
Manuscrit 193 original de la Bibliothèque Municipale de Vendôme
p. 102, f. 094v - 095
Lettre de Geoffroy de Vendôme à Robert d’Arbrissel
"La Lettre volée" 193 (~1106-1107)
Institut de Recherche et d'Histoire des Textes (IRHT)
Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS)
« Geoffroy, humble serviteur du monastère de Vendôme, à son très cher frère dans le Christ Robert, observer les termes de la mesure et s’en tenir aux limites qu’ont établies les Pères.
Ton affection sait, ami très cher, et sait bien, qu’accomplir une action contraire aux règles est le fait de l’imperfection humaine, mais que refuser de corriger cette mauvaise action est le fait d’une présomption diabolique. Ne jamais agir autrement qu’il ne faut est une perfection angélique que ne peut avoir notre condition aussi longtemps que nous sommes ici. Donc, tandis que nous n’avons pas la perfection de l’ange, n’ayons au moins pas la présomption du diable. Nous t’avons rappelé cela, frère vénérable, car nous avons appris, comme un bruit néfaste le répand, que tu avais agi ainsi et que tu continuais ; si c’est vrai, nous conseillons à ta simplicité, avec le cœur d’une charité fraternelle, de ne défendre tes actes par aucune excuse mais de te corriger en toute hâte.
Nous avons appris en effet que tu te comportes à l’égard du sexe féminin que tu as entrepris de diriger de deux manières tout à fait opposées l’une à l’autre, au point que tu excèdes totalement la règle de la mesure dans les deux cas. À certaines des femmes tu permets, dit-on, d’habiter trop familièrement avec toi, tu leur parles très souvent en privé et tu ne rougis même pas de coucher fréquemment la nuit avec elles et au milieu d’elles. Tu penses ainsi, affirmes-tu, porter dignement la croix du Seigneur sauveur, quand tu t’efforces d’éteindre l’ardeur de la chair allumée à tort. Si tu agis ainsi, ou si tu l’as parfois fait, tu as inventé un genre de martyre nouveau et sans précédent, mais sans fruit. Certes on ne peut attendre aucune sorte d’utilité ou de fruit de ce qui a été d’évidence entrepris contre la raison. Or toi, tu as tout à fait osé agir contre la raison s’il t’est arrivé de coucher avec des femmes que tu devais voler au monde et gagner au Seigneur, d’autant plus que Salomon l’a interdit, le Saint-Esprit tonnant en lui et par lui : « Ne couche pas avec une femme, dit-il, et ne la fréquente pas, et ne la regarde pas, de peur de tomber à cause de sa beauté et de périr ». Et aussi : « La femme prend les âmes de valeur, elle dont la conversation, comme le feu, brûle le cœur de l’homme ».
Jamais, frère, n’aie assez confiance en ta piété pour croire que tu ne peux glisser si tu ne marches pas avec précaution. Le monde est glissant, plein de limon, l’homme n’a pas pu tenir longtemps ferme sur lui, il est tombé tout à coup et ne s’est relevé qu’avec peine ou jamais. Toi, certes, dans le monde tu es monté sur une montagne élevée et de ce fait tu as tourné vers toi les langues et les yeux des hommes. Donc, debout sur la montagne, veille à ne pas t’écrouler et, par un martyre tout à fait inconnu aux saints martyrs, à ne pas laisser une marque d’infamie au commencement de la vie religieuse. Par aucun de tes actes ne suscite de scandale au monde, qui te suit presque tout entier. Car la ruine de beaucoup entraînerait pour toi une condamnation plus grave.
À certaines de ces femmes tu parles souvent en privé, comme le bruit l’a rapporté et comme nous venons de le dire, et en couchant avec elles tu te crucifies par un nouveau genre de martyre. Avec celles-ci tu te montres toujours agréable dans la conversation et joyeux dans l’action, et tu manifestes toute sorte de bonté, en oubliant toute modération. Mais avec d’autres, s’il t’arrive de leur parler, tu apparais toujours trop dur dans la parole, trop sévère dans la correction ; tu les accables même de la faim, de la soif et de la nudité, en négligeant toute piété. S’il en est ainsi, tu te trompes dans les deux cas et tu transgresses la règle de toute mesure. Car tu agis envers les unes avec trop d’indulgence, contre les autres avec trop de sévérité.
C’est une très rude tâche que tu as entrepris de mener et qui a entraîné très souvent à la mort celui qui la menait. « C’est d’une femme que le péché a pris naissance et à cause d’elle que meurent tous les hommes ». Aussi dois-tu agir avec prudence et simplicité, pour que la grâce de la piété fasse de toi une mère et la discipline un père pour ces femmes, et que celles qui n’auront pas moins de perfection n’aient pas moins d’affection de ta part. Tu ne dois pas aimer l’une plus que l’autre, si ce n’est celle qui aura été trouvée meilleure. Évalue la mesure de la correction ou de la grâce selon la mesure du mérite ou de la faute. Ce que le Seigneur dit dans l’Évangile, garde-le surtout bien fixé en ton esprit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ». Le sexe féminin est très fragile et délicat, aussi est-il nécessaire de le diriger avec la douceur de la piété plutôt qu’avec trop de sévérité, de peur qu’il ne soit accablé d’un excès de tristesse et que celui qui doit le diriger ne soit ainsi abattu par Satan. Celui qui dirige est abattu par Satan si en dirigeant il en arrive à faire périr par trop de tristesse celui qui aurait pu être délivré par l’indulgence. Lorsque nous exhortons ta bonté à la piété, nous ne voulons pas l’empêcher d’accomplir la justice. Nous désirons que tu sois à la fois juste et pieux. Que la piété soit en toi, repoussant un pardon irrégulier ; que la justice soit en toi, toujours unie à une pieuse compassion.
Adieu et fais-nous participer à tes saintes prières, nous t’en supplions instamment. »
Transcription et traduction de Geneviève Giordanengo , éd. et trad. Geoffroy de Vendôme, Œuvres, Paris, 1996, p. 148-151.
"La fonction d'abbé d'après l'œuvre de Geoffroy de Vendôme"

Geoffroy (Geoffroi) de Vendôme à genoux devant le Christ,
seule image du manuscrit (f. 002v - 003)
Geoffroy de Vendôme
Bénédictin et Cardinal, † 1132
Sa vie et ses œuvres
« 1. Vie. »
« Né à Angers vers 1070 et entré dès son adolescence à l'abbaye de la Trinité de Vendôme, Geoffroy fut élu abbé avant 1094. En effet, on le voit à Rome à partir de cette année, et il y est l’un des conseillers les plus agissants d'Urbain II, qui le fait cardinal de Sainte Prisque. Il vit dès lors surtout dans l'entourage des papes, puisqu’il participe au concile de Clermont d’où il amène Urbain II à Vendôme (1095-1096), au synode romain du 11 mars 1102, et qu’il paraît avoir auprès de Pascal II et de Calixte II la même faveur qu’auprès d’Urbain. On le voit aussi successivement prendre part à de nombreuses réunions et notamment au concile de Reims en 1131. Il meurt au prieuré de l’Esvière d’Angers (de la mouvance de Vendôme) le 26 mars 1132.
La personnalité et l’activité de Geoffroy homme d’église ont surtout retenu l’attention jusqu’à présent : polémiste ardent, il s’attaque à tout ce qui lui paraît léser les droits souverains de l’Église ; il fait d'amers reproches à Pascal II quand celui-ci, cédant à la force, reconnaît le droit de l’empereur de donner l’investiture (acte du 12 avril 1111) ; ses opuscules sur la question soutiennent les thèses grégoriennes ; il est d’avis que l’investiture doit être comparée à un sacrement et qu’elle doit être exclusivement réservée à qui détient le pouvoir spirituel. Même rigidité dans la question des droits monastiques, et sa conception des valeurs spirituelles s’en ressent : s’il affirme l’équivalence de la profession monastique et du baptême, c’est pour fonder autant les revendications majeures des clunisiens au sujet de l’exemption que l’observance rigoureuse de la Règle bénédictine. Compte tenu de ce contexte, les œuvres de Geoffroy, qui n'ont rien d'original, témoignent d'une grande austérité dans l’ascèse. Ce moine, aussi voyageur que son quasi contemporain saint Bernard, connaît et vante les vertus de la solitude et de la vie claustrale. Sa piété mariale, qui est profonde, est voisine aussi de celle de l’abbé de Clairvaux. Sa doctrine sacramentaire dépend de celle de saint Pierre Damien † 1072. Jusqu’à présent, Geoffroy de Vendôme n’a été étudié que pour son activité au service de l’Église ; il nous manque un travail sur sa théologie et sa spiritualité. »
« 2. Œuvres. »
« - 1. Les lettres de Geoffroy, environ 190, ont été soigneusement classées sur son ordre ; nous possédons trois manuscrits en France ; E. Sackur a présenté un quatrième manuscrit découvert en Italie (dans Neues Archiv der Gesellschaft für altere deutsche Geschichtskunde, t. 18, 1892, p. 666- 673). J. Sirmond les a éditées (Paris, 1610) avec les opuscules et les sermons ; Migne reproduit cette édition (PL 157, 33-390).
- 2. Dix-neuf opuscules sur les sacrements, l’investiture et la simonie, la conversion des pécheurs, l’abbatiat, quelques prières et proses.
- 3. Onze sermons, dont quatre sur Noël et deux sur la Vierge ; le dernier, sur saint Benoît, fait l’éloge de la Règle.
- 4. Un commentaire sur les Psaumes, resté manuscrit (Paris, Bibliothèque nationale, latin 12959), est plutôt un recueil de gloses pour les moines, elles-mêmes compilées du fonds commun de la patristique et des auteurs monastiques.
E. Sackur a rassemblé les huit opuscules ou lettres de Geoffroy sur les investitures (MGH Libezzi de Zite imperatorum et pontificum, t. 2, Hanovre, 1892, p. 680-700).
Geoffroy de Vendôme a généralement une notice dans les dictionnaires ; les plus récentes sont dans Catholicisme, t. 4, 1956, col. 1852-1853 (J.-C. Didier), et LTK, t. 4, 1960, col. 1140.
- Pour les études antérieures à 1900, voir U. Chevalier, Répertoire...bio-bibliographique, t. 1, Paris, 1905, col. 1171 ; en retenir principalement : L. Compain, Étude sur Geoffroy de Vendôme, Paris, 1891.
- Sur la chronologie et les destinataires des lettres : E. Sackur, Zur Chronologie der Streitschriften des Gotfried..., dans Neues Archiv..., t. 17, 1891, p. 327-347 ; et A. Wilmart, La collection chronologique des Écrits de Geoffroy..., dans Revue bénédictine, t. 43, 1931, p. 239-245 ; voir aussi t. 45, 1933, p. 79- 82, et t. 46, 1934, p. 417-419.
- H. Meinert, IXe Falschungen Gottfrieds von Vendôme, dans Archiv für Urkundenforschung, t. 10, 1928, p. 232-325.
Les études sur l’histoire de la théologie sacramentaire évoquent notre cardinal (vg DTC, tables), mais il n’existe aucun travail d’ensemble.
Sur sa mariologie, A. Piolanti, Mater unitatis. De spirituali Virginis maternitate secundum nonnullos saeculi XII scriptores, dans Marianum, t. 52, 1949, p. 423-439 ; H. Barré se réfère parfois à Geoffroy dans son étude sur Marie et l’Église (dans Bulletin de la société française d’études mariales, t. 9, 1951, notes 91, 169, 196). »
« Louis GAILLARD, « Dictionnaire de spiritualité », t. VI, Paris, 1967, col. 234-235 (5. GEOFFROY DE VENDÔME, bénédictin et cardinal, † 1132 ; 1. Vie. - 2. Œuvres). »
Publication dans « La lettre volée. Le manuscrit 193 de la bibliothèque de Vendôme » - © CNRS-IRHT 2002.
Archives de l'ancien site de l'IRHT
Abbaye de la Trinité de Vendôme (Loir-et-Cher)
Epitaphe sur le tombeau de Robert d'Arbrissel,
fondateur en 1101 de l'Abbaye Royale Notre-Dame de Fontevraud