étendue, que celles de quelques-uns de ses disciples. Dans plusieurs dialogues, il as montre même favorable à la croyance aux peines éternelles. Voyez le mythe du Gorgias et celui de la République.
après avoir parlé de ces corps terrestres, et de ces membres moribonds d'où viennent à l'âme
« Et ses craintes et les désirs, et ses douleurs et ses joies, enfermée qu'elle est dans une prison ténébreuse d'où elle ne peut contempler le ciel » ;
Virgile ajoute
« Et lorsqu'au dernier jour la vie abandonne les âmes, leurs misères ne sont pas finies et elles ne sont pas purifiées d'un seul coup de leurs souillures corporelles. Par une loi nécessaire, mille vices invétérés s'y attachent encore et y germent en mille façons. Elles sont donc soumises à des peines et expient dans les supplices leurs crimes passés : les unes suspendues dans le vide et livrées au souffle du vent, les autres plongées dans un abîme immense pour s'y laver de leurs souillures ou pour y être purifiées par le feu 1 »
Ceux qui adoptent ce sentiment ne reconnaissent après la mort que des peines purifiantes; et comme l'air, l'eau et le feu sont des éléments supérieurs à la terre, ils les font servir de moyens d'expiation pour purifier les âmes que le commerce de la terre a souillées. Aussi Virgile a-t-il employé ces trois éléments : l'air, quand il dit qu'elles sont livrées au souffle du vent; l'eau, quand il les plonge dans un abîme immense ; le feu, quand il charge le feu de les purifier. Pour nous, nous reconnaissons qu'il y a dans cette vie mortelle quelques peines purifiantes, mais elles n'ont ce caractère que chez ceux qui en profitent pour se corriger, et non chez les autres, qui n'en deviennent pas meilleurs, ou qui n'en deviennent que pires. Toutes les autres peines, temporelles ou éternelles, que la providence de Dieu inflige à chacun par le ministère des hommes ou par celui des bons et des mauvais anges, ont pour objet, soit de punir les péchés passés ou présents, soit d'exercer et de manifester la vertu. Quand nous endurons quelque mal par la malice ou par l'erreur d'un autre, celui-là pèche qui nous cause ce mal; mais Dieu, qui le permet par un juste et secret jugement, ne pèche pas. Les uns donc souffrent des peines temporelles en cette vie seulement, les autres après la mort; et d'autres en cette vie et après la mort tout ensemble, bien que toujours avant le dernier jugement. Mais tous ceux qui souffrent des peines temporelles après la mort ne tombent point dans les éternelles. Nous avons déjà dit qu'il y en a à qui les peines ne sont pas remises en ce siècle et à qui elles seront remises en l'autre, afin qu'ils
1. Enéide, livre VI, v. 733-742.
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ne soient pas punis du supplice qui ne finit pas.
CHAPITRE XIV.
DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE L'HUMAINE CONDITION.
Ils sont bien rares ceux qui, dans cette vie, n'ont rien à souffrir en expiation de leurs péchés, et qui ne les expient qu'après la mort. Nous avons connu toutefois quelques personnes arrivées à une extrême vieillesse sans avoir eu la moindre fièvre, et qui ont passé leur vie dans une tranquillité parfaite. Cela n'empêche pas qu'à y regarder de près, la vie des hommes n'est qu'une longue peine, selon la parole de I'Ecriture : « La vie humaine sur la terre est-elle autre chose qu'une tentation 1 ? »La seule ignorance est déjà une grande peine, puisque, pour y échapper, on oblige les enfants, à force de châtiments, à apprendre les arts et les sciences. L'étude où on les contraint par, la punition est quelque chose de si pénible, qu'à l'ennui de l'étude ils préfèrent quelquefois l'ennui de la punition. D'ailleurs, qui n'aurait horreur de recommencer son enfance et n'aimerait mieux mourir? Elle commence par les larmes, présageant ainsi, sans le savoir, les maux où elle nous engage. On dit cependant que Zoroastre, roi des Bactriens, rit en naissant; mais ce prodige ne lui annonça rien de bon, car il passe pour avoir inventé la magie, qui, d'ailleurs, ne lui fut d'aucun secours contre ses ennemis , puisqu'il fut vaincu par Ninus, roi des Assyriens 2 . Aussi nous lisons dans l'Ecriture : « Un joug pesant est imposé aux enfants d'Adam, du jour où ils sortent du sein de leur mère jusqu'à celui où ils entrent dans le sein de la mère commune 3 » .Cet arrêt est tellement inévitable, que les enfants mêmes, délivrés par le baptême du péché originel, le seul qui les rendit coupables, sont sujets à une infinité de maux, jusqu'à être tourmentés quelquefois par les malins esprits; mais loin de nous la pensée que ces souffrances leur soient fatales, quand, par l'aggravation de la maladie, elles arrivent à séparer l'âme du corps.
1. Job, VII, 1, sec. LXX.
2. Voyez Justin, lib. I, cap. 1, § 1.
3. Eccli XL 1.
CHAPITRE XV.
LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE MISÈRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.
Aussi bien, ce joug pesant qui a été imposé aux fils d'Adam, depuis leur sortie du sein de leur mère jusqu'au jour de leur ensevelissement au sein de la mère commune, est encore pour nous, dans notre misère, un enseignement admirable : il nous exhorte à user sobrement de toutes choses, et nous fait comprendre que cette vie de châtiment n'est qu'une suite du péché effroyable commis dans le Paradis, et que tout ce qui nous est promis par le Nouveau Testament ne regarde que la part que nous aurons à la vie future; il faut donc accepter .cette promesse comme un gage et vivre dans l'espérance, en faisant chaque jour de nouveaux progrès et mortifiant par l'esprit les mauvaises inclinations de la chair 1 car « Dieu connaît ceux qui sont à lui 2 »; et « tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu sont enfants de Dieu » ; enfants par grâce, et non par nature, n'y ayant qu'un seul Fils de Dieu par nature, qui, par sa bonté, s'est fait fils de l'homme, afin que nous, enfants de l'homme par nature, nous devinssions par grâce enfants de Dieu. Toujours immuable, il s'est revêtu de notre nature pour nous sauver, et, sans perdre sa divinité, il s'est fait participant de notre faiblesse, afin que, devenant meilleurs, nous perdions ce que nous avons de vicieux et de mortel par la communication de sa justice et de son immortalité, et que nous conservions ce qu'il a mis de bon en nous dans la plénitude de sa bonté. De même que nous sommes tombés, par le péché d'un seul homme, dans une si déplorable misère 4, ainsi nous arrivons, par la grâce d'un seul homme, mais d'un homme-Dieu, à la possession d'un si grand bonheur. Et nul ne doit être assuré d'avoir passé du premier état au second, qu'il ne soit arrivé au lieu où il n'y aura plus de tentation, et qu'il ne possède cette paix qu'il poursuit à travers les combats que la chair livre contre l'esprit et l'esprit contre la chair 5. Or, une telle guerre n'aurait pas lieu, si l'homme, par l'usage de son libre arbitre, eût conservé sa droiture naturelle; mais par son refus d'entretenir avec Dieu une paix qui
1. Rom. VIII, 13. - 2. Tim. II, 19. - 3. Rom. VIII, 14. - 4. Ibid. v, 12. - 5. Galat. V, 17.
(497)
faisait son bonheur, il est contraint de combattre misérablement contre lui-même. Toutefois cet état vaut mieux encore que celui où il se trouvait avant de s'être converti à Dieu : il vaut mieux combattre le vice que de le laisser régner sans combat, et la guerre, accompagnée de l'espérance d'une paix éternelle, est préférable à la captivité dont on n'espère point sortir. Il est vrai que nous souhaiterions bien de n'avoir plus cette guerre à soutenir, et qu'enflammés d'un divin amour, nous désirons ardemment cette paix et cet ordre accomplis, où les chosés d'un prix inférieur seront pour jamais subordonnées aux choses supérieures. Mais lors même, ce qu'à Dieu ne plaise, que nous n'aurions pas foi dans un si grand bien, nous devrions toujours mieux aimer ce combat, tout pénible qu'il puisse être, qu'une fausse paix achetée par l'abandon de notre âme à la tyrannie des passions.
CHAPITRE XVI.
DES LOIS DE GRÂCE QUI S'ÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.
Telle est la miséricorde de Dieu à l'égard des vases de miséricorde qu'il a destinés à la gloire, que la première et la seconde enfance de l'homme, l'une livrée sans défense à la domination de la chair, l'autre en qui la raison encore faible, quoique aidée de la parole, ne peut combattre les mauvaises inclinations, toutes deux ne laissent pas cependant dé passer de la puissance des ténèbres au royaume de Jésus-Christ, sans même traverser le purgatoire, quand une créature humaine vient à mourir à cet âge où elle n'est pas encore capable d'accomplir les commandements de Dieu, pourvu qu'elle ait reçu les sacrements du Médiateur 1. Car la seule régénération spirituelle suffit pour rendre impuissante à nuire après la mort l'alliance que la génération charnelle avait contractée avec la mort. Mais quand on est arrivé à un âge capable de discipline, il faut commencer la guerre contre les vices, et s'y porter avec courage, de peur de tomber en des péchés qui méritent la damnation. Nos mauvaises inclinations sont plus faciles à surmonter, quand elles ne sont pas encore fortifiées par l'habitude; si nous les laissons prendre empire sur nous et nous
1. Comp. saint Augustin, Epist. XCVIII ad Bonifacium.
maîtriser, la victoire est plus difficile, et on ne les surmonte véritablement que lorsqu'on le fait par amour de la véritable justice, qui ne se trouve qu'en la foi de Jésus-Christ. Car si la loi commande sans que l'esprit vienne à son secours, la défense qu'elle fait du péché ne sert qu'à en augmenter le désir; si bien qu'on y ajoute encore par la violation de la loi. Quelquefois aussi on surmonte des vices manifestes par d'autres qui sont cachés et que l'on prend pour des vertus, quoique l'orgueil et une vanité périlleuse en soient les véritables principes. Les vices ne sont donc vraiment vaincus que lorsqu'ils le sont par l'amour de Dieu, amour que Dieu seul donne, et qu'il ne donne que par le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui a voulu participer à notre mortalité misérable pour nous faire participer à sa divinité. Or, ils sont en bien petit nombre ceux qui ont atteint l'adolescence sans commettre aucun péché mortel, sans tomber dans aucun excès, dans aucune impiété, assez heureux et assez forts pour avoir comprimé par la grâce abondante de l'esprit tous les mouvements déréglés de la convoitise. La plupart, après avoir reçu le commandement de la loi, l'ont violé, et, s'étant laissé emporter au torrent des vices, ont eu recours ensuite à la pénitence; de la sorte, assistés de la grâce de Dieu, ils reprennent courage, et leur esprit soumis à Dieu parvient à soumettre la chair. Que celui donc qui veut se soustraire aux peines éternelles, ne soit pas seulement baptisé, mais justifié en Jésus-Christ, afin de passer véritablement de l'empire du diable sous la puissance du Sauveur. Et qu'il ne compte pas sur des peinés purifiantes, si ce n'est avant le dernier et redoutable jugement! On ne saurait nier pourtant que le feu; même éternel, ne fasse plus ou moins souffrir les damnés, selon la diversité de leurs crimes; et u qu'il ne doive être moins ardent pour les uns, plus ardent pour les autres, soit que son ardeur varie suivant l'énormité de la peine, soit qu'elle reste égale, mais que tous ne la sentent pas également.
CHAPITRE XVII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME N'AURA A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
Il me semble maintenant à propos de combattre avec douceur l'opinion de ceux (498) d'entre nous qui, par esprit de miséricorde, ne veulent pas croire au supplice éternel des damnés, et soutiennent qu'ils seront délivrés après un espace de temps plus ou moins long, selon la grandeur de leurs péchés. Les uns font cette grâce à tous les damnés, les autres la font seulement à quelques-uns. Origène est encore plus indulgent: il croit que le diable même et ses anges, après avoir longtemps souffert, seront à la fin délivrés de leurs tourments pour être associés aux saints anges. Mais 1'Eglise l'a condamné justement pour cette erreur et pour d'autres encore, entre lesquelles je citerai surtout ces vicissitudes éternelles de félicité et de misère où il soumet les âmes, Eu cela, il se départ de cette compassion qu'il semble avoir pour les malheureux damnés, puisqu'il fait souffrir aux saints de véritables misères, en leur attribuant une béatitude où ils ne sont point assurés de posséder éternellement le bien qui les rend heureux 1. L'erreur de ceux qui restreignent aux damnés cette vicissitude et veulent que leurs supplices fassent place à une éternelle félicité est bien loin de celle d'Origène. Cependant, si leur opinion est tenue pour bonne et pour vraie, parce qu'elle est indulgente, elle sera d'autant meilleure et d'autant pins vraie qu'elle sera plus indulgente. Que cette source de bonté se répande donc jusque sur les anges réprouvés, au moins après plusieurs siècles de tortures. Pourquoi se répand-elle sur toute la nature humaine et vient-elle à tarir pour les auges? Mais non, cette pitié n'ose aller aussi loin et s'étendre jusqu'au diable. Et pourtant, si un de ces miséricordieux se risquait à aller jusque-là, sa bonté n'en serait-elle pas plus grande? mais aussi son erreur serait plus pernicieuse et plus opposée aux paroles de Dieu.
1. Sur les systèmes d'Origène, voyez Epiphane (Lettre à Jean de Jérusalem), saint Jérôme (Epist. LXI ad Pammachium et LXXV ad Vigilantium) et saint Augustin lui-même, Traité des hérésies, hér. XLIII. Saint Jérôme nous apprend aussi que les sentiments d'Origène furent condamnés par le pape Anastase. Ce ne fut qua plus tard, après la mort de saint Augustin, qu'Origène fut condamné sous le pape Virgile et l'empereur Justinien, au cinquième concile oecuménique. Voyez les actes, de ce concile (act. IV, cap. 11) et Nicéphore Calliste, Lb. XVII, cap. 27, 28.
CHAPITRE XVIII.
DE CEUX QUI CROIENT QU'AUCUN HOMME NE SERA DAMNÉ AU DERNIER JUGEMENT, A CAUSE DE L'INTERCESSION DES SAINTS.
D'autres encore, comme j'ai pu m'en assurer dans la conversation, sous prétexte de respecter l'Ecriture, mais en effet dans leur propre intérêt, font Dieu encore plus indulgent envers les hommes. lis avouent bien que les méchants et les infidèles méritent d'être punis, comme l'Ecriture les en menace; mais ils soutiennent que lorsque le jour du jugement sera venu, la clémence l'emportera, et que Dieu, qui est bon, rendra tous les coupables aux prières et aux intercessions des saints. Car, si les saints priaient pour eux, quand ils en étaient persécutés, que ne feront-ils point, quand ils les verront abattus, humiliés et suppliants? Et comment croire que les saints perdent leurs entrailles dé miséricorde, surtout en cet état de vertu consommée qui les met à l'abri de toutes les passions? ou comment douter que Dieu ne les exauce, alors que leurs prières seront parfaitement pures? L'opinion précédente, qui veut que les méchants soient à la fin délivrés de leurs tourments, allègue en leur faveur ce passage du psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes 1? ». Mais nos nouveaux adversaires soutiennent que ce même passage favorise bien mieux encore leur opinion. La colère de Dieu, disent-ils, veut que tous ceux qui sont indignes de la béatitude éternelle souffrent un supplice éternel, mais pour permettre qu'ils en souffrent un quelconque, si court qu'il soit, ne faut-il pas que sa colère arrête le cours de ses miséricordes? Et c'est pourtant ce que nie le Psalmiste. Car il ne dit pas : Sa colère arrêtera-t-elle longtemps le cours de ses miséricordes? mais il dit qu'elle ne l'arrêtera nullement.
Si l'on répond qu'à ce compte les menaces de Dieu sont fausses, puisqu'il né condamnera personne, ils répliquent qu'elles né sont pas plus faussés que celle qu'il fit à Ninive de la détruire 2, ce qui pourtant n'arriva pas, bien qu'il l'en eût menacée sans condition. En effet, le Prophète ne dit pas : Ninive sera détruite, si elle ne se corrige et ne fait pénitence, mais il dit : « Encore quarante jours,
1. Ps. LXXVI, 10. - 2. Jonas, III, 4.
(499)
et Ninive sera détruite ». Cette menace était donc vraie, ajoutent-ils, puisque les Ninivites méritaient ce châtiment; mais Dieu ne l'exécuta point , parce que sa colère n'arrêta pas le cours de ses miséricordes, et qu'il se laisse fléchir à leurs cris et à leurs larmes. Si donc, disent-ils, il pardonna alors, bien que cela dût contrister son prophète, combien sera-t-il plus favorable encore, quand tous ses saints intercéderont pour des suppliants? Objecte-t-on que l'Ecriture n'a point parlé de ce pardon, c'est, à leur sens, afin d'effrayer un grand nombre de pécheurs par la crainte des supplices et de les obliger à se convertir, et aussi afin qu'il y en ait qui puissent prier pour ceux qui ne se convertiront pas. Ils ne prétendent pas néanmoins que l'Ecriture n'ait rien laissé entrevoir à ce sujet. Car à quoi s'applique, disent-ils, cette parole du psaume: « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent est grande et abondante 1 !» Ne veut-elle pas nous faire entendre que cette douceur de la miséricorde de Dieu est cachée aux hommes pour les retenir dans la crainte? Ils ajoutent que c'est pour cela que l'Apôtre a dit: « Dieu a permis que tous tombassent dans l'infidélité, afin de faire grâce à tous 2 »; montrant ainsi qu'il ne damnera personne. Toutefois ceux qui sont de cette opinion ne l'étendent pas jusqu'à Satan et à ses anges. Car ils ne sont touchés de compassion que pour leurs semblables; et en cela ils plaident principalement leur cause, parce que, comme ils vivent dans le désordre et dans l'impiété, ils se flattent de profiter de cette impunité générale qu'ils couvrent du nom de miséricorde. Mais ceux qui l'étendent même au prince des démons et à ses satellites portent encore plus haut qu'eux la miséricorde de Dieu 3.
CHAPITRE XIX.
DE CEUX QUI PROMETTENT L'IMPUNITÉ DE TOUS LEURS PÉCHÉS, MÊME AUX HÉRÉTIQUES, A CAUSE DE LEUR PARTICIPATION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST.
Il y en a d'autres qui ne promettent pas à tous les hommes cette délivrance des supplices éternels, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le baptême, participent au corps
1. Ps. XXX, 20. - 2. Rom. XI, 32.
de Jésus-Christ, de quelque manière d'ailleurs qu'ils aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété qu'ils soient tombés. Et ils se fondent sur ce que le Sauveur a dit: « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mangera ne meure point. Je suis le pain descendu du ciel: si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement 1 ». Il faut donc nécessairement, disent-ils, qu'à ce prix les hérétiques soient délivrés de la mort éternelle, et qu'ils passent quelque jour à l'éternelle félicité.
CHAPITRE XX
DE CEUX QUI PROMETTENT L'INDULGENCE DE DIEU, NON A TOUS LES PÊCHEURS, MAIS A CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS QUELQUES ERREURS QU'ILS SOIENT TOMBÉS PAR LA SUITE.
Quelques-uns ne font pas cette promesse à tous ceux qui ont reçu le baptême de Jésus-Christ et participé au sacrement de son corps, mais aux seuls catholiques, alors même d'ailleurs qu'ils vivent mal. Ceux-là, disent-ils, sont établis corporellement en Jésus-Christ, ayant mangé son corps, non pas seulement en sacrement, mais en réalité. Et comme dit l'Apôtre : « Nous ne sommes tous ensemble qu'un même pain et qu'un même corps 2 »; Or, bien que les catholiques tombent ensuite dans l'hérésie, ou même dans l'idolâtrie, par cela seul qu'ils ont reçu le baptême de Jésus-Christ étant dans son corps, c'est-à-dire dans l'Eglise catholique, et ayant mangé le corps du Sauveur, ils ne mourront point éternellement, mais ils jouiront quelque jour de l'éternelle félicité. Et la grandeur de leur impiété rendra sans doute leurs peines plus longues, mais elle ne les rendra pas éternelles.
CHAPITRE XXL.
DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSÉVÉRÉ DANS LEUR FOI, BIEN QU'ILS AIENT TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ PAR LÀ LE FEU DE L'ENFER.
Mais d'autres, considérant cette parole de l'Ecriture : « Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé 3 », ne promettent le salut qu'à ceux qui seront toujours demeurés dans l'Eglise catholique, quoiqu'ils aient d'ailleurs
1. Jean, VI, 50-52. - 2. I Cor. X, 17. - Matt. XXIV, 13.
(500)
mal vécu. Ils disent qu'ils seront sauvés par l'épreuve du feu, en vertu de ce que dit
l'Apôtre : « Personne ne peut établir d'autre fondement que celui qui est posé, savoir, Jésus-Christ. Or, on verra ce que chacun aura bâti sur ce fondement, si c'est de l'or, de l'argent et des pierres précieuses, ou du bois, du foin et de la paille; car le jour du Seigneur le manifestera, et le feu fera connaître quel est l'ouvrage de chacun : celui dont l'ouvrage demeurera en recevra la récompense; celui dont l'ouvrage sera brûlé en souffrira préjudice; il ne laissera pas pourtant d'être sauvé, mais par l'épreuve du feu 1 », Ils disent donc qu'un chrétien catholique, quelque vie qu'il mène, a Jésus-Christ pour fondement, lequel manque à tout hérétique retranché de l'unité du corps; et dès lors, dans quelque désordre qu'il ait vécu,
comme il aura bâti sur le fondement de Jésus-Christ, bois, foin ou paille, peu importe, il
sera sauvé par l'épreuve du feu, c'est-à-dire, après une peine passagère, délivré de ce feu
éternel qui tourmentera les méchants au dernier jugement.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETÉES PAR DES AUMÔNES NE SERONT PAS COMPTÉES AU JOUR DU JUGEMENT.
J'en ai rencontré aussi plusieurs convaincus que les flammes éternelles ne seront que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par des aumônes convenables, suivant cette parole de l'apôtre saint Jacques : « On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde ». Celui donc, disent-ils, qui aura fait l'aumône, tout en menant une vie déréglée, sera jugé avec miséricorde, si bien qu'il ne sera point puni, ou qu'il sera finalement délivré; c'est pour cela, suivant eux, que le Juge même des vivants et des morts ne fait mention que des aumônes, lorsqu'il s'adresse à ceux qui sont à sa droite et à sa gauche 3. Ils prétendent aussi que cette demande que nous faisons tous les jours dans l'Oraison dominicale : «Remettez-nous nos offenses, comme nous les remettons à ceux qui nous ont offensés 2 », doit être entendue dans le même sens. C'est faire l'aumône que
1. I Cor. III, 10-15. - 2. Jacques, II, 18.- 3. Matt, XXV, 33 et seq. - 4. Ibid. VI, 12.
de pardonner une offense. Notre-Seigneur lui-même a donné un si haut prix au pardon des injures, qu'il a dit: « Si vous pardonnez à ceux qui vous offensent, votre Père vous pardonnera vos péchés; mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus 1 ». A cette sorte d'aumône se rapporte aussi ce qui a été cité de saint Jacques, que celui qui n'aura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde. Notre-Seigneur n'a point distingué les grands des petits péchés, mais il a dit généralement : «Votre Père vous remettra vos péchés, si vous remettez vos offenses ». Ainsi, dans quelque désordre que vive un pécheur jusqu'à la mort, ils estiment que ses crimes lui sont remis tous les jours en vertu de cette oraison qu'il récite tous les jours, pourvu qu'il se souvienne de pardonner de bon coeur les offenses à qui lui en demande pardon. - Pour moi, je vais, avec l'aide de Dieu, réfuter toutes ces erreurs, et je mettrai fin à ce vingt-unième livre.
CHAPITRE XXIII.
CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.
Et premièrement, il faut s'enquérir et savoir pourquoi l'Eglise n'a pu souffrir l'opinion de ceux qui promettent au diable le pardon, même après de très-grands et de très-longs supplices. Car tant de saints si versés dans le Nouveau et dans l'Ancien Testament n'ont envié la béatitude à personne; mais c'est qu'ils ont vu qu'ils ne pouvaient anéantir ni infirmer cet arrêt que le Sauveur déclare qu'il prononcera au jour du jugement : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges 2». Ces paroles montrent clairement que le diable et ses anges brûleront dans le feu éternel, et c'est aussi ce qui résulte de ce passage de l'Apocalypse : « Le diable qui les séduisait fut jeté dans un étang de feu et de soufre, avec la bête et le faux prophète, et ils y seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles 3 ». L'Ecriture disait tout à l'heure: « Le feu éternel » ; elle dit maintenant: « Pendant les siècles des siècles » : expressions
1. Matt. VI, 14, 15. - 2. Matt. XXV, 41. - Apoc. XX, 9, 10.
(501)
synonymes pour désigner une durée sans fin. Il n'y a donc pas à chercher d'autre raison, de raison plus juste et plus évidente que celle-là de cette croyance fixe et immuable de la véritable piété, qu'il n'y aura plus- de retour à la justice et à la vie des saints pour le diable et -pour ses anges. Cela sera ainsi, parce que l'Ecriture. qui ne trompe personne, dit que Dieu nie les a point épargnés 1, mais qu'il les a jetés dans les ténébreuses prisons de l'enfer, pour y être gardés jusqu'au dernier jugement, après lequel ils seront précipités dans le feu éternel et tourmentés durant les siècles des siècles. Et maintenant, comment prétendre que tous les hommes, ou même quelques-uns, seront délivrés de cette éternité de peines, après quelques longues souffrances que ce puisse être, sans porter atteinte à la foi qui nous fait croire que le supplice des démons sera éternel? En effet, si parmi ceux à qui l'on dira: « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges 2 », il en est qui ne doivent pas toujours demeurer dans ce feu, pourquoi voudrait-on que le diable et ses
anges y demeurassent éternellement? Est-ce que la sentence que Dieu prononcera contre les anges et contre les hommes -ne sera vraie que pour les anges ? Oui, si les conjectures des hommes l'emportent sur la parole de Dieu. Mais comme cela est absurde, ceux qui veulent se garantir du supplice éternel ne doivent pas perdre leur temps à disputer contre Dieu, mais accomplir ses commandements, tandis qu'il en est encore temps. D'ailleurs, quelle apparence y a-t-il d'entendre par ces mots: Supplice éternel, un feu qui doit durer longtemps, et, par vie éternelle, une vie qui doit durer toujours, alors que Jésus-Christ, au même lieu, et sans distinction, ni intervalle, a dit: « Ceux-ci iront au supplice éternel, et les justes dans la vie éternelle 3 ». Si les deux destinées sont éternelles, on doit entendre ou que toutes deux dureront longtemps, mais pour finir un jour, ou que toutes deux dureront toujours, pour ne finir jamais. Car les deux choses sont corrélatives: d'un côté, le supplice éternel, de l'autre, la vie éternelle; de sorte qu'on ne peut prétendre sans absurdité qu'une seule et même expression caractérise une vie éternelle qui n'aurait point de fin, et un supplice
1. II Pierre, II, 4. - 2. Matt. XXV, 41. - 3. Ibid. 46.
éternel qui en aurait une. Puis donc que la vie éternelle des saints ne finira point, il en sera de même du supplice éternel des démons.
CHAPITRE XXIV.
CONTRE CEUX QUI PENSENT QU'AU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA A TOUS LES MÉCHANTS SUR L'INTERCESSION DES SAINTS.
Or, ce raisonnement est aussi concluant contre ceux qui, dans leur propre intérêt, tâchent d'infirmer, les paroles de Dieu, sous prétexte d'une plus grande miséricorde, et qui prétendent que les paroles de l'Ecriture sont vraies, non parce que les hommes doivent souffrir les peines dont il les a menacés, mais parce qu'ils méritent de les souffrir. Dieu se laissera fléchir, disent-ils, à l'intercession des saints, qui, priant alors d'autant plus pour leurs ennemis que leur sainteté sera plus grande , en obtiendront plus aisément le pardon. - Mais pourquoi donc, si leurs prières sont si efficaces, ne les emploieraient-ils pas de même pour les anges à qui le feu éternel est préparé, afin que Dieu révoque son arrêt contre eux et les préserve de ces flammes? Quelqu'un sera-t-il assez hardi pour aller jusque-là et dire que les saints anges se joindront aux saints hommes, devenus égaux aux anges de Dieu, afin d'intercéder pour les anges et pour les hommes condamnés, et d'obtenir que la miséricorde de Dieu les dérobe aux vengeances de sa justice ? Voilà ce qu'aucun catholique n'a dit et ne dira jamais. Autrement il n'y a plus de raison pour que l'Eglise ne prie pas même dès maintenant pour le diable et pour ses anges, puisque Dieu, qui est son maître, lui a commandé de prier pour ses ennemis. La même raison donc qui empêche maintenant l'Eglise de prier pour les mauvais anges qu'elle sait être ses ennemis, l'empêchera alors de prier pour les hommes destinés aux flammes éternelles. Car maintenant elle prie pour les hommes qui sont ses ennemis, parce que c'est encore, le temps d'une pénitence utile. En effet, que demande-t-elle à Dieu pour eux, sinon, comme dit l'Apôtre : « Qu'ils fassent pénitence et qu'ils sortent des pièges du diable qui les tient captifs et en dispose à son gré 1?» Que si l'Eglise connaissait ès à présent ceux qui sont prédestinés à aller avec le diable dans
1. II Tim. II, 25, 26.
(502)
le feu éternel, elle prierait aussi peu pour eux que pour lui. Mais, comme elle n'en est pas assurée, elle prie pour tous ses ennemis qui sont ici-bas, quoiqu'elle ne soit pas exaucée pour tous. Car elle n'est exaucée que pour ceux qui, bien que ses ennemis, sont prédestinés à devenir ses enfants par le moyen de ses prières. Mais prie-t-elle pour les âmes de ceux qui meurent dans l'obstination et qui n'entrent point dans son sein? Non, et pourquoi cela, sinon parce qu'elle compte déjà au nombre des complices du diable ceux qui pendant cette vie ne sont pas amis de Jésus-Christ?
C'est donc, je le répète, la même raison qui empêche maintenant l'Eglise de prier pour les mauvais anges qui l'empêchera alors de prier pour les hommes destinés au feu éternel. Et c'est encore pour la même raison que tout en priant maintenant pour les morts en général, elle ne prie pas pourtant pour les méchants et les infidèles qui sont morts. Car, parmi les hommes qui meurent, il en est pour qui les prières de l'Eglise ou de quelques personnes pieuses sont exaucées ; mais ce sont-ceux qui ayant été régénérés en Jésus-Christ, n'ont pas assez mal vécu pour qu'on les juge indignes de cette assistance, ni assez bien pour qu'elle ne leur soit pas nécessaire. Il s'en trouvera aussi, après la résurrection des morts, à qui Dieu fera miséricorde et qu'il n'enverra point dans le feu éternel, à condition qu'ils auront souffert les peines que souffrent les âmes des trépassés. Car il ne serait pas vrai de dire de quelques-uns, qu'il ne leur sera pardonné ni en cette vie, ni dans l'autre, s'il n'y en avait à qui Dieu ne pardonne point en cette vie, mais à qui il pardonnera dans l'autre. Donc, puisque le Juge des vivants et des morts a dit: « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la naissance du monde » ; et aux autres au contraire: « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges » ; et: « Ceux-ci iront au supplice éternel et les justes à la vie éternelle 1 », il y a trop de présomption à prétendre que le supplice ne sera éternel pour aucun de ceux que Dieu envoie au supplice éternel, et ce serait donner lieu de désespérer ou de douter de la vie éternelle.
Que personne n'explique donc ces paroles du
1. Matt. XXV, 34, 41, 46.
psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes 1 ? » comme si la sentence de Dieu était vraie à l'égard des bons et fausse à l'égard des méchants, ou vraie à l'égard des hommes de bien et des mauvais anges, et fausse à l'égard des hommes méchants. Ce que dit le psaume se rapporte aux vases de miséricorde et aux enfants de la promesse, du nombre desquels était ce prophète même qui, après avoir dit : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes?» ajoute aussitôt: «Et j'ai dit: Je commence; ce changement est un coup de la droite du Très-Haut 2 » ; par où il explique sans doute ce qu'il venait de dire « Sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses « miséricordes? » Car cette vie mortelle où l'homme est devenu semblable à la vanité, et où ses jours passent comme une ombre 3, est un effet de la colère de Dieu. Et cependant, malgré cette colère, il n'oublie pas de montrer sa miséricorde, en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes 4. Ainsi sa colère n'arrête pas le cours de ses miséricordes, surtout en ses changements dont parle la suite du psaume : « Je commence; ce changement est un coup de la droite du Très-haut ». Quelque misérable, en effet, que soit cette vie, Dieu ne laisse pas d'y changer en mieux les vases de miséricorde ; non que sa colère ne subsiste toujours au milieu de cette malheureuse corruption, mais elle n'arrête pas le cours de sa bonté. Et puisque la vérité du divin cantique se trouve ainsi accomplie, il n'est pas besoin d'en étendre le sens au châtiment de ceux qui n'appartiennent pas à la Cité de Dieu. Si donc l'on persiste à l'interpréter de la sorte, qu'on fasse du moins consister la miséricorde divine, non à préserver les damnés de ces peines ou à les en délivrer, mais à les leur rendre plus légères qu'ils ne le méritent 5 : sentiment que je ne prétends pas d'ailleurs établir, me bornant à ne le point rejeter.
Quant à ceux qui ne voient qu'une menace au lieu d'un arrêt effectif dans ces paroles:
« Retirez-vous de moi, maudits, et allez au
1. Ps. LXXVI, 10. - 2. Ibid. 11. - 3. Ps. CXLIII, 4. - 4. Matt. V, 45.
2. C'est aussi le sentiment plusieurs fois exprimé par saint Jean Chrysostome, notamment dans son homélie XXXVII sur la Genèse, n. 3.
(503)
« feu éternel » ; et dans cet autre passage « Ceux-ci iront au supplice éternel 1 »; et encore dans celui-ci : « Ils seront tourmentés dans les siècles des siècles 2 » ; et enfin dans cet endroit: « Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne s'éteindra point 3»; ce n'est pas moi qui les combats et qui les réfute, c'est 1'Ecriture sainte. En effet, les Ninivites ont fait pénitence en cette vie 4; et cela leur a été utile, parce qu'ils ont semé dans ce champ où Dieu a voulu qu'on semât avec larmes pour y moissonner plus tard avec joie 5.Qui peut nier toutefois que la prédiction de Dieu n'ait été accomplie, à moins de ne pas considérer assez comment Dieu détruit les pécheurs non-seulement quand il est en colère contre eux, mais aussi quand il leur fait miséricorde ? Il les détruit de deux manières : ou comme les habitants de Sodome, en punissant les hommes mêmes pour leurs péchés, ou comme les habitants de Ninive, en détruisant les péchés des hommes par la pénitence. Ce que Dieu avait annoncé est donc arrivé : la mauvaise Ninive a été renversée, et elle est devenue bonne, ce qu'elle n'était pas ; et, bien que ses murs et ses maisons soient demeurés debout, elle a été ruinée dans ses mauvaises mœurs 6. Ainsi, quoique le Prophète ait été contristé de ce que les Ninivites n'avaient pas ressenti l'effet qu'ils appréhendaient de ses menaces et de ses prédictions 7, néanmoins ce que Dieu avait prévu arriva, parce qu'il savait bien que cette prédiction devait être accomplie dans un plus favorable sens.
Mais afin que ceux que la miséricorde égare comprennent quelle est la portée de ces paroles de l'Ecriture : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent est grande et abondante ! »qu'ils lisent ce qui suit : « Mais vous l'avez consommée en ceux qui espèrent en vous 8 ». Qu'est-ce à dire sinon que la justice de Dieu n'est pas douce à ceux qui ne le servent que par la crainte du châtiment, comme font ceux qui veulent établir leur propre justice en la fondant sur la loi ? Ne connaissant pas en effet la justice de Dieu, ils ne la peuvent goûter 9. Ils mettent leur espérance en eux-mêmes, au lieu de la mettre en lui ; aussi
1. Matt. XXV, 41, 46.- 2. Apoc. XX, 10.- 3. Isa. LXVI, 24. - 4. Jonas, III, 7. - 5. Ps. CXXV, 6.
6. Comp. saint Augustin, Enarrat. in Ps. L, n. 11.
7. Jonas, IV, 1-3. - 8. Ps. XXX, 20. - 9. Rom. X, 3.
l'abondance de la douceur de Dieu leur est cachée ; parce que , s'ils craignent Dieu c'est de cette crainte servile qui n'est point accompagnée d'amour, car l'amour parfait bannit la crainte 1. Dieu a donc consommé sa douceur en ceux qui espèrent en lui ; il l'a consommée en leur inspirant son amour, afin qu'étant remplis d'une crainte, chaste que l'amour ne bannit pas, mais qui demeure éternellement 2, ils ne s'en glorifient que dans le Seigneur. En effet, la justice de Dieu, c'est Jésus-Christ « qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, comme il est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur 3 ». Cette justice de Dieu, qui est un don de la grâce et non l'effet de nos mérites, n'est pas connue de ceux qui, voulant établir leur propre justice, ne sont point soumis à la justice de Dieu, qui est Jésus-Christ 4. C'est dans cette justice que se trouve l'abondance de la douceur de Dieu. De là vient cette parole du psaume : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux 5 ! »En ce pèlerinage, nous le goûtons plutôt que nous ne pouvons nous en rassasier, ce qui excite plus fortement encore la faim et la soit que nous eu avons, jusqu'au jour où nous le verrons tel qu'il est 6, et où cette parole du psalmiste sera accomplie : « Je serai rassasié, quand votre gloire paraîtra 7 ». C'est ainsi que Jésus-Christ consomme l'abondance de sa douceur en ceux qui espèrent en lui. Or, si Dieu cache à ceux qui le craignent l'abondance de cette douceur dans le sens où l'entendent nos adversaires, c'est-à-dire afin que la peur d'être damnés engage les impies à bien vivre, de sorte qu'il puisse y avoir des fidèles qui prient pour leurs frères qui vivent mal, comment alors Dieu a-t-il consommé sa douceur en ceux qui espèrent en lui, puisque, selon ces rêveries, c'est par cette douceur même qu'il ne doit pas damner ceux qui n'espèrent pas en lui ?
27 juin 2008
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Saint-François d'Assise en prière, par El Greco
LIVRE VINGT ET UNIÈME : LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS
Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée à la cité du diable, ou, en d'autres termes, du supplice éternel des damnés, et il réfute sur ce point les arguments des incrédules.
LIVRE VINGT ET UNIÈME : LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS
CHAPITRE PREMIER.
L'ORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE L'ON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE L'ÉTERNELLE FÉLICITÉ DES SAINTS.
CHAPITRE II.
SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.
CHAPITRE III.
LA SOUFFRANCE CORPORELLE N'ABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À LA DISSOLUTION DES CORPS.
CHAPITRE IV.
EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.
CHAPITRE V.
IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI N'EN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.
CHAPITRE VI.
TOUS LES MIRACLES QU'ON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE L'HOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.
CHAPITRE VII.
LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.
CHAPITRE VIII.
CE N'EST POINT UNE CROSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE D'UN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES A CELLES QU'ON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.
CHAPITRE IX.
DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.
CHAPITRE X.
COMMENT LE FEU DE L'ENFER, SI C'EST UN FEU CORPOREL, POURRA BRÛLER LES MALINS ESPRITS, C'EST-A-DIRE LES DÉMONS QUI N'ONT POINT DE CORPS.
CHAPITRE XI.
S'IL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.
CHAPITRE XII.
DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXIGEAIT UNE PEINE ÉTERNELLE POUR TOUS LES BOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRÂCE DU SAUVEUR.
CHAPITRE XIII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.
CHAPITRE XIV.
DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE L'HUMAINE CONDITION.
CHAPITRE XV.
LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE MISÈRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.
CHAPITRE XVI.
DES LOIS DE GRÂCE QUI S'ÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.
CHAPITRE XVII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME N'AURA A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
CHAPITRE XVIII.
DE CEUX QUI CROIENT QU'AUCUN HOMME NE SERA DAMNÉ AU DERNIER JUGEMENT, A CAUSE DE L'INTERCESSION DES SAINTS.
CHAPITRE XIX.
DE CEUX QUI PROMETTENT L'IMPUNITÉ DE TOUS LEURS PÉCHÉS, MÊME AUX HÉRÉTIQUES, A CAUSE DE LEUR PARTICIPATION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST.
CHAPITRE XX
DE CEUX QUI PROMETTENT L'INDULGENCE DE DIEU, NON A TOUS LES PÊCHEURS, MAIS A CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS QUELQUES ERREURS QU'ILS SOIENT TOMBÉS PAR LA SUITE.
CHAPITRE XXL.
DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSÉVÉRÉ DANS LEUR FOI, BIEN QU'ILS AIENT TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ PAR LÀ LE FEU DE L'ENFER.
CHAPITRE XXII.
DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETÉES PAR DES AUMÔNES NE SERONT PAS COMPTÉES AU JOUR DU JUGEMENT.
CHAPITRE XXIII.
CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.
CHAPITRE XXIV.
CONTRE CEUX QUI PENSENT QU'AU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA A TOUS LES MÉCHANTS SUR L'INTERCESSION DES SAINTS.
CHAPITRE XXV.
SI CEUX D'ENTRE LES HÉRÉTIQUES QUI ONT ÉTÉ BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR LA SUITE EN VIVANT DANS LE DÉSORDRE, ETCEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR LA FOI CATHOLIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE A L'HÉRÉSIE ET AU SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ DANS LE DÉSORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER AU SUPPLICE ÉTERNEL PAR L'EFFET DES SACREMENTS.
CHAPITRE XXVI.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES : ÊTRE SAUVÉ COMME PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.
CHAPITRE XXVII.
CONTRE CEUX QUI CROIENT QU'ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU'AYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU'ILS ONT PRATIQUÉ L' AUMÔNE.
CHAPITRE PREMIER.
L'ORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE L'ON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE L'ÉTERNELLE FÉLICITÉ DES SAINTS.
Je me propose, avec l'aide de Dieu, de traiter dans ce livre du supplice que doit souffrir le diable avec tous ses complices, lorsque les deux cités seront parvenues à leurs fins par Notre-Seigneur Jésus-Christ, juge des vivants et des morts. Ce qui me décide à observer cet ordre et à ne parler qu'au livre suivant de la félicité des saints, c'est que, dans l'un et dans l'autre état, l'âme sera unie à un corps, et qu'il semble moins croyable que des corps puissent subsister parmi des tourments éternels, que dans une félicité éternelle, exempte de toute douleur. Ainsi, quand j'aurai établi le premier point, je prouverai plus aisément l'autre. L'Ecriture sainte ne s'éloigne pas de cet ordre; car, bien qu'elle commence quelquefois par la félicité des bons, comme dans ce passage : « Ceux qui ont bien vécu sortiront de leur tombeau pour ressusciter à la vie, et ceux qui ont mal vécu en sortiront pour être condamnés », il y a aussi d'autres passages où elle n'en parle qu'en second lieu, comme dans celui-ci: « Le Fils de l'homme enverra ses anges, qui ôteront tous les scandales de son royaume et les jetteront dans la fournaise ardente. C'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père 1 ». Et encore: « Ainsi les méchants iront au supplice éternel, et «les bons à la vie éternelle 2 ». Si l'on y veut regarder, on trouvera aussi que les Prophètes ont suivi tantôt le premier ordre, tantôt le second. Mais il serait trop long de le prouver ici; qu'il me suffise d'avoir rendu raison de l'ordre que j'ai choisi.
1. Jean, V, 29. - 2. Matt. XIII, 41-43.
CHAPITRE II.
SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENTDANS LE FEU.
Que dirai-je pour prouver aux incrédules que des corps humains vivants et animés peuvent non-seulement ne jamais mourir, mais encore subsister éternellement au milieu des flammes et des tourments? Car ils ne veulent pas que notre démonstration se fonde sur la toute-puissance de Dieu, mais sur des exemples. Nous leur répondrons donc qu'il y a des animaux qui certainement sont corruptibles, puisqu'ils sont mortels, et qui ne laissent pas de vivre au milieu du feu 1, et de plus, que dans des sources d'eau chaude où on ne saurait porter la main sans se brûler, il se trouve une certaine sorte de vers qui non-seulement y vivent, mais qui ne peuvent vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent de croire le fait, à moins de le voir; ou si on le leur montre, du moins si on le leur prouve par des témoins dignes de foi, ils prétendent que cela ne suffit pas encore, sous prétexte que les animaux en question, d'une part, ne vivent pas toujours, et de l'autre, que, vivant dans le feu sans douleur, parce que cet élément est conforme à leur nature, ils s'y fortifient, bien loin d'y être tourmentés. Comme si le contraire n'était pas plus vraisemblable! Car c'est assurément une chose merveilleuse d'être tourmenté par le feu, et néanmoins d'y vivre; mais il est bien plus surprenant de vivre dans le feu et de n'y pas souffrir. Si donc on croit la première de ces choses, pourquoi ne croirait-on pas l'autre?
1. Saint Augustin revient un peu plus bas (au ch. IV) sur les animaux qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invoquant l'autorité des naturalistes; mais la vérité est que les naturalistes les plus célèbres de l'antiquité n'affirment rien à cet égard et se bornent à rapporter une croyance populaire.
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CHAPITRE III.
LA SOUFFRANCE CORPORELLE N'ABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À LA DISSOLUTION DES CORPS.
Mais, disent-ils, il n'y a point de corps qui puisse souffrir sans pouvoir mourir 1. Qu'en savent-ils ? Car qui peut assurer que les démons ne souffrent pas en leur corps, quand ils avouent eux-mêmes qu'ils sont extrêmement tourmentés? Que si l'on réplique qu'il n'y a point du moins de corps solide ou palpable, en un mot, qu'il n'y a point de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est vrai que l'expérience favorise cette assertion, car nous ne connaissons point de chair qui ne soit mortelle; mais à quoi se réduit l'argumentation de nos adversaires ? à prétendre que ce qu'ils n'ont point expérimenté est impossible. Cependant, si l'on prend les choses en elles-mêmes, comment la douleur serait-elle une présomption de mort, puisqu'elle est plutôt une marque de vie? Car l'on peut demander si ce qui souffre peut toujours vivre; mais il est certain que tout ce qui souffre vit, et que la douleur ne se peut trouver qu'en ce qui a vie. Il est donc nécessaire que celui qui souffre vive; et il n'est pas nécessaire que la douleur donne la mort, puisque toute douleur ne tue pas même nos corps, qui sont mortels et doivent mourir. Or, ce qui fait que la douleur tue en ce monde, c'est que l'âme est unie au corps de manière à ne pas résister aux grandes douleurs; elle se retire donc, parce que la liaison des membres est si délicate que l'âme ne peut soutenir l'effort des douleurs aiguès. Mais, dans l'autre monde, l'âme sera tellement jointe au corps et le corps sera tel que cette union ne pourra être dissoute par aucun écoulement de temps, ni par quelque douleur que ce soit. Il est donc vrai qu'il n'y a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; mais la chair ne sera pas alors telle qu'elle est, comme aussi la mort sera bien différente de celle que nous connaissons. Car il y aura bien toujours une mort, mais elle sera éternelle, parce que l'âme ne pourra, ni vivre étant séparée de Dieu, ni être délivrée par la mort des douleurs du corps. La première mort chasse l'âme du corps, malgré elle, et
1. Les adversaires du christianisme empruntaient cette thèse aux écoles de philosophie. Voyez Cicéron, De nat. Deor., lib. III, cap. 13.
la seconde l'y retient malgré elle. L'une et l'autre néanmoins ont cela de commun que le corps fait souffrir à l'âme ce qu'elle ne veut pas.
Nos adversaires ont soin de remarquer qu'il n'y a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne prennent pas garde qu'il en arrive tout autrement dans une nature bien plus noble que la chair. Car l'esprit, qui par sa présence fait vivre et gouverne le corps, peut souffrir et ne pas mourir. Voilà un être qui a le sentiment de la douleur et qui est immortel. Or, ce que nous voyons maintenant se produire dans l'âme de chacun des hommes se produira alors dans le corps de tous les damnés. D'ailleurs, si nous voulons y regarder de plus près, nous trouvons que la douleur, qu'on appelle corporelle, appartient moins au corps qu'à l'âme; car c'est l'âme qui souffre et non le corps, lors même que la douleur vient du corps, comme, par exemple, quand l'âme souffre à l'endroit où le corps est blessé. Et de même que nous disons que les corps sentent et vivent, quoique le sentiment et la vie du corps viennent de l'âme, de même nous disons que les corps souffrent, quoique la douleur du corps soit originairement dans l'âme. L'âme donc souffre avec le corps à l'endroit du corps où il se passe quelque chose qui la fait souffrir; mais elle souffre seule aussi, bien qu'elle soit dans le corps, quand, par exemple, c'est une cause invisible qui l'afflige, le corps étant sain. Elle souffre même quelquefois hors du corps. Car le mauvais riche souffrait dans les enfers, quand il disait: «Je suis torturé dans cette flamme1», Au contraire, le corps ne souffre point sans être animé, et du moment qu'il est animé, il ne souffre point sans avoir une âme, Si donc de la douleur à la mort, la conséquence était bonne, ce serait plutôt à l'âme de mourir, puisque c'est elle principalement qui souffre. Or, souffrant plus que le Corps, elle ne peut mourir; comment donc conclure que les corps des damnés mourront, de ce qu'ils doivent être dans les souffrances? Les Platoniciens ont cru que c'est de nos corps terrestres et de nos membres moribonds que les passions tirent leur origine : « Et de là, dit Virgile 2, nos craintes et nos désirs, nos douleurs et nos joies». Mais nous avons établi, au
1. Luc, XVI, 24. - 2. Enéide, livre VI, v. 733,
(485)
quatorzième livre de cet ouvrage 1, que, du propre aveu des Platoniciens, les âmes, même purifiées de toute souillure, gardent un désir étrange de retourner dans des corps 2. Or, il est certain que ce qui est capable de désir est aussi capable de douleur, puisque le désir se tourne en douleur, lorsqu'il est frustré de son attente ou qu'il perd le bien qu'il avait acquis. Si donc l'âme ne laisse pas d'être immortelle, quoique ce soit elle qui souffre seule dans l'homme, ou du moins qui souffre le plus, il ne s'ensuit pas, de ce que les corps des damnés souffriront, qu'ils puissent mourir. Enfin, si les corps sont cause que les âmes souffrent, pourquoi ne leur causent-ils pas la mort aussi bien que la douleur, sinon parce qu'il est faux de conclure que ce qui fait souffrir doit faire mourir. Il n'y a donc rien d'incroyable à ,ce que ce feu puisse causer de la douleur aux corps des damnés sans leur donner la mort, puisque nous voyons que les corps mêmes font souffrir les âmes sans les tuer. Evidemment, la douleur n'est pas une présomption nécessaire de la mort.
CHAPITRE IV.
EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.
Si donc la salamandre vit dans le feu, comme l'ont affirmé les naturalistes 3, si certaines montagnes célèbres de la Sicile, qui subsistent depuis tant de siècles 4 au milieu des flammes qu'elles vomissent , sont une preuve suffisante que tout ce qui brûle ne se consume pas, comme d'ailleurs l'âme fait assez voir que tout ce qui est susceptible de souffrir ne l'est pas de mourir, pourquoi nous demande-t-on encore des exemples qui prouvent que les corps des hommes condamnés au supplice éternel pourront conserver leur âme au milieu des flammes ; brûler sans être consumés, et souffrir éternellement sans mourir? Nous devons croire que la substance de la chair recevra cette propriété nouvelle de celui qui en a donné à tous les autres corps de si merveilleuses et que leur multitude seule nous empêche d'admirer. Car quel autre que le Dieu créateur de toutes choses a donné
1. Aux chap. III, V et VI.
2. Enéide, livre VI, v. 720, 721.
3. Aristote n'a point affirmé cela comme un fait constaté par lui, mais comme une tradition populaire (Hist. anim., lib. V, cap. 19).- Pline n'est pas moine réservé ( Hist. nat., lib. XXIX, cap. 23). - Dioscoride déclare la chose impossible (lib. II, cap. 68).
4. Voyez Pline l'Ancien, livre II, ch. 110.
à la chair du paon la propriété de ne point se corrompre après la mort? Cela m'avait d'abord paru incroyable ; mais il arriva qu'on me servit à Carthage un oiseau de cette espèce. J'en fis garder quelques tranches prises sur la poitrine, et quand on me les rapporta après le temps suffisant pour corrompre toute autre viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine; un mois après, je la vis dans le même état; au bout de l'année, elle était seulement un peu plus sèche et plus réduite 1. Je demande aussi qui a donné à la paille une qualité si froide qu'elle conserve la neige, et si chaude qu'elle mûrit les fruits vers.
Mais qui peut expliquer les merveilles du feu lui-même 2, qui noircit tout ce qu'il brûle, quoiqu'il soit lui-même du plus pur éclat, et qui, avec la plus belle couleur du inonde, décolore la plupart des objets qu'il touche, et transforme en noir charbon une braise étincelante ? Et encore cet effet n'est-il pas régulier; car les pierres cuites au feu blanchissent, et, bien que le feu soit rouge, il les rend blanches, tandis que le blanc s'accorde naturellement avec la lumière, comme le noir avec les ténèbres. Mais de ce que le feu brûle le bois et calcine la pierre, il ne faut pas conclure que ces effets contraires s'exercent sur des éléments contraires. Car le bois et la pierre sont des éléments différents, à la vérité, niais non pas contraires, comme le blanc et le noir. Et cependant le blanc est produit dans la pierre elle noir dans le bois par cette même cause, savoir le feu, qui rend le bois éclatant et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir sur la pierre, s'il n'était lui-même alimenté par le bois. Que dirai-je du charbon lui-même? N'est-ce pas une chose merveilleuse qu'il soit si fragile que le moindre choc suffit pour l'écraser, et si fort que l'humidité ne le peut corrompre, ni le temps le détruire? C'est pourquoi ceux qui plantent des bornes mettent d'ordinaire du charbon dessous, pour le faire servir au besoin à prouver en justice à un plaideur de mauvaise foi , même après une longue suite d'années, que la borne est restée à la place convenue. Qui a pu préserver ce charbon de la corruption, dans une
1. La viande cuite peut se conserver longtemps, particulièrement dans les pays chauds. Tout dépend du milieu qu'on choisit et des circonstances atmosphériques, Plusieurs momies d'Egypte sont des cadavres humains enterrés dans du sable et qui ont échappé en se desséchant à la putréfaction.
2. Comp. Pline, Hist. nat,, lib. II, cap. 111, et livre XXXVI, cap.68.
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terre où le bois pourrit, sinon ce feu même, qui pourtant corrompt toute chose 1 ?
Considérons maintenant les effets prodigieux de la chaux. Sans répéter ce que j'ai déjà dit, que le feu la blanchit, lui qui noircit tout, n'a-t-elle pas la vertu de nourrir intérieurement le feu ? et lors même qu'elle ne nous Semble qu'une masse froide, ne voyons-nous pas que le feu est caché et comme assoupi en elle ? Voilà pourquoi nous lui donnons le nom de chaux vive, comme si le feu qu'elle recèle était l'âme invisible de ce corps. Mais ce qui est admirable, c'est qu'on l'allume quand on l'éteint. Car, pour en dégager le feu latent 2, on le couvre d'eau, et alors elle s'échauffe par le moyen même qui fait refroidir tout ce qui est chaud. Comme s'il abandonnait la chaux expirante, le feu caché en elle paraît et s'en va, et elle devient ensuite si froide par cette espèce de mort , que l'eau cesse de l'allumer, et qu'au lieu de l'appeler chaux vive, nous l'appelons chaux éteinte. Peut-on imaginer une chose plus étrange? et néanmoins en voici une plus étonnante encore: au lieu d'eau, versez de l'huile sur la chaux, elle ne s'allumera point, bien que l'huile soit l'aliment du feu. Certes, si l'on nous racontait de pareils effets de quelque pierre de l'Inde, sans que nous en pussions faire l'expérience, nous n'en voudrions rien croire, ou nous serions étrangement surpris. Mais nous n'admirons pas les prodiges qui se font chaque jour sous nos yeux, non pas qu'ils soient moins admirables, mais parce que l'habitude leur ôte leur prix, comme il arrive de certaines raretés des Indes, qui, venues du bout du monde, ont cessé d'être admirées, dès qu'on a pu les admirer à loisir.
Bien des personnes, parmi nous, possèdent des diamants, et on en peut voir chez les orfèvres et les lapidaires. Or, on assure que cette pierre ne peut être entamée ni par le fer ni par le feu 3 , mais seulement par du sang de bouc 4. Ceux qui possèdent et connaissent
1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. II, cap. 111 ; lib. XXXVI, cap. 68.
2. Les physiciens modernes appellent ce feu, comme saint Augustin, chaleur latente, et ils n'en ont pas encore expliqué l'origine. Tout au moins reconnaissent-ils dans le fait dont saint Augustin s'étonne un cas particulier d'une loi générale de la nature.
3. Le diamant est en effet plus dur que le fer, en ce sens qu'il le raye et n'en peut être rayé; mais il est si peu incombustible qu'il est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin ne se donne pas pour chimiste, et c'est d'hier que datent les découvertes de Lavoisier.
4. Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans l'avoir, à coup sûr, vérifiée et qui n'a aucun fondement.
cette pierre l'admirent-ils comme les personnes à qui on en montre la vertu pour la première fois? et celles qui n'ont pas vu l'expérience sont-elles bien convaincues du fait ? Si elles y croient , elles l'admirent comme une chose qu'on n'a jamais vue. Viennent-elles à faire l'expérience, l'habitude leur fait perdre insensiblement de leur admiration. Nous savons que l'aimant attire le fer, et la première fois que je fus témoin de ce phénomène, j'en demeurai vraiment stupéfait. Je voyais un anneau de fer enlevé par la pierre d'aimant, et puis, comme si elle eût communiqué sa vertu au fer, cet anneau en enleva un autre, celui-ci un troisième, de sorte qu'il y avait une chaîne d'anneaux suspendus en l'air, sans être intérieurement entrelacés. Qui ne serait épouvanté de la vertu de cette pierre, vertu qui n'était pas seulement en elle, mais qui passait d'anneau en anneau, et les attachait l'un à l'autre par un lien invisible? Mais ce que j'ai appris par mon frère et collègue dans l'épiscopat, Sévère 1, évêque de Milévis, est bien étonnant. Il m'a raconté que, dînant un jour chez Bathanarius, autrefois comte d'Afrique, il le vit prendre une pierre d'aimant, et, après l'avoir placée sous une assiette d'argent où était un morceau de fer, communiquer au fer tous les mouvements que sa main imprimait à l'aimant et le faire aller et venir à son gré , sans que d'ailleurs l'assiette d'argent en reçut aucune impression. Je raconte ce que j'ai vu ou ce que j'ai entendu dire à une personne dont le témoignage est pour moi aussi certain que celui de mes propres yeux. J'ai lu aussi d'autres effets de la même pierre. Quand en place un diamant auprès, elle n'enlève plus le fer, et si déjà elle l'avait enlevé, à l'approche du diamant. elle le laisse tomber 2. L'aimant nous vient des Indes; or, si nous cessons déjà de l'admirer, parce qu'il nous est connu, que sera-ce des peuples qui nous l'envoient, eux qui se le procurent aisément? Peut-être est-il chez eux aussi commun que l'est ici la chaux, que nous voyons sans étonnement s'allumer par l'action de l'eau, qui éteint le feu, et ne pas s'enflammer sous l'action de l'huile qui excite
1. Sévère, ami et disciple de saint Augustin,. Milévis, où il était évêque, est une petite ville d'Afrique qui a donné son nom à un concile tenu contre les Pélagiens (Concilium Mélevitanum). Voyez les Lettres de saint Augustin (Ep. LXII, LXIII, CIX, CX, CLXXVI). -
2. Rien de moins vrai que ce prétendu phénomène dont parle aussi Pline en son Histoire naturelle, livre XXXVII, ch. 15.
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la flamme: tant ces effets nous sont devenus familiers par l'habitude !
CHAPITRE V.
IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI N'EN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.
Et cependant, lorsque nous parlons aux infidèles des miracles de Dieu, passés ou futurs, dont nous ne pouvons leur prouver la vérité par des exemples, ils nous en demandent la raison; et comme nous ne saurions la leur donner, les miracles étant au-dessus de la portée de l'esprit humain, ils les traitent de fables. Qu'ils nous rendent donc raison eux-mêmes de tant de merveilles dont nous sommes ou dont nous pouvons être témoins! S'ils avouent que cela leur est impossible, ils doivent convenir aussi qu'il ne faut pas conclure qu'une chose n'a point été ou ne saurait être, de ce qu'on n'en peut rendre raison. Sans m'arrêter à une foule de choses passées dont l'histoire fait foi, je veux seulement rapporter ici quelques faits dont on peut s'assurer sur les lieux mêmes. On dit que le sel d'Agrigente, en Sicile, fond dans le feu et pétille dans l'eau; que chez les Garamantès 1 il y a une fontaine si froide, le jour, qu'on n'en saurait boire, et si chaude, la nuit, qu'on n'y peut toucher. Oh en trouve une aussi dans l'Epire, où les flambeaux allumés s'éteignent et où les flambeaux éteints se rallument. En Arcadie, il y a une pierre qui, une fois échauffée, demeure toujours chaude, sans qu'on la puisse refroidir, et qu'on appelle pour cela asbeste 2. En Egypte, le bois d'un certain figuier ne surnage pas comme les autres bois, mais coule au fond de l'eau ; et, ce qui est plus étrange, c'est qu'après y avoir séjourné quelque temps , il remonte à la surface, bien qu'une fois pénétré par l'eau il dût être plus pesant. Aux environs de Sodome, la terre produit des fruits que leur apparente maturité invite à cueillir, et qui tombent en cendre sous la main ou sous la dent qui les touche 3. En Perse, il y a une pierre appelée
1. Peuple de l'Afrique.
2. Asbeste, d' asbestos , inextinguible.- La vérité est que la pierre d'amianthe, minéral filamenteux dont on peut faire une espèce de toile, résiste à un feu très-intense, comme font d'ailleurs tous les autres silicates.
3. Voyez l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome II, pag. 176 et suiv. - Comparez avec le récit du plus récent voyageur, M. de Sauley, en son livre sur la mer Morte.
pyrite, ainsi appelée parce qu'elle s'enflamme si on la presse fortement 1, et une autre nommée sélénite, dont la blancheur intérieure croît et diminue avec la lune 2. Les cavales de Cappadoce sont fécondées par le vent, et leurs poulains ne vivent pas plus de trois années. Dans l'Inde, le sol de l'île de Tylos est préféré à tous les autres, parce que les arbres n'y sont jamais dépouillés de leur feuillage 3.
Que ces incrédules qui ne veulent pas ajouter foi à l'Ecriture sainte, sous prétexte qu'elle contient des choses incroyables, rendent raison, s'ils le peuvent, de toutes ces merveilles. Il n'y a aucune raison, disent-ils, qui fasse comprendre que la chair brûle sans être consumée, qu'elle souffre sans mourir. Grands raisonneurs, qui peuvent rendre raison de tout ce qu'il y a de merveilleux dans le monde! qu'ils rendent donc raison de ce peu que je viens de rapporter. Je ne doute point que si les faits cités plus haut leur étaient restés inconnus et qu'on vînt leur dire qu'ils doivent arriver un jour, ils n'y crussent bien moins encore qu'ils ne font aux peines futures que nous leur annonçons. En effet, qui d'entre eux voudrait nous croire, si, au lieu d'affirmer que les corps des damnés vivront et souffriront éternellement dans les flammes, nous leur disions qu'il y aura un sel qui fondra au feu et qui pétillera dans l'eau, une fontaine si chaude, pendant la fraîcheur de la nuit, qu'on n'osera y toucher, et si froide, dans la grande chaleur du jour, que personne n'y voudra boire ; une pierre qui brûlera ceux qui la presseront, et une autre, qui, une fois enflammée, ne pourra s'éteindre ? Si nous annoncions toutes ces merveilles pour le siècle futur, les incrédules nous répondraient: Voulez-vous que nous y croyions? rendez-nous-en raison. Ne faudrait-il pas alors avouer que cela n'est point en notre pouvoir, et que l'intelligence humaine est trop bornée pour pénétrer les causes de ces merveilleux ouvrages de Dieu? Mais nous n'en sommes pas moins assurés que Dieu ne fait rien sans raison, que rien de ce qu'il veut ne lui est impossible, et nous croyons tout ce qu'il annonce, parce que nous ne pouvons croire qu'il soit menteur ou impuissant. Que répondent cependant ces détracteurs de notre foi,
1.Il serait plus exact de dire : si on la frappe fortement.
2. Il est inutile d'avertir que ce préjugé populaire ne s'appuie sur aucune observation sérieuse.
3. Tylos est une lie du golfe Persique et non de l'Inde.
(488)
ces grands chercheurs de raisons, quand nous leur demandons raison des merveilles qui existent sous nos yeux et de ces prodiges que la raison naturelle ne peut comprendre, puisqu'ils semblent contraires à la nature même des choses? Si nous les annoncions comme devant arriver, ne nous défieraient-ils pas d'en rendre raison, comme de tous les miracles que nous annonçons pour l'avenir? Donc, puisque la raison détaille et que la parole expire devant ces ouvrages de Dieu, que nos adversaires cessent de dire qu'une chose n'est pas ou ne peut pas être parce que la raison de l'homme ne peut l'expliquer. Cela n'empêche pas les faits que nous avons cités de se produire: cela n'empêchera pas les prodiges annoncés par la foi de s'accomplir un jour.
CHAPITRE VI.
TOUS LES MIRACLES QU'ON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE L'HOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.
Mais je les entends s'écrier: Tout cela n'est pas, nous n'en croyons rien; ce qu'on a dit, ce qu'on a écrit sont autant de faussetés. S'il fallait y croire, il faudrait croire aussi les récits des mêmes auteurs: qu'il y a eu, par exemple, ou qu'il y a un certain temple de Vénus où l'on voit un candélabre surmonté d'une lampe qui brûle en plein air et que les vents ni les pluies ne peuvent éteindre, ce qui lui a valu, comme à la pierre dont nous parlions tout à l'heure, le nom d'asbeste, c'est-à-dire lumière inextinguible. - Je ne serais pas surpris que nos adversaires crussent par ce discours nous avoir fermé la bouche; car si nous déclarons qu'il ne faut point croire à la lampe de Vénus, nous infirmons les autres merveilles que nous avons rapportées, et si nous admettons, au contraire, ce récit comme véritable, nous autorisons les divinités du paganisme. Mais, ainsi que je l'ai dit au dix-huitième livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que renferme l'histoire profane, les auteurs eux-mêmes qui l'ont écrite n'étant pas toujours d'accord, et, comme dit Varron, semblant conspirer à se contredire. Nous n'en croyons donc (et encore, si nous le jugeons à propos) que ce qui, n'est point contraire aux livres que nous devons croire, Et quant à ces merveilles de la nature dont nous nous servons pour persuader aux incrédules la vérité des merveilles à venir que la foi nous annonce, nous nous contentons de croire à celles dont nous pouvons nous-mêmes faire l'expérience, ou qu'il n'est pas difficile de justifier par de bons témoignages. Ce temple de Vénus, cette lampe qui ne peut s'éteindre, loin de nous embarrasser, nous donnerait beau jeu contre nos adversaires; car nous la rangeons parmi tous les miracles de la magie, tant ceux que les démons opèrent par eux-mêmes que ceux qu'ils font par l'entremise des hommes. Et nous ne saurions nier ces miracles sans aller contre les témoignages de l'Ecriture. Or, de trois choses l'une: ou l'industrie des hommes s'est servie de la pierre asbeste pour allumer cette lampe, ou c'est un ouvrage de la magie, ou quelque démon, sous le nom de Vénus, a produit cette merveille. En effet, les malins esprits sont attirés en certains lieux, non par des viandes, comme les animaux, mais par certains signes appropriés à leur goût, comme diverses sortes de pierres, d'herbes, de bois, d'animaux, de charmes et de cérémonies. Or, pour être ainsi attirés par les hommes, ils les séduisent d'abord, soit en leur glissant un poison secret dans le coeur, soit en nouant avec eux de fausses amitiés; et ils font quelques disciples, qu'ils établissent maîtres de plusieurs. On n'aurait pu savoir au juste, si eux-mêmes ne l'avaient appris, quelles sont les choses qu'ils aiment ou qu'ils abhorrent, ce qui les attire ou les contraint de venir, en un mot, tout ce qui fait la science de la magie. Mais ils travaillent surtout à se rendre maîtres des coeurs, et c'est ce dont ils se glorifient le plus, .quand ils essaient de se transformer en anges de lumière 1. Ils font donc beaucoup de choses, j'en conviens, et des choses dont nous devons d'autant plus nous défier que nous avouons qu'elles sont plus merveilleuses. Au surplus, elles-mêmes nous servent à prouver notre foi; car si les démons impurs sont si puissants, combien plus puissants sont les saints anges! combien aussi Dieu, qui a donné aux anges le pouvoir d'opérer tant de merveilles, est-il encore plus puissant qu'eux!
Qu'il soit donc admis que les créatures de Dieu produisent, par le moyen des arts mécaniques, tous ces prodiges, assez surprenants
1. II Cor. XI, 14
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pour que ceux qui n'en ont pas le secret les croient divins, comme cette statue de fer suspendue en l'air dans un temple par des pierres d'aimant, ou comme cette lampe de Vénus citée tout à l'heure et dont peut-être tout le miracle consistait en une asbeste qu'on y avait adroitement adaptée. Si tout cela est admis comme vrai; et si les ouvrages des magiciens, que 1'Ecriture appelle sorciers et enchanteurs, ont pu donner une telle renommée aux démons qu'un grand poète n'a pas hésité à dire d'une magicienne:
« Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délivrer les âmes ou leur envoyer de cruels soucis, arrêter le coure des fleuves et faire rétrograder les astres; elle invoque tes mânes ténébreux; la terre va mugir sous ses pieds et on verra les arbres descendre des montagnes 1 ...»
combien est-il plus aisé à Dieu de faire des merveilles qui paraissent incroyables aux infidèles, lui qui a donné leur vertu aux pierres comme à tout le reste, lui qui a départi aux hommes le génie qui leur sert à modifier la nature en mille façons merveilleuses, lui qui a fait les anges, créatures plus puissantes que toutes les forces de la terre! Son pouvoir est une merveille qui surpasse toutes les autres, et sa sagesse, qui agit, ordonne et permet, n'éclate pas moins dans l'usage qu'il fait de toutes choses que dans la création de l'univers.
CHAPITRE VII.
LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.
Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des morts ressuscitent et que ceux des damnés soient éternellement tourmentés, lui qui a créé le ciel, la terre, l'air, les eaux et toutes lés merveilles innombrables qui remplissent l'univers? L'univers lui-même n'est-il point la plus grande et la plus étonnante des merveilles? Mais nos adversaires, qui croient à un Dieu créateur de l'univers et qui le gouverne par le ministère des dieux inférieurs également créés de sa main, nos adversaires, dis-je, tout en se plaisant à exalter, bien loin de les méconnaître, les puissances qui opèrent divers effets surprenants (soit qu'elles agissent de heur propre gré, soit qu'on les contraigne d'agir par le moyen de certains rites ou même des invocations magiques), quand nous leur parlons de la vertu
1. Enéide, livre IV , v. 487-491.
merveilleuse de plusieurs objets naturels, qui ne sont ni des animaux raisonnables, ni des esprits, ceux, par exemple, dont nous venons de faire mention, ils nous répondent: C'est leur nature; la nature leur a donné cette propriété : ce ne sont là que les vertus naturelles des choses. Ainsi la seule raison pour laquelle le sel d'Agrigente fond dans le feu et pétille dans l'eau, c'est que telle est sa nature. Or, il semble plutôt que ce soit là un effet contre nature, puisque la nature a donné au feu, et non à l'eau, la propriété de faire pétiller le sel; à l'eau, et non au feu, celle de le dissoudre. Mais, disent-ils, la nature de ce sel est d'être contraire au sel ordinaire. Voilà donc encore apparemment la belle explication qu'ils nous réservent de la fontaine des Garamantes, glacée dans le jour et bouillante pendant la nuit, et de cette source extraordinaire qui, froide à la main et éteignant comme toutes les autres les flambeaux allumés, allume les flambeaux éteints; il en sera de même de la pierre asbeste, qui, sans avoir une chaleur propre, une fois enflammée, ne petit plus s'éteindre, et enfin, de tant d'autres phénomènes qu'il serait fastidieux de rappeler. Ils ont beau être contre nature, on les expliquera toujours en disant que telle est la nature des choses. Explication très-courte, j'en conviens, et réponse très-satisfaisante. Mais puisque Dieu est l'auteur de toutes les natures, d'où vient que nos adversaires, quand ils refusent de croire une chose que nous affirmons, sous prétexte qu'elle est impossible, ne veulent pas convenir que nous-en donnions une explication meilleure que la leur, en disant que telle est la volonté du Tout-Puissant? car enfin Dieu n'est appelé de ce nom que parce qu'il peut faire tout ce qu'il veut. N'est-ce point lui qui a créé tant de merveilles surprenantes que j'ai rapportées, et qu'on croirait sans doute impossibles, si on ne les voyait de ses yeux, ou du moins s'il n'y en avait des preuves et des témoignages dignes de foi? Car pour celles qui n'ont d'autres témoins que les auteurs qui les rapportent, lesquels; n'étant pas inspirés des lumières divines, ont pu, comme. tous les hommes, être induits en erreur, il est permis à chacun d'en croire ce qu'il lui plaît.
Pour moi, je ne veux pas qu'on croie légèrement les prodiges que j'ai rapportés, parce que je ne suis pas moi-même assure (490) de leur existence, excepté ceux dont j'ai fait et dont chacun peut aisément faire l'expérience : ainsi, la chaux qui boue dans l'eau et demeure froide dans l'huile; la pierre d'aimant, qui ne saurait remuer un fétu et qui enlève le fer; la chair du paon, inaccessible à la corruption qui n'a pas épargné le corps de Platon; la paille, si froide qu'elle conserve la neige, et si chaude qu'elle fait mûrir les fruits; enfin le feu qui blanchit les pierres et noircit tous les autres objets. Il en est de même de l'huile qui fait. des taches noires, quoiqu'elle soit claire et luisante, et de l'argent qui noircit ce qu'il touche, bien qu'il soit blanc. C'est encore un fait certain que la transformation du bois en charbon : brillant, il devient noir; dur, il devient fragile; sujet à corruption, il devient incorruptible. J'ai vu tous ces effets et un grand nombre d'autres qu'il est inutile de rappeler. Quant à ceux que je n'ai pas vus, et que j'ai trouvés dans les livres, j'avoue que je n'ai pu les contrôler par des témoignages certains, excepté pourtant cette fontaine où les flambeaux allumés s'éteignent et les flambeaux éteints se rallument, et aussi ces fruits de Sodome, beaux au dehors, au dedans cendre et fumée. Cette fontaine, toutefois, je n'ai rencontré personne qui m'ait dit l'avoir vue en Epire; mais d'autres voyageurs m'ont assuré en avoir rencontré en Gaule une toute semblable, près de Grenoble. Et pour les fruits de Sodome, non-seulement des historiens dignes de foi, mais une foule de voyageurs l'assurent si fermement que je n'en puis douter.
Je laisse les autres prodiges pour ce qu'ils sont; je les ai-rapportés sur la foi des historiens de nos adversaires, afin de montrer avec quelle facilité on s'en rapporte à leur parole en l'absence de toute bonne raison, tandis qu'on ne daigne pas nous croire nous-mêmes quand nous annonçons des merveilles que Dieu doit accomplir, sous prétexte qu'elles sont au-dessus de l'expérience. Nous rendons pourtant, nous, raison de notre foi; car quelle raison meilleure donner de ces merveilles qu'en disant : Le Tout-Puissant les a prédites dans les mêmes livres où il en a prédit beaucoup d'autres que nous avons vues s'accomplir? Celui-là saura faire, selon ce qu'il a promis, des choses qu'on juge impossibles, qui a déjà promis et qui a fait que les nations incrédules croiraient des choses impossibles.
CHAPITRE VIII.
CE N'EST POINT UNE CROSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE D'UN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES A CELLES QU'ON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.
Mais, disent nos contradicteurs, ce qui nous empêche de croire que des corps humains puissent toujours brûler sans jamais mourir, c'est que nous savons que telle n'est point la nature des corps humains, au lieu que tous les faits merveilleux qui ont été rap. portés tout à l'heure sont une suite de la nature des choses. Je réponds à cela que, selon nos saintes Ecritures, la nature du corps de l'homme, avant le péché, était de ne pas mourir, et qu'à la résurrection des morts, il sera rétabli dans son premier état. Mais comme les incrédules ne veulent point admettre cette autorité, puisque s'ils la recevaient, nous ne serions plus en peine de leur prouver les tourments éternels des damnés, il faut produire ici quelques témoignages de leurs plus savants écrivains, qui fassent voir qu'une chose peut devenir, par la suite du temps, toute autre qu'on ne l'avait connue auparavant.
Voici ce que je trouve textuellement dans le livre de Varron, intitulé: De l'origine du
peuple romain : « Il se produisit dans le ciel un étrange prodige. Castor 1 atteste que la brillante étoile de Vénus, que Plaute appelle Vesperugo 2, et Homère Hesperos 3, changea de couleur, de grandeur, de figure et de mouvement, phénomène qui ne s'était jamais vu jusqu'alors. Adraste de Cyzique et Dion de Naples, tous deux mathématiciens célèbres , disent que cela arriva sous le règne d'Ogygès 4 ». Varron, qui est un auteur considérable, n'appellerait pas cet accident un prodige, s'il ne lui eût semblé contre nature. Car nous disons que tous les prodiges sont contre nature; mais cela n'est point vrai. En effet, comment appeler contraires à la nature des effets qui se font par la volonté de Dieu, puisque la volonté du Créateur fait seule la nature de chaque chose? Les prodiges
1. Castor, né Rhodien ou Galate, était un habile chronographe, contemporain de Varron.
2. Voyez l'Amphitryon, acte I, sc. 1, v. 119.
3. Iliade, livre X, v. 318.
4. Sur ce prodige voyez Fréret, dans les Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, tome X, p. 357-376.
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ne sont donc pas contraires è la nature, mais seulement à une certaine notion que nous avions auparavant de la nature des objets. Qui pourrait raconter la multitude innombrable de prodiges qui sont rapportés dans les auteurs profanes? mais arrêtons-nous seulement à ce qui regarde notre sujet. Qu'y a-t-il de mieux réglé par l'auteur de la nature que le cours des astres? qu'y a-t-il au monde qui soit établi sur des lois plus fixes et plus immuables? Et toutefois, quand celui qui gouverne ses créatures avec un empire absolu l'a jugé convenable, une étoile, qui est remarquable entre toutes les autres par sa grandeur, par son éclat) a changé de couleur, de grandeur, de figure, et, ce qui est plus étonnant encore, de règle et de loi dans son cours. Certes, voilà un événement qui met en défaut toutes les tables astrologiques, s'il en existait déjà, et tous ces calculs des savants, si certains à leurs yeux et si infaillibles qu'ils ont osé avancer que cette métamorphose de Vénus ne s'était pas produite auparavant et ne s'est pas représentée depuis. Pour nous, nous lisons dans les Ecritures que le soleil même s'arrêta au commandement de Jésus Navé 1, pour lui donner le temps d'achever sa victoire, et qu'il retourna en arrière pour assurer le roi Ezéchias des quinze années de vie que Dieu lui accordait 2 ; mais quand les infidèles croient ces sortes de miracles accordés à la vertu des saints, ils les attribuent à la magie, comme je le disais tout à l'heure de cette enchanteresse de Virgile, « qui arrêtait le cours des rivières et faisait rétrograder les astres 3 ». Nous lisons aussi dans l'Ecriture que le Jourdain arrêta le cours de ses eaux et retourna en arrière, pour laisser passer le peuple de Dieu sous la conduite de Jésus Navé 4, et que la même chose arriva au prophète Elie et à son disciple Elisée nous y lisons aussi le miracle de la course rétrograde du soleil en faveur du roi Ezéchias. Mais ce prodige de l'étoile de Vénus, rapporté par Varron, nous ne voyons pas qu'il soit arrivé à la prière d'aucun homme.
Que les infidèles ne se laissent-donc point aveugler par cette prétendue connaissance de la naturé des choses. Comme si Dieu n'y pouvait apporter des changements qu'ils ne connaissent pas ! et, à dire vrai, les choses les
1. Josué, X, 13. - 2. Isa. XXVIII, 8. - 3. Enéide, livre IV, v. 489. 4. Josué, IV, 18. - 5. IV Rois, II, 8, 14.
plus ordinaires ne nous paraîtraient pas moins merveilleuses que les autres, si nous n'étions pas accoutumés à n'admirer que celles qui sont rares. Consultez la seule raison : qui n'admirera que, dans cette multitude infinie d'hommes, tous soient assez semblables les uns aux autres pour que leur nature les distingue de tous les autres animaux, et assez dissemblables pour se distinguer entre eux aisément? Et cette différence est même encore plus admirable que leur ressemblance ; car il paraît assez naturel que des animaux d'une même espèce se ressemblent ; et pourtant, comme il n'y a pour nous de merveilleux que ce qui est rare, nous ne nous étonnons jamais plus qu'en voyant deux hommes qui se ressemblent si fort qu'on les prendrait l'un pour l'autre et qu'on s'y tromperait toujours.
Mais peut-être nos adversaires ne croiront-ils pas au phénomène que je viens de rapporter d'après Varron, bien que Varron soit un de leurs historiens et un très-savant homme ; ou bien en seront-ils faiblement touchés, parce que ce prodige ne dura pas longtemps et que l'étoile reprit ensuite son cours ordinaire. Voici donc un autre prodige qui subsiste encore aujourd'hui, et qui, à mon avis, doit suffire pour les convaincre que, si clairement qu'ils se flattent de connaître la nature d'une chose, ce n'est pas une raison de défendre à Dieu de la transformer à son gré et de la rendre tout autre qu'ils ne la connaissaient. La terre de Sodome n'a pas toujours été ce qu'elle est aujourd'hui. Sa surface était semblable à celle des autres terres, et même plus fertile, car l'Ecriture la compare au paradis terrestre 1. Cependant, depuis que le feu du ciel l'a touchée, l'aspect en est affreux, au témoignage même des historiens profanes, confirmé par le récit des voyageurs, et ses fruits, sous une belle apparence, ne renferment que cendre et fumée. Elle n'était pas telle autrefois, et voilà ce qu'elle est maintenant. L'auteur de toutes les natures a fait dans la sienne un changement si prodigieux qu'il dure encore, après une longue suite de siècles.
De même qu'il n'a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu'il lui a plu, il ne lui est pas impossible non plus de les changer comme il lui plaît. De là vient ce nombre infini de choses extraordinaires qu'on
1. Gen. XII, 10.
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appelle prodiges, monstres, phénomènes, et qu'il serait infiniment long de rapporter. On dit que les monstres sont ainsi nommés parce qu'ils montrent en quelque façon l'avenir, et on donne aussi aux autres mots une origine semblable1. Mais que les devins prédisent ce qu'ils voudront, soit qu'ils se trompent, soit que Dieu permette en effet que les démons les inspirent pour les punir de leur curiosité et les aveugler davantage, soit enfin que les démons ne rencontrent juste que par hasard; pour nous, nous pensons que ce qu'on appelle phénomènes contre nature, suivant une locution employée par saint Paul lui-même, quand il dit que l'olivier sauvage, enté contre nature sur le bon olivier, participe à son suc et à sa séve 2, nous pensons que ces phénomènes, au fond, ne sont rien moins que contre nature, et servent à Prouver clairement qu'aucun obstacle, aucune loi de la nature, n'empêchera Dieu de faire des corps des damnés ce qu'il a prédit. Or, comment l'a-t-il prédit ? c'est ce que je pense avoir montré suffisamment, au livre précédent, par les témoignages tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament.
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CHAPITRE XXV.
PROPHÉTIE DE MALACHIE ANNONÇANT LE DERNIER JUGEMENT DE DIEU ET LA PURIFICATION DE QUELQUES-UNS PAR LES PEINES DU PURGATOIRE.
Le prophète Malachie ou Malachi1 appelé aussi Ange, et qui, suivant quelques-uns, est le même qu'Esdras, dont il y a d'autres écrits reçus dans le canon des livres saints (tel est, d'après Jérémie 2, le sentiment des Hébreux), Malachie, dis-je, a parlé ainsi du jugement
dernier : « Le voici qui vient, dit le Seigneur tout-puissant; et qui soutiendra l'éclat de son avénement, ou qui pourra supporter ses regards? Car il sera comme le feu d'une fournaise ardente et comme l'herbe des foulons; et il s'assoira comme un fondeur qui affine et épure l'or et l'argent; et il purifiera les enfants de Lévi, et il les fondra comme l'or et l'argent; et ils offriront des victimes au Seigneur en justice. Et le sacrifice de Juda. et de Jérusalem plaira au Seigneur, comme autrefois dans les premières années. Je m'approcherai de vous pour juger, et je « serai un témoin fidèle contre les enchanteurs, les adultères et les parjures, contre ceux qui retiennent le salaire de l'ouvrier, qui oppriment les veuves par violence, outragent les orphelins, font injustice à l'étranger, et ne craignent point mon nom, dit le Seigneur tout-puissant. Car je suis le Seigneur votre Dieu, et je ne change point 3». Ces paroles font voir clairement, à mon avis, qu'en ce jugement il y aura pour quelques-uns des peines purifiantes. Que peut-on entendre autre chose par ce qui suit : « Qui
1. Matt. XXV, 34.
2. Voyez le préambule de saint Jérôme à. son commentaire sur Malachie.
3. Malach. III, l-6.
soutiendra l'éclat de son avénement, ou qui pourra supporter ses regards? Car il sera comme le feu d'une fournaise ardente et comme l'herbe des foulons. Il s'assoira comme un fondeur qui affine et épure l'or et l'argent; et il purifiera les enfants de Lévi, et il les fondra comme l'or et l'argent». lsaïe dit quelque chose de semblable : « Le Seigneur fera disparaître les impuretés des fils et des filles de Sion, et ôtera le sang du milieu d'eux par le souffle du jugement et par le souffle du feu 1 ». A moins qu'on ne veuille dire qu'ils seront purifiés et comme affinés, lorsque les méchants seront séparés d'eux par le jugement dernier, et que la séparation des uns sera la purification des autres, puisqu'à l'avenir ils vivront sans être mêlés ensemble. Mais, d'un autre côté, lorsque le Prophète ajoute « qu'il purifiera les enfants de Lévi, et les affinera comme on affine l'or et l'argent, qu'ils offriront des victimes au Seigneur en justice, et que le sacrifice de Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur», il fait bien voir que ceux qui seront purifiés plairont à Dieu par des sacrifices de justice, et qu'ainsi ils seront purifiés de l'injustice qui était cause qu'ils lui déplaisaient auparavant. Or, eux-mêmes seront des victimes d'une pleine et parfaite justice, lorsqu'ils seront purifiés. Que pourraient-ils en cet état offrir à Dieu de plus agréable qu'eux-mêmes? Mais nous parlerons ailleurs de ces peines purifiantes, afin d'en parler plus à fond. Au reste, par les enfants de Lévi, de Juda et de Jérusa1cm, il faut entendre l'Eglise de Dieu, composée non-seulement des Juifs, mais des autres nations, non pas telle qu'elle est dans ce temps de pèlerinage, dans ce temps où : « Si nous disons que nous n'avons point de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous 2 », mais telle qu'elle sera alors, purifiée par le dernier jugement, comme une aire nettoyée par le van. Ceux mêmes qui ont besoin de cette purification ayant été purifiés par le feu, nul n'aura plus à offrir de sacrifice à Dieu pour ses péchés. Sans doute tous ceux qui sacrifient ainsi sont coupables de quelques péchés, et c'est pour en obtenir la rémission qu'ils sacrifient; mais lorsqu'ils auront fait accepter leur sacrifice, Dieu les renverra purifiés.
1. Isa. IV, 4. - 2. I Jean, I, 8.
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CHAPITRE XXVI.
DES SACRIFICES QUE LES SAINTS OFFRIRONT A DIEU, ET QUI LUI SERONT AGRÉABLES, COMME AUX ANCIENS JOURS, DANS LES PREMIÈRES ANNÉES DU MONDE.
Or, Dieu, voulant montrer que sa Cité ne sera point alors en état de péché, dit que les enfants de Lévi offriront des sacrifices en justice. Ce ne sera donc pas en péché, ni pour le péché. D'où l'on peut conclure que ce qui suit : « Et le sacrifice de Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur, comme aux anciens jours, dans les premières années », ne peut servir de fondement raisonnable aux Juifs pour prétendre qu'il y a là une promesse de ramener le temps des sacrifices de l'Ancien Testament. Ils n'offraient point alors de victimes en justice, mais en péché, puisqu'ils les offraient, surtout dans l'origine, pour leur péché spécialement. Cela est si vrai, que le grand-prêtre, qui était vraisemblablement plus juste que les autres, avait coutume, selon le commandement de Dieu, d'offrir d'abord pour ses péchés, ensuite pour ceux du peuple 1. Il faut dès lors expliquer le sens de ces paroles « Comme aux anciens jours, dans les premières années». Peut-être rappellent-elles le temps où les premiers hommes étaient dans le paradis; et, en effet, c'est alors que, dans l'état de pureté et d'intégrité, exempts de toute souillure et de tout péché, ils s'offraient eux-mêmes à Dieu comme des victimes très-pures. Mais depuis qu'ils en ont été chassés pour leur désobéissance, et que toute la nature humaine a été condamnée en eux, personne, à l'exception du Médiateur (et de quelques petits enfants, ceux qui ont été baptisés), «personne, dit l'Ecriture, n'est exempt de péché; pas même l'enfant « qui n'a qu'un jour de vie sur la terre 2». Répondra-t-on que ceux-là peuvent passer pour offrir des sacrifices en justice, qui les offrent avec foi, puisque l'Apôtre a dit que « le juste vit de la foi 3»; c'est oublier que, selon le même Apôtre, le juste se séduit lui-même, s'il se dit exempt de péché; il se gardera donc bien de le dire et de le croire, lui qui vit de la foi. Peut-on comparer d'ailleurs le temps de la foi aux derniers temps, où ceux qui offriront des sacrifices en justice seront purifiés par le feu du dernier jugement? Puisqu'il
1. Lévit. XVI, 6 ; Hébr. VII, 27. - 2. Job. XIV, 4, sec. LXX. - 3. Rom. I, 17.
faut croire qu'après cette purification les justes n'auront aucun péché, ce temps ne peut assurément être comparé qu'avec celui où les premiers hommes, avant leur infidélité, menaient dans le paradis la vie la plus innocente et la plus heureuse. On peut donc très-bien donner ce sens aux paroles de 1'Ecriture sur « les «anciens jours et les premières années ». Dans Isaïe, après la promesse d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle, entre autres images et paroles énigmatiques sur la félicité des saints, que nous n'avons point expliquées pour éviter d'être long, on lit: « Les jours de mon peuple seront comme l'arbre de vie 1 ». Or, qui est assez peu versé dans les Ecritures pour ignorer où Dieu avait planté l'arbre de vie, dont les premiers hommes furent sevrés, lorsque leur désobéissance les chassa du paradis et que Dieu plaça auprès de cet arbre un ange terrible avec une épée flamboyante?
Si l'on soutient que ces jours de l'arbre de vie, rappelés par Isaïe, sont ceux de l'Eglise, qui s'écoulent maintenant, et que c'est Jésus-Christ que le Prophète appelle l'arbre de vie, parce qu'il est la Sagesse de Dieu, dont Salomon a dit : « Elle est un arbre de vie pour tous ceux qui l'embrassent 2 »; si l'on soutient que les premiers hommes ne passèrent pas des années dans le paradis et n'eurent pas le loisir d'y engendrer des enfants, de sorte qu'on ne puisse rapporter à ce temps les mots: « Comme aux anciens jours, dans les premières années », j'aime mieux laisser cette question, pour n'être point obligé d'entrer dans une trop longue discussion. Aussi bien, je vois un autre sens qui m'empêche de croire que le Prophète nous promette ici, comme un grand présent, le retour des sacrifices charnels des Juifs, aux anciens-jours, dans les premières années. En effet, ces victimes de l'ancienne loi, qui devaient être choisies saris tache et sans défaut dans chaque troupeau, représentaient les hommes justes, exempts de toute souillure, tel que Jésus-Christ seul a été. Or, comme après le jugement, ceux qui seront dignes de purification auront été purifiés par le feu, de telle sorte qu'ils s'offriront eux-mêmes en justice, comme des victimes pures de toute tache et de toute souillure, ils seront certainement semblables aux victimes des anciens jours et des premières années que l'on offrait en image de ces victimes futures.
1. Isa. LXV, 22. - Prov. III, 18.
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En effet, la pureté que figurait le corps pur de ces animaux immolés sera alors réellement dans la chair et dans l'âme immortelle des saints. Ensuite le Prophète, s'adressant à ceux qui seront dignes, non de purification, mais de damnation, leur dit : « Je m'approcherai de vous pour juger, et je serai un prompt témoin contre les enchanteurs, contre les adultères, etc. » Et après avoir fait le dénombrement de beaucoup d'autres crimes damnables, il ajoute: « Car je suis le Seigneur votre Dieu, et je ne change point», comme s'il disait: Pendant que vous changez, par vos crimes, en pis, par ma grâce, en mieux, moi je ne change point. Il dit qu'il se portera pour témoin, parce qu'il n'a pas besoin, pour juger, d'autres témoins que de lui-même; et qu'il sera un prompt témoin, ou bien parce qu'il viendra soudain et à l'improviste, quand on le croira encore éloigné, ou bien parce qu'il convaincra les consciences, sans avoir besoin de beaucoup de paroles, comme il est écrit : « Les pensées de l'impie déposeront contre lui 1 » ; et selon l'Apôtre : « Les pensées des hommes les accuseront ou les excuseront au jour que Dieu jugera par Jésus-Christ de tout ce qui est caché dans le cœur 2». C'est ainsi que Dieu sera un prompt témoin, parce qu'en un instant il rappellera de quoi convaincre et punir une conscience.
CHAPITRE XXVII.
DE LA SÉPARATION DES BONS ET DES MÉCHANTS AU JOUR DU JUGEMENT DERNIER.
Ce que j'ai rapporté sommairement du même Prophète, au dix-huitième livre 3 , regarde aussi le jugement dernier. Voici le passage : «Ils seront mon héritage, dit le Seigneur tout-puissant, au jour que j'agirai, et «je les épargnerai, comme un père épargne un fils obéissant. Alors je me comporterai « d'une autre sorte, et vous verrez la différence qu'il y a entre le juste et l'impie, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne 1e sert pas. Car voici venir le jour allumé comme une fournaise ardente et il les consumera; Tous les « étrangers et tous les pécheurs seront comme du chaume, et le jour qui approche les brûlera tous, dit le Seigneur, sans qu'il reste d'eux ni branches, ni racines. Mais pour vous
1. Sag. I, 9. - 2. Rom. II, 15, 16.
3. A la fin du ch. XXXV.
qui craignez mon nom, le soleil de justice se lèvera pour vous, et vous trouverez une abondance de tous biens, à l'ombre de ses ailes. Vous bondirez comme de jeunes taureaux échappés, et vous foulerez aux pieds les méchants, et ils deviendront cendres sous vos pas, dit le Seigneur tout-puissant 1 » . Quand cette différence des peines et des récompenses qui sépare les méchants d'avec les bons, et qui ne se voit pas sous le soleil, dans la vanité de cette vie, paraîtra sous le soleil de justice qui éclairera la vie future, alors sera le dernier jugement.
CHAPITRE XXVIII.
IL FAUT INTERPRÉTER SPIRITUELLEMENT LA LOI DE MOÏSE POUR PRÉVENIR LES MURMURES DAMNABLES DES AMES CHARNELLES.
Le même prophète ajoute : « Souvenez-vous de la loi que j'ai donnée pour tout Israël à mon serviteur Moïse, sur la montagne de Choreb 2 ». C'est fort à propos qu'il rappelle les commandements de Dieu, après avoir relevé, la grande différence qu'il y a entre ceux qui observent la loi et ceux qui la méprisent. Il le fait aussi afin d'apprendre aux Juifs à concevoir spirituellement la loi, et à y trouver Jésus-Christ, le juge qui doit faire le discernement des bons et des méchants. Ce n'est pas en vain que le même Seigneur dit aux Juifs : « Si vous aviez foi en Moïse, vous croiriez en moi aussi; car c'est de moi qu'il a écrit ». En effet; c'est parce qu'ils comprennent la loi charnellement, et qu'ils ne savent pas que ses promesses temporelles De sont que des figures des récompenses éternelles, c'est pour cela qu'ils sont tombés dans des murmures; et qu'ils ont dit : « C'est un folie de servir Dieu; que nous revient-il d'avoir observé ses commandements et de nous être humiliés en la présence du Seigneur tout-puissant? N'avons-nous donc pas raison d'estimer heureux les méchants et les ennemis de Dieu; puisqu'ils triomphent dans la gloire et l'opulence 4? » Pour arrêter ces murmures, le Prophète a été obligé en quelque sorte de déclarer le dernier jugement, où les méchants ne posséderont pas même une fausse félicité, mais paraîtront évidemment malheureux, et où les bons ne
1. Malach. III, 17, 18 ; IV, 1-3. - 2. Ibid. IV, 4. - 3. Jean, V, 46. - 4. Malach. III, 14, 15.
(479)
seront assujétis à aucune misère, mais jouiront avec éclat d'une éternelle béatitude. Il avait rapporté auparavant des plaintes semblables des Juifs : « Tout homme qui fait le mal est bon devant Dieu, et il n'y a que les méchants qui lui plaisent 1 ». C'est donc en entendant charnellement la loi de Moïse qu'ils se sont portés à ces plaintes; d'où vient, au psaume soixante-douze, ce cri de celui qui a chancelé, et qui a senti ses pieds défaillir en considérant la prospérité des méchants, de sorte qu'il a envié leur condition, jusqu'à proférer ces paroles : « Comment Dieu voit-il cela? Le Très-Haut connaît-il ces choses? » et encore: « C'est donc bien en vain que j'ai conservé purs mon coeur et mes mains ». Le Psalmiste avoue qu'il s'est vainement efforcé de comprendre pourquoi les bous paraissent misérables en cette vie, et les méchants heureux: « Je m'efforce en vain, dit-il, il faut que j'entre dans le sanctuaire de Dieu, et que j'y découvre la fin 2 ». En effet, à la fin du monde, au dernier jugement, il n'en sera pas ainsi; et les choses paraîtront tout autres, quand éclateront au grand jour la félicité des bons et la misère des méchants.
CHAPITRE XXIX.
DE LA VENUE D'ÉLIE AVANT LE JUGEMENT, POUR DÉVOILER LE SENS CACHÉ DES ÉCRITURES ET CONVERTIR LES JUIFS A JÉSUS-CHRIST.
Après avoir averti les Juifs de se souvenir de la loi de Moïse, prévoyant bien qu'ils seraient encore longtemps sans la concevoir spirituellement , l'Ecriture ajoute aussitôt « Je vous enverrai Elie de Thesba, avant que ce grand et lumineux jour du Seigneur arrive, qui tournera le coeur du père vers le fils, et le coeur de l'homme vers son prochain, de peur qu'à mon avénement je ne détruise entièrement la terre 3 ». C'est une croyance assez générale parmi les fidèles, qu'à la fin du monde, avant le jugement, les Juifs doivent croire au vrai Messie, c'est-à-dire en notre Christ, par le moyen de ce grand et admirable prophète Eue, qui leur expliquera la loi. Aussi bien, ce n'est pas sans raison que l'on espère en lui le précurseur de l'avènement de Jésus-Christ, puisque ce n'est pas sans
1. Malach. II, 17. - 2. Ps. LXXII, 11, 13, 17. - 3. Malach. IV, 5, 6, sec. LXX.
raison que maintenant même on le croit vivant 1. Il est certain, en effet, d'après le témoignage même de l'Ecriture, qu'il a été ravi dans un char de feu. Lorsqu'il sera venu, il expliquera spirituellement la loi que les Juifs entendent encore charnellement, et « il tournera le coeur du père vers le fils », c'est-à-dire le coeur des pères vers leurs enfants; car les Septante ont mis ici le singulier pour le pluriel. Le sens est que les Juifs, qui sont les enfants des Prophètes, du nombre desquels était Moïse, entendront la loi comme leurs pères, et ainsi le coeur des pères se tournera vers les enfants et le coeur des enfants vers les pères, lorsqu'ils auront les mêmes sentiments. Les Septante ajoutent que « le coeur de l'homme se tournera vers son prochain », parce qu'il n'y a rien de plus proche que les pères et leurs enfants. On peut encore donner un autre sens plus relevé aux paroles des Septante, qui ont interprété l'Ecriture en prophètes, et dire qu'Elie tournera le coeur de Dieu le Père vers le Fils, non en faisant qu'il l'aime, mais en instruisant les Juifs de cet amour, et les portant par là eux-mêmes à aimer notre Christ, qu'ils haïssaient auparavant. En effet, de notre temps, au regard des Juifs, Dieu a le coeur détourné de notre Christ, parce qu'ils ne croient pas qu'il soit Dieu, ni Fils de Dieu. Mais alors Dieu aura pour eux le coeur tourné vers son Fils, quand, leur coeur étant changé, ils verront l'amour du Père envers le Fils. Quant à ce qui suit : « Et le coeur de l'homme vers son prochain », comment pouvons. nous mieux interpréter ces paroles qu'en disant qu'Elie tournera le coeur de l'homme vers Jésus-Christ homme ? Car Jésus-Christ étant notre Dieu, sous la forme de Dieu, a pris la forme d'esclave, et a daigné devenir notre prochain. Voilà donc ce que fera Elie: « De peur, dit le Seigneur, qu'à mon avénement je ne détruise entièrement la terre ». C'est que ceux-là sont terre qui ne goûtent que les choses de la terre, comme les Juifs charnels ; et voilà ceux d'où viennent ces murmures contre Dieu : « Les méchants lui plaisent », et: « C'est une folie de le servir 2 »
1. C'était le sentiment d'un grand nombre de Pères de l'Eglise, dont on peut voir les paroles citées par Léonard Coquée en son commentaire de la Cité de Dieu.
2. Malach. II,17; III, 14.
(480)
CHAPITRE XXX.
MALGRÉ L'OBSCURITÉ DE QUELQUES PASSAGES DE L'ANCIEN TESTAMENT, OU LA PERSONNE DU CHRIST NE PARAÎT PAS EN TOUTE ÉVIDENCE, IL FAUT, QUAND IL EST DIT QUE DIEU VIENDRA JUGER, ENTENDRE CELA DE JÉSUS-CHRIST.
Il y a beaucoup d'autres témoignages de l'Ecriture sur le dernier jugement, mais il serait trop long de les rapporter, et il nous suffit d'avoir prouvé qu'il a été annoncé par l'Ancien et par le Nouveau Testament. Mais l'Ancien ne déclare pas aussi formellement que le Nouveau que c'est Jésus-Christ qui doit rendre ce jugement. De ce qu'il y est dit que le Seigneur Dieu viendra, il ne s'ensuit pas que ce doive être Jésus-Christ, car cette qualification convient aussi bien au Père ou au Saint-Esprit qu'au Fils. Nous ne devons pas toutefois laisser passer ce point sans preuves. II est nécessaire pour cela de montrer premièrement, comment Jésus-Christ parle dans ses prophètes, sous le nom de Seigneur Dieu, afin qu'aux autres endroits, où cela n'est point manifeste et où néanmoins il est dit que le Seigneur Dieu doit venir pour juger, on puisse l'entendre de Jésus-Christ. Il y a un passage dans le prophète Isaïe qui fait voir clairement ce dont il s'agit. Voici en effet comment Dieu parla par ce Prophète : « Ecoutez-moi, Jacob et Israël que j'appelle. Je suis le premier et je suis pour jamais. Ma main a fondé la terre, et ma droite a affermi le ciel. Je les appellerai, et ils s'assembleront tous et ils entendront. Qui a annoncé ces choses? Comme je vous aime, j'ai accompli votre volonté sur Babylone et exterminé la race des Chaldéens. J'ai parlé et j'ai appelé ; je l'ai amené, et je l'ai fait réussir dans ses entreprises. Approchez-vous de moi, et écoutez-moi. Dès le commencement, je n'ai point parlé en secret ; j'étais présent, lorsque ces choses se faisaient. Et maintenant le Seigneur Dieu m'a envoyé, et son Esprit 1 ». C'est lui-même qui parlait tout à l'heure comme le Seigneur Dieu, et néanmoins on ne saurait pas que c'est Jésus-Christ, s'il n'ajoutait : « Et maintenant le Seigneur Dieu m'a envoyé, et son Esprit ». Il dit cela, en effet, selon la forme d'esclave, et parle d'une chose à venir, comme si elle était passée. De même, en cet autre passage du même prophète : « Il
1. Isa. XLVIII, 12-16.
a été conduit à la mort, comme une brebis que l'on mène à la boucherie 1 » ; il ne dit pas : «Il sera conduit», mais il se sert du passé pour le futur, selon le langage ordinaire des Prophètes. Il y a un autre passage dans Zacharie, où il dit clairement que le Tout-Puissant a envoyé le Tout-Puissant. Or, de qui peut-on entendre cela, sinon de Dieu le Père qui a envoyé Dieu le Fils? Voici le passage: « Le Seigneur tout puissant a dit : Après la gloire, il m'a envoyé vers les nations, qui vous ont pillé. Car vous toucher, c'est toucher la prunelle de son oeil. J'étendrai ma main sur eux, et ils deviendront les dépouilles de ceux qui étaient leurs esclaves et vous connaîtrez que c'est le Seigneur tout-puissant qui m'a envoyé 2 ». Voilà le Seigneur tout puissant qui dit qu'il est envoyé par le Seigneur tout-puissant. Qui serait entendre ces paroles d'un autre que de Jésus-Christ, qui parle aux brebis égarées de la maison d'Israël ? Aussi dit-il dans l'Evangile. « Je n'ai été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d'Israël 3», qu'il compare ici à la prunelle des yeux de Dieu, pour montrer combien il les chérit. Parmi ces brebis, il faut compter les Apôtres mêmes, mais « après la gloire », c'est-à-dire après sa résurrection glorieuse, car avant, comme dit saint Jean l'évangéliste: «Jésus n'était point encore glorifié 4 ». Il fut aussi envoyé aux nations, en la personne de ses Apôtres; et ainsi fut accompli ce qu'on lit dans le psaume : « Vous me délivrerez des rébellions de ce peuple; vous m'établirez chef des nations 5 »; afin que ceux qui avaient pillé les Israélites, et dont les Israélites avaient été les esclaves, devinssent eux-mêmes les dépouilles des Israélites ; car c'est ce qu'il avait promis aux Apôtres en leur disant : « Je vous ferai pêcheurs d'hommes 6 » ; et à l'un deux: « Dès ce moment ton emploi sera de prendre des hommes 7 ». Ils deviendront donc les dépouilles, mais en un bon sens, comme sont celles qu'on enlève dans l'Evangile à ce Fort armé, après l'avoir lié de chaînes encore plus fortes que lui 8.
Le Seigneur parlant encore par les Prophètes : « En ce jour-là, dit-il, j'aurai soin d'exterminer toutes les nations qui
1. Isa. LIII, 7, sec. LXX. - 2. Zach. II, 8, 9. - 3. Matt. XV, 24. - 4. Jean, VII, 39. - 5. Ps. XVII, 44. - 6. Matt. IV, 19. - 7. Luc, V, 10. - 8. Matt. XII, 29.
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viennent contre Jérusalem, et je verserai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l'esprit de grâce et de miséricorde; ils jetteront les yeux sur moi, parce qu'ils m'ont insulté; et ils se lamenteront, comme ils se lamenteraient au sujet d'un fils bien-aimé; ils seront outrés de douleur, comme ils le seraient pour un fils unique 1 ». A qui appartient-il, sinon à, Dieu seul, d'exterminer toutes les nations ennemies de la cité de Jérusalem, «qui viennent contre elle », c'est-à-dire qui lui sont contraires, ou, selon d'autres versions, qui « viennent sur elle», c'est-à-dire qui veulent l'assujétir? et à qui appartient-il dé répandre l'esprit de grâce et de miséricorde sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem? Sans doute cela n'appartient qu'à Dieu; et aussi est-ce à Dieu que le Prophète le fait dire. Et toutefois Jésus-Christ fait voir que c'est lui qui est ce Dieu qui a fait toutes ces merveilles, lorsqu'il ajoute : « Et ils jetteront les yeux sur moi, parce qu'ils m'ont insulté, et ils se lamenteront, comme ils se lamenteraient au sujet d'un fils bien-aimé, et ils seront outrés de douleur, comme ils le seraient pour un fils unique ». Car en ce jour-là, les Juifs mêmes, qui doivent recevoir l'esprit de grâce et de miséricorde, jetant les yeux sur Jésus-Christ, qui viendra dans sa majesté, et voyant que c'est, lui qu'ils ont méprisé dans son abaissement, en la personne de leurs pères, se repentiront de l'avoir insulté dans sa passion. Quant à leurs pères qui ont été les auteurs d'une si grande impiété, ils le verront bien- aussi, quand ils ressusciteront; mais ce ne sera que pour être punis de leur attentat, et non pour se convertir. Ce n'est donc pas d'eux qu'il faut entendre ces paroles: «Je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l'esprit de grâce et de miséricorde ; et ils jetteront les yeux sur moi, à cause qu'ils m'ont insulté » ; et pourtant, ceux qui croiront à la prédication d'Elie doivent descendre de leur race. Mais de même que nous disons aux Juifs: Vous avez fait mourir Jésus-Christ, quoique ce crime soit l'ouvrage de leurs ancêtres ; de même ceux dont parle le Prophète s'affligeront d'être en quelque sorte les auteurs du mal que d'autres ont accompli. Ainsi, bien qu'après avoir reçu l'esprit de grâce et de miséricorde, ils ne soient point enveloppés dans une même condamnanation,
1. Zach. XII, 9, 10.
ils ne laisseront pas de pleurer le crime de leurs pères, comme s'ils en étaient coupables. Au reste, tandis que les Septante ont traduit : « Ils jetteront les yeux sur moi, à cause qu'ils m'ont insulté », l'hébreu porte: « Ils jetteront les yeux sur moi qu'ils ont percé 1 » ; expressions 2 qui rappellent encore mieux Jésus-Christ crucifié. Toutefois « l'insulte », suivant l'expression adoptée par les Septante, embrasse en quelque sorte l'ensemble de la passion. En effet, Jésus-Christ fut insulté par les Juifs, et quand il fut pris, et quand il fut lié, et quand il l'ut jugé, et quand il fut revêtu du manteau d'ignominie, et quand il fut couronné d'épines, frappé sur la tête à coups de roseau, adoré dérisoirement le genou en terre, et quand il porta sa croix, et enfin quand il y fut attaché. Ainsi, en réunissant l'une et l'autre version, et en lisant qu'ils l'ont insulté et qu'ils l'ont percé, nous reconnaîtrons mieux la vérité de la passion du Sauveur.
Quand donc nous lisons dans les Prophètes que Dieu doit venir juger, il le faut entendre de Jésus-Christ ; car, bien que ce soit le Père qui doive juger, il ne jugera que par l'avénement du Fils de l'homme. Il ne jugera personne visiblement ; il a donné tout pouvoir de juger au Fils, qui viendra pour rendre le jugement, comme il est venu pour le subir. De quel autre que de lui peut-on entendre ce que Dieu dit par Isaïe, sous le nom de Jacob et d'Israël, dont le Christ est issu selon la chair: « Jacob est mon serviteur; je le protégerai ; Israël est mon élu ; c'est pourquoi mon âme l'a choisi. Je lui ai donné mon esprit; il prononcera le jugement aux nations. Il ne criera point, il ne se taira point; et sa voix ne sera point entendue au dehors. Il ne brisera point le roseau cassé ; il n'éteindra point la lampe qui fume encore; mais il jugera en vérité. Il sera resplendissant, et ne pourra être opprimé jusqu'à ce qu'il établisse le jugement sur la terre ; et les nations espéreront en lui 3 ». L'hébreu ne porte pas Jacob et Israël; mais les Septante, voulant nous montrer comment il faut entendre le mot de serviteur que porte le serviteur, c'est-à-dire le profond abaissement où a daigné se soumettre le Très-Haut, ont mis le
1. Jean, V, 22.
2. Ce sont celles de la Vulgate.
3. Isa. XLII, 1-4, sec. LXX.
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nom de celui dans la postérité duquel il a pris cette forme de serviteur. Le Saint-Esprit lui a été donné, et nous le voyons descendre sur lui dans l'Evangile, sous la forme d'une colombe 1. Il a prononcé le jugement aux nations, parce qu'il a prédit l'accomplissement futur de ce qui leur était caché. Sa douceur l'a empêché de crier; et toutefois il n'a pas cessé de prêcher la vérité. Mais sa voix n'a point été entendue au dehors, et ne l'est pas encore, parce que ceux qui sont retranchés de son corps ne lui obéissent pas. Il n'a point brisé ni éteint les Juifs, ses persécuteurs, qui sont comparés ici tour à tour à un roseau cassé, parce qu'ils ont perdu leur fermeté, et à une lampe fumante, parce qu'ils n'ont plus de lumière. Il les a épargnés, parce qu'il n'était pas encore venu pour les juger, mais pour être jugé par eux 2. Il a prononcé un jugement véritable, leur prédisant qu'ils seraient punis, s'ils persistaient en leur malice. Sa face a été resplendissante sur la montagne3, et son nom célèbre dans l'univers ; et il n'a pu être opprimé par ses persécuteurs, ni dans sa personne, ni dans son Eglise. Ainsi, c'est en vain que ses ennemis disent: « Quand est-ce que son nom sera aboli et périra? jusqu'à ce qu'il établisse le jugement sur la. terre 4 ». Voilà ce que nous cherchions et ce qui était caché car c'est le dernier jugement qu'il établira sur la terre, quand il descendra du ciel. Nous voyons déjà accompli ce que le Prophète ajoute : « Et les nations espéreront en son nom ». Que ce fait, qui ne peut pas être nié, soit donc une raison pour croire ce que l'on nie impudemment. Car qui eût osé espérer cette merveille dont sont témoins ceux-là mêmes qui refusent de croire en Jésus-Christ, et qui grincent des dents et sèchent de dépit, parce qu'ils ne peuvent les nier? qui eût osé espérer que les nations espéreraient au nom de Jésus-Christ, quand on le prenait, quand on le liait et le bafouait, quand on l'insultait
1. Matt. III, 16.
2. Comp. saint Jérôme, commentant Isaïe, Epist. CLI ad Algasiam.
3. Matt. XVII, 1, 2. - 3. Ps. XL, 6
et le crucifiait, et enfin quand ses disciples même avaient perdu l'espérance qu'ils commençaient à avoir en lui? Ce qu'à peine un seul larron crut alors sur la croix, toutes les nations le croient maintenant, et, de peur de mourir à jamais, elles sont marquées du signe de cette croix sur laquelle Jésus-Christ est mort.
Il n'est donc personne qui doute de ce jugement dernier, annoncé dans les saintes Ecritures, sinon ceux qui, par une incrédulité aveugle et opiniâtre, ne croient pas en ces Ecritures mêmes, bien qu'elles aient déjà justifié devant toute la terre une partie des vérités qu'elles annoncent. Voilà donc les choses qui arriveront en ce jugement, ou vers cette époque: l'avénement d'Elie, la conversion des Juifs, la persécution de l'Antéchrist, la venue de Jésus-Christ pour juger, la résurrection des morts, la séparation des bons et des méchants, l'embrasement du m6nde et son renouvellement. Il faut croire que toutes ces choses arriveront ; mais comment et en quel ordre? l'expérience nous l'apprendra mieux alors que toutes nos conjectures ne peuvent le faire maintenant. J'estime pourtant qu'elles arriveront dans le même ordre où je viens de les rappeler.
Il ne me reste plus que deux livres à écrire pour terminer cet ouvrage et m'acquitter de mes promesses avec l'aide de Dieu. Dans le premier des deux je traiterai du supplice des méchants ; dans l'autre, de la félicité des bons; et j'y réfuterai les vains raisonnements des hommes qui se croient sages en se raillant des promesses de Dieu, et qui méprisent comme faux et ridicules les dogmes qui nourrissent notre foi. Mais pour ceux qui sont sages selon Dieu, sa toute-puissance est le grand argument qui leur fait croire toutes les vérités qui semblent incroyables aux hommes, et qui néanmoins sont contenues dans les saintes Ecritures, dont la véracité a déjà été justifiée de tant de manières. Ils tiennent pour certain qu'il est impossible que Dieu ait voulu nous tromper, et qu'il peut faire ce qui parait impossible aux infidèles.
27 juin 2008
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Saint-François d'Assise par El Greco
CHAPITRE XX.
CE QUE SAINT PAUL A ENSEIGNÉ SUR LA RÉSURRECTION DES MORTS DANS SA PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX HABITANTS DE THESSALONIQUE.
L'Apôtre ne parle pas ici de la résurrection des morts; mais dans sa première épître aux mêmes habitants de Thessalonique, il dit « Je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez ce qui regarde ceux qui dorment, de peur que vous ne vous affligiez comme font les autres hommes qui n'ont point d'espérance. Car si nous croyons que Jésus-Christ est mort et ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux qui sont morts avec lui. Je vous déclare donc, selon la parole du Seigneur, que nous qui vivons « et qui sommes réservés pour l'avénement du Seigneur, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil de la mort; mais à la voix de l'archange et au son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel; et ceux qui seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers. Ensuite, nous qui sommes vivants et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons emportés avec eux dans les nues et au milieu des airs devant le Seigneur; et ainsi nous serons pour jamais avec le Seigneur 1 ». Ces paroles de l'Apôtre marquent clairement la résurrection future, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ viendra juger les vivants et les morts.
Mais on a coutume de demander si ceux que le Seigneur trouvera vivants, et que saint Paul figure ici par lui-même et par ceux qui
1. I Thess. IV, 12-16,
vivaient alors, ne mourront point; ou bien si, dans le moment où ils seront emportés dans l'air devant le Seigneur, ils passeront par la mort à l'immortalité 1. On aurait tort de croire que, pendant qu'ils seront portés dans l'air, ils ne pourront mourir et ressusciter. Aussi ne faut-il pas entendre ces paroles: « Et ainsi nous serons pour jamais avec le Seigneur », comme si saint Paul voulait dire par là que nous demeurerons toujours avec lui dans l'air, puisqu'il n'y demeurera pas lui-même, et qu'il y viendra seulement en passant; mais nous serons pour jamais avec le Seigneur, en ce que nous aurons toujours des corps mortels, dans quelque lieu que nous soyons avec lui. Or, c'est l'Apôtre lui-même qui nous oblige en quelque sorte à croire que ceux que Notre-Seigneur trouvera vivants souffriront la mort et recevront l'immortalité incontinent, puisqu'il dit : « Tous vivront en Jésus-Christ 2 » ; et encore « Ce qu'on sème dans la terre ne renaît pas, s'il ne meurt auparavant 3». Comment donc ceux que Jésus-Christ trouvera vivants revivront-ils en lui par l'immortalité, s'ils ne meurent pas? Il est vrai que si l'on ne peut pas dire proprement du corps d'un homme qu'il est semé, à moins qu'il ne retourne à la terre, selon la sentence portée par Dieu contre le premier pécheur: «Tu es terre, et tu retourneras à la terre 4 »; il faut avouer que ceux que Notre-Seigneur trouvera en vie, à son avénement, ne sont pas compris dans ces paroles de l'Apôtre, ni dans celles de la Genèse. Il est clair qu'étant enlevés dans les nues, ils ne seront pas semés en terre et n'y retourneront pas, soit qu'ils ne doivent pas mourir, soit qu'ils meurent momentanément dans l'air.
Mais, d'un autre côté, le même Apôtre, écrivant aux Corinthiens, dit : « Nous ressusciterons tous 5 » ; ou, suivant d'autres leçons: « Nous dormirons tous 6 ». Si donc on ne peut ressusciter sans avoir passé par la mort, comment tous ressusciteront-ils ou dormiront-ils, si tant d'hommes que Jésus-Christ trouvera vivants ne doivent ni dormir ni ressusciter? J'estime donc qu'il faut nous en tenir à ce que
1. Comp. saint Augustin, Epist, CXLIII ad Mercatorem; Liber de Octo Dulc. quaest., qu. 3.
2. I Cor. XV, 22. - 3. Ibid. 36. - 4. Gen. III, 19.- 5. 1 Cor. XV, 51.
6. Tertullien suit la première leçon (De Res. carn., cap. 42); saint Jérôme préfère la seconde (Epist. CLII ad Minerium ; Comm. In Isaiae cap LI).
(469)
nous venons de dire, que ceux que Jésus-Christ trouvera en vie, et qui seront emportés dans l'air, mourront en ce moment, pour reprendre aussitôt après leurs corps mortels. Pourquoi ne croirions-nous pas que cette multitude de corps puisse être semée en quelque sorte dans l'air et y reprendre à l'heure même une vie immortelle et incorruptible, lorsque nous croyons ce que nous dit le même Apôtre, que la résurrection se fera en un clin d'œil 1, et que la poussière des corps, répandue en cent lieux, sera rassemblée avec tant de facilité et de promptitude? Quant à cette parole de la Genèse : « Tu es terre, et tu retourneras à la terre » ; il ne faut pas s'imaginer qu'elle ne s'accomplisse pas dans les saints qui mourront dans l'air, sous prétexte que leurs corps ne retomberont pas sur la terre, attendu que ces mots: « Tu retourneras à la terre », signifient ; Tu iras, après avoir perdu là vie, là où tu étais avant de la recevoir ; c'est-à-dire, tu seras, quand tu auras perdu ton âme, comme tu étais avant d'en avoir une. L'homme n'était que terre, en effet, quand Dieu souffla sur sa face pour lui donner la vie. C'est donc comme s'il lui disait: Tu es une terre animée, ce que tu n'étais pas; tu seras une terre sans âme, comme tu étais. Ce que sont tous les corps morts avant qu'ils ne pourrissent, ceux-là le seront s'ils meurent, quelque part qu'ils meurent. Ils retourneront donc à la terre, puisque d'hommes vivants. Ils redeviendront terre.; de même que ce qui devient cendre retourne en cendre, que ce qui devient vieux va à la vieillesse, que la bouc qui durcit revient à l'état de pierre ? Mais toutes nos réflexions à ce sujet ne sont que des conjectures; et nous ne comprendrons bien qu'au jour suprême ce qui en est réellement. Si nous voulons être chrétiens, nous devons croire à la résurrection des corps, quand Jésus-Christ viendra juger les vivants et les morts. Et ici notre foi n'est pas vaine, bien que nous ne comprenions pas parfaitement ce qu'il en sera, pourvu que nous y croyions. Il nous reste à examiner, comme nous l'avons promis, ce que les livres prophétiques de l'Ancien Testament disent de ce dernier jugement de Dieu; mais nous n'aurons pas besoin, pour être compris, de nous étendre beaucoup, si le lecteur veut bien se rappeler ce que nous venons de dire.
1. I Cor. XV, 52.
CHAPITRE XXI.
PREUVES DE LA RÉSURRECTION DES MORTS ET DU JUGEMENT DERNIER, TIRÉES DU PROPHÈTE ISAÏE.
Le prophète Isaïe a dit: « Les morts ressusciteront, et ceux qui sont dans les tombeaux en sortiront, et tous ceux qui sont sur la terre se réjouiront; car la rosée qui vient de vous est leur santé ; mais la terre des impies tombera 1 ». Tout le commencement du verset regarde la résurrection des bienheureux; mais quand il dit: «La terre des impies tombera », il faut l'entendre des méchants qui tomberont dans la damnation. Pour ce qui regarde la résurrection des bons, si nous y voulons prendre garde, nous trouverons qu'il faut rapporter à la première ces paroles: « Les morts ressusciteront » ; et à la seconde celles-ci, qui viennent après: « Ceux qui sont dans les tombeaux ressusciteront aussi ». Ces mots : « Et tous ceux qui sont sur la terre se réjouiront; car la rosée qui vient de vous est leur santé », s'appliquent aux saints que Jésus-Christ trouvera vivants à son avénement. Par la santé, nous ne pouvons entendre raisonnablement que l'immortalité; car on peut dire qu'il n'y a point de santé plus parfaite que celle qui n'a pas besoin, pour se maintenir, de prendre tous les jours le remède des aliments. Le même Prophète parle encore ainsi du jour du jugement, après avoir donné de l'espérance aux bons et de la frayeur aux méchants: « Voici ce que dit le Seigneur: Je me détournerai sur eux comme un fleuve de paix et comme un torrent qui inondera la gloire des nations. Leurs enfants seront portés sur les épaules et caressés sur les genoux. Je vous caresserai comme une mère caresse son enfant, et ce sera dans Jérusalem que, vous recevrez cette consolation. Vous verrez, et votre coeur se réjouira, et vos os germeront comme l'herbe. On reconnaîtra la main du Seigneur qui va venir comme un feu; et ses chariots seront comme la tempête, pour exercer sa vengeance dans sa colère et livrer tout en proie aux flammes,. Car toute la terre sera jugée par le feu du Seigneur, et toute chair par son glaive. Plusieurs seront blessés par le Seigneur 2 ». Le Prophète dit que le Seigneur se détournera sur les bons comme un fleuve de paix ; ce qui sans
1. Isa. XXVI, 19, sec. LXX. - 2. Ibid. LXVI, 12.16, sec. LXX.
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doute leur promet une abondance de paix la plus grande qui puisse être. C'est cette paix dont nous jouirons à la fin et dont nous avons amplement parlé au livre précédent. Voilà le fleuve que le Seigneur détournera sur les bons, à qui il promet une si grande félicité, pour nous faire entendre que dans cette heureuse région, qui est le ciel, tous les désirs seront comblés par lui, Comme cette paix sera une source d'incorruptibilité et d'immortalité qui se répandra sur les corps mortels, il dit qu'il se détournera comme un fleuve sur eux, afin de se répandre d'en haut sur les choses les plus humbles et d'égaler les hommes aux anges. Et par la Jérusalem dont le Prophète parle, il ne faut point entendre celle qui est esclave, ainsi que ses enfants, mais au contraire, avec l'Apôtre, celle qui est libre et noire mère, et qui est éternelle dans les cieux 1, où nous serons consolés après les ennuis et les travaux de cette vie mortelle, et portés sur ses épaules et sur ses genoux comme de petits enfants. Nous serons, en quelque sorte, tout renouvelés pour une si grande félicité et pour les ineffables douceurs que nous goûterons dans son sein. Là nous verrons, et notre cœur se réjouira. Il ne dit point ce que nous verrons; mais que sera-ce, sinon Dieu ? Alors s'accomplira en nous la promesse de l'Evangile : «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu 2 ». Que sera-ce, sinon toutes ces choses que nous ne voyons point maintenant, mais que nous croyons, et dont l'idée que nous nous formons, selon la faible portée de notre esprit, est infiniment au-dessous de ce qu'elles sont réellement: «Vous verrez, dit-il, et votre coeur se réjouira». Ici vous croyez, là vous verrez.
Quand il a dit: « Et votre coeur se réjouira », craignant que nous ne pensions que ces biens de la Jérusalem céleste ne regardent que l'esprit, il ajoute « Et vos os germeront comme l'herbe»,où il nous rappelle la résurrection des corps, comme s'il reprenait ce qu'il avait omis de dire. Cette résurrection ne se fera pas, en effet, lorsque nous aurons vu ; mais au contraire, c'est quand elle sera accomplie que nous verrons. En effet, le Prophète avait déjà parlé auparavant d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle, aussi bien que des promesses faites aux saints: « Il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle ; et ils ne
1. Galat. IV, 26. - Matt. V, 8.
trouveront que des sujets de joie dans cet heureux séjour. Je ferai que Jérusalem ne soit plus qu'une fête éternelle, et mon peuple la joie même. Et Jérusalem fera tout mon plaisir, et mon peuple toutes mes délices. On n'y entendra plus de pleurs ni de gémissements 1 ». Puis vient le reste, que certains veulent faire rapporter au règne charnel des mille ans. Le Prophète mêle ici les expressions figurées avec les autres, afin que notre esprit s'exerce salutairement à y chercher un sens spirituel; mais la paresse et l'ignorance s'arrêtent à la lettre, et ne vont pas plus loin. Pour revenir aux paroles du Prophète que nous avions commencé à expliquer, après avoir dit : « Et vos os germeront comme l'herbe », pour montrer qu'il ne parle que de la résurrection des bons, il ajoute: « Et l'on reconnaîtra la main du Seigneur envers ceux qui le servent». Quelle est cette main, sinon celle qui distingue les hommes qui servent Dieu de ceux qui le méprisent? Il parle ensuite de ces derniers dans les termes suivants : « Et il exécutera ses menaces contre les rebelles. Car voilà le Seigneur qui va venir comme un feu, et ses chariots seront comme la tempête, pour exercer sa vengeance dans sa colère, et donner tout en proie aux flammes. Car toute la terre sera jugée par le feu du Seigneur, et toute chair par son glaive, et plusieurs seront blessés par le Seigneur». Par ces mots de feu, de tempête, et de glaive, il entend le supplice de l'enfer. Les chariots désignent le ministère des anges. Lorsqu'il dit que toute la terre et toute chair seront jugées par le feu du Seigneur et par son glaive, il faut excepter les saints et les spirituels, et n'y comprendre que les hommes terrestres et charnels, dont il est dit qu'ils ne goûtent que les choses de la terre 2, et que la sagesse selon la chair, c'est la mort 3 et enfin ceux que Dieu appelle chair, quand il dit: «Mon esprit ne demeurera plus parmi ceux-ci, parce qu'ils ne sont que chair 4 ». Quand il dit que « plusieurs seront blessés par le Seigneur », ces blessures doivent s'entendre de la seconde mort. Il est vrai qu'on peut prendre aussi en bonne part le feu, le glaive elles blessures. Notre-Seigneur dit lui-même qu'il est venu pour apporter le feu sur la terre 5.
1. Isa. LXV, 17-16 sec, sec. LXX. - 2. Philipp. III, 19. - 3. Rom. VIII, 6.- 4. Gen. VI, 3. - 5. Luc, XII, 49.
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Les disciples virent comme des langues de feu qui se divisèrent quand le Saint-Esprit descendit sur eux 1. Notre-Seigneur dit encore qu'il n'est pas venu sur la terre pour apporter la paix, mais le glaive 2. L'Ecriture appelle la parole de Dieu un glaive à cieux tranchants, à cause des deux Testaments 3 et dans le Cantique des cantiques, l'Eglise s'écrie qu'elle est blessée d'amour comme d'un trait 4. Mais ici, où il est clair que Dieu vient pour exécuter ses vengeances, on voit de quelle façon toutes ces expressions doivent s'expliquer.
Après avoir brièvement indiqué ceux qui seront consumés par ce jugement, le Prophète, figurant les pécheurs et les impies sous l'image des viandes défendues par l'ancienne loi, dont ils ne se sont pas abstenus, revient à la grâce du Nouveau Testament, depuis le premier avénement du Sauveur jusqu'au jugement dernier, par lequel il termine sa prophétie. Il raconte que le Seigneur déclare qu'il viendra pour rassembler toutes les nations, et qu'elles seront témoins de sa gloire 5 ; car, dit l'Apôtre : « Tous ont péché et tous ont besoin de la gloire de Dieu 6 ». lsaïe ajoute qu'il fera devant eux tant de miracles qu'ils croiront en lui, qu'il enverra certains d'entre eux en différents pays et dans les îles les plus éloignées, où l'on n'a jamais ouï parler de lui, ni vu sa gloire, qu'ils amèneront à la foi les frères de ceux à qui le Prophète a parlé, c'est-à-dire les Israélites élus, en annonçant l'Evangile parmi toutes les nations, qu'ils amèneront un présent à Dieu, de toutes les contrées du monde, sur des chevaux et sur des chariots (qui sont les secours du ciel et qui se transmettent par le ministère des anges et des hommes), enfin qu'ils l'amèneront dans la sainte Cité de Jérusalem, qui maintenant est répandue par toute la terre dans la sainteté des fidèles. En effet, où ils se sentent aidés par un secours divin, les hommes croient, et où ils croient, ils viennent. Or, le Seigneur les compare aux enfants d'Israël qui lui offrent des victimes dans son temple, avec des cantiques de louange, comme l'Eglise le pratique déjà partout. De nos jours, ne choisit-on pas les prêtres et les lévites, non en regardant la race et le sang, comme cela se pratiquait d'abord dans le sacerdoce selon l'ordre d'Aaron, muais comme il convient à l'esprit du
1. Act. II, 3. - 2. Matt. X, 31. - 3. Hébr. IV, 12. - 4. Cant. II, 5, sect. LXX. - 5. Isa. LXVI, 17, 18. - 6. Rom. III, 23.
Nouveau Testament, où Jésus-Christ est le souverain prêtre selon l'ordre de Mélchisédech 1, en considérant le mérite que la grâce divine donne à chacun? ne choisit-on pas, dis-je, des prêtres et des lévites qu'il ne faut pas juger par la fonction dont ils sont souvent indignes, mais par la sainteté, qui ne peut être commune aux bon set aux méchants?
Après avoir ainsi parlé de cette miséricorde de Dieu pour son Eglise, dont les effets nous sont si sensibles et si connus, Isaïe promet, de la part de Dieu, les fins où chacun arrivera lorsque le dernier jugement aura séparé les bons d'avec les méchants : « Car, de même que le nouveau ciel et la nouvelle terre demeureront en ma présence, dit le Seigneur, ainsi votre semence et votre nom demeureront devant moi; et ils passeront de mois en mois et de sabbat en sabbat, et toute chair viendra m'adorer en Jérusalem; et ils sortiront, et ils verront les membres des hommes prévaricateurs. Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne s'éteindra point; et ils serviront de spectacle à toute chair 2 ». C'est par là que le prophète lsaïe finit son livre, comme par là aussi le monde doit finir. Quelques versions, au lieu des « membres des hommes », portent les « cadavres des hommes 3 », entendant évidemment par là la peine des corps damnés, quoique d'ordinaire on n'appelle cadavre qu'une chair sans âme, au lieu que les corps dont il parle seront animés, sans quoi ils ne pourraient souffrir aucun tourment. Cependant il est possible qu'on ait voulu entendre par ces mots des corps semblables à ceux des hommes qui passeront à la seconde mort, d'où vient cette parole du Prophète: « La terre des impies tombera ». Qui ne sait, en effet, que cadavre vient d'un mot latin qui signifie tomber 4 ? De même il est assez clair que par le mot hommes le Prophète veut parler de toutes les créatures humaines en général 5 ; car personne n'oserait soutenir que les femmes pécheresses ne subiront pas aussi leur supplice. Il faut le croire d'autant mieux que c'est de la femme elle-même que l'homme est sorti. Mais voici ce qui importe particulièrement à notre sujet, puisque le Prophète, en parlant des bons, dit: « Toute chair viendra », parce que le peuple
1. Ps. CIX, 4. - 2. Isa. LXVI, 22-21, sec. LXX.
3. C'est la leçon de la Vulgate.
4. Voyez plus haut, ch. 10.
5. La Vulgate donne virorum les Septante anthropon.
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chrétien sera composé de toutes les nations, et qu'en parlant des méchants, il les appelle membres ou cadavres, cela montre que le jugement qui enverra à leur fin les bons et les méchants aura lieu après la résurrection de la chair, dont il parle si clairement.
CHAPITRE XXII.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE LES BONS SORTIRONT POUR VOIR LE SUPPLICE DES MÉCHANTS.
Mais comment les bons sortiront-ils pour voir le supplice des méchants? Dirons-nous qu'ils quitteront réellement les bienheureuses demeures, pour passer aux lieux des supplices et être témoins des tourments des damnés? A Dieu ne plaise! c'est en esprit, c'est par la connaissance qu'ils sortiront. Ce mot sortir fait entendre que ceux qui seront tourmentés seront dehors : car Notre-Seigneur appelle aussi ténèbres extérieures ces lieux opposés à l'entrée qu'il annonce au bon serviteur, quand il lui dit: « Entre dans la joie de ton Seigneur 1 »; et loin que les méchants y entrent pour y être connus, ce sont plutôt les saints qui sortent en quelque façon vers eux par la connaissance qu'ils ont de leur malheur. Ceux qui seront dans les tourments ne sauront pas ce qui se passera au dedans, « dans la joie du Seigneur » ; mais ceux qui posséderont cette joie sauront tout ce qui se passera au dehors, dans « les ténèbres extérieures ». C'est pour cela qu'il est dit qu'ils sortiront, parce qu'ils connaîtront ce qui se fera à l'égard de ceux mêmes qui seront dehors. Si, en effet, les Prophètes ont pu connaître ces choses, quand elles n'étaient pas encore arrivées, par le peu que Dieu en révélait à des hommes mortels, comment les saints immortels les ignoreraient-ils, alors qu'elles seront accomplies et que Dieu sera tout en tous 2? La semence et le nom des saints demeureront donc stables dans la plénitude de Dieu, j'entends cette semence dont saint Jean dit: « Et la semence de Dieu demeure en lui 3 » ; et ce nom dont parle Isaïe: « Je leur donnerai un nom éternel, et ils passeront de mois en mois et de sabbat en sabbat », comme de lune en lune, et de repos en repos. Car les saints seront tout cela, alors que, de ces ombres anciennes et passagères, ils entreront dans les clartés nouvelles et éternelles. Quant
1.Is. LXVI, 21. - 2. I Cor. XV, 28. - 3. Jean, III, 9.
à ce feu inextinguible et à ce ver immortel qui feront le supplice des réprouvés, on les explique diversement. Les uns rapportent l'un et l'autre au corps, et les autres à l'âme. D'autres disent que le feu tourmentera le corps, et le ver l'âme, et qu'ainsi il faut prendre le premier au propre et le second au figuré, ce qui ne paraît pas vraisemblable. Mais ce n'est pas ici le lieu de parler de cette différence, puisque nous avons destiné ce livre au dernier jugement qui fera la séparation des bons et des méchants. Nous parlerons en particulier de leurs peines et de leurs récompenses1.
CHAPITRE XXIII.
PROPHÉTIE DE DANIEL SUR LA PERSÉCUTION DE L'ANTECHRIST, SUR LE JUGEMENT DERNIER ET SUR LE RÈGNE DES SAINTS.
Daniel prédit aussi ce dernier jugement, après l'avoir fait précéder de l'avénement de I'Antéchrist, et il conduit sa prophétie jusqu'au règne des saints. Ayant vu dans une extase prophétique quatre bêtes, qui figuraient quatre royaumes, dont le quatrième est conquis par un roi, qui est l'Antéchrist, et après cela, le royaume du Fils de l'homme, qui est celui de Jésus-Christ, il s'écrie: « Mon esprit fut saisi d'horreur; moi, Daniel, je demeurai tout épouvanté, et les visions de ma tête me troublèrent. Je m'approchai donc de l'un de ceux qui étaient présents, et je lui demandai la vérité sur tout ce que je voyais, et il me l'apprit. Ces quatre bêtes immenses, me dit-il, sont quatre royaumes qui s'établiront sur la terre et qui ensuite seront détruits. Les saints du Très-Haut prendront leur place et régneront jusque dans le siècle et jusque dans le siècle des siècles ». - « Après cela, poursuit Daniel, je m'enquis avec soin quelle était la quatrième bête, si différente des autres, et beaucoup plus terrible, car ses dents étaient de fer, et ses ongles d'airain; elle mangeait et dévorait tout, et foulait tout aux pieds. Je m'informai aussi des dix cornes qu'elle avait à la tête, et d'une autre qui en sortit et qui fit tomber les trois premières. Et cette corne avait des yeux, et une bouche qui disait de terribles choses; et elle était plus grande que les autres. Je m'aperçus que cette corne faisait la guerre aux saints, et était plus forte qu'eux,
1. Dans les livres XI et XX.
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jusqu'à ce que l'Ancien des jours vint et donna le royaume aux saints du Très-Haut. Ainsi, le temps étant venu, les saints furent mis en possession du royaume. Alors celui à qui je parlais me dit: La quatrième bête sera un quatrième royaume qui s'élèvera sur la terre et détruira tous les autres; il dévorera toute la terre et la ravagera et la foulera aux pieds. Ces dix cornes sont dix rois, après lesquels il en viendra un plus méchant que tous les autres, qui en humiliera trois, vomira des blasphèmes contre le Très-Haut, et fera souffrir mille maux à ses saints. Il entre, prendra même de changer les temps et d'abolir la loi; et on le laissera régner un temps, des temps, et la moitié d'un temps. Après viendra le jugement, qui lui ôtera l'empire «et l'exterminera pour jamais;. et toute la puissance, la grandeur, et la domination souveraine des rois sera donnée aux saints du Très-Haut. Son royaume sera éternel, et toutes ces puissances le serviront et lui obéiront. Voilà ce qu'il me dit. Cependant, j'étais extrêmement troublé, et mon visage en fut tout changé; mais je ne laissai pas que de bien retenir ce qu'il m'avait dit 1 », Quelques-uns ont entendu par ces quatre royaumes ceux des Assyriens, des Perses, des Macédoniens et des Romains; et si l'on veut en avoir la raison, on n'a qu'à lire les commentaires du prêtre Jérôme sur Daniel, qui sont écrits avec tout le soin et toute l'érudition désirables; mais au moins ne peut-on douter que Daniel ne dise ici très-clairement que la tyrannie de l'Antéchrist contre les fidèles, quoique courte, précédera le dernier jugement et le règne éternel des saints, Là suite du passage fait voir que le temps, les temps, et la moitié d'un temps signifient un an, deux ans, et la moitié d'un an, c'est-à-dire trois ans et demi. Il est vrai que les temps semblent marquer un temps indéfini; mais l'hébreu ne désigne que deux temps, car on dit que les. Hébreux ont, aussi bien que les Grecs, le nombre duel, que les Latins n'ont pas. Pour les dix rois, je ne sais s'ils signifient dix rois qui existeront réellement dans J'empire romain, quand l'Antéchrist viendra,et j'ai peur que ce nombre ne nous trompe. Que savons-nous s'il n'est pas mis là pour signifier l'universalité de tous les rois qui doivent précéder son avénement, comme l'Ecriture se sert assez
1. Dan. VII, 15.28.
souvent du nombre de mille, de cent ou de sept, et de tant d'autres qu'il est inutile de rapporter, pour marquer l'universalité?
Le même Daniel s'exprime ainsi dans un autre passage : « Le temps viendra où il s'élèvera une persécution si cruelle qu'il n'y en aura jamais eu de semblable sur la terre. En ce temps-là, tous ceux qui se trouveront écrits sur le livre seront sauvés, et plusieurs de ceux qui dorment sous un amas de terre ressusciteront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour une confusion et un opprobre éternels. Or, les sages auront un éclat pareil à celui du firmament, et ceux qui enseignent la justice brilleront à jamais comme les étoiles 1 ». Ce passage de Daniel est assez conforme à un autre de 1'Evangile où il est aussi parlé de la résurrection du corps. Ceux que 1'Evangéliste dit être «dans les sépulcres», Daniel dit qu'ils sont sous un « amas de terre », ou, comme d'autres traduisent « dans la poussière de la terre ». De même qu'il est dit là qu'ils « sortiront», ici il est dit qu'ils « ressusciteront ». Dans l'Evangile : « Ceux qui auront bien vécu sortiront de leur tombeau pour ressusciter à la vie, et ceux qui auront mal vécu pour ressusciter à la damnation 2 ». Dans le Prophète ; « Les uns ressusciteront pour la vie éternelle, les autres pour une confusion et un opprobre éternels ». Que l'on ne s'imagine pas que l'Evangéliste et le Prophète diffèrent l'un de l'autre, sous prétexte que celui-là dit: « Tous ceux qui sont dans les sépulcres »; et celui-ci : « Plusieurs de ceux qui sont sous un amas de terre » ; car quelquefois l'Ecriture dit « plusieurs » pour « tous ». C'est ainsi qu'il est dit à Abraham « Je vous établirai père de plusieurs nations », bien qu'il lui soit dit ailleurs : « Toutes les « nations seront bénies eu votre semence 3 ». Et il est dit encore un peu après à Daniel, au sujet de la même résurrection: «Et vous, venez, et reposez ; car il reste encore du temps jusqu'à la consommation des siècles ; et vous vous reposerez, et vous ressusciterez pour posséder votre héritage, à la fin les temps 4».
1. Dan. XII, l-3. - 2. Jean, V, 28, 29. - 3. Gen. XVII, 5; XXII, 18. - 4. Dan. XII, l-3.
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CHAPITRE XXIV.
PROPHÉTIES TIRÉES DES PSAUMES DE DAVID SUR LA FIN DU MONDE ET SUR LE DERNIER JUGEMENT DE DIEU.
Il y a dans les psaumes beaucoup de passages qui regardent le jugement dernier, mais on n'y en parle que d'une manière concise et rapide. Il ne faut pas toutefois que je passe sous silence ce qui y est dit en termes très-clairs sur la fin du monde: « Seigneur», dit le Psalmiste, « vous avez créé la terre au commencement, et les cieux sont l'ouvrage de vos mains. Ils périront, mais pour vous, vous resterez. Ils vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez de forme comme un manteau, et ils seront transformés. Mais vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne finiront point 1 ». D'où vient donc que Porphyre, qui loue la piété des Hébreux et les félicite d'adorer le grand et vrai Dieu, terrible aux dieux mêmes, accuse les chrétiens d'une extrême folie, sur la foi des oracles de ses dieux, parce qu'ils disent que le monde périra 2 ? Voilà cependant que les saintes lettres des Hébreux disent au Dieu devant qui toutes les autres divinités tremblent, de l'aveu même d'un si grand philosophe: « Les cieux sont l'ouvrage de vos mains, et ils périront ». Est-ce donc qu'au temps où les cieux périront, le monde, dont ils sont la partie la plus haute et la plus assurée, ne périra pas? Si Jupiter ne goûte pas ce sentiment, s'il blâme les chrétiens par la voix imposante d'un oracle d'être trop crédules, comme l'assure notre philosophe, pourquoi ne traite-t-il pas aussi de folie la sagesse des Hébreux, qui ont inscrit ce même sentiment dans leurs livres sacrés ? Du moment donc que cette sagesse, qui plait tant à Porphyre qu'il la fait louer par la bouche de ses dieux, nous apprend que les cieux doivent périr, quelle aberration de faire du dogme de la fin du monde un grief contre la religion chrétienne, et le plus sérieux de tous, sous prétexte que les cieux ne peuvent périr que le monde entier ne périsse ? Il est vrai que dans les Ecritures qui sont proprement les nôtres, et ne nous sont pas communes avec les Hébreux, c'est-à-dire dans l'Evangile et les
1. Ps, CI,26.28.
2. Voyez plus haut, livre XIX, ch. 23.
3. Porphyre, et en général L'école d'Alexandrie, soutenait avec force l'éternité de l'univers.
livres des Apôtres, on lit que : « La figure de ce monde passe 1 » ; que : « Le monde passe 2 » ; que : « Le ciel et la terre passeront 3 » ; expressions plus douces, il faut en convenir, que celle des Hébreux, qui disent que le monde périra. De même, dans l'épître de saint Pierre, où il est dit que le monde qui existait alors périt par le déluge, il est aisé de voir quelle est la partie du monde que cet apôtre a voulu désigner 4, et comment il entend qu'elle a péri, et quels sont les cieux alors renouvelés qui ont été mis en réserve pour être brûles par le feu au jour du jugement dernier et de la ruine des méchants. Un peu après il s'exprime ainsi : « Le jour du Seigneur viendra comme un larron, et alors les cieux passeront avec grand fracas, les
éléments embrasés se dissoudront, et la terre, avec ce qu'elle contient, sera consumée par le feu ». Et il ajoute: « Donc, puisque toutes ces choses doivent périr, quelle ne doit pas être votre piété 5? » On peut fort bien entendre ici que les cieux qui périront sont ceux dont il dit qu'ils sont mis en réserve pour être brûlés par le feu, et que les éléments qui doivent se dissoudre par l'ardeur du feu sont ceux qui occupent cette basse partie du monde, exposée aux troubles et aux orages; mais que les globes célestes, où sont suspendus les astres, demeureront intacts. Quant « à ces étoiles qui doivent tomber du ciel 6 », outre qu'on peut donner à ces paroles un autre sens, meilleur que celui que porte la lettre, elles prouvent encore davantage la permanence des cieux, si toutefois les étoiles en doivent tomber. C'est alors une façon figurée de parler, ce qui est vraisemblable, ou bien cela doit s'entendre de quelques météores qui se formeront dans la moyenne région de l'air, comme celui dont parle Virgile 7:
« Une étoile, suivie d'une longue traînée de lumière, traversa le ciel et alla se perdre dans la forêt d'Ida ».
Mais pour revenir au passage du Psalmiste, il semble qu'il n'excepte aucun des cieux, et qu'ils doivent tous périr, puisqu'il dit que les cieux sont l'ouvrage des mains de Dieu, et qu'ils périront. Or, puisqu'il n'y eu a pas un qui ne soit l'ouvrage de ses mains, il semble aussi
1. I Cor. VII, 31. - 2. I Jean, II, 17 - 3. Matt. XXIV, 35.- 4. II Pierre, III,6.- 5. Ibid. 10, 11. - 6. Matt. XXIV, 29. - 7. Enéide livre XIX, v. 694-696.
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qu'il n'y en ait pas un qui ne doive périr. Je ne pense pas, en effet, que nos philosophes veuillent expliquer ces paroles du psaume par celles de saint Pierre, qu'ils haïssent tant 1, et prétendre que, comme cet apôtre a entendu les parties pour le tout, quand il a dit que le monde avait péri par le déluge, le Psalmiste de même n'a entendu parler que de la partie la plus basse des cieux, quand il a dit que les cieux périront. Puis donc qu'il n'y a pas d'apparence qu'ils en usent rie la sorte, de peur d'approuver le sentiment de l'apôtre saint Pierre et d'être obligés de donner à ce dernier embrasement autant de pouvoir qu'il en donne au déluge, eux qui soutiennent qu'il est impossible que tout le genre humain périsse par les eaux et le feu, il ne leur reste autre chose à dire, sinon que leurs dieux ont loué la sagesse des Hébreux , parce qu'ils n'avaient pas lu ce psaume.
Le psaume quarante-neuf parle aussi du jugement dernier en ces termes: « Dieu viendra visible, notre Dieu viendra, et il ne se taira pas. Un feu dévorant marchera devant lui, et une tempête effroyable éclatera tout autour. Il appellera le ciel en haut et la terre, afin de discerner son peuple. Assemblez-lui ses saints, qui élèvent son testament au-dessus des sacrifices 2 ». Nous entendons ceci de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui viendra du ciel, comme nous l'espérons, juger les vivants et les morts. Il viendra visible pour juger justement les bons et les méchants, lui qui est déjà venu caché pour être injustement jugé par les méchants. Il viendra visible, je le répète, et il ne se taira pas, c'est-à-dire qu'il parlera en juge, lui qui s'est tu devant son juge, lorsqu'il a été conduit à la mort comme une brebis qu'on mène à la boucherie, et qui est demeuré muet comme un agneau qui se laisse tondre, ainsi que nous le voyons annoncé dans Isaïe 3 et accompli dans l'Evangile 4. Quant au feu et à la tempête qui accompagnent le Seigneur, nous avons déjà dit comment il faut entendre ces expressions, en expliquant les expressions semblables du prophète Isaïe. Par ces mots : « Il appellera le ciel en haut » ; comme les saints et les justes s'appellent avec raison le ciel, le
1. Voyez plus haut, livre XVIII, ch. 53 et 54, l'oracle où saint Pierre est accusé d'être un magicien.
2. Ps. XLIX, 3-5. - 3. Isa. LIII, 7. - 4. Matt. XXVI, 63.
5. Au ch. XXI.
Psalmiste veut dire sans doute ce qu'a dit l'Apôtre: que nous serons emportés dans les nues, pour aller au-devant du Seigneur, au milieu des airs : car à le comprendre selon la lettre, comment le ciel serait-il appelé en haut, puisqu'il ne peut être ailleurs ? A l'égard de ce qui suit: « Et la terre, pour faire la séparation de son peuple », si l'on sous-entend seulement il appellera, c'est-à-dire il appellera la terre, sans sous-entendre en haut, on peut fort bien penser que le ciel figure ceux qui doivent juger avec lui, et la terre ceux qui doivent être jugés; et alors ces paroles: « Il appellera le ciel en haut », ne signifient pas qu'il enlèvera les saints dans les airs, mais qu'il les fera asseoir sur des trônes pour juger. Ces mots peuvent encore avoir le sens suivant: « Il appellera le ciel en haut », c'est-à-dire qu'il appellera les anges au plus haut des cieux, pour descendre en leur compagnie et juger le monde ; et « il appellera aussi la terre », c'est-à-dire les hommes qui doivent être jugés sur la terre. Mais si, lorsque le Psalmiste dit: « Et la terre, etc. », on sous-entend l'un ou l'autre, c'est-à-dire qu'il appellera et qu'il appellera en haut, je ne pense pas qu'on puisse mieux l'entendre que des hommes qui seront emportés dans les airs au-devant de Jésus-Christ, et qu'il appelle le ciel, à cause de leurs âmes, et la terre, à cause de leurs corps.
Or, qu'est-ce discerner son peuple, sinon séparer par le jugement les bons d'avec les méchants, comme les brebis d'avec les boucs? Il s'adresse ensuite aux anges, et leur dit:
« Assemblez-lui ses saints ci, parce que sans doute un acte aussi important se fera par le ministère des anges. Que si nous demandons quels sont ces saints qu'ils lui doivent assembler : « Ceux, dit-il, qui élèvent son testament au-dessus des sacrifices ». Car voilà toute la vie des justes : élever le testament de Dieu au-dessus des sacrifices. En effet, ou les oeuvres de miséricorde sont préférables aux sacrifices, selon cet oracle du ciel: « J'aime mieux la «miséricorde que le sacrifice 2 ». ou au moins, en donnant un autre sens aux paroles du Psalmiste, les oeuvres de miséricorde sont les sacrifices qui servent à apaiser Dieu, comme je me souviens de l'avoir dit au deuxième livre de cet ouvrage 3. Les justes accomplissent
1. Thess. IV, 6. - 2. Osée, VI, 16.
3. Au ch. VI
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le testament de Dieu par ces oeuvres, parce qu'ils les font à cause des promesses qui sont contenues dans son Nouveau Testament; d'où vient qu'au dernier jugement, quand Jésus-Christ aura assemblé ses saints et les aura placés à sa droite, il leur dira : « Venez, vous que mon père a bénis, prenez possession du royaume qui vous est préparé dès le commencement du monde ; car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger 1 » ; et le reste au sujet des bonnes oeuvres des justes et de la récompense éternelle qu'ils en recevront par la dernière sentence.
27 juin 2008
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La Sainte Trinité par El Greco
CHAPITRE IX.
EN QUOI CONSISTE LE RÈGNE DES SAINTS AVEC JÉSUS-CHRIST, PENDANT MILLE ANS, ET EN QUOI IL DIFFÈRE DU RÈGNE ÉTERNEL.
Pendant les mille ans que le diable est lié, c'est-à-dire pendant tout le temps qui s'écoule depuis le premier avénement du Sauveur jusqu'au second, les saints règnent avec lui. Et, en effet, si, outre le royaume dont il doit dire à la fin des siècles : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé 2 »; ses saints, à qui il dit: « Je suis avec vous jusqu'à la fin du monde 3 », n'en avaient, dès maintenant, un autre où ils règnent avec lui, certes l'Eglise ne serait pas appelée son royaume ou le royaume des cieux. Car c'est à cette heure que le docteur de la loi, dont parle l'Evangile, « qui tire de son trésor de nouvelles et de vieilles choses 4 » , est instruit dans le royaume de Dieu; et c'est de l'Eglise que les moissonneurs doivent arracher l'ivraie que le père de famille avait laissé croître parmi le bon grain jusqu'à la moisson. Notre-Seigneur explique ainsi cette parabole : « La moisson, c'est la fin du siècle. Comme donc on ramasse l'ivraie et on la jette au feu la même chose arrivera à la fin du monde. Le Fils de l'homme enverra ses anges, et ils arracheront de son royaume tous les scandales 5 ». Sera-ce du royaume où il n'y a pas de scandales?
1. Matt. XXV, 12. - 2. Ibid. XXV, 31. - 3. Ibid, XXVIII, 20. - 4. Matt. XIII, 52. - 5. XXXIX, 41.
Non, sans doute. Ce sera donc de celui d'ici-bas, qui est son Eglise. Il dit plus haut:
« Celui qui violera l'un de ces moindres commandements et qui enseignera aux hommes à le suivre sera le dernier dans le royaume des cieux ; mais celui qui l'accomplira et qui l'enseignera sera grand dans les cieux 1 ». Il les place tous deux dans le royaume des cieux, tant celui qui ne fait pas ce qu'il enseigne que celui qui le fait ; mais l'un est très-petit et l'autre très-grand. Il ajoute aussitôt : « Car je vous dis que si votre justice n'est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens (c'est-à-dire que la justice de ceux qui ne font pas ce qu'ils enseignent, puisqu'il déclare d'eux dans un autre endroit: Qu'ils disent ce qu'il faut faire et qu'ils ne le font pas 2), vous n'entrerez point dans le royaume des cieux 3 ». Il faut donc entendre d'une autre manière le royaume des cieux où sont et celui qui ne pratique pas ce qu'il enseigne et celui qui le pratique, et le royaume où n'entre que celui qui pratique ce qu'il enseigne. Ainsi le premier, c'est l'Eglise d'ici-bas, et le second, c'est l'Eglise telle qu'elle sera, quand les méchants n'y seront plus. L'Eglise est donc maintenant le royaume de Jésus-Christ et le royaume des cieux, de sorte que dès à présent les saints de Dieu règnent avec lui, mais autrement qu'ils ne régneront plus tard. Néanmoins l'ivraie ne règne point avec lui, quoiqu'elle croisse dans l'Eglise avec le bon grain. Ceux-là seuls règnent avec lui qui font ce que dit l'Apôtre: « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ , goûtez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu ; cherchez les choses du ciel et non celles de la terre 4 ». Il dit d'eux encore que leur conversation est dans le ciel 5. Enfin, ceux-là règnent avec lui, qui sont tellement dans son royaume qu'ils sont eux-mêmes son royaume. Or, comment ceux-là sont-ils le royaume de Jésus-Christ, qui, bien qu'ils y soient jusqu'à la fin du monde et des scandales, y cherchent leurs intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ 6 ?
Voilà comment l'Apocalypse parle de ce royaume, où l'on a encore des ennemis à combattre ou à retenir dans le devoir, jusqu'à ce qu'on arrive dans le royaume paisible où l'on régnera sans trouble et sans traverses.
1. Matt. V, 19. - 2. Ibid. XXIII, 3. - 3. Ibid. V, 20. - 4. Coloss. III, 1, 2. - 5. Philipp. III, 20. - 6. Ibid. II, 21.
Voilà comment elle s'explique sur cette première résurrection qui se fait maintenant. Après avoir dit que le diable demeurera lié pendant mille ans, et qu'ensuite il doit être délié pour un peu de temps, aussitôt reprenant ce que l'Eglise fait pendant ces mille ans ou ce qui se passe dans 1'Eglise : « Et je vis, dit-il, des trônes et des hommes assis sur ces trônes; et on leur donna le pouvoir de juger ». Il ne faut pas s'imaginer que ceci soit dit du dernier jugement, mais il s'agit des trônes des chefs et des chefs qui gouvernent maintenant même l'Eglise. Quant au pouvoir de juger qui leur est donné, il semble qu'on ne le puisse mieux entendre que de cette promesse: « Ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel 1 ». Ce qui fait dire à l'Apôtre : « Qu'ai-je affaire de juger ceux qui sont hors de l'Eglise? N'êtes-vous pas juges de ceux qui sont dedans 2 ? » -« Et les âmes », continue saint Jean, « de ceux qui ont été mis à mort pour avoir rendu témoignage à Jésus ». Il faut sous-entendre ce qu'il dit ensuite : « Ont régné mille ans avec Jésus 3 » ; c'est-à-dire : Les âmes des martyrs encore séparées de leur corps. Eu effet, les âmes des justes trépassés ne sont point séparées de l'Eglise , qui maintenant même est le royaume de Jésus-Christ. Autrement on n'en ferait point mémoire à l'autel dans la communion du corps de Jésus-Christ; et il ne servirait de rien dans le danger de recourir à son baptême, pour ne pas sortir du monde sans l'avoir reçu, ou à la réconciliation, lorsqu'on a été séparé de ce même corps par la pénitence ou par la mauvaise vie. Pourquoi ces saintes pratiques, sinon parce que les fidèles, tout morts qu'ils sont, ne laissent pas d'être membres de l'Eglise ? Dès lors leurs âmes, quoique séparées de leurs corps, règnent déjà avec Jésus-Christ pendant ces mille ans; d'où vient qu'on lit dans le même livre de l'Apocalypse: « Bienheureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur ! l'Esprit leur dit déjà qu'ils se reposent de leurs travaux, car leurs oeuvres les suivent 4 ». L'Eglise commence donc par régner ici avec Jésus-Christ dans les vivants et dans les morts; car, comme dit l'Apôtre : « Jésus-Christ est mort afin d'avoir empire sur les vivants et sur les
1. Matt. XVIII, 18. - 2. I Cor. V, 12. - 3. Apoc. XX, 4. - 4. Ibid. XIV, 13.
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morts 1 ». Mais saint Jean ne fait mention que des âmes des martyrs, parce que ceux-là règnent principalement avec Jésus-Christ après leur mort, qui ont combattu jusqu'à la mort pour la vérité ; ce qui n'empêche point qu'en prenant la partie pour le tout, nous ne devions entendre que les autres morts appartiennent aussi à l'Eglise, qui est le royaume de Jésus-Christ.
Les paroles qui suivent : « Et tous ceux qui n'ont point adoré la bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou dans leur main », doivent être entendues des vivants et des morts. Pour cette bête, quoique cela demande un plus long examen, on peut fort bien l'expliquer par la cité impie et par le peuple infidèle, contraires au peuple fidèle et à la Cité de Dieu. J'entends par son image le déguisement de ceux qui, faisant profession de foi, vivent comme des infidèles. ils feignent d'être ce qu'ils ne sont pas, et ne sont chrétiens que de nom. En effet, non-seulement les ennemis déclarés de Jésus-Christ et de sa cité appartiennent à la bête, mais encore l'ivraie qui doit être ôtée à la fin du monde de son royaume, qui est l'Eglise. Et qui sont ceux qui n'adorent ni la bête ni son image, sinon ceux qui font ce que dit l'Apôtre, et qui ne sont point attachés à un même joug avec les infidèles 2 ? Ils n'adorent point, c'est-à-dire ils ne consentent point; ils ne se soumettent point et ne reçoivent point le caractère, c'est-à-dire le sceau du crime, ni sur le front par leur profession, ni dans leurs mains par leurs actions. Ceux qui sont exempts de cette profanation, qu'ils vivent encore dans cette chair mortelle ou qu'ils soient morts, règnent dès maintenant avec Jésus-Christ pendant tout le temps désigné par mille ans.
« Les autres», dit saint Jean », n'ont point « vécu; car c'est maintenant le temps que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l'entendront vivront; mais, pour les autres, ils ne vivront point». Et quant à ce qu'il ajoute : « Jusqu'à ce que mille ans soient accomplis », il faut entendre par là qu'ils n'ont point vécu pendant le temps où ils devaient vivre, « en passant de la mort à la vies. Ainsi, quand le temps de la résurrection des corps sera arrivé, ils ne sortiront point de leurs tombeaux pour vivre, mais pour être jugés et condamnés, ce qui
1. Rom. XIV, 9. - 2. II Cor. VI, 14.
constitue la seconde mort. Car, jusqu'à ce que les mille ans soient accomplis, quiconque, pendant tout ce temps où se fait la première résurrection, n'aura point vécu, c'est-à-dire n'aura point entendu la voix du Fils de Dieu, ni passé de la mort à la vie, passera infailliblement à la seconde mort avec son corps dans la seconde résurrection, qui est celle des corps. Saint Jean ajoute : « Voilà la première résurrection. Heureux et saint est celui qui y participe 1 ! » Or, celui-là seul y participe qui non-seulement ressuscitera en sortant du péché, mais qui encore persévérera dans cet état de résurrection. « La seconde mort, dit-il, n'a point de pouvoir sur ceux-là » ; mais elle en a sur les autres, dont il a dit auparavant : « Les autres n'ont pas vécu, jusqu'à ce que mille ans soient accomplis ». Encore que dans cet espace qu'il nomme mille ans, ils aient vécu de la vie du corps, ils n'ont pas vécu de celle de l'âme en ressuscitant et en sortant de la mort du péché, afin d'avoir part à la première résurrection et de ne pas tomber sous l'empire de la seconde mort.
CHAPITRE X.
CE QU'IL FAUT RÉPONDRE A CEUX QUI PENSENT QUE LA RÉSURRECTION REGARDE SEULEMENT LES CORPS, ET NON LES ÂMES.
Il en est qui croient qu'on ne peut parler de résurrection qu'à l'égard des corps, et qui soutiennent que cette première résurrection dont parle saint Jean doit s'entendre de la résurrection des corps. Il n'appartient, disent-ils, de se relever qu'à ce qui tombe ; or, les corps tombent en mourant, d'où vient qu'on les appelle des cadavres 2 ; donc ce ne sont pas les âmes qui ressuscitent, mais les corps. Mais que répondront-ils à l'Apôtre qui admet aussi une résurrection de l'âme? Ceux-là étaient ressuscites selon l'homme intérieur, et non pas selon l'homme extérieur, à qui il dit « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, ne goûtez plus que les choses du ciel 3 ». C'est la même pensée qu'il exprime ailleurs en d'autres termes : « Afin, dit-il, qu'à l'exemple de Jésus-Christ qui est ressuscité des morts
1. Apoc. XX, 56.
2. Saint Augustin fait venir cadaver de cadere, tomber. Isidore, en ses Origines (lib. II, cap. 2, § 35), donne anse cette étymologie très-hasardée. Comp. saint Augustin, Serm. CCXLII, n. 2. On peut voir aussi les Soirées de Saint-Pétersbourg, où cadaver est ingénieusement dérivé de caro daga vermibus.
3. Colos, III, 1.
(460)
pour la gloire du Père, nous marchions aussi dans la vie nouvelle1 ». De là encore
cette parole : « Levez-vous, vous qui dormez, levez-vous d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera 2 ». Quand ces interprètes disent qu'il n'appartient qu'aux corps de tomber, ils n'entendent pas cette parole : « Ne vous éloignez point de lui, de peur que vous ne tombiez 3 » ; ni celle-ci : « S'il tombe ou s'il demeure debout, c'est pour son maître 4 » ; ni celle-ci encore : « Que celui qui se croit debout prenne garde de tomber 5 ». Assurément cette chute s'entend de l'âme et non du corps.
Si donc c'est à ce qui tombe à ressusciter, et si les âmes tombent comme les corps, il faut convenir qu'elles ressuscitent aussi. Ce que saint Jean ajoute, après avoir dit que la seconde mort n'a point de pouvoir sur ceux- là, savoir, qu'ils seront prêtres de Dieu et de Jésus-Christ , et qu'ils régneront avec lui l'espace de mille ans, cela ne doit pas s'entendre des seuls évêques ou des seuls prêtres, mais de tous les fidèles qu'il nomme prêtres, parce qu'ils sont tous membres d'un seul grand-prêtre, de même qu'on les appelle tous chrétiens, à cause du chrême mystique auquel ils ont tous part. Aussi est-ce d'eux que l'apôtre saint Pierre a dit : « Le peuple saint et le sacerdoce royal 6 ». Il est à remarquer d'ailleurs que saint Jean déclare, bien qu'en peu de mots et en passant, que Jésus-Christ est Dieu, lorsqu'il appelle les chrétiens les prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, c'est-à-dire du Père et du Fils. Et de plus, Jésus-Christ, bien qu'il soit fils de l'homme, à cause de la forme d'esclave qu'il a prise, a été aussi fait prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédech 7, comme nous l'avons dit plusieurs fois.
CHAPITRE XI.
DE GOG ET DE MAGOG QUE LE DIABLE, DÉLIÉ A L'APPROCHE DE LA FIN DES SIÈCLES, SUSCITERA CONTRE L'ÉGLISE.
« Et quand les mille ans seront révolus, Satan sera délivré de sa prison, et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog; et il les portera à faire la guerre, et leur nombre égalera les grains de sable de la mer ». Il
1. Rom. VI, 4. - 2. Eph. V, 14. - 3. Eccl. - II, 7. - 4. - Rom. XIV, 4. - 5. I Cor. V, 12. - 6. I Pierre, II, 9. - 7. Ps. CIX, 4
les séduira donc alors, pour les attirer dans cette guerre; car auparavant il les séduisait aussi tant qu'il pouvait par une infinité d'artifices. Mais alors il sortira, c'est-à-dire qu'il fera éclater sa haine et persécutera ouvertement. Cette persécution sera la dernière que l'Eglise souffrira, mais dans toute la terre, c'est-à-dire que toute la cité de Dieu sera persécutée à travers toute la cité des impies. Il ne faut pas entendre par Gog et Magog des peuples barbares d'une certaine contrée du monde, comme ont fait ceux qui pensent que ce sont les Gètes elles Massagètes, à cause des premières lettres de ces noms. En effet, l'Ecriture marque clairement qu'ils seront répandus dans tout l'univers, quand elle dit: « Les « nations qui sont aux quatre coins de la u terre»; et elle ajoute que c'est Gog et Magog. Or, nous avons acquis la certitude que Gog signifie toit, et Magog, du toit; comme qui dirait « la maison et celui qui en sort 1 ». Ces nations sont donc, comme nous disions un peu plus haut, l'abîme où le diable est enfermé; et c'est lui-même qui en sort de sorte qu'elles sont « la maison », et lui « celui qui sort de la maison ». Ou bien, si par ces deux mots nous voulons entendre les nations, « elles sont la maison », parce que le diable y est enfermé maintenant, et comme à couvert, et « elles sortiront de la maison », lorsqu'elles feront éclater la haine qu'elles couvent. Quant à ces paroles : « Et ils se répandirent sur la terre et environnèrent le camp des saints et la Cité bien-aimée 2 », il ne faut pas les entendre comme si les ennemis étaient venus ou devaient venir en un lieu particulier et déterminé, puisque le camp des saints et la Cité bien-aimée ne sont autre chose que l'Eglise qui sera répandue sur toute la terre. C'est là qu'elle sera assiégée et pressée par ses ennemis, qui exciteront contre elle une cruelle persécution, et mettront en usage tout ce qu'ils auront de rage et de malice , sans pouvoir triompher de son courage, ni lui faire abandonner, comme le marque le texte sacré, son camp et ses étendards.
1. Saint Augustin emprunte cette interprétation à saint Jérôme (In Ezech. cap. XXXVIII). Au surplus, rien de plus divers que l'opinion des docteurs sur Gog et Magog. Eusèbe voit dans Gog un empereur romain et dans Magog l'empire romain en général (Demonstr. Evang., lib. IX, cap. 3); saint Ambroise (De fide, lib. II, cap. ult.) croit que Gog et Magog désignent les Goths, et il y a ainsi une foule de conjectures également arbitraires.
2. Apoc. XX, 7, 8.
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CHAPITRE XII.
SI LE FEU QUE SAINT JEAN VIT DESCENDRE DU CIEL ET DÉVORER LES IMPIES DOIT S'ENTENDRE DU DERNIER SUPPLICE.
Saint Jean ajoute: « Et un feu descendit du ciel, qui les dévora 1 » ; il ne faut pas entendre cela du dernier supplice auquel ils seront voués, quand il leur sera dit: « Retirez-vous de moi , maudits, et allez au feu éternel2 ». Car alors ils seront envoyés dans le feu, et le feu ne tombera pas du ciel sur eux. Or, par le ciel, on peut fort bien entendre ici la fermeté des saints, qui les empêchera de succomber sous la violence de leurs persécuteurs. Le firmament est le ciel, et c'est cette fermeté 3 céleste qui allume dans le coeur des méchants un zèle ardent, un zèle qui les désespère, quand ils se voient dans l'impuissance d'attirer les saints de Jésus-Christ au parti de l'Antéchrist. Voilà le feu qui les dévorera; « ce feu qui vient de Dieu 4 », parce que c'est sa grâce qui rend les saints invincibles, éternel sujet de tourments pour leurs ennemis. De même qu'il y a un bon zèle, comme celui dont parle le Psalmiste, quand il dit: « Le zèle de votre maison me dévore 5» ; il y en a aussi un mauvais, ainsi que le dit l'Ecriture : « Le zèle s'est emparé d'une « populace ignorante, et c'est maintenant le « feu qui consume les impies 6 » ; - maintenant, dit le texte sacré, et c'est sans préjudice du feu du dernier jugement. Si saint Jean a entendu par ce feu la plaie qui frappera les persécuteurs de l'Eglise à la venue de Jésus- Christ, lorsqu'il tuera l'Antéchrist du souffle de sa bouche 7, ce ne sera pas non plus le dernier supplice des impies, mais celui qu'ils doivent souffrir après la résurrection des corps.
CHAPITRE XIII.
SI LE TEMPS DE LA PERSÉCUTION DE L'ANTÉCHRIST DOIT ÉTRE COMPRIS DANS LES MILLE ANS.
Cette dernière persécution de l'Antéchrist doit durer trois ans et demi, selon
1. Apoc. XX, 9. - 2. Matt. XXV, 41.
3. Nous reproduisons, autant que possible, ce jeu de mots qui roule sur l'analogie de firmamentum et de firmitas.
4. Ce, mots qui vient de Dieu ont été omis tout à l'heure par saint Augustin. Il les rétablit maintenant, tels que les donne en effet le texte de l'Apocalypse.
5. Ps. LXVIII, 10.- 6. Isaïe, XXVI, 11 sec. LXX.- 8. II Thess. II, 8.
l'Apocalypse 1 et le prophète Daniel 2. Bien que ce temps soit court, on a raison de demander s'il sera compris ou non dans les mille ans de la captivité du diable et du règne des saints. S'il y est compris, le règne des saints s'étendra au-delà de la captivité du diable, et ils régneront avec leur roi, lors même que le diable sera délié et qu'il les persécutera de tout son pouvoir. Comment alors l'Ecriture détermine-t-elle le règne des saints et la captivité du diable par le même espace de mille ans, si le diable doit être délié trois ans et demi avant que les saints cessent de régner ici-bas avec Jésus-Christ? D'un autre côté, si nous disons que les trois ans et demi ne sont pas compris dans les mille ans, afin que le règne des saints cesse avec la captivité du diable, ce qui semble être le sens le plus naturel des paroles de l'Apocalypse, nous serons obligés d'avouer que les saints ne régneront point avec Jésus-Christ pendant cette persécution. Mais qui oserait dire que les membres du Sauveur ne régneront pas avec lui, lorsqu'ils lui seront le plus étroitement unis, et que la gloire des combattants sera d'autant plus grande et leur couronne plus éclatante, que le combat aura été plus rude et plus opiniâtre ? Ou si l'on prétend qu'il n'est pas convenable de dire qu'ils régneront alors, à cause des maux qu'ils souffriront, il faudra dire aussi que pendant les mille ans mêmes, tous les saints qui ont souffert ne régnaient pas avec Jésus-Christ au temps de leur souffrance, et qu'ainsi ceux qui ont été égorgés pour avoir rendu témoignage à Jésus-Christ et pour la parole de Dieu, ces martyrs dont l'auteur de l'Apocalypse dit qu'il a vu les âmes, ne régnaient pas avec ce Sauveur, quand ils enduraient la persécution, et qu'ils n'étaient pas son royaume, quand il les possédait d'une manière si excellente. Or, il n'est rien de plus faux, ni de plus absurde. An moins ne peut-on pas nier que les âmes des martyrs ne règnent pendant les mille ans avec Jésus-Christ, et qu'elles ne règnent même après avec lui, lorsque le diable sera délié. Il faut croire aussi, par conséquent, qu'après les mille ans, les saints régneront encore avec ce Sauveur, et qu'ainsi leur règne s'étendra de ces trois ans et demi au-delà de la captivité du diable. Lors donc que saint Jean dit: « Les prêtres de Dieu et de Jésus-Christ régneront
1. Apoc. X et XI. - 3. Dan. XII.
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avec lui pendant mille ans ; et les mille ans finis, Satan sera délivré de sa prison » ; il faut entendre que les mille ans ne finiront pas le règne des saints, mais seulement la captivité du diable ; ou du moins, comme trois ans et demi sont peu considérables, en comparaison de tout le temps qui est marqué par mille ans, l'Ecriture ne s'est pas mise en peine de les y comprendre. Nous avons déjà vu la même chose, au seizième livre de cet ouvrage1, au sujet des quatre cents ans, bien qu'il y eût un peu plus : coutume assez fréquente dans les saintes Ecritures, si l'on y veut faire attention.
CHAPITRE XIV.
DE LA DAMNATION DU DIABLE ET DES SIENS, ET RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ DIT SUR LA RÉSURRECTION DES CORPS ET LE JUGEMENT DERNIER.
Après avoir parlé de la dernière persécution, saint Jean résume en peu de mots ce que le diable doit souffrir au dernier jugement avec la cité dont il est le prince : « Et le diable, dit-il, qui les séduisait, fut jeté dans un « étang de feu et de soufre, où la bête et le faux prophète seront tourmentés jour et nuit, « dans les siècles des siècles 2» Nous avons dit plus haut que par la bête, on peut fort bien entendre la cité impie; et quant à son faux prophète, c'est ou l'Antéchrist, ou cette image, ce fantôme dont nous avons parlé dans Je même endroit. L'Apôtre revient ensuite au dernier jugement qui se fera à la seconde résurrection des morts, c'est-à-dire à celle des corps, et déclare comment il lui a été révélé : « Je vis, dit-il, un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus, devant qui le ciel et la terre s'enfuirent et disparurent 3 ». Il ne dit pas : Je vis un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus, et le ciel et la terre s'enfuirent devant lui, parce que cela n'arriva pas alors, c'est-à-dire avant qu'il eût jugé les vivants et les morts ; mais il dit qu'il vit assis sur le trône celui devant qui le ciel et la terre s'enfuirent dans la suite. Lorsque le jugement sera achevé, ce ciel et cette terre cesseront en effet d'exister, et il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle. Ce monde passera, non par destruction, mais par changement; ce qui a fait dire à l'Apôtre: « La figure de ce monde
1. Ch. XXIV.
2. Apoc. XX, 9, 10. - 3. Ibid. 11.
passe; c'est pourquoi je désire que vous viviez sans soin et sans souci de ce monde 1 »; c'est donc la figure du monde qui passe, et non sa nature. Saint Jean, après avoir dit qu'il vit celui qui était assis sur le trône, devant qui s'enfuient le ciel et la terre, ce qui n'arrivera qu'après, ajoute : « Je vis aussi les morts, grands et petits ; et des livres furent ouverts; et un autre livre fut ouvert, qui est le livre de la vie de chacun 2, et les morts furent jugés sur ce qui était écrit dans ces livres, chacun selon ses œuvres ». Il dit que des livres furent ouverts, ainsi qu'un autre, « qui est le livre de la vie de chacun ». Or, ces premiers livres sont l'Ancien et le Nouveau Testament, pour montrer les choses que Dieu a ordonné qu'on fit; et cet autre livre particulier de la vie de chacun est là pour faire voir ce que chacun aura ou n'aura pas fait. A prendre ce livre matériellement combien faudrait-il qu'il fût grand et gros? ou combien faudrait-il de temps pour lire un livre contenant la vie de chaque homme? Est-ce qu'il y aura autant d'anges que d'hommes, et chacun entendra-t-il le récit de sa vie de la bouche de l'ange qui lui sera assigné? A ce compte, il n'y aurait donc pas un livre pour tous, mais pour un chacun. Cependant l'Ecriture n'en marque qu'un pour tous, quand elle dit: « Et un autre livre fut « ouvert »... Il faut dès lors entendre par ce livre une vertu divine, par laquelle chacun se ressouviendra de toutes ses oeuvres, tant bonnes que mauvaises, et elles lui seront toutes présentées en un instant, afin que sa conscience le condamne ou le justifie, et qu'ainsi tous les hommes soient payés en un moment, Si cette vertu divine est nommée un livre, c'est qu'on y lit, en quelque sorte, tout ce qu'on se souvient d'avoir fait. Pour montrer que les morts doivent être jugés, c'est-à-dire les grands et les petits, il ajoute, par forme de récapitulation et en reprenant ce qu'il avait omis, ou plutôt ce qu'il avait différé : « Et la mer présenta ses morts, et la mort et l'enfer rendirent les leurs 3 » ; ce qui arriva sans doute avant que les morts fussent jugés, et cependant il ne le rapporte qu'après. Ainsi j'ai raison de dire qu'il reprend ce qu'il avait omis. Mais maintenant il garde l'ordre, et croit devoir
1. I Cor, VII, 31, 32.
2. Ces mot, de chacun (unius cujusque) semblent ajoutée au texte par saint Augustin. La Vulgate ne les donne pas, ni les Septante.
3. Apoc. XX, 13.
(463)
répéter ce qu'il avait déjà dit du jugement. Après ces paroles : « Et la mer rendit ses morts, et la mort et l'enfer rendirent les leurs », il ajoute aussitôt: « Et chacun fut jugé selon ses oeuvres » ; et c'est ce qu'il avait dit avant: «Les morts furent jugés selon leurs oeuvres ».
CHAPITRE XV.
DES MORTS QUE VOMIT LAMER POUR LE JUGEMENT, ET DE CEUX QUE LA MORT ET L'ENFER RENDIRENT.
Mais quels sont ces morts que- la nier contenait et qu'elle vomit ? Ceux qui meurent dans la mer échapperaient-ils à l'enfer? ou bien est-ce que la mer conserve leurs corps? ou bien, ce qui est encore plus absurde, la mer aurait-elle les bons et l'enfer les méchants? qui le croira? Il me semble donc que c'est avec quelque raison qu'on a entendu ici le siècle par la mer. Ainsi saint Jean, voulant dire que ceux que Jésus-Christ trouvera encore vivants seront jugés avec ceux qui doivent ressusciter, les appelle aussi morts, tant les bons que les méchants : les bons, à qui il est dit « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ 1» ; et les méchants, dont il est dit: « Laissez les morts ensevelir leurs morts 2 ». On peut aussi les appeler morts en ce qu'ils ont des corps mortels; ce qui a donné lieu à cette parole de l'Apôtre « Il est vrai que le corps est mort, à cause du «péché; mais l'esprit est vivant, à cause de la justice 3 »; montrant par là que l'un et l'antre est dans un homme vivant: un corps vivant et un esprit qui vit. Il ne dit pas toutefois le corps mortel, mais le corps mort, bien qu'il le dise ensuite 4, comme on a coutume de l'appeler communément. Ce sont ces morts que la mer vomit; entendez que ce siècle présentera les hommes qu'il contenait, parce qu'ils n'étaient pas encore morts. « Et la mort et l'enfer, dit-il, rendirent aussi leurs morts ». La mer les présenta, selon la traduction littérale, parce qu'ils comparurent dans l'état où ils furent trouvés ; au lieu que la mort et l'enfer les rendirent, parce qu'ils les rappelèrent à la vie qu'ils avaient déjà quittée. Peut-être n'est. ce pas seulement la mort, mais encore l'enfer: la mort, pour marquer les justes qui l'ont seulement soufferte, sans aller en enfer; et l'enfer.
1. Coloss. III, 3. - 2. Matt. VIII, 22. - 3. Rom. VIII, 10. - 4. Ibid. VIII, 11.
à cause des méchants qui y souffrent des supplices. S'il est au fond assez vraisemblable que les saints de l'Ancien Testament, qui ont cru à l'incarnation de Jésus-Christ, ont été, après la mort, dans des lieux, à la vérité, fort éloignés de ceux où les méchants sont tourmentés, mais néanmoins dans les enfers , jusqu'à ce qu'ils en fussent tirés par le sang du Sauveur et par la descente qu'il y fit certainement, les véritables chrétiens, après l'effusion de ce sang divin, ne vont point dans les enfers, en attendant qu'ils reprennent leur corps et qu'ils reçoivent les récompenses qu'ils méritent. Or, après avoir dit : « Et ils furent-jugés chacun selon leurs oeuvres», il ajoute en un mot quel fut ce jugement: «Et la mort, dit-il, et l'enfer furent jetés dans un étang de feu »; désignant par là le diable et tous les démons, attendu que le diable est auteur de la mort et des peines de l'enfer. C'est même ce qu'il a dit avant plus clairement par anticipation : « Et le diable qui les séduisait fut jeté dans un étang de feu et de soufre». Ce qu'il avait exprimé là plus obscurément: « Où la bête et le faux prophète, etc. », il l'éclaircit ici en ces termes : « Et ceux qui ne se trouvèrent pas écrits dans le livre de vie furent « jetés dans l'étang de feu 1 ». Ce livre n'est pas pour avertir Dieu, comme s'il pouvait se tromper par oubli; mais il signifie la prédestination de ceux à qui la vie éternelle sera donnée. Dieu ne les lit pas dans ce livre, comme s'il ne les connaissait pas ; mais plutôt sa prescience infaillible est ce livre de vie dans lequel ils sont écrits, c'est-à-dire connus de toute éternité.
CHAPITRE XVI.
DU NOUVEAU CIEL ET DE LA NOUVELLE TERRE.
Après avoir parlé du jugement des méchants, saint Jean avait à nous dire aussi quelque chose de celui des bons. Il a déjà expliqué ce que Notre-Seigneur a exprimé en ce peu de mots: « Ceux-ci iront au supplice éternel » ; il lui reste à expliquer ce qui suit immédiatement : « Et les justes à la vie « éternelle 2 ». - « Et je vis, dit-il, un ciel nouveau et une terre nouvelle. Car le premier ciel et la première terre avaient disparu; et il n'y avait plus de mer 3 ». Cela arrivera dans l'ordre que j'ai marqué ci-dessus, à propos du passage où il dit avoir vu
1.Apoc. XX, 14, 15. - 2. Matt. XXV, 46. - 3. Apoc. XXI, 1.
(464)
celui qui était assis sur le trône, devant qui le ciel et la terre s'enfuirent. Aussitôt que ceux qui ne sont pas écrits au livre de vie auront été jugés et envoyés au feu éternel, dont le lieu et la nature sont, à mon avis, inconnus à tous les hommes, à moins que Dieu ne le leur révèle, alors la figure du monde passera par l'embrasement de toutes choses, comme elle passa autrefois par le déluge. Cet embrasement détruira les qualités des éléments corruptibles qui étaient conformes au tempérament de nos corps corruptibles, pour leur en donner d'autres qui conviennent à des corps immortels, afin que le monde renouvelé soit en harmonie avec les corps des hommes qui seront renouvelés pareillement. Quant à ces paroles : « Il n'y aura plus de « mer», il n'est pas aisé de décider si la mer sera desséchée par l'embrasement universel, ou bien si elle sera transformée. Nous lisons bien qu'il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle; mais pour une mer nouvelle, je ne me souviens pas de l'avoir jamais lu. Il est vrai que, dans ce même livre, il est parlé d'une sorte de mer semblable à du cristal 1, mais il n'est pas là question de la fin du monde, et le texte ne dit pas que ce fut proprement une mer, mais une sorte de mer. Pourtant, à l'imitation des Prophètes, qui se plaisent à employer des métaphores pour voiler leur pensée, saint Jean, disant « qu'il n'y avait plus de mer », a peut-être voulu parler de cette même mer dont il avait dit auparavant que « la mer présenta les morts qui étaient dans son sein ». En effet, il n'y aura plus alors de siècle plein d'orages et de tempêtes, tel que le nôtre, qu'il a présenté sous l'image d'une mer.
CHAPITRE XVII.
DE LA GLORIFICATION ÉTERNELLE DE L'ÉGLISE, A LA FIN DU MONDE.
« Ensuite », dit l'Apôtre, « je vis descendre la grande cité, la nouvelle Jérusalem qui venait de Dieu, parée comme une jeune épouse, ornée pour son époux. Et j'entendis une grande voix qui sortait du trône et disait : Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il demeurera avec eux, et ils seront son peuple, et il sera leur Dieu. Il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et il n'y
1. Apoc. IV, 6; XV, 2.
aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur, parce que le premier état sera fini. Et celui qui était assis sur le trône dit: Je m'en vais faire toutes choses nouvelles 1 ». L'Ecriture dit que cette Cité descendra du ciel, parce que la grâce de Dieu, qui l'a formée, en vient; elle lui dit par la même raison dans Isaïe « Je suis le Seigneur qui te forme 2 ». Cette Cité, en effet, est descendue du ciel, dès qu'elle a commencé, depuis que ses concitoyens s'accroissent par la grâce du baptême, que leur a communiquée la venue du Saint-Esprit. Mais elle recevra une si grande splendeur à la venue de Jésus-Christ, qu'il ne lui restera aucune marque de vieillesse, puisque les corps mêmes passeront de la corruption et de la mortalité à un état d'incorruptibilité et d'immortalité. Il me semble qu'il y aurait trop d'impudence à soutenir que les paroles de saint Jean doivent s'entendre des mille ans que les saints régneront avec leur roi, attendu qu'il dit très-clairement que « Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et qu'il n'y « aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur ». Et qui serait assez déraisonnable pour prétendre que, parmi les misères de cette vie mortelle, non-seulement tout le peuple de Dieu, mais qu'aucun saint même soit exempt de larmes et d'ennui? tandis qu'au contraire, plus on est saint et plein de bons désirs, plus on répand de pleurs dans la prière! N'est-ce point la Cité sainte, la Jérusalem céleste, qui dit : « Mes larmes m'ont servi de nourriture jour et nuit 3 » ; et encore : « Je tremperai mon lit de pleurs toute la nuit, je le baignerai de mes larmes 4» ; et ailleurs: « Mes gémissements ne vous sont point cachés 5»; et enfin : « Ma douleur s'est renouvelée 6 ». Ne sont-ce pas les enfants de la divine Jérusalem qui gémissent, parce qu'ils voudraient bien, non pas que. leur corps fût anéanti, mais qu'il fût revêtu d'immortalité, en sorte que ce qu'il y a de mortel en eux fût absorbé par la vie 7? ne sont-ce pas eux qui, possédant les prémices de l'Esprit, soupirent en eux-mêmes en attendant l'adoption divine, c'est-à-dire la rédemption de leur corps 8? Et l'apôtre saint Paul n'était-il pas un citoyen de cette Jérusalem céleste, surtout quand il était saisi d'une profonde tristesse et percé jusqu'au coeur par
1. Apoc, XXI, 2-5. - 2. Isa. XLV, 8, sec. LXX. - 3. Ps. XLI, 4. -4. Ibid. VI, 7.- 5. Ibid. XXXVII, 10. - 6. Ibid. XXXVIII, 3. - 7 II Cor. V, 4. - 8. Rom, VIII, 23.
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une douleur poignante et continuelle à cause des Israélites, qui étaient ses frères selon la chair 1 ?. Quand donc la mort ne sera-t-elle plus dans cette Cité, sinon quand on dira
« O mort ! où est ta victoire? ô mort ! où est ton aiguillon? or, l'aiguillon de la mort, c'est le péché 2 », lequel ne sera plus alors; mais maintenant, ce n'est pas un habitant obscur de cette Cité, c'est saint Jean lui-même qui crie dans son épître: « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous 3 ». Je demeure d'accord que dans l'Apocalypse il y a beaucoup de choses obscures, propres à exercer l'esprit du lecteur, et un petit nombre de choses claires, propres à faire comprendre les autres, non sans prendre beaucoup de peine. La raison de cette obscurité, c'est surtout la coutume de l'auteur de dire les mêmes choses en tant de manières, qu'il semble qu'il veut parler de différentes choses, lorsque c'est toujours la même, diversement exprimée. Mais quant à ces paroles : « Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux; et il n'y aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur » ; elles regardent si évidemment le siècle à venir, l'immortalité et l'éternité des saints, qui seuls seront délivrés de ces misères, qu'il ne faut rien chercher de clair dans l'Ecriture sainte, si l'on trouve ces paroles obscures.
CHAPITRE XVIII.
CE QU'ANNONCE SAINT PIERRE TOUCUANT LE JUGEMENT DERNIER
Voyons maintenant ce que l'apôtre saint Pierre a écrit sur ce jugement: « Dans les derniers jours, dit-il, viendront des séducteurs pleins d'artifices, qui, marchant à la suite de leurs passions, diront : Qu'est devenue la promesse de son avénement? car, depuis que nos pères sont morts, toutes choses se passent comme au commencement de la création. - Paroles d'insensés qui ne veulent pas savoir que les cieux furent d'abord dégagés des eaux par la parole de Dieu, aussi bien que la terre, et que le monde d'alors périt et fut submergé par les eaux. Mais les cieux et la terre qui existent à présent ont été rétablis par la même parole de Dieu, et sont destinés à être brûlés par le feu au jour
1. Rom. IX, 2.- 3. 1 Cor, XV, 55, 56. - 3. I Jean, I, 8.
du jugement, lorsque les méchants périront. Or, apprenez, mes bien-aimés, que devant Dieu un jour est comme mille ans, et mille ans comme un jour. Ainsi le Seigneur ne diffère point l'accomplissement de sa promesse, comme quelques-uns se l'imaginent, mais il vous attend avec patience, parce qu'il veut, non pas qu'aucun périsse, mais que tous se repentent et se convertissent. Or, le jour du Seigneur viendra comme un larron, et alors les cieux passeront avec un grand fracas, les éléments seront dissous par la violence du feu, et la terre sera consumée avec tous ses ouvrages. Puisque toutes choses doivent périr, Il vous convient d'attendre ce moment dans la sainteté et d'aller au devant du jour du Seigneur, alors que les cieux embrasés seront dissous, et que les éléments périront par le feu. Mais nous attendrons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre Où la justice régnera 1 ». L'Apôtre ne dit rien ici de la résurrection des morts; mais il s'étend beaucoup sur la ruine du monde, et, parce qu'il dit du déluge, il semble nous avertir de la manière dont l'univers doit périr un jour. Il dit, en effet, que le monde, qui était alors, périt, non-seulement le globe de la terre, mais encore les cieux, c'est-à-dire les espaces-de l'air qui avaient été envahis par la crue des eaux. Il entend, en effet, par les cieux, ce lieu de l'air où souffle le vent, et seulement ce lieu, mais non les cieux supérieurs où sont placés le soleil, la lune et les étoiles. Ainsi toute cette région de l'air avait été changée par l'envahissement de l'eau, et elle périt ainsi, comme la terre avait péri avant elle par le déluge. « Mais, dit-il, les cieux et la terre d'à présent ont été rétablis par la même parole de Dieu, et sont réservés pour être brûlés par le feu, au jour du jugement, lorsque les méchants périront ». Ainsi le monde qui a été rétabli, c'est-à-dire ces cieux et cette terre,- mis à la place du inonde qui avait été détruit par le déluge, sont destinés à périr par le feu, au jour du jugement, quand les méchants périront. Il déclare, sans hésiter, que les méchants périront à cause du grand-changement qui leur arrivera, bien que leur nature doive toujours demeurer au milieu des supplices éternels. On dira peut-être : Si le monde est embrasé après le jugement, où
1. II Pierre, III, 3-13.
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seront les saints lors de cet embrasement suprême, avant que Dieu ait remplacé le monde détruit par un ciel nouveau et une terre nouvelle? car, puisqu'ils auront des corps, il faut bien qu'ils soient quelque part. Nous pouvons répondre qu'ils seront dans les hautes régions où le- feu de l'embrasement n'atteindra pas, non plus qu'autrefois l'eau du déluge; leurs corps seront tels alors qu'ils pourront demeurer où il leur conviendra. Ils ne craindront pas même le feu de cet embrasement, étant immortels et incorruptibles; de même que les corps mortels et corruptibles des trois jeunes hommes purent vivre dans la fournaise ardente 1, sans être atteints par le feu.
CHAPITRE XIX.
DE L'ÉPÎTRE DE SAINT PAUL AUX HABITANTS DE THESSALONIQUE SUR L'APPARITION DE L'ANTECHRIST, APRÈS LEQUEL VIENDRA LE JOUR DU SEIGNEUR.
Je me vois dans la nécessité de négliger un grand nombre de témoignages des évangélistes et des Apôtres sur ce dernier jugement, craignant de donner trop d'étendue à ce livre. Mais je ne puis passer sous silence ce que dit saint Paul dans une épître écrite aux habitants de Thessalonique : « Nous vous prions, mes frères, par l'avénement de Notre-Seigneur Jésus-Christ et au nom de notre union en lui, de ne pas vous laisser ébranler légèrement, sur la foi de quelques fausses prophéties ou sur quelque discours et sur quelque lettre qu'on supposerait venir de nous, pour vous faire croire que le jour du Seigneur est proche; Que personne ne vous trompe. Il faut auparavant que l'apostat vienne, et que l'homme de péché se manifeste, ce fils de perdition, qui s'opposera à Dieu, et qui s'élèvera au-dessus de tout ce qu'on appelle Dieu et qu'on adore, jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu, voulant passer lui-même pour Dieu. Ne vous souvient-il pas que je vous disais tout cela, quand j'étais encore avec vous? Vous savez bien aussi ce qui empêche qu'il ne vienne, afin qu'il paraisse en son temps. Car le mystère d'iniquité commence à se former. Seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu'à ce qu'il sorte; et alors se «révélera ce méchant que le Seigneur tuera
1. Dan, III, 21.
du souffle de sa bouche, et qu'il dissipera par l'éclat de sa présence ce méchant, dis-je, qui doit venir avec la puissance de Satan et faire une infinité de prodiges et de faux miracles qui séduiront ceux qui doivent périr pour n'avoir point aimé la vérité qui les eût sauvés. C'est pourquoi Dieu leur en verra un esprit d'erreur qui les fera croire au mensonge, afin que tous ceux qui n'ont point cru à la vérité, mais qui ont consenti à l'iniquité, soient condamnés 1 ».
Il est hors de doute que saint Paul a dit ceci de l'Antéchrist et du jour du jugement, qu'il appelle le jour du Seigneur, pour expliquer que le Seigneur ne viendra point avant que celui-qu'il appelle l'apostat ne soit venu. Que si l'on peut appeler avec raison tous les impies des apostats, à plus forte raison peut-on nommer ainsi l'Antéchrist. Mais quel est le temple de Dieu où il doit -s'asseoir? On ne peut décider si c'est dans les ruines du temple de Salomon ou dans l'Eglise. S'il s'agissait du temple d'une idole ou du démon, assurément l'Apôtre ne l'appellerait pas le temple de Dieu. Aussi a-t-on voulu que ce passage, qui a rapport à 1'Antéchrist, s'entendît non-seulement du prince des impies, mais cri quelque sorte de tout ce qui fait corps avec lui, c'est-à-dire de la multitude des hommes qui lui appartiennent; et l'on a cru qu'il valait mieux suivre le texte grec et dire, non « dans le temple de Dieu », mais « en temple de Dieu », comme si l'Antéchrist était lui-même le temple de Dieu, qui n'est autre chose que l'Eglise. C'est ainsi que nous disons il « s'assied en ami », c'est-à-dire comme ami, et autres locutions du même genre. Quant à ces paroles : « Vous savez aussi ce qui empêche qu'il ne vienne maintenant », c'est-à-dire vous connaissez la cause du retard de sa venue, « c'est afin qu'il paraisse en son temps ». Comme il dit Vous le savez, il ne s'en est pas expliqué plus clairement; mais nous qui l'ignorons, nous avons bien de la peine à comprendre ce qu'il veut dire, d'autant mieux que ce qu'il ajoute rend plus obscur encore le sens de ce passage. En effet, que signifient ces paroles « Le mystère d'iniquité commence déjà à se former; seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu'à ce qu'il sorte; et alors le méchant se manifestera? »J'avoue franchement ne pas comprendre ce
1. II Thess. II, 1-11.
(467)
que cela veut dire; mais je ne passerai pas sous silence les conjectures de ceux que j'ai pu lire ou entendre.
Il en est qui pensent que saint Paul parle ici de l'empire romain, et que c'est la raison pour laquelle il a affecté d'être obscur, de crainte qu'on ne l'accusât de faire des imprécations contre un empire qu'on regardait comme éternel; de sorte que par ces paroles « Le mystère d'iniquité commence à se former », il aurait eu en vue Néron, dont on regardait les oeuvres comme celles de l'Antéchrist 1. D'autres pensent même que Néron n'a pas été tué 2, mais seulement enlevé, pour qu'on le crût mort, et qu'il est caché quelque part, vivant et dans la vigueur de l'âge qu'il avait quand on le crut mort, pour reparaître en son temps et être rétabli dans son royaume 3. Mais cette opinion me semble tout au moins fort singulière. Toutefois , ces paroles de l'Apôtre : « Seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu'à ce qu'il sorte ci, peuvent sans absurdité s'entendre de l'empire romain, comme s'il y avait: « Seulement que celui qui commande, commande jusqu'à ce qu'il sorte », c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il soit retranché. - « Et alors le méchant se découvrira », c'est-à-dire l'Antéchrist, comme tout le monde en tombe d'accord.
Mais d'autres pensent que ces paroles: «Vous savez ce qui empêche qu'il ne vienne; car le mystère d'iniquité commence déjà à se former », ne doivent s'appliquer qu'aux méchants et aux hypocrites qui sont dans 1'Eglise, jusqu'à ce qu'ils soient en assez grand nombre pour fournir un grand peuple à l'Antéchrist, et que c'est ce qu'il appelle le « mystère d'iniquité ci, parce que c'est une chose cachée. Les paroles de l'Apôtre seraient donc une exhortation aux fidèles de demeurer fermes dans leur foi, quand il dit: « Seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu'à ce qu'il sorte », c'est-à-dire jusqu'à ce que le mystère d'iniquité sorte de l'Eglise, où il est maintenant caché. Ceux-là estiment que ce mystère d'iniquité est celui dont parle ainsi saint Jean dans son épître : « Mes enfants, voici la dernière heure; car, comme
1. C'est le sentiment de saint Jean Chrysostome, de saint Cyrille, de Tertullien et de plusieurs autres Pères. Voyez les témoignages cités par Léonard Coquée en son commentaire sur la Cité de Dieu.
2. Voyez Sulpice Sévère, Hist. sacr., lib. II, cap. 29.
3. Cette légende populaire sur Néron est rapportée par Suétone , (Vit. Ner., cap. 57), Tacite (Hist., lib. II, cap. 8) et Lactance (De mort. pers., cap. 2, § 8).
vous avez ouï dire que l'Antéchrist doit venir et qu'il y a déjà maintenant plusieurs Antéchrists, cela nous fait connaître que nous sommes arrivés maintenant à la dernière heure. Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres ; car s'ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés 1 ». De même, disent-ils, que plusieurs hérétiques, que saint Jean appelle des Antéchrists, sont déjà sortis de l'Eglise, à. cette heure, qu'il dit être la dernière, ainsi tous ceux qui n'appartiendront pas à Jésus-Christ, mais à l'Antéchrist, en sortiront alors, et c'est alors qu'il se manifestera.
C'est ainsi qu'on explique, ceux-ci d'une manière, ceux-là d'une autre , ces obscures paroles de saint Paul; mais du moins on ne doute point qu'il n'ait dit que Jésus-Christ ne viendra pas juger les vivants et les morts avant que l'Antéchrist ne soit venu séduire ceux qui seront déjà morts dans l'âme, encore que cette séduction même appartienne au mystère des jugements de Dieu. « L'Antéchrist » ,comme dit l'Apôtre, « viendra avec la puissance de Satan, et fera une infinité de prodiges et de faux miracles pour séduire ceux qui doivent périr ». Alors en effet Satan sera délié et il agira de tout son pouvoir par d'Antéchrist, en faisant plusieurs miracles trompeurs. On a coutume de demander si l'Apôtre les appelle de faux miracles, parce que ce ne seront que des illusions et des prestiges, ou bien parce qu'ils entraîneront dans l'erreur ceux qui croiront ces prodiges au-dessus de la puissance du diable, faute de connaître ce qu'il peut et surtout ce qu'il pourra, alors qu'il recevra un pouvoir plus grand qu'il ne l'a jamais eu. En effet, lorsque le feu tomba du ciel et consuma la nombreuse famille de Job avec tant de troupeaux, et qu'un tourbillon de vent abattit la maison où étaient ses enfants et les écrasa sous ses ruines, ce n'étaient pas des illusions , et cependant c'étaient des oeuvres de Satan, à qui Dieu avait donné ce pouvoir. Quoi qu'il en soit (car nous saurons mieux un jour pourquoi l'Apôtre les appelle de faux miracles), il est certain qu'ils séduiront ceux qui auront mérité d'être séduits, pour n'avoir pas aimé la vérité qui les eût sauvés. L'Apôtre ne dissimule pas que « Dieu leur enverra une erreur si forte et si spécieuse qu'ils auront foi dans le
1. Jean, II, 18, 19.
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mensonge ! » Il la leur enverra, parce qu'il permettra au diable de faire ces prodiges, et il le lui permettra par un jugement très-juste, bien que le dessein du diable en cela soit injuste et criminel: «Afin»,ajoute-t-il, «que tous ceux qui n'ont point cru à la vérité, mais qui ont consenti à l'iniquité, soient condamnés ». Ainsi ils seront séduits par ces jugements de Dieu, également justes et cachés, qu'il n'a jamais cessé d'exercer sur les hommes depuis le péché du premier homme. Après avoir été séduits, ils seront condamnés dans le dernier et public jugement par Jésus-Christ, qui, condamné injustement par les hommes, les condamnera justement.