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Blog Parousie de Patrick ROBLES (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes - FRANCE)

La Cité de Dieu, Saint-Augustin, Livre huitième, 17


CHAPITRE VIII.

EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE LE PREMIER RANG.
Reste la morale ou, pour parler comme les Grecs, l'éthique 4, où l'on cherche le souverain bien, c'est-à-dire l'objet auquel nous (161)
1. Malgré quelques témoignages contraires et considérables, il parait bien en effet que la logique des Stoïciens était sensualiste, d'un sensualisme toutefois beaucoup moins grossier que celui des Epicuriens. Voyez Cicéron, Académiques, II, 7; et Diogène Laërce, 51-14.
2. C'était un des célèbres paradoxes de l'école stoïcienne. Voyez Cicéron, pro Mur., cap. 29.
3. Voyez le Timée et surtout la République (livres VI et VII), où Dieu est conçu comme la Raison éternelle, soleil du monde intelligible et foyer des intelligences.
4. Etike , science des meurs, d'ethos.
(161)
rapportons toutes nos actions, celui que nous désirons pour lui-même et non en vue de quelque autre chose, de sorte qu'en le possédant il ne nous manque plus rien pour être heureux. C'est encore ce qu'on nomme la fin, parce que nous voulons tout le reste en vue de notre bien, et ne voulons pas le bien pour autre chose que lui. Or, le bien qui produit la béatitude, les uns l'ont fait venir du corps, les autres de l'esprit, d'autres de tous deux ensemble. Les philosophes, en effet, voyant que l'homme est composé de corps et d'esprit, ont pensé que l'un ou l'autre ou tous deux ensemble pouvaient constituer son bien, je veux dire ce bien final, source du bonheur, dernier terme de toutes les actions, et qui ne laisse rien à désirer au-delà de soi. C'est pourquoi ceux qui ont ajouté une troisième espèce de biens qu'on appelle extérieurs, comme l'honneur, la gloire, les richesses, et autres semblables, ne les ont point regardés comme faisant partie du bien final, mais comme de ces choses qu'on désire en vue d'une autre fin, qui sont bonnes pour les bons et mauvaises pour les méchants. Mais, quoi qu'il en soit, ceux qui ont fait dépendre le bien de l'homme, soit du corps, soit de 1'esprit, soit de tous deux, n'ont pas cru qu'il fallût le chercher ailleurs que dans l'homme même. Les premiers le font dépendre de la partie la moins noble de l'homme, les seconds, de la partie la plus noble, les autres, de l'homme tout entier; mais dans fous les cas, c'est de l'homme que le bien dépend. Au surplus, ces trois points de vue n'ont pas donné lieu à trois systèmes seulement, mais à un beaucoup plus grand nombre, parce que chacun s'est formé une opinion différente sur le bien du corps sur le bien de l'esprit, sur le bien de l'un et l'autre réunis. Que tous cèdent donc à ces philosophes qui ont fait consister le bonheur de l'homme, flou a jouir du corps ou de l'esprit, mais à jouir de Dieu, et non pas à en jouir comme l'esprit jouit du corps ou de soi-même, ou comme un ami jouit d'un ami, muais comme l'oeil jouit de la lumière. Il faudrait insister peut-être pour montrer la justesse de cette comparaison; mais j'aime mieux le faire ailleurs, s'il plaît à Dieu, et selon la mesure de lues forces. Présentement il me suffit de rappeler que le souverain bien pour Platon, c'est de vivre selon la vertu, ce qui n'est possible qu'à celui qui connaît Dieu et qui l'imite; et voilà l'unique source du bonheur. Aussi n'hésite-t-il point à dire que philosopher, c'est aimer Dieu, dont la nature est incorporelle; d'où il suit que l'ami de la sagesse, c'est-à-dire le philosophe, ne devient heureux que lors. qu'il commence de jouir de Dieu. En effet, bien que l'on ne soit pas nécessairement heureux pour jouir de ce qu'on aime, car plusieurs sont malheureux d'aimer ce qui ne doit pas être aimé, et plus malheureux encore d'en jouir, personne toutefois n'est heureux qu'autant qu'il jouit de ce qu'il aime. Ainsi donc, ceux-là mêmes qui aiment ce qui ne doit pas être aimé, ne se croient pas heureux par l'amour, mais par la jouissance. Qui donc serait assez malheureux pour ne pas réputer heureux celui qui aime le souverain bien et jouit de ce qu'il aime! Or, Platon déclare que le vrai et souverain bien, c'est Dieu, et voilà pourquoi il veut que le vrai philosophe soit celui qui aime Dieu, car le philosophe tend à la félicité, et celui qui aime Dieu est heureux en jouissant de Dieu 1.
CHAPITRE IX.
DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE LA VÉRITÉ CHRÉTIENNE.
Ainsi donc tous les philosophes, quels qu'ils soient, qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et qui ont reconnu en lui l'auteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, c'est-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie, ces philosophes qu'on appellera platoniciens ou d'un autre nom, soit qu'on n'attribue de tels sentiments qu'aux chefs de l'école Ionique, à Platon par exemple et à ceux qui l'ont bien entendu, soit qu'on en fasse également honneur à l'école italique, à cause de Pythagore, des Pythagoriciens, et peut-être aussi de quelques autres philosophes de la même famille, soit enfin qu'on veuille les étendre aux sages et aux philosophes des autres nations, Libyens atlantiques 1, Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols et à d'autres encore, ces philosophes, dis-je, nous les préférons à tous les autres et nous confessons qu'ils ont approché de plus près de notre croyance.
1. Voyez, parmi les dialogues de Platon, le Phèdre, le Phédon, le Philèbe et la République (livres VI, VII et IX).
2. Sur les Libyens atlantiques et sur Atlas, leur roi fabuleux, voyez Diodore, livre III, ch. 20.
CHAPITRE X.
LA FOI D'UN BON CHRÉTIEN EST FORT AU-DESSUS DE TOUTE LA SCIENCE DES PHILOSOPHES.
Un chrétien qui s'est uniquement appliqué à la lecture des saints livres, ignore peut-être le nom des Platoniciens; il ne sait pas qu'il y a eu parmi les Grecs deux écoles de philosophie, l'ionienne et l'Italique ; mais il n'est pas tellement sourd au bruit des choses humaines, qu'il n'ait appris que les philosophes font profession d'aimer la sagesse ou même de la posséder. Il se défie pourtant de cette philosophie qui s'enchaîne aux éléments du
monde au lieu de s'appuyer sur Dieu, Créateur du monde, averti par ce précepte de
l'Apôtre qu'il écoute d'une oreille fidèle: « Prenez garde de vous laisser abuser par la philosophie et par de vains raisonnements sur les éléments du monde 1». Mais, afin de
ne pas appliquer ces paroles à tous les philosophes, le chrétien écoute ce que l'Apôtre dit
de quelques-uns : « Ce qui peut être connu de Dieu, ils l'ont connu clairement, Dieu
même le leur ayant fait connaître; car depuis la création du monde les profondeurs invisibles de son essence sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages; et sa vertu et sa divinité sont éternelles 2». Et de même, quand l'Apôtre parle aux Athéniens, après avoir dit de Dieu cette grande parole qu'il est donné à peu de comprendre « C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être » ; il poursuit et ajoute : « Comme l'ont même dit quelques-uns de vos sages 3 ». Ici encore le chrétien sait se garder des erreurs où ces grands philosophes sont tombés; car, au même endroit où il est écrit que Dieu leur a rendu saisissables et visibles par ses ouvrages ses invisibles profondeurs, il est dit aussi qu'ils n'ont pas rendu à Dieu le culte légitime, farce qu'ils ont transporté à d'autres objets les honneurs qui ne sont dus qu'à lui « Ils
ont connu Dieu, dit l'Apôtre, et ils ne l'ont pas glorifié et adoré comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur coeur insensé s'est rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la gloire du Dieu incorruptible à l'image de l'homme corruptible, à des figures d'oiseaux, de
1. Coloss. II, 8 - 2. Rom. I, 19, 20
2. Act. XVII, 28.
quadrupèdes et de serpents 1 ». L'Apôtre veut désigner ici les Romains, les Grecs et les Egyptiens, qui se sont fait gloire de leur sagesse ; mais nous aurons affaire à eux dans la suite de cet ouvrage. Bornons-nous à dire encore une fois que notre préférence est acquise à ces philosophes qui confessent avec nous un Dieu unique, Créateur de l'univers, non-seulement incorporel et à ce titre au-dessus de tous les corps, mais incorruptible et comme tel au-dessus de toutes les âmes; en un mot, notre principe, notre lumière et notre bien.
Que si un chrétien, étranger aux lettres profanes, ne se sert pas en discutant de termes qu'il n'a point appris, et n'appelle pas naturelle avec les Latins et physique avec les Grecs cette partie de la philosophie qui regarde la ,nature, rationnelle ou logique celle qui traite de la connaissance de la vérité, morale enfin ou éthique celle où il est question des moeurs, des biens à poursuivre et des maux à éviter, est-ce à dire qu'il ignore que nous tenons du vrai Dieu, unique et parfait, la nature qui nous fait être à son image, la science qui le révèle à nons et nous révèle à nous-mêmes, la grâce enfin qui nous unit à lui pour nous rendre heureux? Voilà donc pourquoi nous préférons les Platoniciens au reste des philosophes : c'est que ceux-ci ont vainement consumé leur esprit et leurs efforts pour découvrir les causes des êtres, la règle de la vérité et celle de la vie, au lieu que les Platoniciens, ayant connu Dieu, ont trouvé par là même où est la cause de tous les êtres, -la lumière où l'on voit la vérité, la source où l'on s'abreuve du bonheur. Platoniciens ou philosophes d'une autre nation, s'il en est qui aient eu aussi de Dieu une telle idée, je dis qu'ils pensent comme nous. Pourquoi maintenant, dans la discussion qui va s'ouvrir, n'ai-je voulu avoir affaire qu'aux disciples de Platon? c'est que leurs écrits sont plus connus. En effet, les Grecs, dont la langue est la première parmi les gentils, ont partout répandu la doctrine platonicienne, et les Latins, frappés de son excellence ou séduits par la renommée, l'ont étudiée de préférence à toute autre, et cri la traduisant dans notre langue ont encore ajouté à son éclat et à sa popularité.
1. Rom I, 21-23.
(163)
CHAPITRE XI.
COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE.
Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ, quelques-uns s'étonnent d'entendre attribuer à Platon ces idées sur la Divinité, qu'ils trouvent singulièrement conformes à la véritable religion. Aussi cette ressemblance a-t-elle fait croire à plus d'un chrétien que Platon, lors de son voyage en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie ou lu les livres des Prophètes 1. J'ai moi-même admis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages 2; mais une étude approfondie de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure d'environ cent ans à l'époque où prophétisa Jérémie 3; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans, entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Ecritures demandée par Ptolémée, roi d'Egypte, à soixante-dix Juifs versés dans la langue grecque , il s'est écoulé environ soixante années 4. Platon, par conséquent, n'a pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette langue grecque, où il excellait, une version des Ecritures qui n'était pas encore faite; à moins que, poussé par sa passion de savoir, il n'ait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres égyptiens, à l'aide d'un interprète, non sans doute en se les faisant traduire, ce qui n'appartient qu'à un roi puissant comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre autant que possible la doctrine contenue dans l'Ancien Testament. Ce qui favorise cette conjecture, c'est le début de la Genèse : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. Et la terre était une masse confuse et informe, et les
1. Les auteurs dont veut parler saint Augustin sont surtout: Justin (Orat. paran. ad gentes), Origène (Contra Cels., lib. VI), Clément d'Alexandrie (Strom., lib. I, et Orat. exhort. ad gent.), Eusèbe (Proepar. evang., lib. II), saint Ambroise (Serm. 18 in Psalm. 118). Ces Pères croient que Platon a connu l'Ecriture sainte. L'opinion contraire a été soutenue par Lactance (Inst. div., livre IV, ch. 2).
2. Saint Augustin fait ici particulièrement allusion à son traité De doct. christ., lib. II, 43. Comp. les Rétractations, livre u, ch. 4, n. 2.
3. La chronique d'Eusèbe place les prophéties de Jérémie à la 37e et à la 38e olympiade, et la naissance de Platon à la 88e olympiade, quatrième année. Il y a donc un intervalle de plus de 170 ans.
4. Platon mourut la première année de la 103e olympiade, et ce ne fut que pendant la 124e olympiade que Ptolémée Philadelphe fit taire la version des Septante.
ténèbres couvraient la surface de l'abîme, et « l'esprit de Dieu était porté sur les eaux». Or, Platon, dans le Timée, où il décrit la formation du monde, dit que Dieu a commencé son
ouvrage en unissant la terre avec le feu 1 ; et comme il est manifeste que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie avec la parole de l'Ecriture : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». -Platon ajoute que l'eau et l'air furent les deux moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes, la terre et le feu; on a vu là une interprétation de ce passage de l'Ecriture: « Et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux».
Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans l'Ecriture, où l'air est
souvent appelé esprit, semble avoir cru qu'il est question dans ce passage des quatre éléments. Quant à cette doctrine de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Ecritures ne respirent pas autre chose. Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté, ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon n'a pas été étranger aux livres saints, c'est la réponse faite à Moïse, quand il demande à l'ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le. peuple hébreux captif en Egypte: « Je suis Celui qui suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants d'Israël: « Celui qui est m'a envoyé vers vous ». Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles n'étaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu'il est immuable. Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu'il s'est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est m'envoie vers vous ».
1. Platon dit à la vérité, dans un endroit du Timée, que Dieu commença par composer le corps de l'univers de feu et de terre (voyez Bekker, 318); mais, à prendre l'ensemble du dialogue, il est indubitable que la première oeuvre de Dieu, ce n'est pas le corps, mais l'âme (Bekker, 340), ce qui achève de détruire la faible analogie indiquée par saint Augustin. Le Timée est cependant celui des dialogues de Platon que saint Augustin paraît connaître le mieux. L'avait-il sous les yeux en écrivant la Cité de Dieu? ii est permis d'en douter.
2. Exode, III, 14.
(164)
CHAPITRE XII.
LES PLATONICIENS, TOUT EN AYANT UNE JUSTE IDÉE DU DIEU UNIQUE ET VÉRITABLE, N'EN ONT PAS MOINS JUGÉ NÉCESSAIRE LE CULTE DE PLUSIEURS DIVINITÉS.
Mais ne déterminons pas de quelle façon Platon a connu ces vérités, soit qu'il les ait puisées dans les livres de ceux qui l'ont précédé, soit que, comme dit l'Apôtre, « les sages a aient connu avec évidence ce qui peut être « connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant rendu manifeste. Car depuis la création du u inonde les perfections invisibles de Dieu, sa vertu et sa divinité éternelles, sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages ». Quoi qu'il en soit, je crois avoir assez prouvé que je n'ai pas choisi sans raison les Platoniciens, pour débattre avec eux cette question de théologie naturelle : s'il faut servir un seul Dieu on en servir plusieurs pour la félicité de l'autre vie. Je les ai choisis en effet, parce que l'excellence de leur doctrine sur un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, leur a donné parmi les philosophes le rang le plus illustre et le plus glorieux; or, cette supériorité a été depuis si bien reconnue que vainement Aristote, disciple de Platon, homme d'un .esprit éminent, inférieur sans doute à Platon par l'éloquence, mais de beaucoup supérieur à tant d'autres, fonda la secte péripatéticienne, ainsi nommée de l'habitude qu'avait Aristote d'enseigner en se promenant; vainement il attira, du vivant même de son maître, vers cette école dissidente un grand nombre de disciples séduits par l'éclat de sa renommée; vainement aussi, après la mort de Platon, Speusippe, son neveu, et Xénocrate, son disciple bien-aimé, le remplacèrent à l'Académie et eurent eux-mêmes des successeurs qui prirent le nom d'Académiciens; tout cela n'a pas empêché les meilleurs philosophes de notre temps qui ont voulu suivre Platon, de se faire appeler non pas Péripatéticiens ni Académiciens, mais Platoniciens. Lés plus célèbres entre les Grecs sont Plotin, Jamblique et Porphyre; joignez à ces platoniciens, illustres l'africain Apulée 1, également versé dans les deux langues, la grecque
1. Apulée, né à Madaure, dans la Numidie, alors province romaine, florissait au second siècle de l'ère chrétienne. Ses ouvrages étant écrits en latin, saint Augustin, qui savait mal le grec, s'est souvent adressé à Apulée pour connaître les doctrines de Platon.
et la latine. Or, maintenant il est de fait que tous ces philosophes et les autres de la même école, et Platon lui-même, ont cru qu'il fallait adorer plusieurs dieux.
CHAPITRE XIII.
DE L'OPINION DE PLATON TOUCHANT LES DIEUX, QU'IL DÉFINIT DES ÊTRES ESSENTIELLEMENT BONS ET AMIS DE LA VERTU.
Bien qu'il y ait entre les Platoniciens et nous plusieurs autres dissentiments de grande conséquence, la discussion que j'ai soulevée n'est pas médiocrement grave, et c'est pourquoi je leur pose cette question : quels dieux faut-il adorer? les bons ou les méchants ? ou les uns et les autres? Nous avons sur ce point le sentiment de Platon ; car il dit que tous les dieux sont bons et qu'il n'y a pas de dieux méchants 1; d'où il suit que c'est aux bons qu'il faut rendre hommage, puisque, s'ils n'étaient pas bons, ils ne seraient pas dieux. Mais s'il en est ainsi (et comment penser autrement des dieux?), que devient cette opinion qu'il faut apaiser les dieux méchants par des sacrifices, de peur qu'ils ne nous nuisent, et invoquer les bons afin qu'ils nous aident? En effet, il n'y a pas de dieux méchants, et c'est aux bons seulement que doit être rendu le culte qu'ils appellent légitime. Je demande alors ce qu'il faut penser de ces dieux qui aiment les jeux scéniques au point de vouloir qu'on les mêle aux choses divines et aux cérémonies célébrées en leur honneur ? La puissance de ces dieux prouve leur existence, et leur goût pour les jeux impurs atteste leur méchanceté. On sait assez ce que pense Platon des représentations théâtrales, puisqu'il chasse les poètes de l'Etat 2, pour avoir composé des fictions indignes de la majesté et de la bonté divines. Que faut-il donc penser de ces dieux qui sont ici en lutte avec Platon ? lui ne souffrant pas que les dieux soient déshonorés par des crimes imaginaires, ceux-ci ordonnant de représenter ces crimes en leur honneur. Enfin, quand ils prescrivirent des jeux scéniques, ils firent éclater leur malice en même temps que leur impureté, soit en privant Latinius 3 de son fils, soit en le frappant lui-même pour
1. Voyez les Lois (page 900 et seq.) et la République (livre II, page 379).
2. Voyez plus haut, livre II, ch. 14.
3. Voyez plus haut, livre IV, ch. 26.
(165)
leur avoir désobéi, et ne lui rendant la santé qu'après qu'il eut exécuté leur commandement. Et cependant, si méchants qu'ils soient, Platon n'estime pas qu'on doive les craindre, et il demeure ferme dans son sentiment, qu'il faut bannir d'un Etat bien réglé toutes ces folies sacriléges des prêtres, qui n'ont de charme pour les dieux impurs que par leur impureté même. Or, ce même Platon, comme je l'ai remarqué au second livre du présent ouvrage 1, est mis par Labéon au nombre des demi-dieux ; ce qui n'empêche pas Labéon de penser qu'il faùt apaiser les dieux méchants par des sacrifices sanglants et des cérémonies analogues à leur caractère, et honorer les bons par des jeux et des solennités riantes. D'où vient donc que le demi-dieu Platon persiste si fortement à. priver, non pas des demi-dieux, mais des dieux, des dieux bons par conséquent, de ces divertissements qu'il répute infâmes? Au surplus, ces dieux ont eux-mêmes pris soin de réfuter Labéon, puisqu'ils ont montré à l'égard de Latinius, non-seulement leur humeur lascive et folâtre, mais leur impitoyable cruauté. Que les Platoniciens nous expliquent cela, eux qui soutiennent avec leur maître que tous les dieux sont bons, chastes, amis de la vertu et des hommes sages, et qu'il y a de l'impiété à en juger autrement? Nous l'expliquons, disent-ils. Ecoutons-les donc avec attention.
CHAPITRE XIV.
DES TROIS ESPÈCES D'ÂMES RAISONNABLES ADMISES PAR LES PLATONICIENS, CELLES DES DIEUX DANS LE CIEL, CELLES DES DÉMONS DANS L'AIR ET CELLES DES HOMMES SUR LA TERRE.
Il y a suivant eux trois espèces d'animaux doués d'une âme raisonnable, savoir : les dieux, les hommes et les démons. Les dieux occupent la région la plus élevée, les hommes la plus basse, les démons la moyenne; car la région des dieux, c'est le ciel, celle des hommes la terre, celle des démons l'air. A cette différence dans la dignité, de leur séjour répond la diversité de leur nature. Les dieux sont plus excellents que les hommes et que les démons ; les hommes le sont moins que les démons et que les dieux. Ainsi donc, let démons étant au milieu, de même qu'il faut les estimer moins que les dieux, puisqu'ils habitent plus bas, il faut les estimer plus que
1. Au chap. 14.
les hommes, puisqu'ils habitent plus haut. Et en effet, s'ils partagent avec les dieux le privilége d'avoir un corps immortel , ils ont, comme les hommes, une âme sujette aux passions. Pourquoi donc s'étonner, disent les Platoniciens, que les démons se plaisent aux obscénités du théâtre et aux fictions des poètes, puisqu'ils ont des passions comme les hommes, au lieu d'en être exempts par leur nature comme les dieux? D'où on peut conclure
qu'en réprouvant et en interdisant les fictions des poètes, ce n'est point aux dieux, qui sont
d'une nature excellente, que Platon a voulu ôter le plaisir des spectacles, mais aux démons.
Voilà ce qu'on trouve dans Apulée de Madaure, qui a composé sur ce sujet un livre intitulé Du dieu de Socrate; il y discute et y explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit familier, cet ami bienveillant qui avertissait Socrate, dit-on, de se désister de toutes les actions qui ne devaient pas tourner à son avantage. Après avoir examiné avec soin l'opinion de Platon touchant les âmes sublimes des dieux, les âmes inférieures des hommes et les âmes mitoyennes des démons, il déclare nettement et prouve fort au long que cet esprit familier n'était point un dieu, mais un démon. Or, s'il en est ainsi, comment Platon a-t-il été assez hardi pour ôter, sinon aux dieux, purs de toute humaine contagion, du moins aux démons, le plaisir des spectacles en bannissant les poètes de l'Etat? n'est-il pas clair qu'il a voulu par là enseigner aux hommes, tout engagés qu'ils sont dans les misères d'un corps mortel, à mépriser les commandements honteux des démons et à fuir ces impuretés pour se tourner vers la lumière sans tache de la vertu ? Point de milieu: ou Platon s'est montré honnête en réprimant et en proscrivant les jeux du théâtre, ou les démons, en les demandant et les prescrivant, se sont montrés corrompus. Il faut donc dire qu'Apulée se trompe et que Socrate n'a pas eu un démon pour ami, ou bien que Platon se contredit en traitant les démons avec respect, après avoir banni leurs jeux favoris de tout Etat bien réglé, ou bien enfin qu'il n'y a pas à féliciter Socrate de l'amitié de son démon; et eu effet, Apulée lui-même en a été si honteux qu'il a intitulé son livre: Du dieu de Socrate, tandis que pour rester fidèle à sa distinction si soigneusement et si longuement établie (166) entre les dieux et les démons, il aurait dû l'intituler, non Du dieu, mais Du démon de Socrate. Il a mieux aimé placer cette distinction dans le corps de l'ouvrage que sur le titre. C'est ainsi que, depuis le moment où la saine doctrine a brillé parmi les hommes, le nom des démons est devenu presque universellement odieux, au point même qu'avant d'avoir lu le plaidoyer d'Apulée en faveur des démons, quiconque aurait rencontré un titre comme celui-ci : Du démon de Socrate, n'aurait pu croire que l'auteur fût dans son bon sens. Aussi bien, qu'est-ce qu'Apulée a trouvé à louer dans les démons, si ce n'est la subtilité et la vigueur de leur corps et la hauteur de leur séjour ? Quand il vient à parler de leurs moeurs en général, loin d'en dire du bien, il en dit beaucoup de mal; de sorte qu'après avoir lu son livre, on ne s'étonne plus que les démons aient voulu placer les turpitudes du théâtre parmi les choses divines, qu'ils prennent plaisir aux spectacles des crimes des dieux, voulant eux-mêmes passer pour des dieux; enfin que les obscénités dont on amuse le public et les atrocités dont on l'épouvante, soient en parfaite harmonie avec leurs passions.
CHAPITRE XV.
LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX HOMMES, NI PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAR LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE OU ILS FONT LEUR SÉJOUR.
A Dieu ne plaise donc qu'une âme vraiment pieuse se croie inférieure aux démons parce qu'ils ont un corps plus parfait ! A ce compte, il faudrait qu'elle mît au-dessus de soi un grand nombre de bêtes qui nous surpassent par la subtilité de leurs sens, l'aisance et la rapidité de leurs mouvements et la longévité de leur corps robuste ! Quel homme a la vue perçante des aigles et des vautours, l'odorat subtil des chiens, l'agilité des lièvres, des cerfs, de tous les oiseaux, la force du lion et de l'éléphant? Vivons-nous aussi longtemps que les serpents, qui passent même pour rajeunir et quitter la vieillesse avec la tunique dont ils se dépouillent? Mais, de même que la raison et l'intelligence nous élèvent au-dessus de tous ces animaux, la pureté et l'honnêteté de notre vie doivent nous mettre au-dessus des démons. Il a plu à la divine Providence de donner à des êtres qui nous sont très-inférieurs certains avantages corporels, pour nous apprendre à cultiver, de préférence au corps, cette partie de nous-mêmes qui fait notre supériorité, et à compter pour rien au prix de la vertu la perfection corporelle des démons. Et d'ailleurs, ne sommes-nous pas destinés, nous aussi, à l'immortalité du corps, non pour subir, comme les démons, une éternité de peines, mais pour recevoir la récompense d'une vie pure?
Quant à l'élévation de leur séjour, s'imaginer que les démons valent mieux que nous parce qu'ils habitent l'air et nous la terre, cela est parfaitement ridicule. Car à ce titre nous serions au-dessous de tous les oiseaux. Mais, disent-ils, les oiseaux s'abattent sur la terre pour se reposer ou se repaître, ce que ne font pas les démons 1. Je leur demande alors s'ils veulent estimer les oiseaux supérieurs aux hommes, au même titre qu'ils préfèrent les démons aux oiseaux ? Que si cette opinion est extravagante, l'élément supérieur qu'habitent les démons ne leur donne donc aucun droit à nos hommages. De même, en effet, que les oiseaux, habitants de l'air, ne sont pas pour cela au-dessus de nous, habitants de la terre, mais nous sont soumis au contraire à cause de l'excellence de l'âme raisonnable qui est en nous, ainsi les démons, malgré leur corps aérien, ne doivent pas être estimés plus excellents que nous, sous prétexte que l'air est supérieur à la terre; mais ils sont au contraire au-dessous des hommes, parce qu'il n'y a point de comparaison entre le désespoir où ils sont condamnés et l'espérance des justes. L'ordre même et la proportion que Platon établit dans les quatre éléments, lorsqu'il place entre le plus mobile de tous, le feu, et le plus immobile, la terre, les deux éléments de l'air et de l'eau comme termes moyens 2en sorte qu'autant l'air est au-dessus de l'eau et le feu au-dessus de l'air, autant l'eau est au-dessus de la terre, cet ordre, dis-je, nous apprend à ne point mesurer la valeur des êtres animés selon la hiérarchie des éléments. Apulée lui-même, aussi bien que les autres platoniciens, appelle l'homme un animal terrestre ; et cependant cet animal est plus excellent que tous les animaux aquatiques, bien
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, page 46, 47.
2. Voyez le Timée, Ed. Bekker, 32, B, C; trad. de M. Cousin, t. XII, p. 121.
(167)
que Platon place l'eau au-dessus de la terre. Ainsi donc, quand il s'agit de la valeur des âmes, ne la mesurons pas selon l'ordre apparent des corps, et sachons qu'il peut se faire qu'une âme plus parfaite anime un corps plus grossier, et une âme moins parfaite un corps
supérieur.
CHAPITRE XVI.
SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES MOEURS ET LES ACTIONS DES DÉMONS.
Le même platonicien, parlant des moeurs des démons, dit qu'ils sont agités des mêmes passions que les hommes, que les injures les irritent, que les hommages et les offrandes les apaisent, qu'ils aiment les honneurs, qu'ils prennent plaisir à la variété des rites sacrés, et que la moindre négligence à cet égard leur cause un sensible déplaisir. C'est d'eux que relèvent, à ce qu'il nous assure, les prédictions des augures, aruspices, devins, les présages des songes, à quoi il ajoute les miracles de la magie. Puis il les définit brièvement en ces termes : Les démons, quant au genre, sont des animaux; ils sont, quant à l'âme, sujets aux passions; quant à l'intelligence, raisonnables; quant au corps, aériens; quant au temps, éternels ; et il fait observer que les trois premières qualités se rencontrent également chez les hommes, que la quatrième est propre aux démons et que la cinquième leur est commune avec les dieux. Mais je remarque à mon tour qu'entre les trois premières qualités qu'ils partagent avec les hommes, il en est deux qui leur sont aussi communes avec les dieux. Les dieux, en effet, sont des animaux dans les idées d'Apulée qui, assignant à chaque espèce son élément, appelle les hommes animaux terrestres, les poissons et tout ce qui nage, animaux aquatiques, les démons, animaux aériens, et les dieux, animaux célestes. Par conséquent, si les démons sont des animaux, cela leur est commun, non-seulement avec les hommes, mais aussi avec les dieux et avec les brutes; raisonnables, cela leur est commun avec les dieux et avec les hommes ; éternels, avec les dieux seuls; sujets aux passions, avec les seuls hommes ; aériens, voilà ce qui est propre aux seuls démons. Ce n'est donc pas un grand avantage pour eux d'appartenir au genre animal, puisque les brutes y sont avec eux; avoir une âme raisonnable, ce n'est pas être au-dessus de nous, puisque nous sommes aussi doués de raison; à quoi bon posséder une vie éternelle, si ce n'est point une vie heureuse? car mieux vaut une félicité temporelle qu'une éternité misérable; être sujets aux passions, c'est un triste privilége que nous possédons comme eux et qui est un effet de notre misère. Enfin, comment un corps aérien serait-il une qualité d'un grand prix, quand il est certain que toute âme, quelle que soit sa nature, est de soi supérieure à tout corps ; et dès lors, comment le culte divin, hommage de l'âme, serait-il dû à ce qui est au-dessous d'elle? Que si, parmi les qualités qu'Apulée attribue aux démons, il comptait la vertu, la sagesse et la félicité, s'il disait que ces avantages leur sont communs avec les dieux et qu'ils les possèdent éternellement, je verrais là quelque chose de grand et de désirable; et cependant on ne devrait pas encore les adorer comme on adore Dieu, mais plutôt adorer en Dieu la source de ces merveilleux dons. Tant il s'en faut qu'ils méritent les honneurs divins, ces animaux aériens qui n'ont la raison que pour pouvoir être misérables, les passions que pour l'être en effet, l'éternité que pour l'être éternellement!
CHAPITRE XVII.
S'IL CONVIENT A L'HOMME D'ADORER DES ESPRITS DONT IL LUI EST COMMANDÉ DE FUIR LES VICES.
Pour ne considérer maintenant dans les démons que ce qui leur est commun avec les hommes suivant Apulée, c'est-à-dire les passions, s'il est vrai que chacun des quatre éléments ait ses animaux, le feu et l'air les immortels, la terre et l'eau les mortels, je voudrais bien savoir pourquoi les âmes des démons sont sujettes aux troubles et aux orages des passions ; car le mot passion, comme le mot grec Pathos; dont il dérive, marque un état de perturbation, un mouvement de l'âme contraire à la raison. Comment se fait-il donc que l'âme des démons éprouve ces passions dont les bêtes sont exemptes? Si en effet il se trouve en elles quelques mouvements analogues, on n'y peut voir des perturbations contraires à la raison, les bêtes étant privées de raison. Dans les hommes, quand la passion trouble l'âme, c'est un effet de sa folie ou de sa misère ; car nous ne possédons point ici-bas cette béatitude et cette perfection de la (168) sagesse qui nous sont promises à la fin des temps au sortir de ce corps périssable. Quant aux dieux, nos philosophes prétendent que s'ils sont à l'abri des passions, c'est qu'ils possèdent non-seulement l'éternité, mais la béatitude; et quoiqu'ils aient une âme comme le reste des animaux, cette âme est pure de toute tache et de toute altération. Eh bien ! s'il en va de la sorte, si les dieux ne sont point sujets aux passions en tant qu'animaux doués de béatitude et exempts de misère, si les bêtes en sont affranchies en qualité d'animaux incapables de misère comme de béatitude, il reste que les démons y soient accessibles au même titre que les hommes, à titre d'animaux misérables.
Quelle déraison, ou plutôt quelle folie de nous asservir aux démons par un culte, quand la véritable religion nous délivre des passions vicieuses qui nous rendent semblables à eux! Car Apulée, qui les épargne beaucoup et les juge dignes des honneurs divins, Apulée lui-même est forcé de reconnaître qu'ils sont sujets à la colère; et la vraie religion nous ordonne de ne point céder à la colère, mais d'y résister. Les démons se laissent séduire par des présents, et la vraie religion ne veut pas que l'intérêt décide de nos préférences. Les démons se complaisent aux honneurs, et la vraie religion nous défend d'y être sensibles. Les démons aiment ceux-ci, haïssent ceux-là, non par le choix sage et calme de la raison, mais par l'entraînement d'une âme passionnée; et la vraie religion nous prescrit d'aimer même nos ennemis. Enfin tous ces mouvements du coeur, tous ces orages de l'esprit, tous ces troubles et toutes ces tempêtes de l'âme, dont Apulée convient que les démons sont agités, la vraie religion nous ordonne de nous en affranchir. N'est-ce donc pas une folie et un aveuglement déplorables que de s'humilier par l'adoration devant des êtres à qui on désire ne pas être semblable, et de prendre pour objet de sa religion des dieux qu'on ne veut pas imiter, quand toute la substance de la religion, c'est d'imiter ce qu'on adore?
CHAPITRE XVIII.
CE QU'ON DOIT PENSER D'UNE RELIGION QUI RECONNAÎT LES DÉMONS POUR MÉDIATEURS NÉCESSAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.
C'est donc en vain qu'Apulée et ses adhérents font aux démons l'honneur de les placer dans l'air, entre le ciel et la terre, pour transmettre aux dieux les prières des hommes et aux hommes les faveurs des dieux, sous prétexte qu' « aucun dieu ne communique avec l'homme 1 », suivant le principe qu'ils attribuent à Platon. Chose singulière! ils ont pensé qu'il n'était pas convenable aux dieux de se mêler aux hommes, mais qu'il était convenable aux démons d'être le lien entre les prières des hommes et les bienfaits des dieux; de sorte que l'homme juste, étranger par cela même aux arts de la magie, sera obligé de prendre pour intercesseurs auprès des dieux ceux qui se plaisent à ces criminelles pratiques, alors que l'aversion qu'elles lui inspirent est justement ce qui le rend plus digne d'être exaucé par les dieux. Aussi bien ces mêmes démons aiment les turpitudes du théâtre, tandis que la pudeur les déteste; ils se plaisent à tous les maléfices de la magie 2, tandis que l'innocence les a en mépris. Voilà donc l'innocence et la pudeur condamnées, pour obtenir quelque faveur des dieux, à prendre pour intercesseurs leurs propres ennemis. C'est en vain qu'Apulée chercherait à justifier les fictions des poètes et les infamies du théâtre; nous avons à lui opposer l'autorité respectée de son maître Platon, si toutefois l'homme peut à ce point renoncer à la pudeur que non-seulement il aime des choses honteuses, mais qu'il les juge agréables à la Divinité.
CHAPITRE XIX.
LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS MALINS.
Pour confondre ces pratiques de la magie, dont quelques hommes sont assez malheureux et assez impies pour tirer vanité, je ne veux d'autre témoin que l'opinion publique. Si en effet les opérations magiques sont l'ouvrage de divinités dignes d'adoration, pourquoi sont-elles si rudement frappées par la sévérité des lois ? Sont-ce les chrétiens qui ont fait ces lois ? Admettez que les maléfices des magiciens ne soient pas pernicieux au genre humain, pourquoi ces vers d'un illustre poëte?
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, Platon, Banquet, discours de Diotime, page 203, A, trad. fr., tome VI, p. 299.
2. Voyez Virgile, Enéide, livre VII, V. 338.
(169)
« J'en atteste les dieux et toi-même, chère soeur, et ta tête chérie c'est à regret que j'ai recours aux conjurations magiques. 1»
Et pourquoi cet autre vers?
« Je l'ai vu transporter des moissons d'un champ dans un autre 2 »
allusion à cette science pernicieuse et criminelle qui fournissait, disait-on, le moyen de transporter à son gré les fruits de la terre? Et puis Cicéron ne remarqua-t-il pas qu'une loi des Douze Tables, c'est-à-dire une des plus anciennes lois de Rome, punit sévèrement les magiciens 3? Enfin, est-ce devant les magistrats chrétiens qu'Apulée fut accusé de magie +4 ? Certes, s'il eût pensé que ces pratiques fassent innocentes, pieuses et en harmonie avec les oeuvres de la puissance divine, il devait non-seulement les avouer, mais faire profession de s'en servir et protester contre les lois qui interdisent et condamnent un art digne d'admiration et de respect. De cette façon, ou il aurait persuadé ses juges, ou si, trop attachés à d'injustes lois, ils l'avaient condamné à mort, les démons n'auraient pas manqué de récompenser son courage. C'est ainsi que lorsqu'on imputait à crime à nos martyrs cette religion chrétienne où ils croyaient fermement trouver leur salut et une éternité de gloire, ils ne la reniaient pas pour éviter des peines temporelles, mais au contraire ils la confessaient, ils la professaient, ils la proclamaient; et c'est en souffrant pour elle avec courage et fidélité, c'est en mourant avec une tranquillité pieuse, qu'ils firent rougir la loi de son injustice et en amenèrent la révocation. Telle n'a point été la conduite du philosophe platonicien. Nous avons encore le discours très-étendu et très-disert où il se défend contre l'action de magie; et s'il s'efforce d'y paraître innocent, c'est en niant les actions qu'on ne peut faire innocemment. Or, tous ces prodiges de la magie, qu'il juge avec raison condamnables, ne s'accomplissent-ils point par la science et par les oeuvres des démons? Pourquoi donc veut-il qu'on les honore? pourquoi dit-il que nos prières ne peuvent parvenir aux dieux que par l'entremise de ces mêmes démons dont
1. Enéide, livre IV, V. 492, 493. -
2. Eglogue 8e, V. 99.
3. Un fragment de la loi des Douze Tables porte : Qui fruges excantasit. Qui malum carmen incantasit... Non alienam segetem pelexeris. Voyez Pline, Hist.nat., lib. XXV, cap. 2. - Sénèque, Quœst. natur., lib. IV. - Apulée, Apologie, page 304.
4. Apulée fut cité pour crime- de magie devant le gouverneur de l'Aquitaine, Claudius, qui n'était rien moine que chrétien. Voyez Lettres de Marcellinus et de saint Augustin, 136, 138.
nous devons fuir les oeuvres, si nous voulons que nos prières parviennent jusqu'au vrai Dieu ? D'ailleurs, je demande quelle sorte de prières les démons présentent aux dieux bons:
des prières magiques ou des prières permises? les premières, ils n'en veulent pas ; les secondes, ils les veulent par d'autres médiateurs. De plus, si un pécheur pénitent vient à prier, se reconnaissant coupable d'avoir donné dans la magie, obtiendra-t-il son pardon par l'intercession de ceux qui l'ont poussé au crime ? ou bien les démons eux-mêmes, pour obtenir le pardon des pécheurs, feront-ils tous les premiers pénitence pour les avoir séduits? C'est ce qui n'est jamais venu à l'esprit de personne ; car s'ils se repentaient de leurs crimes et en faisaient pénitence, ils n'auraient pas la hardiesse de revendiquer pour eux les honneurs divins; une superbe si détestable ne peut s'accorder avec une humilité si digne de pardon.
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