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Blog Parousie de Patrick ROBLES (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes - FRANCE)

La Cité de Dieu, Saint-Augustin, Livre douzième, 28

Saint-Hardini, maronite libanais


CHAPITRE IX.

SI DIEU EST L'AUTEUR DE LA BONNE VOLONTÉ DES ANGES AUSSI BIEN QUE DE LEUR NATURE.
Il n'y a donc point de cause efficiente, ou, s'il est permis de le dire, de cause essentielle de la mauvaise volonté, puisque c'est d'elle-même que prend naissance le mal qui corrompt le bien de la nature; or, rien ne rend la mauvaise volonté telle, sinon la défaillance qui fait qu'elle quitte Dieu, laquelle n'a point de cause positive. Quant à la bonne volonté, si nous disons qu'elle n'a point aussi de cause efficiente, prenons garde qu'il ne s'ensuive que la bonne volonté des bons anges n'a pas été créée, mais qu'elle est coéternelle à Dieu ; ce qui serait une absurdité manifeste. Puisque les bons anges eux-mêmes ont été créés, comment leur bonne volonté ne l'aurait-elle point été également? Mais si elle a été créée, l'a-t-elle été avec eux, ou ont-ils été quelque temps sans elle? Si l'on répond qu'elle a été créée avec eux, il n'y a point de doute qu'elle n'ait été créée par celui qui les a créés eux-mêmes ; et ainsi, dès le premier instant de leur création, ils se sont attachés à leur Créateur par l'amour même avec lequel ils ont été créés, et ils se sont séparés de la compagnie des autres anges, parce qu'ils sont toujours demeurés dans la même volonté, au lieu que les autres s'en sont départis en abandonnant volontairement le Souverain bien. Si (252) l'on suppose au contraire que les bons anges aient été quelque temps sans la bonne volonté, et qu'ils l'aient produite en eux-mêmes sans le secours de Dieu, ils sont donc devenus par eux-mêmes meilleurs qu'ils n'avaient été créés. Dieu nous garde de cette pensée ! Qu'étaient-ils sans la bonne volonté, que des êtres mauvais? Ou s'ils n'étaient pas mauvais par la raison qu'ils n'avaient pas une mauvaise volonté (car ils ne s'étaient point départis de la bonne qu'ils n'avaient pas encore), au moins n'étaient-ils pas aussi bons que lorsqu'ils ont commencé à avoir une bonne volonté. Ou s'il est vrai de dire qu'ils n'ont pas su se rendre eux-mômes meilleurs que Dieu ne les avait faits~ puisque nul ne peut rien faire de meilleur que ce que Dieu fait, il faut conclure que cette bonne volonté est l'ouvrage du Créateur. Lorsque cette bonne volonté a fait qu'ils ne se sont pas tournés vers eux-mêmes qui avaient moins d'être, mais vers le souverain Être, afin d'être en quelque façon davantage en s'attachant à lui et de participer à sa sagesse et à sa félicité souveraines, qu'est-ce que cela nous apprend sinon que la volonté, quelque bonne qu'elle fût, serait toujours demeurée pauvre et n'aurait eu que des désirs imparfaits, si celui qui a créé la nature capable de le posséder ne remplissait lui-même cette capacité, en se donnant à elle, après lui en avoir inspiré un violent désir?
Admettez que les bons anges eussent produit en eux-mêmes cette bonne volonté, on pourrait fort bien demander s'ils l'ont ou non produite par quelque autre volonté. Ils n'y seraient assurément point parvenus sans volonté ; mais cette volonté était nécessairement bonne ou mauvaise. Si elle était mauvaise, comment une mauvaise volonté en a-t-elle pu produire une bonne ? et si elle était bonne, ils avaient donc déjà une bonne volonté. Qui l'avait faite, sinon celui qui les a créés avec une bonne volonté, c'est-à-dire avec cet amour chaste qui les unit à lui, les comblant à la fois des dons de la nature et de ceux de la grâce ? Ainsi il faut croire que les bons anges n'ont jamais été sans la bonne volonté, c'est-à-dire sans l'amour de Dieu. Pour les autres qui, après avoir été créés bons, sont devenus méchants par leur mauvaise volonté, laquelle ne s'est corrompue que lorsque la nature, par sa propre défaillance, s'est séparée d'elle-même du souverain bien, en sorte que la cause du mal n'est pas le bien, mais l'abandon du bien, il faut dire qu'ils ont reçu un moindre amour que ceux qui y ont persévéré, ou, si les bons et les mauvais anges ont été créés également bons, on doit croire que, tandis que ceux-ci sont tombés par leur mauvaise volonté, ceux-là ont reçu un plus grand secours pour arriver à ce comble de bonheur d'où ils ont été assurés de ne point déchoir, comme nous l'avons déjà montré au livre précédent 1. Avouons donc à la juste louange du Créateur, que ce n'est pas seulement des gens de bien, mais des saints anges, que l'on peut dire que l'amour de Dieu est répandu en eux par le Saint-Esprit qui leur a été donné 2, et que c'est autant leur bien que celui des hommes d'être étroitement unis à Dieu 3. Ceux qui ont part à ce bien forment entre eux et avec celui à qui ils sont unis une sainte société, et ne composent ensemble qu'une même Cité de Dieu, qu'un même temple et qu'un même sacrifice. Il est temps maintenant, après avoir dit l'origine des anges, de parler de ces membres de la Cité sainte, dont les uns voyagent encore sur cette terre composée d'hommes mortels qui doivent être unis aux anges immortels, et les autres se reposent dans les demeures destinées aux bonnes âmes; il faut raconter l'origine de cette partie de la Cité de Dieu, car tout le genre humain prend son commencement d'un seul homme que Dieu a créé le premier, selon le témoignage de l'Ecriture sainte, qui s'est acquis avec raison une merveilleuse autorité dans toute la terre et parmi toutes les nations, ayant prédit, entre mille autres choses qui se sont vérifiées, la foi que lui accorderaient toutes ces nations.
CHAPITRE X.
DE LA FAUSSETÉ DE L'HISTOIRE QUI COMPTE DANS LE PASSÉ PLUSIEURS MILLIERS D'ANNÉES.
Laissons là les conjectures de ceux qui déraisonnent sur l'origine du genre humain. Les uns croient que les hommes ont toujours existé aussi bien que le monde, ce qui a fait dire à Apulée : « Chaque homme est mortel, « pris en particulier, mais les hommes, pris ensemble, sont immortels 4 ». Lorsqu'on leur demande comment cette opinion peut s'accorder avec le récit de leurs historiens sur les premiers inventeurs des arts ou sur ceux qui ont
1. Au chap. 13. - 2. Rom. V, 5. - 3. Ps. LXXII, 28.
4. De deo Socr., page 43.
(253)
habité les premiers certains pays, ils répondent que d'âge en âge il arrive des déluges et des embrasements qui dépeuplent une partie de la terre et amènent la ruine des arts, de sorte que le petit nombre des hommes survivants paraît les inventer, quand il ne fait que les renouveler 1, mais qu'au reste un homme ne saurait venir que d'un autre homme. Parler ainsi, c'est dire, non ce qu'on sait, mais ce qu'on croit. Ils sont encore induits en erreur par certaines histoires fabuleuses qui font mention de plusieurs milliers d'années, au lieu que, selon l'Ecriture sainte, il n'y a pas encore six mille ans accomplis depuis la création de l'homme 2. Pour montrer en peu de mots que l'on ne doit point s'arrêter à ces sortes d'histoires, je remarquerai que cette fameuse lettre écrite par Alexandre le Grand à sa mère 3, si l'on en croit le rapport d'un certain prêtre égyptien tiré des archives sacrées de son pays, cette lettre parle aussi des monarchies dont les historiens grecs font mention. Or, elle fait durer la monarchie des Assyriens depuis Bélus plus de cinq mille ans, au lieu que, selon l'histoire grecque, elle n'en a duré qu'environ treize cents 4. Cette lettre donne encore plus de huit mille ans à l'empire des Perses et des Macédoniens, tandis que les Grecs ne font durer ces deux monarchies qu'un peu plus de sept cents ans, celle des Macédoniens quatre cent quatre-vingt-cinq ans 5 jusqu'à la mort d'Alexandre, et celle des Perses deux cent trente-trois ans. Mais c'est que les années étaient alors bien plus courtes chez les Egyptiens et n'avaient que quatre mois, de sorte qu'il en fallait trois pour faire une des nôtres 6 ; encore cela ne suffirait-il pas pour faire concorder la chronologie des Egyptiens avec l'histoire grecque. Il faut dès lors croire plutôt cette dernière, attendu qu'elle n'excède point le nombre des
1. Dans le Timée, un des personnages du dialogue, Critias, raconte un entretien de Solon avec un prêtre égyptien qui parle de ces renouvellements périodiques de la civilisation et des arts. Mais, du reste, en aucun endroit du Timée, le genre humain n'est donné comme éternel.
2. Saint Augustin suit la chronologie d'Eusèbe, selon laquelle il se serait écoulé, entre la création du monde et la prise de Rome pas les Goths, 5611 années.
3. Sur cette prétendue lettre d'Alexandre le Grand, voyez plus haut, livre VIII, ch. 5, 23, 24.
4. Saint Augustin s'appuie ici sur Justin, abréviateur de Trogue Pompée, qui lui-même s'appuyait sur Ctésias. Voyez Justin, lib. I, cap. 2.
5. C'est le calcul de Velléius Paterculus (lib. cap. 6), lequel n'est pas ici d'accord avec Justin (lib. XXXIII, cap. 2).
6. C'est un point très-obscur et très-controversé. L'opinion de saint Augustin est conforme à celle de Lactance (Instit., lib. II, cap. 12), qui s'appuie sur le témoignage de Varron. Voyez Diodore, lib. I, cap. 26, et Pline, Hist. nat., lib. VII, cap. 48.
années qui sont marquées dans la sainte Ecriture. Du moment que l'on remarque un si grand mécompte pour le temps dans cette lettre si célèbre d'Alexandre, combien doit-on moins ajouter foi à ces histoires inconnues et fabuleuses dont on veut opposer l'autorité à celle de ces livres fameux et divins qui ont prédit que toute la terre croirait un jour ce qu'ils contiennent, comme elle le croit en effet présentement, et qui, par l'accomplissement de leurs prophéties sur l'avenir, font assez voir que leurs récits sur le passé sont très-véritables.
CHAPITRE XI.
DE CEUX QUI, SANS ADMETTRE L'ÉTERNITÉ DU MONDE ACTUEL, SUPPOSENT, SOIT DES MONDES INNOMBRABLES, SOIT UN SEUL MONDE QUI MEURT ET RENAÎT AU BOUT D'UNE CERTAINE RÉVOLUTION DE SIÈCLES.
D'autres, ne croyant pas ce monde éternel, admettent soit des mondes innombrables, soit un seul monde qui meurt et qui naît une infinité de fois par de certaines révolutions de siècles ; mais alors il faut qu'ils avouent cette conséquence, qu'il a existé des hommes avant qu'il y en eût d'autres pour les engendrer. Ils ne sauraient prétendre en effet que lorsque le monde entier périt, il y reste un petit nombre d'hommes pour réparer le genre humain, comme il arrive, à ce qu'ils disent, dans les déluges et les incendies qui ne désolent qu'une partie de la terre; mais comme ils estiment que le monde même renaît de sa propre matière, ils sont obligés de soutenir que le genre humain sort d'abord du sein des éléments et se multiplie ensuite comme les autres animaux par la voie de la génération.
CHAPITRE XII.
CE QU'IL FAUT, RÉPONDRE A CEUX QUI DEMANDENT POURQUOI L'HOMME N'A PAS ÉTÉ CRÉÉ PLUS TÔT.
A l'égard de ceux qui demandent pourquoi l'homme n'a point été créé pendant les temps infinis qui ont précédé sa création, et pour quelle raison Dieu a attendu si tard que, selon l'Ecriture, le genre humain ne compte pas
1. Le système de l'infinité des mondes est celui de l'école épicurienne. Les Stoïciens admettaient l'autre système, celui d'un monde unique sujet à des embrasements et à des renaissances périodiques.
(254)
encore six mille ans d'existence, je leur ferai la même réponse qu'à ces philosophes qui élèvent la même difficulté touchant la création du monde, et ne veulent pas croire qu'il n'a pas toujours été, bien que cette vérité ait été. incontestablement reconnue par leur maître Platon; mais ils prétendent qu'il a dit cela contre son propre sentiment 1. S'ils ne sont choqués que de la brièveté du temps qui s'est écoulé depuis la création de l'homme, qu'ils considèrent que tout ce qui finit est court, et que tous les siècles ne sont rien en comparaison de l'éternité. Ainsi, quand il y aurait, je ne dis pas six mille ans, mais six cents fois cent mille ans et plus que Dieu a fait l'homme, on pourrait toujours demander pourquoi il ne l'a pas fait plus tôt. A considérer cette éternité de repos où Dieu est demeuré sans créer l'homme, on trouvera qu'elle a plus de disproportion avec quelque nombre d'années imaginable qu'une goutte d'eau n'en a avec l'Océan, parce qu'au moins l'Océan et une goutte d'eau ont cela de commun qu'ils sont tous deux finis. Ainsi, ce que nous demandons après cinq mille ans et un peu plus, nos descendants pourraient le demander de même après six cents fois cent mille ans, si les hommes allaient jusque-là, et qu'ils fussent aussi faibles et aussi ignorants que nous. Ceux qui ont été avant nous vers les premiers temps de la création de l'homme pouvaient faire la même question. Enfin, le premier homme lui-même pouvait demander aussi pourquoi il n'avait pas été créé auparavant, sans que cette difficulté en fût moindre ou plus grande, en quelque temps qu'il eût pu être créé.
CHAPITRE XIII.
DE LA RÉVOLUTION RÉGULIÈRE DES SIÈCLES QUI, SUIVANT QUELQUES PHILOSOPHES, REMET TOUTES CHOSES DANS LE MÊME ORDRE ET LE MÊME ÉTAT.
Quelques philosophes, pour se tirer de cette difficulté, ont inventé je ne sais quelles révolutions de siècles qui reproduisent et ramènent incessamment les mêmes êtres, soit que
1. Pour bien entendre ce passage, sur lequel plusieurs se sont mépris, il faut remarquer deux choses : la première, c'est que Platon, dans le Timée (celui de ses dialogues que saint Augustin connaissait le mieux), Platon, dis-je, se montre favorable, au moins dans son largage, au système d'un monde qui a commencé d'exister par la volonté libre du Créateur; en second lieu, il faut se souvenir que les Platoniciens d'Alexandrie, que saint Augustin a ici en vue, interprétaient Platon et le Timée dans le sens de l'éternité du monde. Saint Augustin s'arme contre les Platoniciens du texte de Platon.
l'on conçoive ces révolutions comme s'accomplissant au sein d'un monde qui subsiste identique sous ces transformations successives, soit que le monde lui-même périsse pour renaître dans une alternative éternelle. Rien n'est excepté de cette vicissitude, pas même l'âme immortelle; quand elle est parvenue à la sagesse, ils la font toujours passer d'une fausse béatitude à une misère trop véritable. Comment, en effet, peut-elle être heureuse, si elle n'est jamais assurée de son bonheur, soit qu'elle ignore, soit qu'elle redoute la misère qui l'attend; que si l'on dit qu'elle passe de la misère au bonheur pour ne plus le perdre absolument, il faut convenir alors qu'il arrive dans le temps quelque chose de nouveau qui ne finit point par le temps. Pourquoi ne pas dire la même chose du monde et de l'homme qui a été créé dans le monde, sans avoir recours à ces révolutions chimériques?
En vain quelques-uns s'efforcent de les appuyer par ce passage de Salomon au livre de l'Ecclésiaste 1 : « Qu'est-ce qui a été? ce qui sera. Que s'est-il fait? ce qui doit se faire encore. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et personne ne peut dire : Cela est nouveau; car cela même est déjà arrivé dans les siècles précédents ». Ce passage ne doit s'entendre que des choses dont il a été question auparavant, comme de la suite des générations, du cours du soleil, de la chute des torrents, ou au moins de tout ce qui naît et qui meurt dans le monde. En effet, il y a eu des hommes avant nous, comme il y en a avec nous, comme il y en aura après nous, et ainsi des plantes et des animaux. Les monstres mêmes, bien qu'ils diffèrent entre eux, et qu'il y en ait qui n'ont paru qu'une fois, sont semblables en cela qu'ils sont tous des monstres, et par conséquent il n'est pas nouveau qu'un monstre naisse sous le soleil. D'autres, expliquant autrement les paroles de Salomon, entendent que tout est déjà arrivé dans la prédestination de Dieu, et qu'ainsi il n'y a rien de nouveau sous le soleil 2. Quoi qu'il en soit, à Dieu ne plaise que nous trouvions dans l'Ecriture ces révolutions imaginaires par lesquelles on veut que toutes les choses du monde soient incessamment recommencées,
1. Eccles. 1, 9, 10.
2. Cette interprétation est d'Origène (Peri arkon , lib. III, cap. 5, et Ibid., lib. II, cap. 3); saint Jérôme, qui la cite dans une de ses lettres (Epist., LIX, ad Avit.), la compte parmi les erreurs du célèbre théologien.
(255)
comme si, par exemple, un philosophe nommé Platon, ayant enseigné autrefois la philosophie dans une école d'Athènes, appelée l'Académie, il fallait croire que le même Platon aurait enseigné longtemps auparavant la même philosophie, dans la même ville, dans la même école, et devant les mêmes auditeurs, à des époques infiniment reculées, et qu'il devrait encore l'enseigner de même après une révolution de plusieurs siècles. Loin de nous une telle extravagance ! Car Jésus-Christ, qui est mort une fois pour nos péchés, ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui 1 et nous, après la résurrection, nous serons toujours avec le Seigneur 2, à qui nous disons maintenant comme le Psalmiste: « Vous nous conserverez toujours, Seigneur, depuis ce siècle jusqu'en l'éternité 3 ». Il me semble encore que ce qui suit dans le même psaume: «Les impies vont tournant dans un cercle », ne convient pas mal à ces philosophes, non qu'ils soient destinés à passer par ces cercles qu'ils imaginent, mais parce qu'ils tournent dans un labyrinthe d'erreurs.
CHAPITRE XIV.
DE LA CRÉATION DU GENRE HUMAIN, LAQUELLE A ÉTÉ OPÉRÉE DANS LE TEMPS, SANS QU'IL Y AIT EU EN DIEU UNE DÉCISION NOUVELLE, NI UN CHANGEMENT DE VOLONTÉ.
Est-il surprenant qu'égarés en ces mille détours, ils ne puissent trouver ni entrée, ni issue? Ils ignorent et l'origine du genre humain et le terme de sa destinée terrestre, parce qu'ils ne sauraient pénétrer la profondeur des conseils de Dieu, ni concevoir comment il a pu, lui éternel et sans commencement, donner un commencement au temps, et comment il a fait naître dans le temps un homme que nul homme n'avait précédé, non par une soudaine et nouvelle résolution, mais par un dessein éternel et immuable. Qui pourra sonder cet abîme et pénétrer ce mystère impénétrable? Qui pourra comprendre que Dieu, sans changer de volonté, ait créé dans le temps l'homme temporel, et d'un premier homme fait sortir le genre humain? Aussi le Psalmiste, après avoir dit : « Vous nous conserverez toujours, Seigneur, depuis ce siècle jusqu'en l'éternité », a-t-il rejeté ensuite l'opinion folle et impie de ceux qui
1. Rom. VI, 9. - 2. I Thess. iv, 16. - 3. Ps. XI, 8, 9.
ne veulent pas que la délivrance et la félicité de l'âme soient éternelles, en ajoutant: « Les impies vont, tournant dans un cercle », comme si on lui eût adressé ces paroles: Quelle est donc votre croyance, votre sentiment, votre pensée? Faut-il croire que Dieu ait conçu tout d'un coup le dessein de créer l'homme, après être resté une éternité sans le créer, lui à qui rien ne peut survenir de nouveau, lui qui n'admet en son être rien de muable? - Le Psalmiste répond, en s'adressant ainsi à Dieu: « Vous avez multiplié les enfants des hommes « selon la profondeur de vos conseils » ; comme s'il disait : Que les hommes en pensent ce qu'il leur plaira, vous avez multiplié les enfants des hommes selon vos conseils, dont la profondeur est impénétrable. Et en effet, c'est un profond mystère que Dieu ait toujours été et qu'il ait voulu créer l'homme dans le temps, sans changer de dessein ni de volonté.
CHAPITRE XV.
S'IL FAUT CROIRE QUE DIEU AYANT TOUJOURS ÉTÉ SOUVERAIN ET SEIGNEUR COMME IL A TOUJOURS ÉTÉ DIEU, N'A JAMAIS MANQUÉ DE CRÉATURES POUR ADORER SA SOUVERAINETÉ, ET EN QUEL SENS ON PEUT DIRE QUE LA CRÉATURE A TOUJOURS ÉTÉ SANS ÊTRE COÉTERNELLE AU CRÉATEUR.
Pour moi, de même que je n'oserais pas dire que le Seigneur Dieu n'ait pas toujours
été Seigneur 1, je dois dire aussi sans balancer que l'homme n'a point été avant le temps et
qu'il a été créé dans le temps. Mais lorsque je considère de quoi Dieu a pu être Seigneur,
s'il n'y a pas toujours eu des créatures, je tremble de rien assurer, parce que je sais qui
je suis et me souviens qu'il est écrit : « Quel homme connaît les dessein à de Dieu et peut
sonder ses conseils ? Car les pensées des hommes sont timides et leur prévoyance incertaine, parce que le corps corruptible appesantit l'âme, et que cette demeure de terre et de boue accable l'esprit qui pense beaucoup ». Et peut-être, par cela même que je pense beaucoup de choses sur ce sujet, y en a-t-il une de vraie à laquelle je ne pense pas et que je ne puis trouver. Si je dis qu'il y a toujours eu des créatures, afin que Dieu ait toujours été Seigneur, en faisant cette réserve (256) qu'elles ont toujours existé l'une après l'autre de siècle en siècle, de crainte d'admettre qu'il y ait quelque créature coéternelle à Dieu (sentiment contraire à la foi et à la saine raison), il faut prendre garde qu'il n'y ait de l'absurdité .à soutenir ainsi d'une part qu'il y a toujours eu des créatures mortelles, et d'admettre d'une autre part que les créatures immortelles ont commencé d'exister à un certain moment, je veux dire au moment de la création des anges, si toutefois il est admis que les anges soient désignés par cette lumière primitive dont il est parlé au commencement de la Genèse, ou plutôt par ce ciel dont il est dit: « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre 1 ». Il suit de là qu'avant d'être créés, les anges n'existaient pas, à moins qu'on ne suppose que ces êtres immortels ont toujours existé, ce qui semble les faire coéternels à Dieu. Si en effet je dis qu'ils n'ont pas été créés dans le temps, mais qu'ils ont été avant tous les temps, et qu'ainsi Dieu, qui est leur Seigneur, a toujours possédé cette qualité, l'on demandera comment ceux qui ont été créés ont pu être toujours. On pourrait peut-être répondre: Pourquoi n'auraient-ils pas été toujours, s'il est vrai qu'ils ont été en tout temps? Or il est si vrai qu'ils ont été en tout temps qu'ils ont même été faits avant tous les temps, pourvu néanmoins que les temps aient commencé avec les sphères célestes et que les anges aient été faits avant elles. Que si le temps, au lieu de commencer avec les sphères célestes, a été antérieurement, non pas à la vérité dans la suite des heures, des jours, des mois et des années, ces mesures des intervalles du temps n'ayant évidemment commencé qu'avec les mouvements des astres (d'où vient que Dieu a dit en les créant : « Qu'ils servent à marquer les temps, les jours et les années 2 »), si donc le temps a été avant les sphères célestes, en ce sens qu'il y avait avant elles quelque chose de muable dont les modifications ne pouvaient pas exister simultanément et se succédaient l'une à l'autre, si on admet, dis-je, qu'il y ait eu quelque chose de semblable dans les anges avant la formation des sphères célestes et qu'ils aient été sujets à ces mouvements dès le premier instant de leur création 3, on peut dire qu'ils ont été en tout temps, puisque
1. Gen. I, 1.
2. Gen. I, 14.
3. Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 39.
le temps a été fait avec eux. Or, qui prétendrait que ce qui a été en tout temps n'a pas toujours été?
Mais si je réponds ainsi, on me répliquera Comment les anges ne sont-ils point coéternels à Dieu, puisqu'ils ont toujours été aussi bien que lui? comment même peut-on dire qu'il les ait créés, s'ils ont toujours été? Que répondre à cela? Alléguerons-nous qu'ils ont toujours été parce qu'ils ont été en tout temps, ayant été faits avec le temps ou le temps avec eux, et ajouterons-nous que néanmoins ils ont été créés? Aussi bien, on ne saurait nier que le temps lui-même n'ait été créé; et cependant personne ne doute que le temps n'ait été en tout temps, puisque, s'il en était autrement, il faudrait croire qu'il y a eu un temps où il n'y avait point de temps; mais il n'est personne d'assez extravagant pour avancer pareille chose. Nous pouvons fort bien dire : Il y avait un temps où Rome n'était point; il y avait un temps où Jérusalem n'était point; il y avait un temps où Abraham n'était point; il y avait un temps où l'homme n'était point; et enfin, si le monde 1 n'a point été fait au commencement du temps, mais après quelque temps 2 , nous pouvons dire aussi : Il y avait un temps où le monde n'était point. Mais dire : Il y avait un temps où il n'y avait point de temps, c'est comme si l'on disait: Il y avait un homme quand il n'y avait aucun homme, ou : Le monde était quand il n'y avait pas de monde, ce qui est absurde. Si on ne parlait pas d'un seul et même objet, alors sans doute on pourrait dire : Il y avait un certain homme alors que tel autre homme n'était pas, et pareillement : En tel temps, en tel siècle, tel autre temps, tel autre siècle n'était pas; mais dire Il y a eu un temps où il n'y avait pas de temps, c'est, je le répète, ce que l'homme le plus fou du monde n'oserait faire. Si donc il est vrai que le temps a été créé, tout en ayant toujours été, parce que le temps a nécessairement été de tout temps, on doit aussi reconnaître qu'il ne s'ensuit pas de ce que les anges ont toujours été, qu'ils n'aient point été créés. Car si l'on dit qu'ils ont toujours été, c'est qu'ils ont été en tout temps; et s'ils ont été en tout temps, c'est que le temps n'a pu être sans eux. En effet, il n'y peut avoir de temps où il n'y a point de créature dont les mouvements
1. Saint Augustin entend ici évidemment le monde sans les anges.
2. Entendez : après les anges.
(257)
successifs forment le temps; et conséquemment, encore qu'ils aient toujours été, ils ne laissent pas d'avoir été créés et ne sont point pour cela coéternels à Dieu. Dieu a toujours été par une éternité immuable, au lieu que les anges n'ont toujours été que parce que le temps n'a pu être sans eux. Or, comme le temps passe par sa mobilité naturelle, il ne peut égaler une éternité immuable. C'est pourquoi, bien que l'immortalité des anges ne s'écoule pas dans le temps, bien qu'elle ne soit ni passée comme si elle n'était plus, ni future comme si elle n'était pas encore, néanmoins leurs mouvements qui composent le temps vont du futur au passé, et partant, ne sont point coéternels à Dieu, qui n'admet ni passé ni futur dans son immuable essence.
De cette manière, si Dieu a toujours été Seigneur, il a toujours eu des créatures qui lui ont été assujéties et qui n'ont pas été engendrées de sa substance, mais qu'il a tirées du néant, et qui, par conséquent, ne lui sont pas coéternelles. Il était avant elles, quoiqu'il n'ait jamais été sans elles, parce qu'il ne les a pas précédées par un intervalle de temps, mais par une éternité fixe. Si je fais cette réponse à ceux qui demandent comment le Créateur a toujours été Seigneur sans avoir toujours eu des créatures pour lui être assujéties , ou comment elles ont été créées, et surtout comment elles ne sont pas coéternelles à Dieu, si elles ont toujours été, je crains qu'on ne m'accuse d'affirmer ce que je ne sais pas, plutôt que d'enseigner ce que je sais. Je reviens donc à ce que notre Créateur a mis à la portée de notre esprit, et, quant aux connaissances qu'il a bien voulu accorder en cette vie à de plus habiles, ou qu'il réserve dans l'autre aux parfaits, j'avoue qu'elles sont au-dessus de mes facultés. J'ai cru par cette raison qu'il valait mieux en de telles matières ne rien assurer, afin que ceux qui liront ceci apprennent à s'abstenir des questions dangereuses, et qu'ils ne se croient pas capables de tout, mais plutôt qu'ils suivent ce précepte salutaire de l'Apôtre : « Je vous avertis tous, par la grâce qui m'a été donnée, de ne pas cher« cher plus de science qu'il n'en faut avoir; soyez savants avec sobriété et selon la mesure de la foi que Dieu vous a départie 1 »
Quand on ne donne à un enfant qu'autant de
1. Rom. XII, 3
nourriture qu'il en peut porter, il devient capable, à mesure qu'il croît, d'en recevoir davantage ; mais quand on lui en donne trop, au lieu de croître, il meurt.
CHAPITRE XVI.
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE DIEU A PROMIS A L'HOMME LA VIE ÉTERNELLE AVANT LES TEMPS ÉTERNELS.
Quels sont ces siècles écoulés avant la création du genre humain? j'avoue que je l'ignore, mais je suis certain du moins que rien de créé n'est coéternel au Créateur. L'Apôtre parle même des temps éternels, non de ceux qui sont à venir, mais, ce qui est plus étonnant, de ceux qui sont passés. Voici comment il s'exprime : « Nous sommes appelés à l'espérance de la vie éternelle, que Dieu, qui ne ment pas, a promise avant les temps éternels 1, et il a manifesté son Verbe aux temps convenables .2 ». C'est dire clairement qu'il y a eu dans le passé des temps éternels, lesquels pourtant ne sont pas coéternels à Dieu. Or, avant ces temps éternels, Dieu non-seulement était, mais il avait promis la vie éternelle qu'il a manifestée depuis aux temps convenables, et cette vie éternelle n'est autre chose que son Verbe. Maintenant, en quel sens faut-il entendre cette promesse faite avant les temps éternels à des hommes qui n'étaient pas encore? c'est sans doute que ce qui devait arriver en son temps était déjà arrêté dans l'éternité de Dieu et dans son Verbe qui lui est coéternel.
CHAPITRE XVII.
DE CE QUE LA FOI NOUS ORDONNE DE CROIRE TOUCHANT LA VOLONTÉ IMMUABLE DE DIEU, CONTRE LES PHILOSOPHES QUI VEULENT QUE DIEU RECOMMENCE ÉTERNELLEMENT SES OUVRAGES ET REPRODUISE LES MÉMES ÊTRES DANS UN CERCLE QUI REVIENT TOUJOURS.
Une autre chose dont je ne doute nullement, c'est qu'il n'y avait jamais eu d'homme avant la création du premier homme, et que ce n'est pas le même homme, ni un autre semblable, qui a été reproduit je ne sais combien
1. Il est bon de remarquer ici que saint Augustin suit la version de saint Jérôme (tempora œterna) de préférence à la Vulgate (tempora sœcularia). Voyez, sur ce point de l'Epître à Tite, la remarque de saint Jérôme et le livre de saint Augustin Contra Priscil., n. 6.
2. Tit. I, 2, 3.
(258)
bien de fois après je ne sais combien de révolutions. Les philosophes ont beau faire; je ne me laisse point ébranler par leurs objections, pas même par la plus subtile de toutes, qui consiste à dire que nulle science ne peut embrasser des objets infinis ; d'où l'on tire cette conclusion que Dieu ne peut avoir en lui-même que des raisons finies pour toutes les choses finies qu'il a faites. Voici la suite du raisonnement : il ne faut pas croire, disent-ils, que la bonté de Dieu ait jamais été oisive; car il s'ensuivrait qu'avant la création il a eu une éternité de repos, et qu'il a commencé d'agir dans le temps, comme s'il se fût repenti de sa première oisiveté, il est donc nécessaire que les mêmes choses reviennent toujours et passent pour revenir, soit que le monde reste identique dans son fond à travers la vicissitude de ses formes, ayant existé toujours, éternel et créé tout ensemble, soit qu'il périsse et renaisse incessamment; autrement, il faudrait penser que Dieu s'est repenti à un certain jour de son éternelle oisiveté et que ses conseils ont changé. Il faut donc choisir l'une des deux alternatives; car si l'on veut que Dieu ait toujours fait des choses temporelles, mais l'une après l'autre, de manière à ce qu'il en soit venu enfin à faire l'homme qu'il n'avait point fait auparavant, il s'ensuit que Dieu n'a pas agi avec science (car nulle science ne peut saisir cette suite indéfinie de créatures successives), mais qu'il a agi au hasard, à l'aventure, et pour ainsi dire au jour la journée. Il en est tout autrement, quand on conçoit la création comme un cercle qui revient toujours sur lui-même ; car alors, soit qu'on rapporte cette série circulaire de phénomènes à un monde permanent dans sa substance, soit qu'on suppose le monde périssant et renaissant tour à tour, on évite dans les deux cas d'attribuer à Dieu ou un lâche repos ou une téméraire imprévoyance. Sortez-vous de ce système, vous tombez nécessairement dans une succession indéfinie de créatures que nulle science, nulle prescience ne peuvent embrasser.
Je réponds qu'alors même que nous manquerions de raisons pour réfuter ces vaines
1. Par infini, saint Augustin entend ici indéfini, indéterminé. De même plus bas et dans toute la suite de cet obscur passage, par fini, il veut dire déterminé.
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subtilités dont les impies se servent pour nous détourner du droit chemin et nous engager dans leur labyrinthe, la foi seule devrait suffire pour nous les faire mépriser; mais nous avons plus d'un moyen de briser le cercle de ces révolutions chimériques. Ce qui trompe nos adversaires, c'est qu'ils mesurent à leur esprit muable et borné l'esprit de Dieu qui est immuable et sans bornes, et qui connaît toutes choses par une seule pensée. Il leur arrive ce que dit l'Apôtre : « Que, pour ne se comparer qu'à eux-mêmes, ils n'entendent pas 1 » Comme ils agissent en vertu d'un nouveau dessein, chaque fois qu'ils font quelque chose de nouveau, parce que leur esprit est muable, ils veulent qu'il en soit ainsi à l'égard de Dieu; de sorte qu'ils se mettent en sa place et ne le comparent pas à lui, mais à eux. Pour nous, il ne nous est pas permis de croire que Dieu soit autrement affecté lorsqu'il n'agit pas que lorsqu'il agit, puisqu'on ne doit pas dire même qu'il soit jamais affecté, en ce sens qu'il se produirait quelque chose en lui qui n'y était pas auparavant. En effet, être affecté, c'est être passif, et tout ce qui pâtit est muable. On ne doit donc pas supposer dans le repos de Dieu, oisiveté, paresse, langueur, pas plus que dans son action, peine, application, effort; il sait agir en se reposant et se reposer en agissant. Il peut faire un nouvel ouvrage par un dessein éternel, et quand il se met à l'oeuvre, ce n'est point par repentir d'être resté au repos. Quand on dit qu'il était au repos avant, et qu'après il a agi (toutes choses, il est vrai, que l'homme ne peut comprendre), cet avant et cet après ne doivent s'appliquer qu'aux choses créées, lesquelles n'étaient pas avant et ont commencé d'être après. Mais en Dieu une seconde volonté n'est pas venue changer la première; sa même volonté éternelle et immuable a fait que les créatures n'ont pas été plus tôt et ont commencé d'être plus tard; et peut-être a-t-il agi ainsi afin d'enseigner à ceux qui sont capables d'entendre de telles leçons qu'il n'a aucun besoin de ses créatures et qu'il les a faites par une bonté purement gratuite, ayant été une éternité sans elles et n'en ayant pas été moins heureux.
1. II Cor. X, 12. Il est à remarquer que saint Augustin, en citant ce passage de l'Ecriture, ne suit pas la Vulgate. Ici, comme en d'autres écrits (Voyez Enarr. in Psal. XXXIV et Contr. Faust., lib. XXII, cap. 47), il préfère le texte grec.
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