LES RÉVÉLATIONS DE SAINTE-GERTRUDE
LIVRE SECOND
PRÉFACE d'après LANSPERG
Cette sainte vierge, poussée par celui qui disposait entièrement de sa volonté, écrivit ce livre second de sa propre main. C'est un livre pieux et utile à tous. Il fournit à l'âme dévote et la lumière et un exemple vivant pour se conduire selon l'homme intérieur, pour apprendre à connaître ses imperfections et ses défauts et à les pleurer devant Dieu, pour concevoir ensuite un vrai mépris de soi-même et travailler chaque jour à rendre sa vie meilleure. Ce livre enseigne encore à proclamer les bienfaits de Dieu, à lui en rendre grâces et à reporter tous ces biens vers leur source. I1 montre ce qu'éprouve une âme que Dieu attire, ce qu'elle doit attribuer à Dieu ou à elle-même, avec quelle discrétion elle doit agir pour distinguer entre son propre esprit et l'Esprit divin et parvenir ainsi à l'union d'amour avec le Seigneur. Il présente ces choses en des termes dont la simplicité est loin de rendre la grandeur des réalités qu'ils expriment, mais ce ne sont pas les formes littéraires qui doivent faire apprécier l'état élevé auquel la grâce de Dieu conduit les âmes. Il est en effet très certain que la plus grande partie de ce qui est rapporté dans ces pages ne peut être ressenti que par celui là seul qui l'a reçu. La parole humaine ne peut en traduire la grandeur et la majesté.
C'est donc la vierge Gertrude, contrainte par une force divine, qui a écrit ce livre de sa propre main.
PROLOGUE
La neuvième année après avoir reçu ces faveurs divines1, à l'époque de la Cène du Seigneur, comme on devait porter le corps du Seigneur à une infirme, et qu'elle attendait avec le convent, elle ressentit une impulsion violente de l'Esprit saint, et, saisissant la tablette suspendue à son côté, écrivit de sa propre main les paroles qui vont suivre : nous y verrons ce que son cœur éprouvait dans les entretiens secrets avec son Bien-Aimé, et combien elle débordait en louanges et en actions de grâces.
1. Ces faveurs ont été relatées aux chapitres 1, 3 et 23 de ce second livre. La première grâce des révélations fut donnée à Gertrude en l'an 1281, comme nous le lisons dans la préface, et ce fut en l'année 1289 qu'elle commença à écrire. (Note de l'édition latine.)
CHAPITRE I
COMMENT LE SEIGNEUR, oriens ex alto, LA VISITA POUR LA PREMIÈRE FOIS.
Que l'abîme de la Sagesse incréée appelle l'abîme 1 de la Toute-Puissance admirable, pour exalter cette bonté incompréhensible qui fit descendre les torrents de votre miséricorde jusque dans la profonde vallée de ma misère ! J'avais atteint ma vingt-sixième année, et nous étions en la deuxième férie (jour béni pour moi) qui précédait la fête de la Purification de votre très chaste Mère. La susdite férie tombait cette année 2 au sixième des calendes de février. A l'heure qui suit Complies, heure si favorable du crépuscule, vous aviez résolu, ô Dieu qui êtes la vérité plus pure que toute lumière et plus intime que tout secret, d'éclairer les épaisses ténèbres qui m'environnaient. Usant d'un procédé plein de douceur et de tendresse, vous commençâtes par apaiser le trouble qu'un mois auparavant 3 vous aviez excité dans mon cœur. Ce trouble, je le crois, était destiné à renverser la tour de vaine gloire et de curiosité élevée par mon orgueil. Orgueil insensé ! car je ne méritais même pas de porter le nom et l'habit de la Religion. Toutefois c'était bien le chemin que vous choisissiez, ô mon Dieu, pour me révéler votre salut.
J'étais donc à cette heure au milieu du dortoir, et selon les usages de respect prescrits dans l'Ordre, je venais de m'incliner devant une ancienne, lorsque, relevant la tête, je vis devant moi un jeune homme plein de charmes et de beauté. Il paraissait âgé de seize ans, et tel enfin que mes yeux n'auraient pu souhaiter voir rien de plus attrayant. Ce fut avec un visage rempli de bonté qu'il m'adressa ces douces paroles : « Cito veniet salus tua ; quare moerore consumeras ? Numquid conciliaribus non est tibi quia innovavit te dolor ? » Ton salut viendra bientôt. Pourquoi es-tu consumée par le chagrin ? Est-ce que tu n'as point de conseiller pour te laisser abattre ainsi par la douleur» 4 Tandis qu'il prononçait ces mots, quoique je fusse certaine de ma présence corporelle dans ce dortoir, il me sembla néanmoins que j'étais au chœur, en ce coin où je fais habituellement, une oraison si tiède c'est là que j'entendis la suite des paroles: « Salvabo te et liberabo te, noli timere: Je te sauverai, je te délivrerai, ne crains pas. » Après ces mots, je vis sa main fine et délicate prendre ma main droite comme pour ratifier solennellement ces promesses. Puis il ajouta : « Tu as léché la terre avec mes ennemis et sucé parmi les épines quelques gouttes de miel. Reviens vers moi, et je t'enivrerai au torrent de ma volupté divine. » ( Ps. XXXV, 9.). Pendant qu'il parlait ainsi, je regardai, et je vis entre lui et moi, c'est-à-dire à sa droite et à ma gauche, une haie s'étendant si loin, que ni devant ni derrière je n'en découvrais la fin. Le haut de cette haie était tellement hérissé d'épines que je ne voyais aucun moyen de passer jusqu'à ce bel adolescent. Je restais donc hésitante, brûlante de désirs et sur le point de défaillir, lorsque lui-même me saisit tout à coup et, me soulevant sans aucune difficulté, me plaça à côté de lui. Je reconnus alors sur cette main qui venait de m'être donnée en gage, les joyaux précieux des plaies sacrées qui ont annulé tous les titres qui pouvaient nous être opposés. Aussi j'adore, je loue, je bénis, et je rends grâces autant que je le puis à votre sage Miséricorde et à votre miséricordieuse Sagesse. Vous vous efforciez, ô mon Créateur et mon Rédempteur, de courber ma tête rebelle sous votre joug suave, en préparant un remède si bien accommodé à ma faiblesse. Dès cette heure, en effet, mon âme retrouva le calme et la sérénité ; je commençai à marcher à l'odeur de vos parfums, et bientôt je goûtai la douceur et la suavité du joug de votre amour, que j'avais estimé auparavant dur et insupportable.
1. Allusion au verset 8 du psaume XLI
2. C'était en l'année 1281, et la sainte écrivit ceci en 1289.
3. C'est-à-dire pendant l'Avent. Voir au ch. XXIII° du 2e livre,
4. 1er Répons du 2e dimanche de l'Avent.
CHAPITRE II
DE L'ILLUMINATION DU COEUR
1. Je vous salue, ô mon Sauveur et lumière de mon âme : que tout ce que les cieux renferment dans leur sphère, la terre en son globe et l'abîme des mers dans ses profondeurs, vous rende grâces, pour cette faveur extraordinaire par laquelle vous m'avez appris à connaître et à considérer les secrets de mon cœur. Jusqu'à ce jour je n'en avais pas eu plus de souci que de voir l'intérieur de mes pieds, si je puis ainsi parler. Dans cette lumière, il m'a été donné de rechercher avec soin et de découvrir en mon âme plus d'une souillure qui offensait votre pureté si parfaite. J'y vis de plus un tel désordre et une telle confusion que vous ne pouviez, selon votre désir, fixer en ce lieu la demeure de votre Majesté. Cependant, ni ce désordre ni mon indignité ne vous ont tenu éloigné, ô Jésus mon bien-aimé ; et chaque fois que je me nourrissais de l'aliment vivifiant de votre corps et de votre sang, je jouissais de votre présence visible, mais d'une manière un peu incertaine, comme on découvre les objets à la première lueur du jour. Par cette douce condescendance, vous engagiez mon âme à faire effort pour s'unir plus familièrement à vous, pour vous contempler d'un oeil plus clairet pour jouir de vous en toute liberté.
2. Je travaillai à obtenir ces faveurs en la fête de l'Annonciation de la sainte Vierge Marie, dont le sein très pur fut l'asile béni où vous avez daigné en ce jour épouser la nature humaine. O Dieu, qui avant d'être invoqué répondez : Me voici 1, vous avez voulu hâter pour moi les joies de cette journée, en me prévenant dès la veille par les bénédictions de votre douceur. (Ps. xx, 4.) Nous tenions alors le Chapitre après Matines, parce que ce jour était un dimanche. Aucun terme ne peut exprimer de quelle manière, ô Lumière qui venez d'en haut, vous avez visité mon âme par les entrailles de votre douceur et de votre bonté. (Luc, I, 78.) Aussi donnez-moi, ô Source de tous lés biens, donnez-moi d'immoler sur l'autel de mon cœur l'hostie de jubilation, afin que j'obtienne d'expérimenter souvent avec tous vos élus cette union si douce, cette douceur si unifiante qui jusqu'à cette heure m'était restée complètement inconnue.
3. Quand je considère ce qu'était ma vie avant ce jour et ce qu'elle a été depuis, je dois proclamer en vérité que ce fut là un bienfait tout gratuit et que je n'avais aucunement mérité. Dès lors vous me donniez une connaissance de vous-même si lumineuse, que je me trouvais plus touchée par la douce tendresse de votre familiarité que je ne l'aurais été par les châtiments. Cependant je ne me souviens pas avoir éprouvé ces délices en d'autres jours que ceux où vous m'appeliez au banquet de votre table royale. Était-ce là une disposition de votre Sagesse ? Était-ce le résultat de ma profonde négligence? Je n'ai pu le savoir exactement.
1. Allusion à la parole d'Isaïe : Tune invocabis, etc., LVIII, 9.
CHAPITRE III
DES CHARMES DE L'HABITATION DU SEIGNEUR EN L'AME.
1. Vous agissiez en mon âme, vous la provoquiez, lorsqu'un jour entre la Résurrection et l'Ascension, le matin avant Prime, j'entrai dans la cour et je m'assis près du vivier. La beauté de ce lieu me ravissait 1 : il était arrosé par une eau limpide et entouré d'arbres verdoyants ; les oiseaux, et particulièrement les colombes, y voltigeaient en liberté. On goûtait surtout dans cette profonde retraite un repos délicieux. Je réfléchissais à ce qui pourrait compléter les charmes de ce lieu, et je trouvais qu'il n'y manquait que la présence d'un ami, affectueux, agréable, et capable en un mot de réjouir ma solitude. Vous alors, ô mon Dieu, source des inénarrables délices, vous qui, je le crois, aviez inspiré le commencement de cette méditation, afin de la terminer au profit de votre amour, vous me donniez à comprendre ce qui suit : Si par une continuelle gratitude je faisais remonter vers vous, comme l'eau d'un fleuve qui retournerait vers sa source, les grâces dont je suis comblée ; si je m'efforçais de croître en vertus comme un arbre vigoureux pour produire les fleurs des bonnes oeuvres ; si encore, méprisant tout ce qui est terrestre, je prenais comme les colombes un libre essor vers les choses du ciel, étrangère aux passions et aux tumultes d'ici-bas pour ne m'attacher qu'à vous seul ; alors, ô mon Dieu, mon cœur deviendrait pour vous une demeure pleine de charmes.
2. Je passai tout le jour à méditer ces pensées, et le soir, avant de prendre mon repos, en m'agenouillant pour prier, ce passage de l'Évangile frappa tout à coup mon esprit : « Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, mansionem apud eum faciemus (Joan., xiv, 23) : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. » A l'instant, je sentis que mon, cœur ce cœur de boue, était devenu votre séjour. Oh ! plût au ciel mille fois qu'il me soit donné de voir couler sur ma tête toute une mer, dont l'eau, changée en sang„ purifierait cette demeure vile et misérable que votre incommensurable grandeur daigne venir habiter. Que mon cœur arraché sur l'heure de ma poitrine soit jeté par morceaux sur des charbons ardents. Que ce feu brûle et purifie ses scories, pour le rendre non pas digne, ce qui ne saurait être, mais un peu moins indigne d'être votre séjour.
3. Depuis ce moment, ô mon Dieu, vous m'avez montré tantôt un visage bienveillant, tantôt un visage sévère, selon que j'étais plus ou moins vigilante à combattre mes défauts. Tous mes efforts, cependant, eussent-ils été parfaits, eussent-ils duré toujours, jamais ils n'auraient mérité un seul de vos regards, même ce regard de sévérité qu'attira sur moi la multitude de mes péchés. Dans votre condescendance infinie, vous avez paru plus contristé qu'irrité de mes fautes, et je vous vis supporter mes nombreux défauts avec une patience toute divine, qui surpasse celle que vous avez montrée ici-bas envers le traître Judas.
4. Bien que mon esprit trouvât son plaisir dans des choses passagères, cependant après des heures, hélas ! après des jours, et je puis dire avec douleur, après des semaines passées loin de vous, si je rentrais en moi-même, je vous trouvais toujours présent au fond de mon cœur. Depuis neuf années vous ne vous êtes pas dérobé à mon amour, si ce n'est une fois pendant les onze jours qui précèdent la Saint Jean-Baptiste, parce que vous vouliez faire sentir à mon âme le déplaisir que vous avait causé une conversation mondaine. Cette sévérité dura jusqu'à la deuxième férie , vigile de la fête, pendant la messe Ne timeas Zacharia. Votre douce humilité et l'admirable bonté de votre amour voyaient que j'en étais venue à cet excès de folie de ne pas m'apercevoir de la perte d'un tel trésor, car je ne me souviens pas avoir ressenti ni douleur, ni désir de le retrouver. Je m'étonne qu'un tel excès de folie ait pu s'emparer de mon esprit. Peut être vouliez-vous me faire expérimenter ce que dit saint Bernard : « Lorsque nous fuyons, vous nous poursuivez ; si nous tournons le dos, vous vous présentez en face ; vous suppliez, on vous méprise; mais ni confusion ni mépris ne peuvent vous détourner de nous. Sans vous lasser, vous travaillez toujours à nous amener à cette joie que l'œil n'a pas vue ni l'oreille entendue, et que le cœur de l'homme ne connaît pas. » Puisque vous m'avez accordé cette douce grâce de votre présence lorsque j'en étais indigne et qu'il est plus grave de tomber une seconde fois qu'une première, j'avais donc plus que démérité quand vous daignâtes enfin me rendre la joie de votre présence salutaire qui dure encore aujourd'hui. Pour une telle faveur, soit à vous cette louange et action de grâces, qui procède avec douceur de l'amour incréé, pour refluer ensuite en vous-même, sans qu'aucune créature arrive à l'épuiser tout entière.
5. Pour obtenir de garder un don si sublime, je vous offre cette très excellente supplication que l'angoisse extrême de votre agonie, (attestée par la sueur de sang), a rendue si instante, que la simplicité et l'innocence de votre vie ont faite si fervente, que l'amour enfin de votre Divinité a rendue si efficace. Que, par la vertu de cette très parfaite prière, mon union avec vous devienne complète et que vous m'attiriez dans l'intimité de votre Cœur. Si par nécessité je dois me livrer aux oeuvres extérieures, puissé-je ne faire que m'y prêter ! et lorsque pour votre gloire je les aurai accomplies avec soin, je reviendrai aussitôt jouir de vous au plus intime de mon être, comme l'eau impétueuse précipite ses flots dans l'abîme, lorsque disparaît l'obstacle qui la retenait captive. Que désormais vous me trouviez toujours aussi attentive à vous, que vous vous montrez présent à moi. J'atteindrai alors cette perfection à laquelle votre justice peut permettre à votre miséricorde d'élever une âme chargée du poids de la chair et qui résista toujours à votre amour. Puissé-je enfin exhaler mon dernier soupir dans vos étroits embrassements et votre baiser tout-puissant ! Que sans aucun délai mon âme se trouve où vous demeurez sans occuper d'espace, où vous êtes tout entier sans division possible, dans cette éternité toujours nouvelle où vous vivez et rayonnez de gloire avec le Père et le Saint-Esprit, ô vrai Dieu, dans tous les siècles immortels!
1. On retrouve encore cet étang, alimenté par un ruisseau qui arrose la vallée où était situé le monastère. Celui-ci est actuellement propriété de l'État.
CHAPITRE IV
DE L'IMPRESSION DES TRÈS SAINTES PLAIES DU CHRIST.
1. Au début de ces faveurs divines, en la première ou la seconde année, je crois, et durant la saison d'hiver, je trouvai dans un livre une courte prière conçue en ces termes : « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, donnez-moi d'aspirer vers vous de tout mon cœur avec des désirs ardents et une âme altérée, de respirer en vous qui êtes la douceur et suavité par excellence. Accordez enfin que mon être entier soit comme haletant vers vous, ô suprême et vraie Béatitude ! O très miséricordieux Seigneur, gravez en mon cœur vos plaies divines au moyen de votre précieux sang, afin que j'y lise en même temps ,et vos douleurs et votre amour. Que le souvenir de vos blessures reste à jamais dans le secret de mon cœur, pour y exciter une ardente compassion et y allumer le feu de votre amour. Faites-moi sentir le vide des créatures, et soyez seul la douceur de mon âme .»
2.Je goûtai beaucoup les termes de cette prière et j'aimais à la réciter souvent. Or, vous qui jamais ne repoussez les vœux des humbles, vous m'écoutiez, prêt à m'exaucer. En effet, peu de temps après, et pendant le même hiver, j'allai à la sortie de vêpres m'asseoir au réfectoire pour la collation: je m'y trouvai à côté d'une personne à qui j'avais découvert quelque chose des secrets de mon âme. Je le dirai en passant, pour l'instruction de ceux qui liront cet écrit : j'ai souvent éprouvé dans ma dévotion un redoublement de ferveur à la suite de ces confidences, sans qu'il me soit possible de déclarer, ô mon Dieu, si c'était votre esprit qui me poussait à révéler mes secrets, ou simplement l'affection que j'avais pour cette personne. Cependant, j'ai entendu dire par quelqu'un de très expérimenté, qu'il est utile d'ouvrir son âme, non pas à tous indifféremment, mais à des personnes dont nous connaissons la fidèle affection, qui en outre sont au-dessus de nous, et que nous devons respecter comme étant nos anciens. Comme je l'ai dit, j'ignore le motif qui me faisait agir, et je m'en remets à vous qui. êtes mon fidèle Dispensateur, vous dont l'Esprit plus doux que le miel affermit la vertu des Cieux 1. Si je me suis laissé conduire par l'affection humaine, il est bien juste, ô mon Dieu, que je me plonge dans un abîme de gratitude, puisque vous avez daigné réunir la poussière de mon néant et l'or de votre infinie grandeur, c'est-à-dire enchâsser dans mon cœur les perles de votre grâce.
3.Au moment dont j'ai parlé, j'étais donc occupée à méditer les paroles de cette prière, lorsque je sentis que, malgré mon indignité, je recevais par une opération toute divine les faveurs souhaitées depuis longtemps. Il me fut donné de connaître spirituellement que vous veniez d'imprimer les stigmates adorables de vos très saintes plaies sur des places réelles de mon Cœur. Par ces blessures, vous avez guéri mon âme, et vous m'avez présenté à boire la coupe enivrante qui contient le nectar de l'amour.
4.Mais mon indignité n'avait pas épuisé l'abîme de votre tendresse. Je reçus encore de votre surabondante libéralité ce don magnifique, que, tous les jours et à chaque fois que je réciterais cinq versets du psaume Benedic anima mea (Ps. CII ) en visitant en esprit les marques de l'amour imprimées sur mon cœur, je ne pourrais jamais me plaindre, de ne pas .recevoir quelque grâce spéciale. En effet, au premier verset : Benedic anima mea, je reçus la grâce de déposer sur les plaies de vos pieds sacrés toute la rouille de mes péchés et le néant des voluptés du monde. Au second verset : Benedic et noli oblivisci : je lavai toutes les taches de délectation charnelle et passagère dans cette source amoureuse d'où le sang et l'eau jaillirent pour moi. Au troisième verset : Qui propitiatur, semblable à la colombe qui se hâte d'établir son nid dans le creux de la pierre, je vins me réfugier en la plaie de votre main gauche pour y goûter le repos de l'âme.
5.Ensuite au quatrième verset . Qui redimit de interitu, m'approchant de votre main droite, je puisai avec confiance dans les trésors qu'elle renferme tout ce qui manquait en moi à la perfection des vertus. Mon âme étant donc purifiée des souillures, enrichie de mérites, puisse-je, maintenant que ces faveurs m'ont rendue moins indigne, jouir, comme l'indique ce verset: Qui replet in bonis, de votre présence si douce, si désirable et de vos chastes baisers !
6.Outre ces largesses, vous avez achevé de donner à mon âme ce que vous demandait cette prière, c'est à dire la grâce de lire en vos précieux stigmates et vos douleurs et votre amour. Ce fut, hélas ! pour peu de temps, non que vous m'ayez retiré ces faveurs, mais parce que, et je le déplore ici, je les perdis par mon ingratitude et ma négligence. Toutefois, votre immense miséricorde et votre généreuse tendresse ont paru ne pas remarquer mes oublis, et m'ont conservé jusqu'à ce jour, malgré mon indignité, le premier et le plus grand de ces dons qui est l'empreinte de vos plaies sacrées. Pour cette faveur, ô mon Dieu, honneur et puissance, louange et jubilation vous soient rendus dans les siècles éternels !
1. Allusion au verset 6é du psaume XXXII : "Verbo Domini coeIi firmati sunt, et spiritu oris ejus omnis virtus eorum : Par sa parole les cieux ont été affermis et du souffle de sa bouche vient leur vertu.
CHAPITRE V.
DE LA BLESSURE DE L'AMOUR.
1. Sept ans plus tard, dans les jours qui précèdent l'Avent, et certainement par votre permission, ô divin Auteur de tout bien, j'engageai une personne à ajouter, pour moi, les paroles suivantes à la prière qu'elle adressait chaque jour au crucifix : « Par votre Cœur transpercé, ô Seigneur très aimant, veuillez transpercer son cœur des traits de votre amour, afin que rien de terrestre n'y demeure, et qu'il soit rempli par la seule vertu de votre Divinité. » Cette prière ayant, je le crois, porté un défi à votre amour, il arriva que, le dimanche où l'on chante Gaudete in Domino 1, lorsque par un effet de votre miséricordieuse libéralité je m'approchai de la communion de votre corps et de votre sang, je sentis mon âme saisie d'un désir véhément, sous l'effort duquel je m'écriai : « Seigneur, je ne suis pas digne de la moindre de vos grâces, mais, au nom des mérites et des désirs de tous ceux qui sont ici, je vous conjure de transpercer mon cœur par la flèche de votre amour ! » Je compris bientôt, par l'infusion d'une grâce intérieure et par un signe extérieur qui apparut sur le crucifix, que ma prière avait pénétré jusqu'à votre cœur. En effet, après la réception du Sacrement de vie, revenue à ma place, il me sembla voir partir du côté droit du crucifix qui était peint sur mon livre comme un rayon de soleil dont l'extrémité avait la forme d'une flèche. Ce rayon jaillit avec force, se retira en lui-même, puis s'élança de nouveau et demeura fixe un moment afin d'attirer doucement à lui toute mon affection. Mes vœux cependant n'étaient pas encore
satisfaits ; lorsque au mercredi suivant 2, jour où les fidèles après la messe honorent le grand mystère de votre adorable Incarnation et Annonciation, je me joignis à eux, quoique avec moins de ferveur. Tout à coup je vous vis apparaître devant moi, et vous me fîtes une blessure au cœur en disant ces mots: « Que toutes les affections de ton âme viennent se concentrer ici ; c'est-à-dire que l'ensemble de tes plaisirs, de tes espérances, de tes joies, de tes douleurs, de tes craintes et de tous tes autres sentiments se fixent dans mon amour. » Je pensai aussitôt à ce que j'avais entendu dire au sujet du traitement qu'une plaie réclame : bains, onctions, bandages. Mais vous ne m'avez pas enseigné alors comment je devais m'acquitter de ces soins. Plus tard seulement, vous m'avez éclairée à ce sujet, par une personne qui, je n'en doute pas, s'était habituée, pour votre gloire, à écouter, avec plus de délicatesse et de persévérance que moi, le doux murmuré de votre amoureux langage. Elle me conseilla donc d'honorer par une constante dévotion l'amour de votre Cœur percé sur la Croix ; de puiser à cette source de charité qui jaillit sous l'effort d'un amour ineffable, l'eau de la vraie piété qui lave toute offense; de prendre dans l'effusion de tendresse qui découle d'un tel amour l'huile de la reconnaissance, comme remède à toute douleur ; enfin de trouver, dans cette oeuvre de charité que vous avez consommée avec un incompréhensible amour, la bandelette de justification pour diriger vers vous toutes mes pensées, mes paroles et mes oeuvres, et vous demeurer inséparablement unie.
2. O Dieu, que la force de cet amour, dont la plénitude est en Celui qui, assis à votre droite, s'est fait l'os de mes os et ta chair de ma chair 3, supplée à ce que ma malice et ma lâcheté ont enlevé à la force de cette dévotion ! C'est par lui, dans la vertu du Saint Esprit, que vous nous avez donné d'agir avec une si grande compassion, avec respect et humilité. Par lui je vous offre la douleur que j'éprouve d'avoir outragé votre bonté infinie en péchant par pensées, par paroles ou par actions, et surtout de ne m'être pas servi avec soin et révérence des dons que j'avais reçus. Ne m'eussiez-vous donné, en souvenir de vous, à moi si indigne, qu'un léger fil de lin, j'aurais dû le recevoir avec un respect infini !
3. O Dieu, qui connaissez les secrets de mon cœur, vous savez que pour écrire et publier ces choses, j'ai dû combattre mon goût personnel, et considérer qu'ayant si peu profité de vos grâces, elles ne pouvaient m'avoir été accordées pour moi seule, puisque votre sagesse éternelle ne se trompe en rien. O Dispensateur de tous les biens, qui m'avez comblée gratuitement de tant de grâces, faites au moins qu'en lisant cet écrit, le cœur d'un de vos amis soit ému par votre condescendance, et vous remercie de ce que, pour l'amour des âmes, vous avez conservé si longtemps au milieu des souillures de mon cœur une pierre précieuse d'un tel prix. Qu'il loue, qu'il exalte et supplie votre miséricorde en disant de cœur et de bouche: « Te Deum Patrem ingenitum, etc. : O Père non engendré, etc. Te jure laudant, etc. : On vous loue avec justice. Tibi decus et imperium, etc. : A vous l'honneur et l'empire. Benedictio et claritas4, etc.,. : Bénédiction et gloire ». C'est ainsi que peut vous être offert un supplément à mon insuffisance.
Ici elle cessa d'écrire jusqu'au mois d'octobre.
1. Au troisième Dimanche de l'Avent.
2 Férie des quatre-temps de l'Avent où on lit l'évangile : Missus est.
3. Allusion à la parole de la Genèse: Hoc nunc, os ex ossibus, etc., II, 23.
4. La sainte fait allusion à certaines antiennes de l'office de la sainte Trinité.
CHAPITRE VI.
D'UNE ,VISITE PLUS SUBLIME DU SEIGNEUR EN LA FÊTE DE LA NATIVITÉ.
1. O TOUTE-PUISSANCE admirable et d'une hauteur inaccessible! O Sagesse insondable en ses profonds abîmes ! O Charité toute désirable et d'une étendue sans mesure ! Avec quelle abondance les torrents de votre Divinité plus douce que le miel se sont-ils élevés, pour déborder si fortement sur moi, misérable ver de terre, qui ne sais que ramper sur le sable de mes défauts et de mes négligences. Il m'est permis, bien plus, je désire pendant l'exil de mon pèlerinage terrestre, retracer autant que je le puis ces béatifiantes délices et ces suavités si douces, par lesquelles celui qui adhère à Dieu devient un même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). Il m'a été donné, à moi pauvre grain de poussière, de savourer quelques gouttes de cette béatitude infinie si abondamment répandue, et c'est ce que je vais raconter ici.
2. C'était en cette nuit sacrée où les cieux parurent distiller le miel, lorsque la douce rosée de la Divinité descendit sur la terre. Mon âme, semblable à une toison exposée dans l'aire de la charité et tout humectée de: cette rosée céleste1, voulut méditer ce mystère. Par l'exercice de sa dévotion, elle désira prêter pour ainsi dire son ministère à ce divin enfantement où, tel que l'astre émet son rayon, la Vierge produisit son Fils vrai Dieu et vrai homme. Il me sembla tout à coup qu'on me présentait, et que je recevais dans mon cœur un tout petit enfant, né à l'heure même, dans lequel résidait assurément le don de la souveraine perfection, le don par excellence. Et comme mon âme le retenait en elle-même, elle se vit soudainement transformée tout entière en la couleur de ce divin Enfant, si toutefois il est possible d'appeler couleur ce qui ne peut être comparé à rien de visible. Elle reçut alors l'intelligence de ces ineffables paroles: « Erit Deus omnia in omnibus : Dieu sera tout en tous » (I Cor., XV, 28). Aussi ce fut avec une insatiable avidité qu'elle prit le délicieux breuvage qui lui était divinement offert dans ces paroles que j'entendis au même instant : « Comme je suis la figure de la substance de Dieu le Père (Heb., I, 3) en la Divinité, de même tu seras la figure de ma substance dans l'humanité, tu recevras dans ton âme déifiée les influences de ma divinité, comme l'air reçoit les rayons du soleil. Pénétrée alors jusqu'aux moelles par cette lumière unifiante, tu deviendras capable d'une union plus intime avec moi. »
3. O baume très précieux de la Divinité qui de toutes parts envoyez au loin les ruisseaux de l'amour, qui germez et fleurissez éternellement, et dont l'entière effusion n'aura lieu qu'à la fin des temps ! O vertu vraiment invincible de la droite du Très-Haut : par vous, un vase fragile, rejeté avec ignominie à cause de ses vices, a pu contenir et garder votre très précieuse liqueur ! O témoignage irréfragable de l'excessive tendresse de Dieu, qui ne m'a pas abandonnée lorsque j'errais au loin dans les sentiers du vice et m'a fait connaître, autant que ma misère en était capable, la douceur de cette bienheureuse union!
1. Allusion. à la toison de Gédéon qui reçut la rosée du ciel ( Juges, VI, 37.)