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Blog Parousie de Patrick ROBLES (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes - FRANCE)

La Cité de Dieu, Saint-Augustin, Livre douzième, 29


CHAPITRE XVIII.

CONTRE CEUX QUI DISENT QUE DIEU MÊME NE SAURAIT COMPRENDRE DES CHOSES INFINIES 1.
Quant à ce qu'ils disent, que Dieu même ne saurait comprendre des choses infinies, il ne leur reste plus qu'à soutenir, pour mettre le comble à leur impiété, qu'il ne connaît pas tous les nombres; car très-certainement les nombres sont infinis, puisque à quelque nombre qu'on s'arrête, il est toujours possible d'y ajouter une unité, outre que tout nombre, si grand qu'il soit, si prodigieuse que soit la multitude dont il est l'expression rationnelle et scientifique, on peut toujours le doubler et même le multiplier à volonté. De plus, chaque nombre a ses propriétés, de sorte qu'il n'y a pas deux nombres identiques. Ils sont donc dissemblables entre eux et divers, finis en particulier, et infinis en général. Est-ce donc cette infinité qui échappe à la connaissance de Dieu, et faut-il dire qu'il connaît une certaine quantité de nombres et qu'il ignore le reste? personne n'oserait soutenir une telle absurdité. Affecteront-ils de mépriser les nombres et oseront-ils les retrancher de la science de Dieu, alors que Platon, qui a tant d'autorité parmi eux, introduit Dieu créant le monde par les nombres 2; et ne lisons-nous pas dans l'Ecriture : « Vous avez fait toutes choses avec « poids, nombre et mesure 3? » Ecoutez aussi le prophète: « Il forme les siècles par nombre 4». - Et l'Evangile : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés 5 ». Après tant de témoignages, comment pourrions-nous douter que tout nombre ne soit connu à celui «dont l'intelligence, comme dit le psaume, surpasse « toute mesure et tout nombre 6 ?» Ainsi, bien que les nombres soient infinis et sans nombre, l'infinité du nombre ne saurait être incompréhensible à celui dont l'intelligence est au-dessus du nombre. Et, par conséquent, s'il faut que tout ce qui est compris soit fini dans l'intelligence qui le comprend, nous devons croire que l'infinité même est finie en Dieu
1. Par infini, entendez toujours indéterminé. Ici choses infinies veut dire une succession indéfinie de choses.
2. Allusion à ce passage du Timée : . Quand Dieu entreprit d'organiser le monde, le feu, la terre et l'air avaient déjà, il est vrai, quelques-uns des caractères qui les distinguent, mais ils étaient dans l'état où doit être un objet duquel Dieu est absent. Les trouvant donc dans cet état naturel, la première chose qu'il fit, ce fut de les distinguer par les idées et les nombres (Tim., 538; page 1 du tome XII de la traduction de M. Cousin) ».
3. Sag. XI, 21. - 4. Isaïe, XL, 26, sec. LXX. - 5. Matt. X, 30. - 6. Ps. CXLVI, 5.
d'une certaine manière ineffable, puisqu'elle ne lui est pas incompréhensible. Dès lors, puisque l'infinité des nombres n'est pas infinie dans l'intelligence de Dieu, que sommes-nous, pauvres humains, pour assigner des limites à sa connaissance, et dire que, si les mêmes révolutions ne ramenaient périodiquement les mêmes êtres, Dieu ne pourrait avoir ni la prescience de ce qu'il doit faire, ni la science de ce qu'il a fait! lui dont la science, simple dans sa multiplicité, uniforme dans sa variété, comprend tous les incompréhensibles d'une compréhension si incompréhensible que, voulût-il produire des choses nouvelles et différentes, il ne pourrait ni les produire sans ordre et sans prévoyance, ni les prévoir au jour la journée, parce qu'il les renferme toutes nécessairement dans sa prescience éternelle.
CHAPITRE XIX.
SUR LES SIÈCLES DES SIÈCLES.
Je n'aurai pas la témérité de décider si, par les siècles des siècles, 1'Ecriture entend cette suite de siècles qui se succèdent les uns aux autres dans une succession continue et une diversité régulière, l'immortalité bienheureuse des âmes délivrées à jamais de la misère planant seule au-dessus de ces vicissitudes, ou bien si elle veut signifier par là les siècles qui demeurent immuables dans la sagesse de Dieu et sont comme les causes efficientes de ces autres siècles que le temps entraîne dans son cours. Peut-être le siècle ne veut-il rien dire autre chose que les siècles, et le siècle du siècle a-t-il même sens que les siècles des siècles, comme le ciel du ciel et les cieux des cieux ne sont qu'une même chose dans le langage de l'Ecriture. En effet, Dieu a nommé ciel le firmament au-dessus duquel sont les eaux 1, et cependant le Psalmiste dit : « Que les eaux qui sont au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur 2 ». Il est donc très-difficile de savoir, entre les deux sens des siècles des siècles, quel est le meilleur, ou s'il n'y en a pas un troisième qui soit le véritable; mais cela importe peu à la question présentement agitée, dans le cas même où nous pourrions donner sur ce point quelque explication satisfaisante, comme dans celui où une sage réserve nous conseillerait de ne rien affirmer en si obscure matière. Il ne s'agit ici que de l'opinion
1. Gen. I, 8 .- 2. Ps. CXLVIII, 4.
(260)
de ceux qui veulent que toutes choses reviennent après certains intervalles de temps. Or, le sentiment, quel qu'il soit, que l'on peut avoir touchant les siècles des siècles, est absolument étranger à ces révolutions, puisque, soit que l'on entende par les siècles des siècles ceux qui s'écoulent ici-bas par une suite et un enchaînement continus sans aucun retour des mêmes phénomènes et sans que les âmes des bienheureux retombent jamais dans la misère d'où elles sont sorties, soit qu'on les considère comme ces causes éternelles qui règlent les mouvements de- toutes les choses passagères et sujettes au temps, il s'ensuit également que ces retours périodiques qui ramènent les mêmes choses sont tout à fait imaginaires et complétement réfutés par la vie éternelle des bienheureux 1.
CHAPITRE XX.
DE L'IMPIÉTÉ DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES ÂMES, APRÈS AVOIR PARTICIPÉ À LA VRAIE ET SUPRÊME BÉATITUDE, RETOURNERONT SUR TERRE DANS UN CERCLE ÉTERNEL DE MISÈRE ET DE FÉLICITÉ.
Quelle oreille pieuse pourrait entendre dire, sans en être offensée, qu'au sortir d'une vie sujette à tant de misères (si toutefois on peut appeler vie ce qui est véritablement une mort, à ce point que l'amour de cette mort même nous fait redouter la mort qui nous délivre), après tant de misères, dis-je, et tant d'épreuves traversées, enfin, après une vie terminée par les expiations de la vraie religion et de la vraie sagesse, alors que nous serons devenus heureux au sein de Dieu par la contemplation de sa lumière incorporelle et le partage de son immortalité, il nous faudra quitter un jour une gloire si pure, et tomber du faîte de cette éternité, de cette vérité, de cette félicité, dans l'abîme de la mortalité infernale, traverser-de nouveau un état où nous perdrons Dieu, où nous haïrons la vérité, où nous chercherons la félicité à travers toutes sortes de crimes; et pourquoi ces révolutions se reproduisant ainsi sans fin d'époque en époque et ramenant une fausse félicité et une misère réelle? c'est, dit-on, pour que Dieu ne reste pas sans rien faire, pour qu'il puisse connaître ses ouvrages, ce dont il serait incapable s'il n'en faisait pas
1. Comp saint Jérôme en son commentaire sur l'Epître aux Galates, cap. I, 5.
toujours de nouveaux. Qui peut supporter de semblables folies? qui peut les croire ? -Fussent-elles vraies, n'y aurait-il pas plus de prudence à les taire, et même, pour exprimer tant bien que mal ma pensée, plus de science à les ignorer? Si, en effet, notre bonheur dans l'autre vie tient à ce que nous ignorerons l'avenir, pourquoi accroître ici-bas notre misère par cette connaissance? et si, au contraire, il nous est impossible d'ignorer l'avenir dans le séjour bienheureux, ignorons-le du moins ici-bas, afin que l'attente du souverain bien nous rende plus heureux que la possession de combien ne le pourra faire.
Diront-ils que nul ne peut arriver à la félicité de l'autre monde qu'à condition d'avoir été initié ici-bas à la connaissance de ces prétendues révolutions? mais alors comment osent-ils en même temps avouer que plus on aime Dieu et plus aisément on arrive à cette félicité, eux qui enseignent des choses si capables de ralentir l'amour? Quel homme n'aimerait moins vivement un Dieu qu'il sait qu'il doit quitter un jour, après l'avoir possédé autant qu'il en était capable, un Dieu dont il doit même devenir l'ennemi en haine de sa vérité et de sa sagesse? Il serait impossible de bien aimer un ami ordinaire, si l'on prévoyait que l'on deviendrait son ennemi 1. Mais à Dieu ne plaise qu'il y ait un mot de vrai dans cette doctrine d'une véritable misère qui ne finira jamais et ne sera interrompue de temps en temps que par une fausse félicité! Est-il rien de plus faux en effet que cette béatitude où nous ignorerons notre misère à venir, au milieu d'une si grande lumière de vérité dont nous serons éclairés? est-il rien de plus trompeur que cette félicité sur laquelle nous ne pouvons jamais compter, même lorsqu'elle sera à son comble? De deux choses l'une: ou nous ne devons pas prévoir là-haut la misère qui nous attend, et alors notre misère ici-bas est moins aveugle, puisque nous connaissons la béatitude où nous devons arriver; ou nous devons connaître au ciel notre retour futur sur la terre, et alors nous sommes plus heureux quand nous sommes ici-bas misérables avec l'espérance d'un sort plus heureux, que lorsque nous sommes bienheureux là-haut avec la crainte de cesser de l'être. Ainsi, nous avons plus de sujet de souhaiter notre malheur que notre bonheur;
1. Allusion au passage bien connu de Cicéron, De amicitia cap. 16.
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de sorte que, comme nous souffrons ici des maux présents et que là nous en craindrons de futurs, fi est plus vrai de dire que nous sommes toujours misérables que de croire que nous soyons quelquefois heureux.
Mais la piété et la vérité nous crient que ces révolutions sont imaginaires ; la religion nous promet une félicité dont nous serons assurés et qui ne sera traversée d'aucune misère; suivons donc le droit chemin, qui est Jésus-Christ, et, sous la conduite de ce Sauveur, détournons-nous des routes égarées de ces impies. Si Porphyre, quoique platonicien, n'a point voulu admettre dans les âmes ces vicissitudes perpétuelles de félicité et de misère, soit qu'il ait été frappé de l'extravagance de cette opinion, soit qu'il en ait été détourné par la connaissance qu'il avait du Christianisme, et si , comme je l'ai rapporté au dixième livre 1, il a mieux aimé penser que l'âme a été envoyée en ce monde pour y connaître le mal, afin de n'y plus être sujette, lorsqu'après en avoir été affranchie elle sera retournée au Père, à combien plus forte raison les fidèles doivent-ils fuir et détester un sentiment si faux et si contraire à la vraie religion! Or, après avoir une fois brisé ce cercle chimérique de révolutions, rien ne nous oblige plus à croire que le genre humain n'a point de commencement, sous le prétexte, désormais vaincu, que rien ne saurait se produire dans les êtres qui leur soit entièrement nouveau. Si en effet l'on avoue que l'âme est délivrée sans retour par la mort de toutes ses misères, il lui survient donc quelque événement qui lui est nouveau, et certes un événement très~considérable, puisque c'est une félicité éternelle. Or, s'il peut survenir quelque chose de nouveau à une nature immortelle, pourquoi n'en sera-t-il pas de même pour les natures mortelles? Diront-ils que ce n'est pas une chose nouvelle à l'âme d'être bienheureuse, parce qu'elle l'était avant de s'unir au corps? Au moins est-il nouveau pour elle d'être délivrée de sa misère, et la misère même lui a été nouvelle, puisqu'elle ne l'avait jamais soufferte auparavant. Je leur demanderai encore si cette nouveauté n'entre point dans l'ordre de la Providence et si elle arrive par hasard; mais alors que deviennent toutes ces révolutions mesurées et régulières où rien n'arrive de nouveau, toutes choses
1. Au chap., 30.
devant se reproduire sans cesse? Que si cette nouveauté est dans l'ordre de la Providence, soit que l'âme ait été envoyée dans le corps, soit qu'elle y soit tombée par elle-même, il peut donc arriver quelque chose de nouveau et qui néanmoins ne soit pas contraire à l'ordre de l'univers. Enfin, puisqu'il faut reconnaître que l'âme a pu se faire par son imprévoyance une nouvelle misère, laquelle n'a pu échapper à la Providence divine, qui a fait entrer dans ses desseins le châtiment de l'âme et sa délivrance future, gardons-nous de la témérité de refuser à Dieu le pouvoir de faire des choses nouvelles, alors surtout qu'elles ne sont pas nouvelles par rapport à lui, mais seulement par rapport au monde, ayant été prévues de toute éternité. Prendra-t-on ce détour de soutenir qu'à la vérité les âmes délivrées une fois de leur misère n'y retourneront plus, mais qu'en cela il n'arrive rien de nouveau, parce qu'il y a toujours eu et qu'il y aura toujours des âmes délivrées? Il faut alors convenir qu'il se fait de nouvelles âmes à qui cette misère est nouvelle, et nouvelle cette délivrance. Et si l'on veut que les âmes dont se font tous les jours de nouveaux hommes (mais qui n'en animeront plus d'autres, pourvu qu'elles aient bien vécu) soient anciennes et aient toujours été, c'est admettre aussi qu'elles sont infinies; car quelque nombre d'âmes que l'on suppose, elles n'auraient pas pu suffire pour faire perpétuellement de nouveaux hommes pendant un espace de temps infini. Or, je ne vois pas comment nos philosophes expliqueront un nombre infini d'âmes, puisque dans leur système Dieu serait incapable de les connaître, par l'impossibilité où il est de comprendre des choses infinies 1. Et maintenant que nous avons confondu la chimère de ces révolutions de béatitude et de misère, concluons qu'il n'est rien de plus conforme à la piété que de croire que Dieu peut, quand bon lui semble, faire de nouvelles choses, son ineffable prescience mettant sa volonté à couvert de tout changement. Quant à savoir si le nombre des âmes à jamais affranchies de leurs misères peut s'augmenter à l'infini, je le laisse à décider à ceux qui sont si subtils à déterminer jusqu'où doivent aller toutes choses. Pour nous, quoi qu'il en soit, nous trouvons toujours notre compte. Dans le cas de
1. Voyez plus haut les chap. 17 et 18.
l'affirmative, pourquoi nier que Dieu ait pu créer ce qu'il n'avait pas créé auparavant, puisque le nombre des âmes affranchies, qui auparavant n'était pas, non-seulement est fait une fois, mais ne cesse jamais de se faire? Dans l'autre cas, s'il ne faut pas que les âmes passent un certain nombre, ce nombre, quel qu'il soit, n'a jamais été auparavant, et il n'est pas possible que ce nombre croisse et arrive au terme de sa grandeur sans quelque commencement; or, ce commencement n'avait jamais été non plus, et c'est pour qu'il fût que le premier homme a été créé.
CHAPITRE XXI.
DE LA FORMATION DU PREMIER HOMME ET DU GENRE HUMAIN RENFERMÉ EN LUI.
Et maintenant que j'ai résolu, dans la mesure de mes forces, ce difficile problème d'un Dieu éternel qui crée des choses nouvelles sans qu'il y ait de nouveauté dans son vouloir, il devient aisé de comprendre que Dieu a beaucoup mieux fait de ne créer d'abord qu'un seul homme, d'où le genre humain tout entier devait sortir, que d'en créer plusieurs. A l'égard des autres animaux, soit sauvages et solitaires, comme les aigles, les milans, les lions, les loups, soit privés ou vivant en troupes, tels que les pigeons, les étourneaux, les cerfs, les daims et tant d'autres, il ne les a-pas fait sortir d'un seul, mais il en a créé plusieurs à la fois; l'homme, au contraire, appelé à tenir le milieu entre les anges et les bêtes, demandait d'autres desseins. Si cette créature restait soumise à Dieu comme à son Seigneur véritable, elle était destinée à passer sans mourir 1 dans la compagnie des anges pour y jouir d'un bonheur éternel; au lieu que si elle offensait le Seigneur son Dieu par un orgueil et une désobéissance volontaires, elle devait être sujette à la mort, ravalée au niveau des bêtes, esclave de ses passions et destinée après la vie à des supplices éternels. Dieu donc, ayant de telles vues, a jugé à propos de ne créer qu'un seul homme, non certes pour le priver du bienfait de la société, mais pour lui faire aimer davantage l'union et la concorde, en unissant les hommes non-seulement par la
1. Ces mots sans mourir font allusion à l'hérésie des Pélagiens; soyez saint Augustin, De hœres., 88, tome VIII, page 65 D de la dernière édition.
ressemblance de la nature, mais aussi par les liens de la parenté; et cela est si vrai qu'il ne voulut pas même créer la femme comme il avait créé l'homme, mais il la tira de l'homme, afin que tout le genre humain sortît d'un seul.
CHAPITRE XXII.
EN MÊME TEMPS QU'IL A PRÉVU LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, DIEU A PRÉVU AUSSI LE GRAND NOMBRE D'HOMMES PIEUX QUE SA GRACE DEVAIT SAUVER.
Cependant Dieu n'ignorait pas que l'homme devait pécher, et que, devenu mortel, il engendrerait des hommes qui se porteraient à de si grands excès que les bêtes privées de raison et qui ont été créées plusieurs à la fois vivraient plus sûrement et plus tranquillement entre elles que les hommes, qui devraient être d'autant plus unis, qu'ils viennent tous d'un seul; car jamais les lions ni -les dragons ne se sont fait la guerre comme les hommes 1. Mais Dieu prévoyait aussi que la multitude des fidèles serait appelée par sa grâce au bienfait de l'adoption, et qu'après la rémission de leurs péchés opérée par le Saint-Esprit, il les associerait aux anges pour jouir avec eux d'un repos éternel, après les avoir affranchis de la mort, leur dernière ennemie; il savait combien ce serait chose préférable à cette multitude de fidèles de considérer qu'il a fait descendre tous les hommes d'un seul pour témoigner aux hommes combien l'union lui est agréable.
CHAPITRE XXIII.
DE LA NATURE DE L'ÂME HUMAINE CRÉÉE A L'IMAGE DE DIEU.
Dieu a fait l'homme à son image; car il lui a donné une âme douée de raison et d'intelligence qui l'élève au-dessus de toutes les bêtes de la terre, de l'air et des eaux. Après avoir formé le corps d'Adam avec de la poussière et donné une âme à ce corps, soit que cette âme fût déjà créée par avance, soit que Dieu l'ait lait naître en soufflant sur la face d'Adam, et que ce souffle divin soit l'âme humaine elle-même 2, il voulut donner au premier homme une femme pour l'assister dans
1. Remarque souvent faite par les écrivains de l'antiquité. Comp. Pline, Hist. nat., lib. VII, cap. 1, et Sénèque, Epist. ad Lucil., 103.
2. Entre ces deux alternatives, saint Augustin préfère la première dans son traité De Gen. ad. litt., n. 35.
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la génération, et la forma par une puissance toute divine d'un os qu'il avait tiré de la poitrine d'Adam. Ceci au surplus ne veut pas dire être conçu grossièrement, comme si Dieu s'était servi de mains pour son oeuvre, à l'exemple des artisans que nous voyons chaque jour exécuter leurs travaux matériels. La main de Dieu, c'est sa puissance, ouvrière invisible des choses visibles. Mais tout cela passe pour des fables dans l'esprit de ceux qui mesurent sur ce que leurs yeux ont l'habitude de voir la puissance et la sagesse d'un Dieu qui n'a pas besoin de semences pour produire tout et les semences elles-mêmes; comme si les choses mêmes qui tombent sous le regard des hommes, telles que la conception et la naissance, ne leur sembleraient pas, s'ils n'en avaient l'expérience , plus incroyables encore que l'acte divin de la création; mais la plupart aiment mieux attribuer ces effets aux causes naturelles qu'à la vertu-de Dieu 1.
CHAPITRE XXIV.
LES ANGES NE SAURAIENT CRÉER LA MOINDRE CHOSE.
Mais nous n'avons rien à démêler ici avec ceux qui ne croient pas que Dieu ait fait le monde ou qu'il en prenne soin. Quant aux philosophes qui, sur la foi de leur Platon, pensent que la création des animaux mortels, et notamment de l'homme, n'est pas l'ouvrage du Dieu suprême auteur du monde, mais celui d'autres dieux inférieurs qui sont aussi son ouvrage, et dont l'homme est comme le parent 2, si nous sommes parvenu à leur persuader que c'est une superstition de sacrifier à ces dieux 3, ils renonceront aisément à voir en eux les créateurs du genre humain. C'est
1. Sur la formation de la femme et sur la coopération des anges aux oeuvres de Dieu, voyez le traité de salut Augustin De Gen. ad litt., n., 26-30.
2. Voyez le Timée, 41 et seq. Le Dieu de Platon y parle en ces termes aux dieux inférieurs, dont il est l'auteur et le père: « Ecoutez mes ordres. Il reste encore à naître trois race, mortelles; sans elles le monde serait imparfait. Si je leur donnais moi-même la naissance et la vie, ils seraient semblables aux dieux. Afin donc qu'ils soient mortels et que cet univers soit réellement un tout achevé, appliquez-vous selon votre nature à former ces animaux, en imitant la puissance que j'ai déployée moi-même dans votre formation. Quant à l'espèce qui doit partager le nom des immortels, être appelée divine et servir de guide à ceux des autres animaux qui voudront suivre la justice, et vous, je vous en donnerai la semence et le principe. Vous ensuite, ajoutant au principe immortel une partie périssable, formez-en des animaux, faites-les croître en leur donnant des aliments, et après leur mort, recevez-les dans votre sein (Tome XII de la traduction française, pages 137, 138). »
3. Voyez plus haut, livre VIII, IX et X.
un sacrilège de croire ou de dire qu'un autre que Dieu soit le créateur d'un être quelconque, fût-il mortel et le plus chétif qui se puisse concevoir. Et pour ce qui est des anges, que l'école de Platon aime mieux appeler des dieux, il est très-vrai qu'ils concourent au développement des êtres de l'univers, selon l'ordre ou la permission qu'ils en ont reçue; mais ils ne sont pas plus les créateurs des animaux que les laboureurs ne le sont des blés ou des arbres.
CHAPITRE XXV.
DIEU SEUL EST LE CRÉATEUR DE TOUTES CHOSES.
Il y a pour les êtres deux espèces de forme: la forme extérieure, celle que le potier et l'artisan peuvent donner à un corps et que les peintres et les statuaires savent imiter; il y a ensuite la forme intérieure, qui non-seulement constitue les diverses natures corporelles, mais qui fait la vie des êtres animés, parce qu'elle renferme les causes efficientes et les emprunte à la source mystérieuse et incréée de l'intelligence et de la vie. Accordons à tout ouvrier la forme extérieure, mais pour cette forme intérieure où est le principe de la vie et du mouvement 1, elle n'a d'autre auteur que cet ouvrier unique qui n'a eu besoin d'aucun être ni d'aucun ange pour faire les anges et les êtres. La même vertu divine, et pour ainsi dire effective, qui a donné la forme ronde à la terre et au soleil, la donne à l'oeil de l'homme et à une pomme, et ainsi de toutes les autres figures naturelles; elles n'ont point d'autre principe que la puissance secrète de celui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre 2», et dont la sagesse atteint d'un bout du monde à l'autre sans aucun obstacle, et gouverne toutes choses avec douceur 3.J'ignore donc quel service les anges, créés les premiers, ont rendu au Créateur dans la formation des autres choses; et comme je n'osa rais leur attribuer un pouvoir que peut-être ils n'ont pas, je ne dois pas non plus leur dénier celui qu'ils ont. Toutefois, et quelle que soit la mesure de leur concours, je ne laisse pas d'attribuer la création tout entière à Dieu, en quoi je ne crains pas de leur déplaire,
1. Saint Augustin s'inspire ici, non plus de Platon, son guide ordinaire en matière de métaphysique, mais d'Aristote. La forme intérieure dont il est ici question, c'est la forme péripatéticienne, savoir l'essence de chaque substance individuelle.
2. Jerem. XXIII, 24. - 3. Sag. VIII,1.
puisque c'est à Dieu aussi qu'ils rapportent avec action de grâces la formation de leur propre être. Nous ne disons pas que les laboureurs soient créateurs de quelque fruit que ce soit, car il est écrit : « Celui qui plante n'est rien, non plus que celui qui arrose, mais Dieu seul donne l'accroissement 1 » ; bien plus, nous ne disons pas que la terre soit créatrice, bien qu'elle paraisse la mère féconde de tous les êtres qui tiennent à elle par leurs racines et dont elle aide les germes à éclore; car il est également écrit: « Dieu donne à chaque plante le corps qu'il lui plaît, et à chaque semence le corps qui lui est propre 2 ».De même, nous ne devons pas dire que la création d'un animal appartienne à sa mère, mais plutôt à celui qui a dit à l'un de ses serviteurs : « Je te connaissais avant que de te former dans le ventre de ta mère3 ». Je sais que l'imagination de la mère peut faire quelque impression sur son fruit, comme on peut l'inférer des agneaux bigarrés qu'eut Jacob en mettant des baguettes de diverses couleurs sous les yeux de ses brebis pleines 4 mais cela n'empêche pas que la mère ne crée pas plus son fruit qu'elle ne s'est créée elle-même. Quelques causes donc que l'on suppose dans les générations corporelles ou séminales, entremise des anges ou des hommes, croisement des mâles et des femelles, et quelque pouvoir que les désirs et les imaginations des mères aient sur leurs fruits encore tendres et délicats, toujours faudra-t-il reconnaître que Dieu est le seul auteur de toutes les natures. C'est sa vertu invisible qui, présente en tout sans aucune souillure, donne l'être à tout ce qui est, de quelque manière qu'il soit, sans qu'aucune chose puisse être telle ou telle, ni absolument être sans lui. Si dans l'ordre des formes extérieures que la main de l'homme peut donner aux corps, nous ne disons pas que Rome et Alexandrie ont été bâties par les maçons et les architectes, mais bien par les rois dont l'ordre les a fait construire, et qu'ainsi l'une a eu Romulus et l'autre Alexandre pour fondateur, à combien plus forte raison devons-nous dire que Dieu seul est le créateur de toutes les natures, puisqu'il ne fait rien que de la matière qu'il a faite, qu'il n'a pour ouvriers que ceux mêmes qu'il a créés, et que s'il retirait sa puissance créatrice des choses qu'il a créées, elles retomberaient dans leur
1. I Cor. III, 7 .- 2. Ibid. XV, 38 .- 3. Jérémie, I, 5.- 4. Gen. XXX, 37.
premier néant 1. Je dis premier à l'égard de l'éternité, et non du temps; car y a-t-il quelque autre créateur des temps que celui qui a fait les choses dont les mouvements mesurent les temps 2?
CHAPITRE XXVI.
SUR CETTE OPINION DES PLATONICIENS, QUE DIEU, APRÈS AVOIR CRÉÉ LES ANGES, LEUR A DONNÉ LE SOIN DE FAIRE LE CORPS HUMAIN.
Voilà sans doute pourquoi Platon n'attribue aux dieux inférieurs, créés par le Dieu suprême, la création des animaux qu'avec cette réserve que la partie corporelle et mortelle de l'animal est seule leur ouvrage, la partie immortelle leur étant fournie par le souverain créateur 3. Ainsi donc, s'ils sont les créateurs des corps, ils ne le sont point des âmes. Mais alors, puisque Porphyre est convaincu que, pour purifier son âme, il faut fuir tout commerce avec les corps 4, puisqu'il fait d'ailleurs profession de penser avec Platon, son maître,
et les autres platoniciens, que ceux qui ont mal vécu ici-bas retournent, en punition de leurs fautes, dans des corps mortels, corps de brutes, selon Platon, corps humains, selon Porphyre 5, il s'ensuit que ces dieux, qu'on veut nous faire adorer comme les auteurs de notre être, ne sont que les auteurs de nos chaînes et les geôliers de notre prison. Que les Platoniciens cessent donc de nous menacer du corps comme d'un supplice, ou qu'ils ne proposent point à notre adoration des dieux dont ils nous exhortent à fuir et à rejeter l'ouvrage. Mais au fond, ces deux opinions sont aussi fausses l'une que l'autre : il est faux que les âmes retournent dans les corps en punition d'avoir mal vécu, et il est faux qu'il y ait un autre créateur de tout ce qui a vie au ciel et sur terre que celui qui a créé la terre et le ciel. En effet, si nous n'avons un corps qu'en punition de nos crimes, pourquoi Platon dit-il qu'il était nécessaire qu'il y eût des animaux de toute sorte; mortels et immortels, pour que le monde fût l'ouvrage le plus beau et le plus parfait 6? Et dès lors, puisque la création de l'homme, même à titre d'être corporel,
1. Comp. saint Augustin, De Trinit., lib. III, n, 13-36.
2. Voyez plus haut, livre XI, chap. 5, 6, 7, et livre XII, ch. 15.
3. Voyez le Timée, 41 seq.; trad. fr. tome XCI, page 137, 138.
4. Voyez Porphyre, De abstin., passim. Dans un fragment conservé par Stobée ( Floril., tit., I, n. 88), Porphyre s'exprime ainsi : La purification consiste pour l'âme à se séparer du corps.
5. Voyez plus haut, livre X, ch. 30.
6. Voyez le Timée, 1. c.
(265)
est un bienfait divin, comment serait-ce un châtiment de reprendre de nouveau un corps? Enfin, si Dieu renferme dans son intelligence éternelle les types de tous les animaux, comme Platon le répète si souvent 1, pourquoi ne les aurait-il pas créés tous de ses propres mains? pourquoi lui aurait-il répugné d'être l'auteur de tant d'ouvrages qui réclament tout l'art de son intelligence infinie et infiniment louable?
CHAPITRE XXVII.
TOUTE LA PLÉNITUDE DU GENRE HUMAIN ÉTAIT RENFERMÉE DANS LE PREMIER HOMME, ET DIEU Y VOYAIT D'AVANCE TOUTE LA SUITE DES ÉLUS ET TOUTE CELLE DES RÉPROUVÉS.
C'est à juste titre que la véritable religion reconnaît et proclame Dieu comme le créateur de tout l'univers et de tous les animaux, c'est-à-dire des âmes aussi bien que des corps. Parmi les animaux terrestres, l'homme tient le premier rang, comme ayant été fait à l'image de Dieu; et s'il a été créé un (sans être créé seul), c'est, je crois, par la raison que j'ai donnée ou par quelque autre encore meilleure. Il n'est point sur terre, en effet, d'animal plus sociable de sa nature, quoiqu'il n'y en ait point que le vice rende plus farouche. La nature, pour empêcher ou pour guérir le mal de la discorde, n'a pas de plus puissant
1. Si le monde est beau, dit Platon ( Timée, trad. fr., tome XII, page 117), et si celui qui l'a fait est excellent, il l'a fait évidemment d'après un monde éternel.. - Voyez aussi dans le Timée les pages 120, 134 et suivantes.
moyen que de faire souvenir les hommes qu'ils viennent tous d'un seul et même père. De même, la femme n'a été tirée de la poitrine de l'homme que pour nous rappeler combien doit être étroite l'union du mari et de la femme. Si les ouvrages de Dieu paraissent extraordinaires, c'est parce qu'ils sont les premiers; et ceux qui n'y croient pas ne doivent non plus croire à aucun prodige; car ce qui arrive selon le cours ordinaire de la nature n'est plus un prodige. Mais est-il possible que rien ait été fait en vain, si cachées qu'en soient les causes, sous le gouvernement de la divine Providence? « Venez, s'écrie le Psalmiste, voyez les ouvrages du Seigneur, et les prodiges qu'il a faits sur la terre ». Je ne veux point du reste insister ici sur cet objet, et je me réserve d'expliquer ailleurs pourquoi la femme a été tirée du côté de l'homme et de quelle vérité ce premier prodige est la figure.
Terminons donc ce livre et disons, sinon encore au nom de l'évidence, au nom du moins de la prescience de Dieu, que deux sociétés, comme deux grandes cités, ont pris naissance dans le premier homme. En effet, de cet homme devaient sortir d'autres hommes, dont les uns, par un secret mais juste jugement de Dieu, seront compagnons des mauvais anges dans leurs supplices, et les autres des bons dans leur gloire, et, puisqu'il est écrit que « toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité 2 », sa grâce ne peut être injuste, ni sa justice cruelle.
1. Ps. XLV, 9. - 2. Ps. XXIV, 10.

 

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