Saint Augustin établit que les bons anges veulent qu'on offre à Dieu seul, objet de leurs propres adorations, les honneurs divins et les sacrifices qui constituent le culte de lâtrie. Il discute ensuite contre Porphyre sur le principe et la voie de la purification et la délivrance de l'âme. LIVRE DIXIÈME : LE CULTE DE LÂTRIE. CHAPITRE PREMIER. LES PLATONICIENS TOMBANT D'ACCORD QUE DIEU SEUL EST LA SOURCE DE LA BÉATITUDE VÉRITABLE, POUR LES ANGES COMME POUR LES HOMMES, IL RESTE A SAVOIR SI LES ANGES, QUE CES PHILOSOPHES CROIENT QU'IL FAUT HONORER EN VUE DE CETTE BÉATITUDE MÊME, VEULENT QU'ON LEUR FASSE DES SACRIFICES OU QU'ON N'EN OFFRE QU'A DIEU SEUL. CHAPITRE II. SENTIMENT DE PLOTIN SUR L'ILLUMINATION D'EN HAUT. CHAPITRE III. BIEN QU'ILS AIENT CONNU LE CRÉATEUR DE L'UNIVERS, LES PLATONICIENS SE SONT ÉCARTÉS DU VRAI CULTE DE DIEU EN RENDANT LES HONNEURS DIVINS AUX BONS ET AUX MAUVAIS ANGES. CHAPITRE IV. LE SACRIFICE N'EST DU QU'A DIEU SEUL. CHAPITRE V. DES SACRIFICES QUE DIEU N'EXIGE PAS ET QUI ONT ÉTÉ LA FIGURE DE CEUX QU'IL EXIGE EFFECTIVEMENT. CHAPITRE VI. DU VRAI ET PARFAIT SACRIFICE. CHAPITRE VII. LES SAINTS ANGES ONT POUR NOUS UN AMOUR SI PUR QU'ILS VEULENT, NON PAS QUE NOUS LES ADORIONS, MAIS QUE NOUS ADORIONS LE SEUL VRAI DIEU. CHAPITRE VIII. DES MIRACLES QUE DIEU A DAIGNÉ OPÉRER PAR LE MINISTÈRE DES ANGES A L'APPUI DE SES PROMESSES, POUR CORROBORER LA FOI DES JUSTES. CHAPITRE IX. DES INCERTITUDES DU PLATONICIEN PORPHYRE TOUCHANT LES ARTS ILLICITES ET DÉMONIAQUES. CHAPITRE X. DE LA THÉURGIE, QUI PERMET D'OPÉRER DANS LES ÂMES UNE PURIFICATION TROMPEUSE PAR L'INVOCATION DES DÉMONS. CHAPITRE XI. DE LA LETTRE DE PORPHYRE A L'ÉGYPTIEN ANÉBON, OU IL LE PRIE DE L'INSTRUIRE TOUCHANT LES DIVERSES ESPÈCES DE DÉMONS. CHAPITRE XII. DES MIRACLES QU'OPÈRE LE VRAI DIEU PAR LE MINISTÈRE DES SAINTS ANGES. CHAPITRE XIII. INVISIBLE EN SOI, DIEU S'EST RENDU SOUVENT VISIBLE, NON TEL QU'IL EST, MAIS TEL QUE LES HOMMES LE POUVAIENT VOIR. CHAPITRE XIV. IL NE FAUT ADORER QU'UN SEUL DIEU, NON-SEULEMENT EN VUE DES BIENS ÉTERNELS, MAIS EN VUE MÊME DES BIENS TERRESTRES QUI DÉPENDENT TOUS DE SA PROVIDENCE. CHAPITRE XV. DU MINISTÈRE DES SAINTS ANGES, INSTRUMENTS DE LA PROVIDENCE DIVINE. CHAPITRE XVI. SI NOUS DEVONS, POUR ARRIVER A LA VIE BIENHEUREUSE, CROIRE PLUTÔT CEUX D'ENTRE LES ANGES QUI VEULENT QU'ON LES ADORE QUE CEUX QUI VEULENT QU'ON N'ADORE QUE DIEU. CHAPITRE XVII. DE L'ARCHE DU TESTAMENT ET DES MIRACLES QUE DIEU OPÉRA POUR FORTIFIER L'AUTORITÉ DE SA LOI ET DE SES PROMESSES. CHAPITRE XVIII. CONTRE CEUX QUI NIENT QU'IL FAILLE S'EN FIER AUX LIVRES SAINTS TOUCHANT LES MIRACLES ACCOMPLIS POUR L'INSTRUCTION DU PEUPLE DE DIEU. CHAPITRE XIX. QUEL EST L'OBJET DU SACRIFICE VISIBLE QUE LA VRAIE RELIGION ORDONNE D'OFFRIR AU SEUL DIEU INVISIBLE ET VÉRITABLE. CHAPITRE XX. DU VÉRITABLE ET SUPRÊME SACRIFICE EFFECTUÉ PAR LE CHRIST LUI-MÊME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES. CHAPITRE XXI. DU DEGRÉ DE PUISSANCE ACCORDÉ AUX DÉMONS POUR PROCURER, PAR DES ÉPREUVES PATIEMMENT SUBIES, LA GLOIRE DES SAINTS, LESQUELS N'ONT PAS VAINCU LES DÉMONS EN LEUR FAISANT DES SACRIFICES, MAIS EN RESTANT FIDÈLES A DIEU. CHAPITRE XXII. OU EST LA SOURCE DU POUVOIR DES SAINTS CONTRE LES DÉMONS ET DE LA VRAIE PURIFICATION DU COEUR. CHAPITRE XXIII. DES PRINCIPES DE LA PURIFICATION DE L'AME SELON LES PLATONICIENS. CHAPITRE XXIV. DU PRINCIPE UNIQUE ET VÉRITABLE QUI SEUL PURIFIE ET RENOUVELLE LÀ NATURE HUMAINE. CHAPITRE XXV. TOUS LES SAINTS QUI ONT VÉCU SOUS LA LOI ÉCRITE ET DANS LES TEMPS ANTÉRIEURS ONT ÉTÉ JUSTIFIÉS PAR LA FOI EN JÉSUS-CHRIST. 29 CHAPITRE XXVI. DES CONTRADICTIONS DE PORPHYRE FLOTTANT INCERTAIN ENTRE LA CONFESSION DU VRAI DIEU ET LE CULTE DES DÉMONS. CHAPITRE XXVII. PORPHYRE S'ENGAGE DANS L'ERREUR PLUS AVANT QU'APULÉE ET TOMBE DANS L'IMPIÉTÉ. CHAPITRE XXVIII. QUELS CONSEILS ONT AVEUGLÉ PORPHYRE ET L'ONT EMPÊCHÉ DE CONNAÎTRE LA VRAIE SAGESSE, QUI EST JÉSUS-CHRIST. CHAPITRE XXIX. DE L'INCARNATION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST REPOUSSÉE PAR L'ORGUEIL IMPIE DES PLATONICIENS. CHAPITRE XXX. SUR COMBIEN DE POINTS PORPHYRE A RÉFUTÉ ET CORRIGÉ LA DOCTRINE DE PLATON. CHAPITRE XXXI. CONTRE LES PLATONICIENS QUI FONT L'ÂME COÉTERNELLE A DIEU. 37 CHAPITRE XXXII. LA VOIE UNIVERSELLE DE LA DÉLIVRANCE DE L'ÂME NOUS EST OUVERTE PAR LA SEULE GRÂCE DU CHRIST. CHAPITRE PREMIER. LES PLATONICIENS TOMBANT D'ACCORD QUE DIEU SEUL EST LA SOURCE DE LA BÉATITUDE VÉRITABLE, POUR LES ANGES COMME POUR LES HOMMES, IL RESTE A SAVOIR SI LES ANGES, QUE CES PHILOSOPHES CROIENT QU'IL FAUT HONORER EN VUE DE CETTE BÉATITUDE MÊME, VEULENT QU'ON LEUR FASSE DES SACRIFICES OU QU'ON N'EN OFFRE QU'A DIEU SEUL. C'est un point certain pour quiconque use un peu de sa raison que tous les hommes veulent être heureux; mais qui est heureux et d'où vient le bonheur ? voilà le problème où s'exerce la faiblesse humaine et qui a soulevé parmi les philosophes tant de grandes et vives controverses. Nous n'avons pas dessein de les ranimer; ce serait un long travail, inutile à notre but. Il nous suffit qu'on se rappelle ce que nous avons dit au huitième livre, alors que nous étions en peine de faire un choix parmi les philosophes, pour débattre avec eux la question du bonheur de la vie future et savoir s'il est nécessaire pour y parvenir d'adorer plusieurs dieux ou s'il ne faut adorer que le seul vrai Dieu , créateur des dieux eux-mêmes. On peut se souvenir, ou au besoin s'assurer par une seconde lecture, que nous avons choisi les Platoniciens, les plus justement célèbres parmi les philosophes, parce qu'ayant su comprendre que l'âme humaine, toute immortelle et raisonnable qu'elle est, ne peut arriver à la béatitude que par sa participation à la lumière de celui qui l'a faite et qui a fait le monde, ils en ont conclu que nul n'atteindra l'objet des désirs de tous les hommes, savoir le bonheur, qu'à condition d'être uni par un amour chaste et pur à cet être unique, parfait et immuable qui est Dieu. Mais comme ces mêmes philosophes, entraînés par les erreurs populaires, ou, suivant le mot de l'Apôtre, perdus dans le néant de leurs spéculations 1, 1. Rom. I,21. ont cru qu'il fallait adorer plusieurs dieux, au point même que quelques-uns d'entre eux sont tombés dans l'erreur déjà longuement réfutée du culte des démons, il faut rechercher maintenant, avec l'aide de Dieu, quel est, touchant la religion et la piété, le sentiment des anges, c'est-à-dire de ces êtres immortels et bienheureux établis dans les sièges célestes, Dominations, Principautés, Puissances, que ces philosophes appellent dieux, et quelques-uns bons démons, ou, comme nous, anges; en termes plus précis, il faut savoir si ces esprits célestes veulent que nous leur rendions les honneurs sacrés, que nous leur offrions des sacrifices, que nous leur consacrions nos biens et nos personnes, ou que tout cela soit réservé à Dieu seul, leur dieu et le nôtre. Tel est, en effet, le culte qui est dû à la divinité ou plus expressément à la déité, et pour désigner ce culte en un seul mot, faute d'expression latine suffisamment appropriée, je me servirai d'un mot grec. Partout où les saintes Ecritures portent latreia, nous traduisons par service; mais ce service qui est dû aux hommes et dont parle l'Apôtre, quand il prescrit aux serviteurs d'être soumis à leurs maîtres 1, est désigné en grec par un autre terme 2. Le mot latrei au contraire, selon l'usage de ceux qui ont traduit en grec le texte hébreu de la Bible , exprime toujours, ou presque toujours, le service qui est dû à Dieu. C'est pourquoi il semble que le mot culte né se rapporte pas d'une manière assez exclusive à Dieu, puisqu'on s'en sert pour désigner aussi les honneurs rendus à des hommes, soit pendant leur vie, soit après leur mort. De plus, il ne se rapporte pas seulement aux êtres auxquels nous nous soumettons par une humilité religieuse, mais aussi aux choses qui 1. Eph, VI, 5. 2. Ce terme est douleia. Saint Augustin développe en d'autres ouvrages la distinction de la douleia et de latreia . (Voyez le livre XV Contra Faust., n.9 et le livre XX, n. 21. Comp. Lettres, CII, n. 20 et ailleurs). Il résume ainsi sa pensée dans ses Quœst. in Exod., qu. 94 : « La douleia est due à Dieu, en tant que Seigneur; la latreia est due à Dieu, en tant que Dieu, et à Dieu seul. » (195) nous sont soumises; car de ce mot dérivent agriculteurs, colons et autres. De même, les païens n'appellent leurs dieux coelicoles qu'à titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire qu'on les assimile à cette espèce de colons qui sont attachés au sol natal pour le cultiver sous leurs maîtres; le mot colon est pris ici au sens où l'a employé un des maîtres de la langue latine dans ce vers: « Il était une antique cité habitée par des colons tyriens ». C'est dans le même sens qu'on appelle colonies les Etats fondés par ces essaims de peuples qui sortent d'un Etat plus grand. En somme, il est très-vrai que le mot culte, pris dans un sens propre et précis, ne se rapporte qu'à Dieu seul; mais comme on lui donne encore d'autres acceptions, il s'ensuit que le culte exclusivement dû à Dieu ne peut en notre langue s'exprimer d'un seul mot. Le mot de religion semblerait désigner plus distinctement, non toute sorte de culte, mais le culte de Dieu, et c'est pour cela qu'on s'en est servi pour rendre le mot grec treskeia. Toutefois, comme l'usage de notre langue fait dire aux savants aussi bien qu'aux ignorants, qu'il faut garder la religion de la famille, la religion des affections et des relations sociales, il est clair qu'en appliquant ce mot au culte de la déité, on n'évite pas l'équivoque ; et dire que la religion n'est autre chose que le culte de Dieu, ce serait retrancher par une innovation téméraire l'acception reçue, qui comprend dans la religion le respect des liens du sang et de la société humaine 2. Il en est de même du mot piété, en grec eusebeia . Il désigne proprement le culte de Dieu 3; et cependant on dit aussi la piété envers les parents, et le peuple s'en sert même pour marquer les oeuvres de miséricorde, usage qui me paraît venir de ce que Dieu recommande particulièrement ces oeuvres et les égale ou même les préfère aux sacrifices. De là vient qu'on donne à Dieu même le titre de pieux 4. Toutefois les Grecs ne se servent pas du mot eusebein dans ce sens, et c'est pourquoi, en certains passages de l'Ecriture, afin de marquer plus fortement la distinction, ils ont préféré au mot eusebeia, qui désigne le culte en général, le mot tesebeia qui exprime exclusivement le culte de Dieu. Quant à nous, il 1.Virgile, Énéide, livre I, vers 12. 2. Voyez Cicéron , Pro Rosc. Amer., cap. 24. 3. Voyez Sophocle, Philoct , vers 1440-1444. 4. II Par. XXX, 9 ; Eccli. II, 13; Judith, VII, 20. nous est impossible de rendre par un seul mot l'une ou l'autre de ces deux idées. Nous disons donc que ce culte, que les Grecs appellent latreia et nous service, mais service exclusivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs appellent aussi treskeia, et nous religion, mais religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte enfin que les Grecs appellent d'un seul mot, teosebeia, et nous en trois mots, culte de Dieu, ce culte n'appartient qu'à Dieu seul, au vrai Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs 1. Cela posé, il suit, de deux choses l'une: que si les esprits bienheureux et immortels qui habitent les demeures célestes ne nous aiment pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne devons pas les honorer, et si, au contraire, ils nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne peuvent nous vouloir heureux que comme ils le sont eux-mêmes; car comment notre béatitude aurait-elle une autre source que la leur? CHAPITRE II. SENTIMENT DE PLOTIN SUR L'ILLUMINATION D'EN HAUT. Mais nous n'avons sur ce point aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l'école platonicienne. Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages, que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu'eux, qui les illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication d'elle-même, les rend heureux et parfaits. Plotin , commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l'âme du monde, n'a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l'âme, par qui elle a été créée, qui l'illumine et la fait briller de la splendeur de l'intelligible. Pour faire comprendre ces choses de l'ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l'âme, la lune; car c'est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand platonicien pense donc que l'âme raisonnable, ou plutôt l'âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n'hésite pas à reconnaître l'existence et qu'il 1. Ps. LXXXI, 6; Jean, X, 34, 35. (196) place dans le ciel), cette âme, dis-je, n'a au-dessus de soi que Dieu, créateur du monde et de l'âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et de la vérité 1. Or, cette doctrine est parfaitement d'accord avec l'Evangile, où il est dit: « Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s'appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde 2 ». Cette distinction montre assez que l'âme raisonnable et intellectuelle, telle qu'elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière, et qu'elle ne brille qu'en participant à la lumière véritable. C'est ce que reconnaît le même saint Jean, quand il ajoute, rendant témoignage à la lumière: « Nous avons tous reçu de sa plénitude 3 » CHAPITRE III. BIEN QU'ILS AIENT CONNU LE CRÉATEUR DE L'UNIVERS, LES PLATONICIENS SE SONT ÉCARTÉS DU VRAI CULTE DE DIEU EN RENDANT LES HONNEURS DIVINS AUX BONS ET AUX MAUVAIS ANGES. Cela étant, si les Platoniciens et les autres philosophes qui acceptent ces mêmes principes, connaissant Dieu, le glorifiaient comme Dieu et lui rendaient grâces, s'ils ne se perdaient pas dans leurs vaines pensées, s'ils n'étaient point complices des erreurs populaires, soit qu'ils en aient eux-mêmes semé le germe, soit qu'ils n'osent en surmonter l'entraînement, ils confesseraient assurément que ni les esprits immuables et bienheureux, ni les hommes mortels et misérables ne peuvent être ou devenir heureux qu'en servant cet unique Dieu des dieux, qui est le nôtre et le leur. C'est à lui que nous devons, pour parler comme les Grecs, rendre le culte de latrie, soit dans les actes extérieurs, soit au dedans de nous; car nous sommes son temple, tous ensemble comme chacun en particulier et il daigne également prendre pour demeure et chaque fidèle et le corps de l'Eglise, sans être plus grand dans le tout que dans chaque 1. Voyez Plotin, Ennéades, II, lib. IX, cap. 2 et 3. - Comp. ibid., III, lib. IX, cap. 1; lib. V, cap. 3; lib. VIII, cap.9. 2. Jean, I, 6-9 - 3. Ibid. 16. - 1 Cor. III, 16, 17. partie, parce que sa nature est incapable de toute extension et de toute division. Quand notre coeur est élevé vers lui, il est son autel; son Fils unique est le prêtre par qui nous le fléchissons; nous lui immolons des victimes sanglantes, quand nous versons notre sang pour la vérité et pour lui; l'amour qui nous embrase en sa présence d'une flamme sainte et pieuse lui est le plus agréable encens; nous lui offrons les dons qu'il nous a faits, et nous nous offrons, nous nous rendons nous-mêmes à notre créateur; nous rappelons le souvenir de ses bienfaits, par des fêtes solennelles, de peur que le temps n'amène l'ingratitude avec l'oubli; enfin nous lui vouons sur l'autel de notre coeur, où rayonne le feu de la charité, une hostie d'humilité et de louange. C'est pour le voir, autant qu'il peut être vu, c'est pour être unis à lui que nous nous purifions de la souillure des péchés et des passions mauvaises, et que nous cherchons une consécration dans la vertu de son nom; car il est la source de notre béatitude et la fin de tous nos désirs. Nous attachant donc à lui, ou plutôt nous y rattachant, au lieu de nous en détacher pour notre malheur, le méditant et le relisant sans cesse (d'où vient, dit-on 1, le mot religion), nous tendons vers lui par l'amour, afin de trouver en lui le repos et de posséder la béatitude en possédant la perfection. Ce souverain bien, en effet, dont la recherche a tant divisé les philosophes, n'est autre chose que l'union avec Dieu; c'est en le saisissant, si on peut ainsi dire, par un embrassement spirituel, que l'âme devient féconde en véritables vertus. Aussi nous est-il ordonné d'aimer ce bien de tout notre coeur, de toute notre âme et de toute notre vertu. Vers lui doivent nous conduire ceux qui nous aiment; vers lui nous devons conduire ceux que nous aimons. Et par là s'accomplissent ces deux commandements qui renferment la loi et les Prophètes: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de tout ton esprit ». - « Tu aimeras ton prochain comme toi-même 2 ». Pour apprendre à l'homme à s'aimer lui-même comme il convient, une fin lui a été proposée à laquelle il doit rapporter 1. Dans ce passage étrange, saint Augustin parait faire allusion à Cicéron, qui dérive quelque part religio de relegere : « Qui omnia quœ ad Dei cultum pertinerent diligenter pertractarent et quasi relegerent sunt dicti religiosi ex relegendo (De nul. Deor., II, 28) ». Lactance veut que religio vienne de religare (Inst., IV, 28). 2. Mati. XII, 37-40. (197) toutes ses actions pour être heureux; car on ne s'aime que pour être heureux, et cette fin, c'est d'être uni à Dieu 1. Lors donc que l'on commande à celui qui sait déjà s'aimer comme il faut, d'aimer son prochain comme soi-même, que lui commande-t-on, sinon de se porter, autant qu'il est en son pouvoir, à aimer Dieu? Voilà le vrai culte de Dieu, voilà la vraie religion, voilà la solide piété, voilà le service qui n'est dû qu'à Dieu. Quelque hautes, par conséquent, que soient l'excellence et les vertus des puissances angéliques, si elles nous aiment comme elles-mêmes, elles doivent souhaiter que nous soyons soumis, pour être heureux, à celui qui doit aussi avoir leur soumission pour faire leur bonheur, Si elles ne servent pas Dieu, elles sont malheureuses, étant privées de Dieu; si elles servent Dieu, elles ne veulent pas qu'on les serve à la place de Dieu, et leur amour pour lui les fait au contraire acquiescer à cette sentence divine: « Celui qui sacrifiera à d'autres dieux qu'au Seigneur sera exterminé 2». CHAPITRE IV. LE SACRIFICE N'EST DU QU'A DIEU SEUL. Sans parler en ce moment des autres devoirs religieux, il n'y a personne au monde qui osât dire que le sacrifice soit dû à un autre qu'à Dieu. Il est vrai qu'on a déféré à des hommes beaucoup d'honneurs qui n'appartiennent qu'à Dieu, soit par un excès d'humilité, soit par une pernicieuse flatterie; mais, outre qu'on ne cessait pas de regarder comme des hommes ceux à qui on donnait ces témoignages d'honneur, de vénération, et; si l'on veut, d'adoration, qui jamais a pensé devoir offrir des sacrifices à un autre qu'à celui qu'il savait, ou croyait, ou voulait faire- croire être Dieu? Or, que le sacrifice-soit une pratique très-ancienne du culte de Dieu, c'est ce qui est assez prouvé par les sacrifices de Caïn et d'Abel, le premier rejeté de Dieu, le second regardé d'un oeil favorable. CHAPITRE V. DES SACRIFICES QUE DIEU N'EXIGE PAS ET QUI ONT ÉTÉ LA FIGURE DE CEUX QU'IL EXIGE EFFECTIVEMENT. Qui serait assez insensé pour croire que 1. Ps. LXXII,28.- 2.Exod. XXII, 20. Dieu ait besoin des choses qu'on lui offre en sacrifice? L'Ecriture sainte témoigne le contraire en plusieurs endroits, et il suffira de rapporter cette parole du Psaume: « J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, car vous n'avez pas besoin de mes biens 1 » . Ainsi, Dieu n'a besoin ni des animaux qu'on lui sacrifie, ni d'aucune chose terrestre et corruptible, ni même de la justice de l'homme, et tout le culte légitime qui lui est rendu n'est utile qu'à l'homme qui le lui rend. Car on rie dira pas qu'il revienne quelque chose à la fontaine de ce qu'on s'y désaltère, ou à la lumière de ce qu'on la voit. Que si les anciens patriarches ont immolé à Dieu des victimes, ainsi que nous en trouvons des exemples dans 1'Ecriture, mais sans les imiter, ce n'était qu'une figure de nos devoirs actuels envers Dieu, c'est-à-dire du devoir de nous unir à lui et de porter vers lui notre prochain. Le sacrifice est donc un sacrement, c'est-à-dire un signe sacré et visible de l'invisible sacrifice. C'est pour cela que l'âme pénitente dans le Prophète ou le Prophète lui-même, cherchant à fléchir Dieu pour ses péchés, lui dit: « Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous « l'aurais offert avec joie; mais vous n'avez point les holocaustes pour agréables. Le vrai sacrifice est une âme brisée de tristesse; vous ne dédaignez pas, ô mon Dieu! un coeur contrit et humilié ». Remarquons qu'en disant que Dieu ne veut pas de sacrifices, le Prophète fait voir en même temps qu'il en est un exigé de Dieu. Il ne veut point le sacrifice d'une bête égorgée, mais celui d'un coeur contrit. Ainsi ce que Dieu ne veut pas, selon le Prophète, est ici la figure de ce que Dieu veut. Dieu ne veut pas les sacrifices, mais seulement au sens où les insensés s'imaginent qu'il les veut, c'est-à-dire pour y prendre plaisir et se satisfaire lui-même; car s'il n'avait pas voulu que les sacrifice qu'il demande, comme, par exemple, celui d'un coeur contrit et humilié par le repentir, fussent signifiés par les sacrifices charnels qu'on a cru qu'il désirait pour lui-même, il n'en aurait pas prescrit l'offrande dans l'ancienne loi. Aussi devaient-ils être changés au temps convenable et déterminé, de peur qu'on ne les crût agréables à Dieu par eux-mêmes, et non comme figure de sacrifices plus dignes de lui. De là ces paroles d'un 1. Ps. XV, 2.- 2. Ps. L, 18 et 19. (198) autre psaume: « Si j'ai faim, je ne vous le dirai pas; car tout l'univers est à moi, avec tout ce qu'il enferme. Mangerai-je la chair des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs 1? » Comme si Dieu disait: Quand j'aurais besoin de ces choses, je ne vous les demanderais pas, car elles sont en ma puissance. Le Psalmiste, pour expliquer le sens de ces paroles, ajoute « Immolez à Dieu un sacrifice de louanges, et offrez vos voeux au Très-Haut. Invoquez-moi au jour de la tribulation ; je vous délivrerai et je vous glorifierai 2 » . - « Qu'offrirai-je », dit un autre prophète, qu'offrirai-je au Seigneur qui soit digne de lui? fléchirai-je le genou devant le Très-Haut? lui offrirai-je pour holocaustes des veaux d'un an? peut-il être apaisé par le sacrifice de mille béliers ou de mille boucs engraissés? lui sacrifierai-je mon premier-né pour mon impiété et le fruit de mes entrailles pour le péché de mon âme? Je t'apprendrai, ô homme! ce que tu dois faire et ce que Dieu demande de toi: pratique la justice, aime la miséricorde, et sois toujours prêt à marcher devant le Seigneur ton Dieu3». Ces paroles font assez voir que Dieu ne demande pas les sacrifices charnels pour eux-mêmes, mais comme figure des sacrifices véritables. Il est dit aussi dans l'épître aux Hébreux: « N'oubliez pas d'exercer la charité et de faire part de votre bien aux pauvres; car c'est par de tels sacrifices qu'on est agréable à Dieu 4». Ainsi, quand il est écrit: « J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice 5 , il ne faut entendre autre chose sinon qu'un sacrifice est préféré à l'autre, attendu que ce qu'on appelle vulgairement sacrifice n'est que le signe du sacrifice véritable. Or, la miséricorde est le sacrifice véritable; ce qui a fait dire à l'Apôtre: « C'est par de tels sacrifices qu'on se rend agréable à Dieu ». Donc toutes les prescriptions divines touchant les sacrifices du temple ou du tabernacle se rapportent à l'amour de Dieu et du prochain; car, ainsi qu'il est écrit: « Ces deux commandements renferment la loi et les Prophètes 6 » . 1. Ps. XLIX, 12, 13.- 2. Ibid. 14 et 15. - 3. Mich. VI, 6, 7 et 8. - 4. Hébr. XIII, 16. - 5. Osée, VI, 6. - 6. Matt. XXII, 40. CHAPITRE VI. DU VRAI ET PARFAIT SACRIFICE. Ainsi le vrai sacrifice, c'est toute oeuvre accomplie pour s'unir à Dieu d'une sainte union, c'est-à-dire toute oeuvre qui se rapporte à cette fin suprême et unique où est le bonheur. C'est pourquoi la miséricorde même envers le prochain n'est pas un sacrifice, si on ne l'exerce en vue de Dieu. Le sacrifice en effet, bien qu'offert par l'homme, est chose divine, comme l'indique le mot lui-même, qui signifie action sacrée. Aussi l'homme même consacré et voué à Dieu est un sacrifice, en tant qu'il meurt au monde pour vivre en Dieu; car cette consécration fait partie de la miséricorde que chacun exerce envers soi-même, et c'est pour cela qu'il est écrit : « Aie pitié de son âme en te rendant agréable à Dieu 1 ». Notre corps est pareillement un sacrifice, quand nous le mortifions par la tempérance, si nous agissons de la sorte pour plaire à Dieu, comme nous y sommes tenus, et que loin de prêter nos membres au péché pour lui servir d'instrument d'iniquité 2, nous les consacrions à Dieu pour en faire des instruments de justice. C'est à quoi l'Apôtre nous exhorte en nous disant: « Je vous conjure, mes frères, par la miséricorde de Dieu, de lui offrir vos corps comme une victime vivante, sainte et agréable à ses yeux, et de « lui rendre un culte raisonnable et spirituel 3 ». Or, si le corps, dont l'âme se sert comme d'un serviteur et d'un instrument, est un sacrifice, quand l'âme rapporte à Dieu le service qu'elle en tire, à combien plus forte raison l'âme elle-même est-elle un sacrifice, quand elle s'offre à Dieu, afin qu'embrasée du feu de son amour, elle se dépouille de toute concupiscence du siècle et soit comme renouvelée par sa soumission à cet être immuable qui aime en elle les grâces qu'elle a reçues de sa souveraine beauté ? C'est ce que le même apôtre insinue en disant: « Ne vous conformez point au siècle présent; mais transformez-vous par le renouvellement de l'esprit, afin que vous connaissiez ce que Dieu demande de vous, c'est-à-dire ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait 4 » . Puis donc que les oeuvres de miséricorde rapportées à Dieu sont de vrais 1. Eccli. XXX, 24 .- 2. Rom. VI, 13 .- 3. Rom. XII, 1 .- 4. Rom. XII, 2. (199) sacrifices, que nous les pratiquions envers nous-mêmes ou envers le prochain, et qu'elles n'ont d'autre fin que de nous délivrer de tout misère et de nous rendre bienheureux, C qui ne peut se faire que par la possession d ce bien dont il est écrit: « M'attacher à Dieu c'est mon bien 1 », il s'ensuit que toute la cité du Rédempteur, c'est-à-dire l'assemblée et la société des saints, est elle-même un sacrifice universel offert à Dieu par le suprême pontife, qui s'est offert pour nous dans si passion, afin que nous fussions le corps de ce chef divin selon cette forme d'esclave 2 dont il s'est revêtu. C'est cette forme, en effet, qu'il a offerte à Dieu, et c'est en elle qu'il a été offert, parce que c'est selon elle qu'il est le médiateur, le prêtre et le sacrifice. Voilà pourquoi l'Apôtre, après nous avoir exhortés à faire de nos corps une victime vivante, sainte et agréable à Dieu, à lui rendre un culte raisonnable et spirituel, à ne pas nous conformer au siècle, mais à nous transformer par un renouvellement d'esprit, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, ce qui est bon, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait, c'est-à-dire le vrai sacrifice qui est celui de tout notre être, l'Apôtre, dis-je, ajoute ces paroles: « Il vous recommande à tous, selon le ministère qui m'a été donné par grâce, de ne pas aspirer à être plus sages qu'il ne faut, mais de l'être avec sobriété, selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun de vous. Car, comme dans un seul corps nous avons plusieurs membres, lesquels n'ont pas tous la même fonction; ainsi, quoique nous soyons plusieurs, nous n'avons qu'un seul corps en Jésus-Christ et nous sommes membres les uns des autres, ayant des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée 3».Tel est le sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en Jésus-Christ, et c'est ce mystère que l'Eglise célèbre assidûment dans le sacrement de l'autel, connu des fidèles 4, où elle apprend qu'elle est offerte elle-même dans l'oblation qu'elle fait à Dieu. 1. Ps. LXXII, 27. - 2. Philipp. II, 7.- 3. Rom. XII, 3-6. 4. On le cachait aux païens et aux catéchumènes. CHAPITRE VII. LES SAINTS ANGES ONT POUR NOUS UN AMOUR SI PUR QU'ILS VEULENT, NON PAS QUE NOUS LES ADORIONS, MAIS QUE NOUS ADORIONS LE SEUL VRAI DIEU. Comme les esprits qui résident dans le ciel, où ils jouissent de la possession de leur créateur, forts de sa vérité, fermes de son éternité et saints par sa grâce, comme ces esprits justement immortels et bienheureux nous aiment d'un amour plein de miséricorde, et désirent que nous soyons délivrés de notre condition de mortalité et de misère pour devenir comme eux bienheureux et immortels, ils ne veulent pas que nos sacrifices s'adressent à eux, mais à celui dont ils savent qu'ils sont comme nous le sacrifice. Nous formons en effet avec eux une seule cité de Dieu, à qui le Psalmiste adresse ces mots : « On a dit des choses glorieuses de toi, ô cité de Dieu 1! » et de cette cité une partie est avec nous errante, et l'autre avec eux secourable. C'est de cette partie supérieure, qui n'a point d'autre loi que la Volonté de Dieu, qu'est descendue, par le ministère des anges, cette Ecriture sainte où il est dit que celui qui sacrifiera à tout autre qu'au Seigneur sera exterminé. Et cette défense a été confirmée par tant de miracles, que l'on voit assez à qui ces esprits immortels et bienheureux, qui nous souhaitent le même bonheur dont ils jouissent eux-mêmes, veulent que nous offrions nos sacrifices. CHAPITRE VIII. DES MIRACLES QUE DIEU A DAIGNÉ OPÉRER PAR LE MINISTÈRE DES ANGES A L'APPUI DE SES PROMESSES, POUR CORROBORER LA FOI DES JUSTES. Si je ne craignais de remonter trop haut, je rapporterais tous les anciens miracles qui furent accomplis pour attester la vérité de cette promesse faite à Abraham tant de milliers d'années avant son accomplissement, que toutes les nations seraient bénies dans sa race 2. En effet, qui n'admirerait qu'une femme stérile ait donné un fils à Abraham 3 , lorsqu'elle avait passé l'âge de la fécondité? que, dans le sacrifice de ce même Abraham, une flamme descendue du ciel ait couru au milieu des victimes divisées 4 ? que les anges, 1. Ps. LXXXVI, 3 .- 2. Gen. XVIII, 18 .- 3. Ibid. XXI, 2 - 4. Au sujet de ce miracle, saint Augustin s'exprime ainsi dans ses Rétractations (livre II, ch. 43, n. 2): « Il ne fallait pas comprendre dans le sacrifice d'Abraham, ni citer comme un miracle, la flamme descendue do ciel entre les victimes diverses, puisque cette flamme fut simplement montrée en vision à Abrabham. » Voyez la Genèse, XV, 17. (200) à qui il donna l'hospitalité comme à des voyageurs, lui aient prédit l'embrasement de Sodome et la naissance d'un fils 1 ? qu'au moment où Sodome allait être consumée par le feu du ciel, ces mêmes anges aient délivré miraculeusement de cette ruine Loth, son neveu 2 ? que la femme de Loth, ayant eu la curiosité de regarder derrière elle pendant sa fuite, ait été transformée en statue de sel, pour nous apprendre qu'une fois rentrés dans la voie du salut, nous ne devons rien regretter de ce que nous laissons derrière nous? Mais combien furent plus grands encore les miracles que Dieu accomplit par Moïse pour délivrer son peuple de la captivité, puisqu'il ne fut permis aux mages du Pharaon, c'est-à-dire du roi d'Egypte, de faire quelques prodiges que pour rendre la victoire de Moïse plus glorieuse 3 ! Ils n'opéraient, en effet, que par les charmes et les enchantements de la magie, c'est-à-dire par l'entremise des démons; aussi furent-ils aisément vaincus par Moïse, qui opérait au nom du Seigneur, créateur du ciel et de la terre, et avec l'assistance des bons anges; de sorte que les mages se trouvant sans pouvoir à la troisième plaie, Moïse en porta le nombre jusqu'à dix (figures de grands mystères) qui fléchirent enfin le coeur du Pharaon et des Egyptiens et les décidèrent à rendre aux Hébreux la liberté. Ils s'en repentirent aussitôt, et, comme ils poursuivaient les fugitifs, la mer s'ouvrit pour les Hébreux qui la passèrent à pied sec, tandis que les Egyptiens furent tous submergés par le retour des eaux 4 . Que dirai-je de ces autres miracles du désert où éclata la puissance divine ? de ces eaux dont on ne pouvait boire et qui perdirent leur amertume au contact du bois qu'on y jeta par l'ordre de Dieu 5; de la manne tombant du ciel pour rassasier ce peuple affamé 6, avec cette circonstance que ce que l'on en ramassait par jour au-delà de la mesure prescrite se corrompait, excepté la veille du sabbat, où la double mesure résistait à la corruption, à cause qu'il n'était pas permis d'en recueillir le jour du sabbat; du camp israélite couvert de cailles venues en 1. Gen. XVIII, 10 et 20. - 2. Ibid. XIX, 17. - 3. Exod. VII, 11 et seq. - 4. Exod. VII, VIII-XII, XIV. - 5. Ibid. XV, 25. - 6. Ibid. XVI, 14. troupe pour satisfaire ce peuple qui voulait manger de la chair et qui en mangea jusqu'au dégoût 1; des ennemis qui s'opposaient au passage de la mer Rouge défaits et taillés en pièces à la prière de Moïse, qui, tenant ses bras étendus en forme de croix, sauva tous les Hébreux jusqu'au dernier 2; de la terre entr'ouverte pour engloutir tout vivants des séditieux et des transfuges, et pour les faire servir d'exemple visible d'une peine invisible 3 ; du rocher frappé de la verge et fournissant assez d'eau pour désaltérer une si grande multitude 4; du serpent d'airain élevé sur un mât et dont l'aspect guérissait les blessures mortelles que les serpents avaient faites aux Hébreux en punition de leurs péchés 5, afin que la mort fût détruite par la figure de la mort crucifiée? c'est ce serpent qui, après avoir été conservé longtemps en mémoire d'un événement si merveilleux, fut depuis brisé avec raison par le roi Ezéchias 6, parce que le peuple commençait à l'adorer comme une idole. CHAPITRE IX. DES INCERTITUDES DU PLATONICIEN PORPHYRE TOUCHANT LES ARTS ILLICITES ET DÉMONIAQUES. Ces miracles et beaucoup d'autres qu'il serait trop long de rapporter, avaient pour objet de consolider le culte du vrai Dieu et d'interdire le polythéisme; ils se faisaient par une foi simple, par une pieuse confiance en Dieu, et non par les charmes et les enchantements de cette curiosité criminelle, de cet art sacrilége qu'ils appellent tantôt magie, tantôt d'un nom plus odieux, goétie 7, ou d'un nom moins décrié, théurgie; car on voudrait faire une différence entre deux sortes d'opérations, et parmi les partisans des arts illicites déclarés condamnables, ceux qui pratiquent la goétie et que le vulgaire appelle magiciens 8, tandis qu'au contraire ceux qui se bornent à la théurgie seraient dignes d'éloges; mais la vérité est que les uns et les autres sont entraînés au culte trompeur des démons qu'ils adorent sous le nom d'anges. 1. Num. XI, 31, 32 et 33. - 2. Exod. XVII, 11. - 3. Nom. XVI, 32. - 4. Exod. XVII, 6. - 5. Num. XXI, 6-9. - 6. IV Reg. XVIII, 4. 7. La goétie (goéteia) est, suivant Suidas et Eustathe, cette partie de la magie qui consiste à évoquer les morts, à l'aide de certains gémissements ( apo ton goon ) poussés autour de leurs tombeaux. 8. Saint Augustin se sert du mot maleficus. Et en effet, les magiciens et les astrologues étaient punis par les lois sous le nom de mathematici et de malefici. Voyez le Corpus juris , lib. IX Codicis, tit. 8. (201) Porphyre 1 promet une certaine purification de l'âme à l'aide de la théurgie, mais il ne la promet qu'en hésitant et pour ainsi dire en rougissant, et d'ailleurs il nie formellement que le retour de l'âme à Dieu se - puisse faire par ce chemin 2; de sorte qu'on le voit flotter entre les coupables secrets d'une curiosité sacrilège et les maximes de la philosophie. Tantôt en effet il nous détourne de cet art impur comme dangereux dans la pratique et prohibé par les lois, tantôt entraîné par les adeptes, il accorde que la théurgie sert à purifier une partie de l'âme, non pas, il est vrai, cette partie intellectuelle qui perçoit la vérité des choses intelligibles et absolument éloignées des sens, mais du moins cette partie spirituelle qui saisit les images sensibles. Celle-ci, suivant Porphyre , à l'aide de certaines consécrations théurgiques nommées Télètes 3, devient propre au commerce des esprits et des anges et capable de la vision des dieux. Il convient toutefois que ces consécrations ne servent de rien pour purifier l'âme intellectuelle et la rendre apte à voir son Dieu et à contempler les existences véritables. On jugera par un tel aveu de ce que peut être cette vision théurgique où l'on ne voit rien de ce qui existe véritablement. Porphyre ajoute que l'âme, ou, pour me servir de son expression favorite, l'âme intellectuelle peut s'élever aux régions supérieures sans que la partie spirituelle ait été purifiée par aucune opération de la théurgie, et que la théurgie, en purifiant cette partie spirituelle, ne peut pas aller jusqu'à lui donner la durée immortelle de l'éternité4. Enfin, tout en distinguant les anges qui habitent, suivant lui, l'éther ou l'empyrée, d'avec les démons, dont l'air est le séjour, et tout en nous conseillant de rechercher l'amitié de quelque démon, qui veuille 1. Un des principaux philosophes de l'école d'Alexandrie. Il naquit l'an 232 de J.-C. Bien qu'on ait voulu le faire Juif, il était certainement de Syrie. Son nom était Malchus, qui fut traduit en grec, tantôt par Basileus , tantôt par Porphurios . Disciple et ami de Plotin, il recueillit et édita ses ouvrages sous le nom d'Ennéades. Lui-même composa un grand nombre d'écrits, presque tous perdu,. Ceux dont parle saint Augustin, dans ce chapitre et les suivants, sont la Lettre à Anébon, ouvrage que nous avons conservé, le traité du Retour de l'âme vers Dieu, et le fameux écrit Contre les chrétiens. Nous n'avons plus ces deux derniers ouvrages. Voyez Fabricius, Biblioth. grœc., tome IV, page 192 seq. 2. Lettre à Anébon, page 9, édit de Th. Gale, Oxford, 1678. 3. Les Télètes ( teletai) étaient certains rites magiques estimés parfaits par les adeptes. Voyez Apulée, passim. 4. Cette distinction établie par Porphyre entre la partie simplement spirituelle de l'âme et la partie intellectuelle et supérieure est déjà dans Plotin (Voyez I Enn., lib. I, cap. 8). En général, les Alexandrins distinguent dans l'homme trois principes : 1° le corps ; 2° l'âme, supérieure au corps (psuché) ; 3° l'esprit (nous), supérieur au corps et à l'âme. bien après notre mort nous soulever un peu de terre (car c'est par une autre voie que nous parvenons, suivant lui, à la société des anges), Porphyre en définitive avoue assez clairement qu'il faut éviter le commerce des démons, quand il nous représente l'âme tourmentée des peines de l'autre vie et maudissant le culte des démons dont elle s'est laissé charmer. Il n'a pu même s'empêcher de reconnaître que cette théurgie, par lui vantée comme nous conciliant les anges et les dieux, traite avec des puissances qui envient à l'âme sa purification ou qui favorisent la passion de ceux qui la lui envient, Il rapporte à ce sujet les plaintes de je ne sais quel Chaldéen : « Un homme de bien, de Chaldée, dit-il, se plaint qu'après avoir pris beaucoup de peine à purifier une âme, il n'y a pas réussi, parce qu'un autre magicien, poussé par l'envie, a lié g les puissances par ses conjurations et rendu leur bonne volonté inutile ». Ainsi, ajoute Porphyre, « les liens formés par celui-ci, l'autre n'a pu les rompre » ; d'où il conclut que la théurgie sert à faire du mal comme du bien chez les dieux et chez les hommes; et, de plus, que les dieux ont aussi des passions et sont -agités par ces mêmes troubles qui, suivant Apulée, sont communs aux hommes et aux démons, mais ne peuvent atteindre les dieux placés par Platon dans une région distincte et supérieure.