CHAPITRE X. DE LA THÉURGIE, QUI PERMET D'OPÉRER DANS LES ÂMES UNE PURIFICATION TROMPEUSE PAR L'INVOCATION DES DÉMONS. Voici donc qu'un philosophe platonicien, Porphyre, réputé plus savant encore qu'Apulée, nous dit que les dieux peuvent être assujétis aux passions et aux agitations des hommes Par je ne sais quelle science théurgique; nous voyons en effet que des conjurations ont suffi pour les effrayer et pour les faire renoncer à la purification d'une âme, de sorte que celui qui commandait le mal a eu plus d'empire sur eux que celui qui leur commandait le bien et qui se servait pourtant du même art. Qui ne reconnaît là les démons et leur imposture, à moins d'être du nombre de leurs esclaves et entièrement destitué de la grâce du véritable libérateur? Car si l'on avait affaire à des dieux bons, la purification bienveillante d'une âme (202) triompherait sans doute de la jalousie d'un magicien malfaisant; ou si les dieux jugeaient que la purification ne fût pas méritée, au moins ne devaient-ils pas s'épouvanter des conjurations d'un envieux, ni être arrêtés, comme le rapporte formellement Porphyre, par la crainte d'un dieu plus puissant, mais plutôt refuser ce qu'on leur demande par une libre décision. N'est-il pas étrange que ce bon Chaldéen, qui désirait purifier une âme par des consécrations théurgiques, n'ait pu trouver un dieu supérieur, qui, en imprimant aux dieux subalternes une terreur plus forte, les obligeât à faire le bien qu'on réclamait d'eux, ou, en les délivrant de toute crainte, leur permît de faire ce bien librement ? Et toutefois l'honnête théurge manqua de recettes magiques pour purifier d'abord de cette crainte fatale les dieux qu'il invoquait comme purificateurs. Je voudrais bien savoir comment il se fait qu'il y ait un dieu plus puissant pour imprimer la terreur aux dieux subalternes, et q u'il n'y en ait pas pour lés en délivrer. Est-ce donc à dire qu'il est aisé de trouver un dieu quand il s'agit non d'exaucer la bienveillance, mais l'envie, non de rassurer les dieux inférieurs, pour qu'ils fassent du bien, mais de les effrayer, pour qu'ils n'en fassent pas? O merveilleuse purification des âmes! sublime théurgie, qui donne à l'immonde envie plus de force qu'à la pure bienfaisance! ou plutôt détestable et dangereuse perfidie des malins esprits, dont il faut se détourner avec horreur, pour prêter l'oreille à une doctrine salutaire! Car ces belles imagés des anges et des dieux, qui, suivant Porphyre, apparaissent à l'âme purifiée, que sont-elles autre chose, en supposant que ces rites impurs et sacrilèges aient en effet la vertu de les faire voir, que sont-elles, sinon ce que dit l'Apôtre 1 , c'est à savoir: « Satan transformé en ange de lumière? » C'est lui qui, pour engager les âmes dans les mystères trompeurs des faux dieux et pour les détourner du vrai culte et du vrai Dieu, seul purificateur et médecin des âmes, leur envoie ces fantômes décevants, véritable protée, habile à revêtir toutes les formes 2, tour à tour persécuteur acharné et persécuteur perfide, toujours malfaisant. 1. II Cor. XI, 14 2. Virgile, Géorg., livre IV, V, 411. CHAPITRE XI. DE LA LETTRE DE PORPHYRE A L'ÉGYPTIEN ANÉBON, OU IL LE PRIE DE L'INSTRUIRE TOUCHANT LES DIVERSES ESPÈCES DE DÉMONS. Porphyre a été mieux inspiré dans sa lettre à l'égyptien Anébon, où, en ayant l'air de le consulter et de lui faire des questions, il démasque et renverse tout cet art sacrilége. 11 s'y déclare ouvertement contre tous les démons, qu'il tient pour des êtres dépourvus de sagesse, attirés vers la terre par l'odeur des sacrifices, et séjournant à cause de cela, non dans l'éther, mais dans l'air, au-dessous de la lune et dans le globe même de cet astre. Il n ose pas cependant attribuer à tous les démons toutes les perfidies, malices et stupidités dont il est justement choqué. Il dit, comme les autres, qu'il y a quelques bons démons, tout en confessant que cette espèce d'êtres est généralement dépourvue de sagesse. Il s'étonne que les sacrifices aient l'étrange vertu non-seulement d'incliner les dieux, mais de les contraindre à faire ce que veulent les hommes, et il n'est pas moins surpris qu'on mette au rang des dieux le soleil, la lune et les autres astres du ciel, qui sont des corps, puisqu'on fait consister la différence des dieux et des démons en ce point que les démons ont un corps et que les dieux n'en ont pas; et en admettant que ces astres soient en effet des dieux, il ne peut comprendre que les uns soient bienfaisants, les autres malfaisants, ni qu'on les mette au rang des êtres incorporels, puisqu'ils ont un corps. Il demande encore avec l'accent du doute si ceux qui prédisent l'avenir et qui font des prodiges ont des âmes douées d'une puissance supérieure, ou si cette puissance leur est communiquée du dehors par de certains esprits, et il estime que cette dernière opinion est la plus plausible, parce que ces magiciens se servent de certaines pierres et de certaines herbes pour opérer des alligations, ouvrir des portes et autres effets miraculeux. C'est là, suivant Porphyre, ce qui fait croire à plusieurs qu'il existe des êtres d'un ordre supérieur, dont le propre est d'être attentifs aux voeux des hommes, esprits perfides, subtils, susceptibles de toutes les formes, tour à tour dieux, démons, âmes des morts. Ces êtres produisent tout ce qui arrive de bien ou de mal, du moins ce qui nous paraît tel; car ils ne concourent jamais au bien véritable, et ils ne le (203) connaissent même pas; toujours occupés de nuire, même dans les amusements de leurs loisirs 1, habiles à inventer des calomnies et à susciter des obstacles contre les amis de la vertu, vains et téméraires, séduits par la flatterie et par l'odeur des sacrifices. Voilà le tableau que nous trace Porphyre 2 de ces esprits trompeurs et malins qui pénètrent du dehors dans les âmes et abusent nos sens pendant le sommeil et pendant la veille. Ce n'est pas qu'il parle du ton d'un homme convaincu et en son propre nom; mais en rapportant les opinions d'autrui, il n'émet ses doutes qu'avec une réserve extrême. Il était difficile en effet à ce grand philosophe, soit de connaître, soit d'attaquer résolument tout ce diabolique empire, que la dernière des bonnes femmes chrétiennes découvre sans hésiter et déteste librement; ou peut-être craignait-il d'offenser Anébon, un des principaux ministres du culte, et les autres, admirateurs de toutes ces pratiques réputées divines et religieuses. - Il poursuit cependant, et toujours par forme de questions; il dévoile certains faits qui, bien considérés, ne peuvent être attribués qu'à des puissances pleines de malice et de perfidie. Il demande pourquoi, après avoir invoqué les bons esprits, on commande aux mauvais d'anéantir les volontés injustes des hommes; pourquoi les démons n'exaucent pas les prières d'un homme qui vient d'avoir commerce avec une femme, quand ils ne se font aucun scrupule de convier les débauchés à des plaisirs incestueux; pourquoi ils ordonnent à leurs prêtres de s'abstenir de la chair des animaux, sous prétexte d'éviter la souillure des vapeurs corporelles, quand eux-mêmes se repaissent de la vapeur des sacrifices; pourquoi il est défendu aux initiés de toucher un cadavre, quand la plupart de leurs mystères se célèbrent avec des cadavres; pourquoi enfin un homme, sujet aux vices les plus honteux, peut faire des menaces, non-seulement à un démon ou à l'âme de quelque trépassé, mais au soleil et à la lune, ou à tout autre des dieux célestes qu'il intimide par de fausses terreurs pour leur arracher la vérité; car il les menace de briser les cieux et d'autres choses pareilles, impossibles à l'homme, afin que ces dieux, effrayés comme des enfants de ces vaines et 1. Je cherche à traduire le mot de Porphyre kakoskoleuestai , que saint Augustin rend d'une manière assez louche par male conciliare. 2. Porphyre se prononce également contre le culte des démons dans son traité De l'abstinence, etc. Voyez les ch. 39 à 42. ridicules chimères, fassent ce qui leur est ordonné. Porphyre rapporte qu'un certain Chérémon 1 , fort habile dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacriléges, et qui a écrit sur les mystères fameux de l'Egypte, ceux d'Isis et de son mari Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le magicien les menace de divulguer les secrets de l'art et s'écrie d'une voix terrible que, s'ils n'obéissent pas, il va mettre en pièces les membres d'Osiris. Qu'un homme fasse aux dieux ces vaines et folles menaces, non pas à des dieux secondaires, mais aux dieux célestes, tout rayonnants de la lumière sidérale, et que ces menaces, loin d'être sans effet, forcent les dieux par la terreur et la violence à exécuter ce qui leur est prescrit, voilà ce dont Porphyre s'étonne avec raison, ou plutôt, sous le voile de la surprise et en ayant l'air de chercher la cause de phénomènes si étranges, il donne à entendre qu'ils sont l'ouvrage de ces esprits dont il vient de décrire indirectement la nature : esprits trompeurs, non par essence, comme il le croit, mais par corruption, qui feignent d'être des dieux ou des âmes de trépassés, mais qui ne feignent pas, comme il le dit, d'être des démons, car ils le sont véritablement. Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt tracées d'après le cours des astres, qui paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons, mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs délices des erreurs des hommes. De deux choses l'une: ou Porphyre est resté en effet dans le doute sur ce sujet, tout en rapportant des faits qui montrent invinciblement que tous ces prestiges sont l'oeuvre, non des puissances qui nous aident à acquérir la vie bienheureuse, mais des démons séducteurs; ou, s'il faut mieux penser d'un philosophe, Porphyre a jugé à propos de prendre ce détour avec un Egyptien attaché à ses erreurs et enflé de la grandeur de son art, dans l'espoir de le convaincre plus aisément de la vanité et du péril de cette science trompeuse, aimant mieux prendre le personnage d'un homme 1. Ce Chérémon est un Egyptien qui avait embrassé la secte stoïcienne. Ses écrits sur la religion de l'Egypte sont mentionnés par Porphyre (De abst., lib. IV, cap. 6) et par saint Jérôme (Adv. Jovin. lib. II, cap. 13). (204) qui veut s'instruire et propose humblement des questions que de combattre ouvertement la superstition et d'affecter l'autorité superbe d'un docteur. Il finit sa lettre en priant Anébon de lui enseigner comment la science des Egyptiens peut conduire à la béatitude. Du reste, quant à ceux dont tout le commerce avec les dieux se réduit à obtenir leur secours pour un esclave fugitif à recouvrer, ou pour l'acquisition d'une terre, ou pour un mariage, il déclare sans hésiter qu'ils n'ont que la vaine apparence de la sagesse; et alors même que les puissances évoquées pour une telle fin feraient des prédictions vraies touchant d'autres événements, du moment qu'elles n'ont rien de certain à dire aux hommes en ce qui regarde la béatitude véritable, Porphyre, loin de les reconnaître pour des dieux ou pour de bons démons, n'y voit autre chose que l'esprit séducteur ou une pure illusion. CHAPITRE XII. DES MIRACLES QU'OPÈRE LE VRAI DIEU PAR LE MINISTÈRE DES SAINTS ANGES. Toutefois, comme il se fait par le moyen de ces arts illicites un grand nombre de prodiges qui surpassent la mesure de toute puissance humaine, que faut-il raisonnablement penser, sinon que ces prédictions et opérations qui se font d'une manière miraculeuse et comme surnaturelle, et qui n'ont cependant pas pour objet de glorifier le seul être où réside, du propre aveu des Platoniciens, le vrai bien et la vraie béatitude, tout cela, dis-je, n'est que piéges des démons et illusions dangereuses dont une piété bien entendue doit nous préserver? Au contraire, nous devons croire que les miracles et toutes les oeuvres surnaturelles faites par les anges ou autrement, qui ont pour objet la gloire du seul vrai Dieu, source unique de la béatitude, s'opèrent en effet par l'entremise de ceux qui nous aiment selon la vérité et la piété, et que Dieu se sert pour cela de leur ministère. N'écoutons point ceux qui ne peuvent souffrir qu'un Dieu invisible fasse des miracles visibles, puisque, de leur propre aveu, c'est Dieu qui a fait le monde, c'est-à-dire une oeuvre incontestablement visible. Et certes tout ce qui arrive de miraculeux dans l'univers est moins miraculeux que l'univers lui-même, qui embrasse le ciel, la terre et toutes les créatures. Comment cet univers a-t-il été fait? c'est ce qui nous est aussi obscur et aussi incompréhensible que la nature de son auteur. Mais bien que le miracle permanent de l'univers visible ait perdu de son prix par l'habitude où nous sommes de le voir, il suffit d'y jeter un coup d'oeil attentif pour reconnaître qu'il surpasse les phénomènes les plus extraordinaires et les plus rares. Il y a, en effet, un miracle pins grand que tous les miracles dont l'homme est l'instrument, et c'est l'homme même. Voilà pourquoi Dieu, qui a fait les choses visibles, le ciel et la terre, ne dédaigne pas de faire dans le ciel et sur la terre des miracles visibles, afin d'exciter l'âme encore attachée aux choses visibles à adorer son invisible créateur; et quant au lieu et au temps où ces miracles s'accomplissent, cela dépend d'un conseil immuable de sa sagesse, où les temps à venir sont d'avance disposés et comme accomplis. Car il meut les choses temporelles sans être mû lui-même dans le temps; il ne connaît pas ce qui doit se faire autrement que ce qui est fait; il n'exauce pas qui l'invoque autrement qu'il ne voit qui le doit invoquer. Quand ses anges exaucent une prière, il l'exauce en eux comme en son vrai temple, qui n'est pas l'oeuvre d'une main mortelle et où il habite comme il habite aussi dans l'âme des saints. Enfin, les volontés divines s'accomplissent dans le temps; Dieu les forme et les conçoit dans l'éternité. CHAPITRE XIII. INVISIBLE EN SOI, DIEU S'EST RENDU SOUVENT VISIBLE, NON TEL QU'IL EST, MAIS TEL QUE LES HOMMES LE POUVAIENT VOIR. On ne doit pas trouver étrange que Dieu, tout invisible que soit son essence, ait souvent apparu sous une forme visible aux patriarches. Car, comme le son de la voix, qui fait éclater au dehors la pensée conçue dans le silence de l'entendement, n'est pas la pensée même, ainsi la forme sous laquelle Dieu, invisible en soi, s'est montré visible, était autre chose que Dieu; et cependant c'est bien lui qui apparaissait sous cette forme corporelle, comme c'est bien la pensée qui se fait entendre dans le son de la voix. Les patriarches eux-mêmes n'ignoraient pas qu'ils voyaient Dieu sous une forme corporelle qui n'était pas lui. Ainsi, bien que Dieu parlât à Moïse et que Moïse lui répondît, Moïse ne laissait (205) pas de dire à Dieu « Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous vous-même à moi, afin que je sois assuré de vous voir1 ». Et comme il fallait que la loi de Dieu fût publiée avec un appareil terrible, étant donnée, non à un homme ou à un petit nombre de sages, mais à une nation tout entière, à un peuple immense, Dieu fit de grandes choses par le ministère des anges sur le Sinaï, où la loi fut révélée à un seul en présence de la multitude qui contemplait avec effroi tant de signes surprenants. C'est qu'il n'en était pas du peuple d'Israël par rapport à Moïse comme des Lacédémoniens qui crurent à la parole de Lycurgue déclarant tenir ses lois de Jupiter ou d'Apollon 2; la loi de Moïse ordonnait d'adorer un seul Dieu, et dès lors il était nécessaire que Dieu fît éclater sa majesté par des effets assez merveilleux pour montrer que Moïse n'était qu'une créature dont se servait le créateur. CHAPITRE XIV. IL NE FAUT ADORER QU'UN SEUL DIEU, NON-SEULEMENT EN VUE DES BIENS ÉTERNELS, MAIS EN VUE MÊME DES BIENS TERRESTRES QUI DÉPENDENT TOUS DE SA PROVIDENCE. L'espèce humaine, représentée par le peuple de Dieu, peut être assimilée à un seul homme dont l'éducation se fait par degrés 3. La suite des temps a été pour ce peuple ce qu'est la suite des âges pour l'individu, et il s'est peu à peu élevé des choses temporelles aux choses éternelles, et du visible à l'invisible; et toutefois, alors même qu'on lui promettait des biens visibles pour récompense, on ne cessait pas de lui commander d'adorer un seul Dieu, afin de montrer à l'homme que, pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point s'adresser à un autre qu'à son maître et créateur. Quiconque, en effet, ne conviendra pas qu'un seul Dieu tout-puissant est le maître absolu de tous les biens que les anges ou les hommes peuvent faire aux hommes, est 1. Exod. XXXIII, 13. 2. Voyez Hérodote, liv. I, chap. 65. 3. Cette comparaison, si naturelle et pourtant si originale, se rencontre dans un autre écrit de saint Augustin sous une forme plus nette et plus grande encore : « La Providence divine, dit-il, qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l'enfance à la vieillesse, fournit sa carrière dans le temps en passant par tons les âges (De quœst. octog. trib, qu. 58) ». On sait combien cette belle image a trouvé d'imitateurs parmi les plus illustres génies. Voyez notamment Bacon ( Novum organum, lib. I, aph. 84) et Pascal (Fragment d'un traité du vide, page 436 de l'édition de M. Havet). véritablement insensé. Plotin, philosophe platonicien, a discuté la question de la providence; et il lui suffit de la beauté des fleurs et des feuilles pour prouver cette providence dont la beauté est intelligible et ineffable, qui descend des hauteurs de la majesté divine jusqu'aux choses de la terre les plus viles et les plus basses, puisque, en effet, ces créatures si frêles et qui passent si vite n'auraient point leur beauté et leurs harmonieuses proportions, si elles n'étaient formées par un être toujours subsistant qui enveloppe tout dans sa forme intelligible et immuable 1. C'est ce qu'enseigne Notre-Seigneur Jésus-Christ quand il dit : « Regardez les lis des champs ; ils ne travaillent, ni ne filent; or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'était point vêtu comme l'un d'eux. Que si Dieu prend soin de vêtir de la sorte l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, que ne fera-t-il pas pour vous, hommes de peu de foi 2 ? » Il était donc convenable d'accoutumer l'homme encore faible et attaché aux objets terrestres à n'attendre que de Dieu seul les biens nécessaires à cette vie mortelle, si méprisables qu'ils soient d'ailleurs au prix des biens de l'autre vie, afin que, dans le désir même de ces biens imparfaits, il ne s'écartât pas du culte de celui qu'on ne possède qu'en les méprisant. CHAPITRE XV. DU MINISTÈRE DES SAINTS ANGES, INSTRUMENTS DE LA PROVIDENCE DIVINE. Il a donc plu à la divine Providence, comme je l'ai déjà dit et comme on le peut voir dans les Actes des Apôtres 3, d'ordonner le cours des temps de telle sorte que la loi qui commandait le culte d'un seul Dieu fût publiée par le ministère des anges. Or, Dieu voulut dans cette occasion se manifester d'une manière visible, non en sa propre substance, toujours invisible aux yeux du corps, mais par de certains signes qui font des choses créées la marque sensible de la présence du Créateur. Il se servit du langage humain, successif et divisible , pour transmettre aux hommes cette voix spirituelle, intelligible et éternelle qui ne commence, ni ne cesse de 1. Voyez Plotin, Enn., III, lib. 2, cap. 13. 2. Matt. VI, 28, 29 et 30. 3. Act. VII, 53. (206) parler, et qu'entendent dans sa pureté, non par l'oreille, mais par l'intelligence, les ministres de sa volonté, ces esprits bienheureux admis à jouir pour jamais de sa vérité immuable et toujours prêts à exécuter sans retard et sans effort dans l'ordre des choses visibles les ordres qu'elle leur communique d'une manière ineffable. La loi divine a donc été donnée selon la dispensation des temps; elle ne promettait d'abord, je le répète, que des biens terrestres, qui étaient à la vérité la figure des biens éternels; mais si un grand nombre de Juifs célébraient ces promesses par des solennités visibles, peu les comprenaient. Toutefois, et les paroles et les cérémonies de la loi prêchaient hautement le culte d'un seul Dieu, non pas d'un de ces dieux choisis dans la foule des divinités païennes, mais de celui qui a fait et le ciel et la terre, et tout esprit et toute âme, et tout ce qui n'est pas lui; car il est le créateur et tout le reste est créature; et rien n'existe et ne se conserve que par celui qui a tout fait. CHAPITRE XVI. SI NOUS DEVONS, POUR ARRIVER A LA VIE BIENHEUREUSE, CROIRE PLUTÔT CEUX D'ENTRE LES ANGES QUI VEULENT QU'ON LES ADORE QUE CEUX QUI VEULENT QU'ON N'ADORE QUE DIEU. A quels anges devons-nous ajouter foi pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse? À ceux qui demandent aux hommes un culte religieux et dès honneurs divins, ou à ceux qui disent que ce culte n'est dû qu'au Dieu créateur, et qui nous commandent d'adorer en vérité celui dont la vision fait leur béatitude et en qui ils nous promettent que nous trouverons un jour la nôtre? Cette vision de Dieu est en effet la vision d'une beauté si parfaite et si digne d'amour, que Plotin n'hésite pas à déclarer que sans elle, fût-on d'ailleurs comblé de tous les autres biens, on est nécessairement malheureux 1 . Lors donc que les divers anges font des miracles, les uns, pour nous inviter à rendre à Dieu seul le culte de latrie 2, les autres pour se le faire rendre à eux-mêmes, mais avec cette différence que les premiers nous défendent d'adorer des anges, au lieu que les seconds ne nous défendent pas d'adorer Dieu , je demande quels 1. Voyez Plotin, Enn. I, lib. VI, cap. 7 2. Sur le culte de la trie, voyez plus haut, livre X, ch. 1 sont ceux à qui l'on doit ajouter foi? Que les Platoniciens répondent à cette question; que tous les autres philosophes y répondent; qu'ils y répondent aussi ces théurges, ou plutôt ces périurges, car ils ne méritent pas un nom plus flatteur 1 ; en un mot, que tous les hommes répondent, s'il leur reste une étincelle de raison, et qu'ils nous disent si nous devons adorer ces anges ou ces dieux qui veulent qu'on les adore de préférence au Dieu que les autres nous commandent d'adorer, à l'exclusion d'eux-mêmes et des autres anges. Quand ni les uns ni les autres ne feraient de miracles, cette seule considération que les uns ordonnent qu'on leur sacrifie, tandis que les autres le défendent et exigent qu'on ne sacrifie. qu'au vrai Dieu, suffirait pour faire discerner à une âme pieuse de quel côté est le faste et l'orgueil, de quel côté la véritable religion. Je dis plus: alors même que ceux qui demandent à être adorés seraient les seuls à faire des miracles et que les autres dédaigneraient ce moyen, l'autorité de ces derniers devrait être préférable aux yeux de quiconque se détermine par la raison plutôt que par les sens. Mais puisque Dieu, pour consacrer la vérité, a permis que ces esprits immortels aient opéré, en vue de sa gloire et non de la leur, des miracles d'une grandeur et d'une certitude supérieures, afin, sans doute, de mettre ainsi les âmes faibles en garde contre les prestiges des démons orgueilleux, ne serait-ce pas le comble de la déraison que de fermer les yeux à la vérité, quand elle éclate avec plus de force que le mensonge? Pour toucher un mot, en effet, des miracles attribués par les historiens aux dieux des Gentils, en quoi je n'entends point parler des accidents monstrueux qui se produisent de loin en loin par des causes cachées, comprises dans les plans de la Providence, tels, par exemple, que la naissance d'animaux difformes, ou quelque changement inusité sur la face du ciel et de la terre, capable de surprendre ou même de nuire, je n'entends point, dis-je, parler de ce genre d'événements dont les démons fallacieux prétendent que leur culte préserve le monde, mais d'autres événements qui paraissent en effet devoir être attribués à leur action et à leur puissance, 1. Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur theurgi (teourgoi, magiciens) et periurgi ( periourgoi, ou plutôt periergoi, esprits vains et curieux). Vivès pense que saint Augustin a forgé le mot periurgi de perurgere, solliciter, ou de perurere, brûler. (207) comme ce que l'on rapporte des images des dieux pénates, rapportées de Troie par Enée et qui passèrent d'elles-mêmes d'un lieu à un autre 1; de Tarquin, qui coupa un caillou avec un rasoir 2; du serpent d'Epidaure, qui accompagna Esculape dans son voyage à Rome 3; de cette femme qui, pour prouver sa chasteté, tira seule avec sa ceinture le vaisseau qui portait la statue de la mère des dieux, tandis qu'un grand nombre d'hommes et d'animaux n'avaient pu seulement l'ébranler 4; de cette vestale qui témoigna aussi son innocence en puisant de l'eau du Tibre dans un crible 5; voilà bien des miracles, mais aucun n'est comparable, ni en grandeur, ni en puissance, à ceux que I'Ecriture nous montre accomplis pour le peuple de Dieu. Combien moins peut-on leur comparer ceux que punissent et prohibent les lois des peuples païens eux-mêmes, je veux parler de ces oeuvres de magie et de théurgie qui ne sont pour la plupart que de vaines apparences et de trompeuses illusions, comme, par exemple, quand il s'agit de faire descendre la lune, afin, dit le poète Lucain, qu'elle répande de plus près son écume sur les herbes 6, Et s'il est quelques-uns de ces prodiges qui semblent égaler ceux qu'accomplissent les serviteurs de Dieu, la diversité de leurs fins, qui sert à les distinguer les uns des autres, fait assez voir que les nôtres sont incomparablement plus excellents. En effet, les uns ont pour objet d'établir le culte de fausses divinités que leur vain orgueil rend d'autant plus indignes de nos sacrifices qu'elles les souhaitent avec plus d'ardeur; les autres ne tendent qu'à la gloire d'un Dieu qui témoigne dans ses Ecritures qu'il n'a aucun besoin de tels sacrifices, comme il l'a montré plus tard en les refusant pour l'avenir. En résumé, s'il y a des anges qui demandent le sacrifice pour eux-mêmes, il faut leur préférer ceux qui ne le réclament que pour le Dieu qu'ils servent et qui a créé l'univers; ces derniers, en 1. Voyez Varron (dans Servius, ad . Aeneid., lib. I, vers 368). 2. Cicéron et Tite-Live rapportent que l'augure Actius Navius, sur le défi de Tarquin l'ancien, coupa un caillou avec un rasoir (Voyez Cicéron, De divin., lib. I, cap. 17, et De nat. Deor., lib. 2. - TiteLive, lib. I, cap. 35). 3. Voyez Tite-Live, Epit., lib. XI; Valère , Maxime, lib. I, cap. 8, § 2, et Ovide, Metamorph., lib. XV, vers 622 et suiv. 4. Voyez Tite-Live, lib. XXIX, cap. 14 ; Ovide, Fastès, liv. IV, v. 295 et sui., et Properce, lib. IV, eleg. 2. 5. Voyez Denys d'Halycarnasse, Antiquit., lib. II, cap. 67; Pline, Hist. nat., lib,. XXVIII, cap. 2 ; Valère Maxime, lib, VIII, cap. 1, § 5. 6. Lucain, Phars., lib. VI, vers 503. - Comp. Aristophane, Nuées, vers 749 seq. effet, font bien voir de quel sincère amour ils nous aiment, puisqu'au lieu de nous soumettre à leur propre empire, ils ne cherchent qu'à nous faire parvenir vers l'être dont la contemplation leur promet à eux-mêmes une félicité inébranlable. En second lieu, s'il y a des anges qui, sans vouloir qu'on leur sacrifie, ordonnent qu'on sacrifie à plusieurs dieux dont ils sont les anges, il faut encore leur préférer ceux qui sont les anges d'un seul Dieu et qui nous défendent de sacrifier à tout autre qu'à lui, tandis que les autres n'interdisent pas de sacrifier à ce Dieu-là. Enfin, si ceux qui veulent qu'on leur sacrifie ne sont ni de bons anges, ni les anges de bonnes divinités, mais de mauvais démons, comme le prouvent leurs impostures et leur orgueil, à quelle protection plus puissante avoir recours contre eux qu'à celle du Dieu unique et véritable que servent les anges, ces bons anges qui ne demandent pas nos sacrifices pour eux, mais pour celui dont nous devons nous-mêmes être le sacrifice? CHAPITRE XVII. DE L'ARCHE DU TESTAMENT ET DES MIRACLES QUE DIEU OPÉRA POUR FORTIFIER L'AUTORITÉ DE SA LOI ET DE SES PROMESSES. C'est pour cela que la loi de Dieu, donnée au peuple juif par le ministère des anges, et qui ordonnait d'adorer le seul Dieu des dieux, à l'exclusion de tous les autres, était déposée dans l'arche dite du Témoignage. Ce nom indique assez que Dieu, à qui s'adressait tout ce culte extérieur, n'est point contenu et enfermé dans un certain lieu, et que si ses réponses et divers signes sensibles sortaient en effet de cette arche, ils n'étaient que le témoignage visible de ses volontés. La loi elle-même était gravée sur des tables de pierre et renfermée dans l'arche, comme je viens de le dire. Au temps que le peuple errait dans le désert, les prêtres la portaient avec respect avec le tabernacle, dit aussi du Témoignage, et le signe ordinaire qui l'accompagnait était une colonne de nuée durant le jour et une colonne de feu durant la nuit 1 . Quand cette nuée marchait, les Hébreux levaient leur camp, et ils campaient, quand elle s'arrêtait 2. Outre ce miracle et les voix qui se faisaient entendre de l'arche, il y en eut encore d'autres qui rendirent témoignage à la loi; car, lorsque le 1. Exod XIII, 21. - 2. Ibid. XL, 34. (208) peuple entra dans la terre de promission, le Jourdain s'ouvrit pour donner passage à l'arche aussi bien qu'à toute l'armée 1. Cette même arche ayant été portée sept fois autour de la première ville ennemie qu'on rencontré (laquelle adorait plusieurs dieux à l'instar des Gentils) , les murailles tombèrent d'elles-mêmes sans être ébranlées ni par la sape ni par le bélier 2. Depuis, à une époque où les Israélites étaient déjà établis dans la terre promise, il arriva que l'arche fut prise en punition de leurs péchés, et que ceux qui s'en étaient emparés l'enfermèrent avec honneur dans le temple du plus considérable de leurs dieux 3. Or, le lendemain, à l'ouverture du temple, ils trouvèrent la statue du dieu renversée par terre et honteusement fracassée. Divers prodiges et la plaie honteuse dont ils furent frappés les engagèrent dans la suite à restituer l'arche de Dieu. Mais comment fut-elle rendue ? ils la mirent sur un chariot, auquel ils attelèrent des vaches dont ils eurent soin de retenir les petits, puis ils laissèrent aller ces animaux à leur gré, pour voir s'il se produirait quelque chose de divin. Or, les vaches, sans guide, sans conducteur, malgré les cris de leurs petits affamés, marchèrent droit en Judée et rendirent aux Hébreux l'arche mystérieuse, Ce sont là de petites choses au regard de Dieu; mais elles sont grandes par l'instruction et la terreur salutaire qu'elles doivent donner aux hommes. Si certains philosophes, et à leur tête les Platoniciens, ont montré plus de sagesse et mérité plus de gloire que tous les autres, pour avoir enseigné que la Providence divine descend jusqu'aux derniers êtres de la nature, et fait éclater sa splendeur dans l'herbe des champs aussi bien que dans les corps des animaux, comment ne pas se rendre aux témoignages miraculeux d'une religion qui ordonne de sacrifier à Dieu seul, à l'exclusion de toute créature du ciel, de la terre et des enfers? Et quel est le Dieu de cette religion? Celui qui peut seul faire notre bonheur par l'amour qu'il nous porte et par l'amour que nous lui rendons, celui qui, bornant le temps des sac,rifices de l'ancienne loi dont il avait prédit la réforme par un meilleur pontife, a témoigné qu'il ne les désire pas pour eux-mêmes, et que s'il les avait ordonnés, c'était comme figure de sacrifices plus parfaits; car enfin Dieu ne veut pas notre 1. Jos. III, 16, 17. - 2. Jos. VI, 20. - 3. I Rois, IV-VI. culte pour en tirer de la gloire, mais pour nous unir étroitement à lui, en nous enflammant d'un amour qui fait notre bonheur et non pas le sien. CHAPITRE XVIII. CONTRE CEUX QUI NIENT QU'IL FAILLE S'EN FIER AUX LIVRES SAINTS TOUCHANT LES MIRACLES ACCOMPLIS POUR L'INSTRUCTION DU PEUPLE DE DIEU. S'avisera-t-on de dire que ces miracles sont faux et supposés? quiconque parle de la sorte et prétend qu'en fait de miracles il ne faut s'en fier à aucun historien, peut aussi bien prétendre qu'il n'y a point de dieux qui se mêlent des choses de ce monde. C'est par des miracles, en effet, que les dieux ont persuadé aux hommes de les adorer, comme l'atteste l'histoire des Gentils, et nous y voyons les dieux plus occupés de se faire admirer que de se rendre utiles. C'est pourquoi nous n'avons pas entrepris dans cet ouvrage de réfuter ceux qui nient toute existence divine ou qui croient la divinité indifférente aux événements du monde, mais ceux qui préfèrent leurs dieux au Dieu fondateur de l'éternelle et glorieuse Cité, ne sachant pas qu'il est pareillement le fondateur invisible et immuable de ce monde muable et visible, et le véritable dispensateur de cette félicité qui réside en lui-même et non pas en ses créatures. Voilà le sens de ce mot du très-véridique prophète « Etre uni à Dieu, voilà mon bien 1 » .Je reviens sur cette citation, parce qu'il s'agit ici de la fin de l'homme, de ce problème tant controversé entre les philosophes, de ce souverain bien où il faut rapporter tous nos devoirs. Le Psalmiste rie dit pas : Mon bien, c'est de posséder de grandes richesses, ou de porter la pourpre, le sceptre et le diadème; ou encore, comme quelques philosophes n'ont point rougi de le dire: Mon bien, c'est de jouir des voluptés du corps; ou même enfin, suivant l'opinion meilleure de philosophes meilleurs : Mon bien, c'est la vertu de mon âme; non, le Psalmiste le déclare Le vrai bien, c'est d'être uni à Dieu. Il avait appris cette vérité de celui-là même que les- anges, par des miracles incontestables, lui avaient appris à adorer exclusivement. Aussi était-il lui-même le sacrifice de Dieu, puisqu'il était consumé du feu de son amour et 1. Ps. LXXII, 28. (209) désirait ardemment de jouir de ses chastes et ineffables embrassements. Mais enfin, si ceux qui adorent plusieurs dieux (quelque sentiment qu'ils aient touchant leur nature) ne doutent point des miracles qu'on leur attribue, et s'en rapportent soit aux historiens, soit aux livres de la magie, soit enfin aux livres moins suspects de la théurgie, pourquoi refusent-ils de croire aux miracles attestés par nos Ecritures, dont l'autorité doit être estimée d'autant plus grande que celui à qui seul elles commandent de sacrifier est plus grand? CHAPITRE XIX. QUEL EST L'OBJET DU SACRIFICE VISIBLE QUE LA VRAIE RELIGION ORDONNE D'OFFRIR AU SEUL DIEU INVISIBLE ET VÉRITABLE. Quant à ceux qui estiment que les sacrifices visibles doivent être offerts aux autres dieux, mais que les sacrifices invisibles, tels que les mouvements d'une âme pure et d'une bonne volonté, appartiennent, comme plus grands et plus excellents, au Dieu invisible, plus grand lui-même et plus excellent que tous les dieux 1, ils ignorent sans doute que les sacrifices visibles ne sont que les signes des autres, comme les mots ne sont que les signes des choses. Or, puisque dans la prière nous adressons nos paroles à celui-là même à qui nous offrons les pensées de nos coeurs, n'oublions pas, quand nous sacrifions, qu'il ne faut offrir le sacrifice visible qu'à celui dont nous devons être nous-mêmes le sacrifice invisible. C'est alors que les Anges et les Vertus supérieures, dont la bonté et la piété font la puissance, se réjouissent avec nous de ce culte que nous rendons à Dieu, et nous aident à le lui rendre. Mais si nous voulons les adorer, ces purs esprits sont si peu disposés à agréer notre culte qu'ils le rejettent positivement, quand ils viennent remplir quelque mission visible auprès des hommes. L'Ecriture sainte en fournit des exemples. Nous y voyons, en effet 2, que quelques fidèles ayant cru devoir leur rendre les honneurs divins, soit par l'adoration, soit par le sacrifice, ils les en ont empêchés, avec ordre de les reporter au seul être à qui ils savent qu'ils sont dus. Les saints ont imité les anges: après la guérison miraculeuse que saint Paul 1. Saint Augustin paraît faire ici allusion à Porphyre et à ses disciples. Voyez le De abst. anim., lib. II, cap. 61 et seq. 2. Apocal. XIX, 10, et XXII, 9. et saint Barnabé opérèrent en Lycaonie, le peuple les prit pour des dieux et voulut leur sacrifier 1; mais leur humble piété s'y opposa, et ils annoncèrent aux Lycaoniens le Dieu en qui ils devaient croire. Les esprits trompeurs eux-mêmes n'exigent ces honneurs que parce qu'ils savent qu'ils n'appartiennent qu'au vrai Dieu. Ce qu'ils aiment, ce n'est pas, comme le rapporte Porphyre, et comme quelques-uns le croient, les odeurs corporelles, mais les honneurs divins. Dans le fait, ils ont assez de ces sortes d'odeurs qui leur viennent de tout côté, et, s'ils en voulaient davantage, il ne tiendrait qu'à eux de s'en donner; mais ces mauvais esprits, qui affectent la divinité, ne se contentent pas de la fumée des corps, ils demandent les hommages du coeur, afin d'exercer leur domination sur ceux qu'ils abusent, et de leur fermer la voie qui mène au vrai Dieu, en les empêchant par ces sacrifices impies de devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu. CHAPITRE XX. DU VÉRITABLE ET SUPRÊME SACRIFICE EFFECTUÉ PAR LE CHRIST LUI-MÊME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES. De là vient que ce vrai médiateur entre Dieu et les hommes, médiateur en tant qu'il a pris la forme d'esclave, Jésus-Christ homme, bien qu'il reçoive le sacrifice, à titre de Dieu consubstantiel au Père, a mieux aimé être lui-même le sacrifice, à titre d'esclave, que de le recevoir, et cela, pour ne donner occasion à personne de croire qu'il soit permis de sacrifier à une créature, quelle qu'elle soit. II est donc à la fois le prêtre et la victime, et voilà le sens du sacrifice que l'Eglise lui offre chaque jour; car l'Eglise, comme corps dont il est le chef, s'offre elle-même par lui. Les anciens sacrifices des saints n'étaient aussi que des signes divers et multipliés de ce sacrifice véritable, de même que plusieurs mots servent quelquefois à exprimer une seule chose en l'inculquant plus fortement et sans ennui. Devant ce suprême et vrai sacrifice, tous les faux sacrifices ont disparu. 1. Act. XIV, 10 et seq. (210) CHAPITRE XXI. DU DEGRÉ DE PUISSANCE ACCORDÉ AUX DÉMONS POUR PROCURER, PAR DES ÉPREUVES PATIEMMENT SUBIES, LA GLOIRE DES SAINTS, LESQUELS N'ONT PAS VAINCU LES DÉMONS EN LEUR FAISANT DES SACRIFICES, MAIS EN RESTANT FIDÈLES A DIEU. Toutefois les démons ont reçu le pouvoir, en des temps réglés et limités par la Providence, d'exercer leur fureur contre la Cité de Dieu à l'aide de ceux qu'ils ont séduits, et non seulement de recevoir les sacrifices qu'on leur offre mais aussi d'en exiger par de violentes persécutions. Or, tant s'en faut que cette tyrannie soit préjudiciable à l'Eglise, qu'elle lui procure, au contraire, de grands avantages; elle sert, en effet, à compléter le nombre des saints, qui tiennent un rang d'autant plus honorable dans la Cité de Dieu qu'ils combattent plus généreusement et jusqu'à la mort contre les puissances de l'impiété 1 . Si le langage de l'Eglise le permettait, nous les appellerions à bon droit nos héros. On fait venir ce nom de celui de Junon, qui, en grec, est appelé Héra, d'où vient que, suivant les fables de la Grèce, je ne sais plus lequel de ses fils porte le nom d'Héros. Le sens mystique de ces noms est, dit-on, que Junon représente l'air, dans lequel on place, en compagnie des démons, les héros, c'est-à-dire les âmes des morts illustres. C'est dans un sens tout contraire qu'on pourrait, je le répète, si le langage ecclésiastique le permettait, appeler nos martyrs des héros; non certes qu'ils aient aucun commerce dans l'air avec les démons, mais parce qu'ils ont vaincu les démons, c'est-à-dire les puissances de l'air et Junon elle-même, quelle qu'elle soit, cette Junon que les poètes nous représentent, non sans raison, comme ennemie de la vertu et jalouse de la gloire des grands hommes qui aspirent au ciel. Virgile met ceux-ci au-dessus d'elle quand il lui fait dire: « Enée est mon vainqueur 2 ... » mais il lui cède ensuite et faiblit misérablement quand il introduit Hélénus donnant à Enée ce prétendu conseil de piété : 1. Tertullien exprime plusieurs fois la même pensée (Apoloy., cap. 50; ad Scap., cap. 5). 2. Énéide, livre VII, vers 310. «Rends hommage de bon coeur à Junon et triomphe par tes offrandes suppliantes du courroux de cette redoutable divinité 1 ». Porphyre est du même avis, tout en ne parlant, il est vrai, qu'au nom d'autrui, quand il dit que le bon génie n'assiste point celui qui l'invoque, à moins que le mauvais génie n'ait été préalablement apaisé 2 ; d'où il suivrait que les mauvaises divinités sont plus puissantes que les bonnes; car les mauvaises peuvent mettre obstacle à l'action des bonnes, et celles-ci ne peuvent rien sans la permission de celles-là, tandis qu'au contraire les mauvaises divinités peuvent nuire, sans que les autres soient capables de les en empêcher. Il en est tout autrement dans la véritable religion; et ce n'est pas ainsi que nos martyrs triomphent de Junon, c'est-à-dire des puissances de l'air envieuses de la vertu des saints. Nos héros, si l'usage permettait de les appeler ainsi, n'emploient pour vaincre Héra que des vertus divines et non des offrandes suppliantes. Et certes, Scipion a mieux mérité le Surnom d'Africain en domptant l'Afrique par sa valeur que s'il eût apaisé ses ennemis par des présents et des supplications. CHAPITRE XXII. OU EST LA SOURCE DU POUVOIR DES SAINTS CONTRE LES DÉMONS ET DE LA VRAIE PURIFICATION DU COEUR. Les hommes véritablement pieux chassent ces puissances aériennes par des exorcismes, loin de rien faire pour les apaiser, et ils surmontent toutes les tentations de l'ennemi, non en les priant, mais en priant Dieu contre lui. Aussi, les démons ne triomphent-ils que des âmes entrées dans leur commerce par le péché. On triomphe d'eux, au contraire, au nom de celui qui s'est fait homme, et homme sans péché, pour opérer en lui-même, comme pontife et comme victime, la rémission des péchés, c'est-à-dire au nom du médiateur Jésus-Christ homme, par qui les hommes, purifiés-du péché, sont réconciliés avec Dieu. Le péché seul, en effet, sépare les hommes d'avec Dieu, et s'ils peuvent en être purifiés en cette vie, ce n'est point par la vertu, mais bien par la miséricorde divine; ce n'est point par leur puissance propre, mais par l'indulgence 1. Enéide, livre III, vers 438, 439. 2. Voyez plus haut, sur Porphyre, les chapitres 9, 10 et 11, et comp. De abstin. anim., cap. 39. de Dieu, puisque la faible et misérable vertu qu'on appelle la vertu humaine n'est elle-même qu'un don de sa bonté. Nous serions trop disposés à nous enorgueillir dans notre condition charnelle, si, avant de la dépouiller, nous ne vivions pas sous le pardon. C'est pourquoi la vertu du Médiateur nous a fait cette grâce que, souillés par la chair du péché, nous trouvons notre purification dans un Dieu fait chair; grâce merveilleuse, où éclate la miséricorde de Dieu, et qui, après nous avoir conduits durant cette vie dans le chemin de la foi, nous prépare, après la mort, par la contemplation de la vérité immuable, la plénitude de la perfection. CHAPITRE XXIII. DES PRINCIPES DE LA PURIFICATION DE L'AME SELON LES PLATONICIENS. Des oracles divins, dit Porphyre, ont répondu que les sacrifices les plus parfaits à la lune et au soleil sont incapables de purifier, et il a voulu montrer par là qu'il en est de même des sacrifices offerts à tous les autres dieux. Quels sacrifices, en effet, auraient une vertu purifiante, si ceux de la lune et du soleil, divinités du premier ordre, ne l'ont pas? Porphyre, d'ailleurs, ajoute que le même oracle a déclaré que les Principes peuvent purifier; par où l'on voit assez que ce philosophe a craint que sur la première réponse, qui refuse aux sacrifices parfaits du soleil et de la lune la vertu purifiante, on ne s'avisât de l'attribuer aux sacrifices de quelqu'un des petits dieux. Mais qu'entend Porphyre par ses Principes? dans la bouche d'un philosophe platonicien, nous savons ce que cela signifie il veut désigner Dieu le Père d'abord, puis Dieu le Fils, qu'il appelle la Pensée ou l'Intelligence du Père; quant au Saint-Esprit, il n'en dit rien, ou ce qu'il en dit n'est pas clair; car je n'entends pas quel est cet autre Principe qui tient le milieu, suivant lui, entre les deux autres. Est-il du sentiment de Plotin, qui, traitant des trois hypostases principales 1. Les Platoniciens de l'école d'Alexandrie et de l'école d'Athènes ce sont accordés, depuis Plotin jusqu'à Proclus, à reconnaître en Dieu trois principes ou hypostases 1° l'Un ( to en aploun ) ou le Bien, qui est le Père; 2° l'Intelligence, le Verbe ( logos, nous ), qui est le Fils, 3° l'Âme (psuché), qui est le principe universel de la vie. - Quant à la nature et à l'ordre de ces hypostases, les Alexandrins cessent d'être d'accord. - Consultez, sur les différences très-subtiles de la Trinité de Plotin et de celle de Porphyre, les deux historiens de l'école d'Alexandrie, M. Jules Simon (tome II, page 110 et seq.) et M. Vacherot (tome II, p. 37 et seq.) donne à l'âme le troisième rang? mais alors il ne dirait pas que la troisième hypostase tient le milieu entre les deux autres, c'est-à-dire entre le Père et le Fils. En effet, Plotin place l'âme au-dessous de la seconde hypostase, qui est la pensée du Père, tandis que Porphyre, en faisant de l'âme une substance mitoyenne, ne la place pas au-dessous des deux autres, mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a parlé comme il a pu, ou comme il a voulu car nous disons, nous, que le Saint-Esprit n'est pas seulement l'esprit du Père, ou l'esprit du Fils, mais l'esprit du Père et du Fils. Aussi bien, les philosophes sont libres dans leurs expressions, et, en parlant des plus hautes matières, ils ne craignent pas d'offenser les oreilles pieuses, Mais nous; nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise, de crainte que la licence dans les mots n'engendre l'impiété dans les choses.