Vision de Sainte Françoise Romaine (1384-1440)
Tableau d'Orazio Lomi Gentileschi (1563-1639)
Biographie
Pour être née dans l'opulence, une femme du monde n'est pas moins obligée de suivre les maximes de l’Évangile : sainte Françoise
Nous verrons, dans la vie de cette illustre veuve, le portrait de cette femme forte dont parle le Sage, et dont il fait de si grands éloges. Elle naquit l'an de grâce 1384. Son père se nommait Paul Bussa, et sa mère Jacqueline Roffredeschi, l'un et l'autre des premières familles de Rome. Elle fit paraître, dès le berceau, une telle aversion pour tout ce qui est contraire à la pureté, qu'elle ne pouvait souffrir qu'aucun homme, pas même son père, usât des caresses et des libertés que la nature autorise envers un enfant. A l'âge de douze ans, elle eût bien désiré s'enfermer dans un cloître pour y servir le reste de ses jours le seul Époux des vierges ; elle fit même tous ses efforts pour cela : mais ses parents, sans consulter ses inclinations, l'obligèrent d'épouser, en 1396, malgré toutes ses répugnances, Laurent Ponziani, jeune seigneur romain, dont la fortune égalait la naissance : il y eut peu de mariages aussi heureux, parce qu'il y en a peu d'aussi saints ; l'estime, le respect et l'amour furent mutuels, la paix et l'union inaltérables ; ces époux vécurent ensemble quarante années sans la moindre mésintelligence, sans une ombre de froideur.
Cependant à peine Françoise eut-elle changé de condition, qu'elle tomba dangereusement malade ; ce qui fit connaître le déplaisir qu'elle avait eu à s'engager dans le mariage. Néanmoins, sa maladie ne dura pas longtemps, car saint Alexis, lui apparaissant la nuit, lui rendit en un instant une santé parfaite. Sa maison fut une véritable école de vertu : elle regardait ses domestiques, non pas comme ses serviteurs et ses servantes, mais comme ses frères et ses sœurs en Jésus-Christ, sans néanmoins que cette douceur lui fit rien relâcher du zèle et de la justice, quand il y allait de l'offense de Dieu ; car elle ne pouvait souffrir que l'on fit rien contre les intérêts de Sa gloire. Son premier soin fut d'étudier le naturel de son mari, et d'éviter scrupuleusement tout ce qui aurait pu lui déplaire. Elle le considérait comme son maître, et comme celui qui tenait près d'elle la place de Dieu sur la terre ; elle lui était si soumise, si obéissante, que, lors même qu'elle était occupée à la prière, ou à quelque pratique de piété, elle laissait tout pour le satisfaire et vaquer aux obligations de son état : ce qui doit faire le principal objet de la dévotion d'une femme engagée dans le mariage. Aussi Dieu fit-il paraître, par une merveille, combien cette obéissance lui était agréable. Notre Sainte, récitant un jour l'office de Notre-Dame, fut tellement pressée de l'interrompre, pour satisfaire à quelque devoir de sa maison, qu'elle quitta par quatre fois un même verset ; mais l'affaire faite, retournant à sa dévotion, elle trouva le verset écrit en lettres d'or, quoique auparavant il ne fût écrit qu'en caractères communs. Quelque temps après, l'apôtre saint Paul lui apparaissant en une extase, lui dit que son bon ange avait tracé lui-même ces nouveaux caractères, pour lui faire connaître le mérite de l'obéissance.
Le sacrement de mariage ayant été établi de Dieu pour peupler le ciel par la naissance des enfants sur la terre, cette fidèle épouse pria Notre-Seigneur de lui en vouloir donner. Elle eut, entre autres, un fils qui, par un heureux présage, eut pour patron Jean l'Évangéliste, à la différence de son aîné appelé Jean-Baptiste. Il ne vécut que neuf ans ; mais en ce peu de temps il fit connaître qu'il était né plutôt pour le ciel que pour la terre : car il fut doué du don de prophétie, et prédit à son père qu'il recevrait un coup dangereux en un endroit du corps qu'il lui marqua, et à un religieux mendiant, qu'il changerait bientôt d'habit : ces prédictions se vérifièrent ; Laurent Ponziani fut blessé en une guerre survenue, l'an 1406, entre les Romains et les Napolitains, et le religieux fut fait évêque. Ce saint enfant fut frappé de la peste, lorsqu'elle affligea la ville de Rome, au commencement du XVième siècle. Prévoyant sa mort, il en avertit sa bonne mère et la supplia de lui donner un confesseur, parce qu'il voyait saint Antoine et saint Onuphre, à qui il portait une particulière dévotion, s'avancer vers lui pour le conduire au ciel : ce qui arriva le même jour ; et il fut enterré dans l'église de sainte Cécile, au-delà du Tibre. Un an après, la Sainte, priant dans son oratoire, aperçut son petit Jean tout brillant de lumière et assisté d'un autre encore plus éclatant que lui ; il lui découvrit l'état de sa gloire dans le ciel : il était dans le second chœur de la première hiérarchie, et l'ange qui l'accompagnait, paraissait plus beau, parce qu'il était dans un plus haut degré de gloire que lui. Il ajouta qu'il venait chercher sa sœur Agnès, âgée seulement de cinq ans, pour être placée avec lui parmi les anges. Enfin, en s'en allant, il lui laissa, pour gardien, cet archange qui, depuis, demeura toujours avec elle et elle avoua à son confesseur que, quand elle jetait les yeux sur cet esprit céleste, il lui arrivait la même chose qu'à une personne qui re-garde fixement le soleil, et ne peut supporter l'éclat de sa lumière.
Le ciel répandait sur elle ces douceurs d'un autre monde, qui sont l'avant-goût des joies divines ; mais il lui réservait une croix, et une croix terrible. Rome ayant été prise par le roi de Naples, Ladislas, Françoise vit sa maison pillée, ses biens confisqués, son mari banni : elle supporta ces revers avec une constance admirable. La tempête l'agitait au dehors, mais le calme était dans son âme et la sérénité sur son visage. L'orage passa ; son mari fut rappelé de l'exil, ses biens lui furent restitués ; la paix rentra dans sa famille. La vertueuse dame profita de ces malheurs pour persuader à son époux de vivre ensemble dans une parfaite continence. Cet époux sanctifié par les vertus célestes de son épouse tendrement aimée, lui accorda tout ce qu'elle voulut. Dès lors, elle ne mangea plus qu'une fois par jour, ne se nourrit que de pain et d'eau, et, au plus, de quelques légumes insipides qu'elle prenait une seule fois le jour. Elle s'interdit pour jamais et jusqu'à la mort l'usage du linge fin, et ne se vêtit plus, dessous ses habits de serge, que d'un âpre cilice et d'une ceinture faite de crin de cheval ; elle portait, en outre, un autre cercle de fer qui lui perçait la peau. Non contente de cet instrument de pénitence, qu'elle ne dépouillait jamais ni jour ni nuit, elle y ajoutait, à diverses reprises, une discipline faite de chaînons de fer avec des pointes aiguës : la seule obéissance, qu'elle préférait à tous ses sentiments lui fit quelquefois diminuer ces rigueurs, lorsque son confesseur se croyait obligé d'y apporter de la modération. Elle joignait à cette austérité la pratique des œuvres de miséricorde, en assistant les pauvres qu'elle regardait comme les images de son Sauveur crucifié. Pour le faire avec plus d'avantage et de liberté, elle se joignit à sa belle-sœur Vannosa, âme très vertueuse : elles allaient ensemble, de porte en porte par les rues de Rome, quêter des aumônes pour les nécessiteux. Dieu agréa si fort cette conduite qu'Il fit souvent des miracles en leur faveur, multipliant le pain et le vin qu'elles donnaient pour Son amour.
Elle se confessait ordinairement tous les mercredis et les samedis, et communiait au moins une fois par semaine ; elle fréquentait beaucoup l'église de Saint-Pierre, au Vatican ; celle de Saint-Paul, hors de la ville ; celle de Notre-Dame d'Ara-Cœli ; celle de Sainte-Marie-la-Neuve et celle de Sainte-Marie, au-delà du Tibre, toujours en la compagnie de sa belle-sœur. On raconte qu'un jour elles allèrent à l'église de Sainte-Cécile pour y faire leurs dévotions : un prêtre, qui n'approuvait pas que des femmes mariées communiassent si souvent, leur donna à l'une et à l'autre des hosties non consacrées ; mais Françoise s'en aperçut aussitôt, ne ressentant pas la présence de son Époux, comme elle avait coutume de faire quand elle recevait la sainte communion ; elle s'en plaignit au père Antoine de Monte-Sabellio, son confesseur, qui vint trouver le prêtre : ce dernier lui confessa la vérité de la chose, et fit pénitence de sa faute.
Le démon, qui ne voyait qu'à regret la vertu de notre Sainte, résolut de la combattre. Employant tous ses efforts pour la perdre, il se présenta à elle en mille postures épouvantables, avec des gestes ridicules et immodestes. Il l'attaquait souvent durant ses prières, la roulait le visage contre terre, la traînait par les cheveux, la battait et la fouettait cruellement. Une nuit, comme elle prenait un peu de repos, après un rude combat, il transporta le corps d'un homme mort dans sa chambre, et la tint sur ce cadavre un long espace de temps : cela lui fit une telle impression, que, depuis cet accident, il lui semblait que cet objet était toujours proche d'elle, sans qu'elle pût se délivrer de l'odeur qu'il exhalait : que dis-je ? la seule vue des hommes lui était un supplice, sentant à leur abord un frémissement universel dans tous ses membres. Il serait impossible de rapporter ici toutes les persécutions que le démon lui a faites, et les victoires qu'elle a remportées sur lui. Elle a triomphé de sa malice, non seulement quand il l'a employée contre elle, mais encore quand il l'a employée contre les autres : tantôt elle convertissait des femmes abandonnées au vice, tantôt elle les chassait de Rome, ou des autres asiles où elles se retiraient, pour les empêcher de pervertir l’innocence.
Elle obtint, par ses prières, que son confesseur fût délivré d'un malin esprit qui le poussait à la colère. Elle prévoyait les tentations de plusieurs âmes et les préservait d'y tomber par ses bons avis. Une fois, le démon précipita Vannosa du haut d'une montée, en bas, et lui brisa presque tout le corps ; mais Françoise, par ses prières, la rétablit aussitôt en parfaite santé. Ainsi, le démon demeurait vaincu de tous côtés.
Depuis qu'elle s'était associée avec la pieuse Vannosa, sa belle-sœur, elle ne faisait rien que de concert avec elle. Un jour Dieu voulut montrer, par une merveille, combien leur sainte union lui était agréable : comme elles s'étaient retirées à l'écart d'un côté du jardin, à l'ombre d'un arbre, pour délibérer ensemble sur les moyens de quitter le monde, des poires extrêmement belles et de bon goût tombèrent à leurs pieds, quoique ce fût au printemps. Ces deux saintes femmes portèrent ces fruits à leurs maris, afin de les affermir, par ce prodige, dans la volonté de servir Dieu, et de leur donner à elles une entière liberté, de le faire.
L'an 1425, notre Sainte entreprit d'ériger une congrégation de filles et de veuves, qui s'adonnassent parfaitement à la piété et à la dévotion, sous la règle de Saint-Benoît. Elle fut affermie en ce pieux dessein par plusieurs visions célestes où lui apparurent les apôtres saint Pierre et saint Paul, saint Benoît et sainte Madeleine, qui lui prescrivirent des règles pour ses religieuses. Il lui sembla voir un jour que saint Pierre, après l'avoir voilée et bénite solennellement, l'offrait à Notre-Dame, pour être reçue sous sa protection et sa sauvegarde spéciale ; ce fut alors qu'étant revenue à elle, elle rédigea par écrit les règles qui ont été observées, depuis, dans son monastère, telles qu'elles lui avaient été dictées en ces admirables visions et, les ayant communiquées à son père spirituel, elle les fit approuver par le pape Eugène IV.
La bienheureuse Françoise avait alors environ quarante-trois ans ; elle en avait passé déjà vingt-huit dans le mariage. Dans les douze qu'elle y passa depuis, Dieu fit éclater sa sainteté par plusieurs merveilles et guérisons miraculeuses ; mais son humilité les lui faisait déguiser par l'application des remèdes sur la partie blessée, quoique ces remèdes fussent tout contraires au mal. Nous ne disons rien de l'assistance particulière que les anges lui ont rendue. Nous avons déjà vu qu'outre son ange gardien, Dieu lui en donna un second, qui l'accompagnait visiblement : s'il arrivait que le démon empruntât la figure d'un ange de lumière pour la tromper, ce fidèle gardien ne manquait point de lui découvrir l’artifice de son ennemi, et son âme était incontinent remplie d'une odeur si agréable, qu'elle en était admirablement consolée. Si, lorsqu'elle était en compagnie, il lui échappait une action ou une parole moins nécessaires, ou si elle se laissait emporter à des pensées superflues touchant son ménage, ou d'autres sujets, cet esprit céleste, témoin continuel de toute sa vie, se dérobait à ses yeux, et, par son absence, l'obligeait de rentrer en elle-même, et de se reconnaître. De là vient que l'on dépeint cette sainte ayant à son côté un ange qui lui sert de guide et de gouverneur.
La mort, qui n’épargne personne, lui ayant ôté son mari, l'an 1436, elle régla en peu de temps toutes ses affaires, et, abandonnant ses biens aux enfants qu’elle avait encore au monde, elle se rendit au monastère qu'elle avait fondé ; là, se prosternant contre terre, la corde au cou et les yeux baignés de larmes, elle supplia très humblement les filles, dont elle était la mère en Jésus-Christ, de la recevoir dans le monastère en qualité de petite servante ; ce qu'elles firent avec toute la joie imaginable. Bientôt après, elles l'élurent pour leur supérieure, nonobstant toutes ses répugnances.
Ces religieuses sont appelées oblates, parce qu’en se consacrant à Dieu elles se servent du mot oblation et non de celui de profession : au lieu de dire comme les autres, je fais profession, elles disent je m'offre ; elles ne font point de vœux ; elle promettent simplement d'obéir à la mère présidente. Elles ont des pensions, héritent de leurs parents et peuvent sortir avec la permission de leur supérieure. Il y a dans le couvent qu'elles ont à Rome plusieurs dames de la première qualité.
Voilà donc sainte Françoise absolument mère de la pieuse congrégation qu’elle avait elle-même établie. Elle la porta depuis à une telle perfection, qu'on peut dire qu'elle y a laissé l'idée la plus parfaite de la vie religieuse. Elles étaient d'abord peu commodément logées : c'est pourquoi elles firent acquisition d'une autre maison plus propre et mieux située, au pied du Capitole, où elles se rendirent solennellement après avoir toutes communié ; cette maison fut appelée la Tour du Miroir, à cause d'une tour qui est au même lieu, et qu’on a ornée, sur la surface, de quelques reliefs semblables à des miroirs.
Dieu continua, et même augmenta les faveurs qu'il faisait à notre Sainte, et fit par elle beaucoup de miracles, que l'on peut voir en la bulle de sa canonisation. Elle délivra du mal caduc un enfant de cinq ans, en lui mettant la main sur la tète. Par le même moyen, elle en guérit un autre d'une rupture ; elle rendit la santé à plusieurs autres malades par la seule imposition de ses mains. Une femme, nommée Angèle, qui était percluse d'un bras par la violence de la goutte, ayant rencontré la Sainte par le chemin, implora son secours, et reçut d'elle, à l'heure même, une parfaite santé. Elle donna un jour très abondamment à dîner à quinze religieuses avec quelques morceaux de pain, qui eussent à peine pu suffire pour trois, et cependant il en resta encore plein un panier. Une autre fois, quelques religieuses l'ayant suivie pour couper du bois hors de la ville, comme elles souffraient de la soif, Dieu fit pousser dans une vigne autant de grappes de raisins qu’elles étaient de filles avec elle, quoique ce fût au mois de janvier. Nous passons sous silence le reste de ses miracles, pour dire un mot de ses vertus, particulièrement de son humilité, par laquelle elle s'est élevée à la véritable grandeur.
Jamais elle n'a souffert, ni dans le cloître, ni dans la maison de son mari, qu'on la servît, quoiqu'elle fût la maîtresse et la supérieure ; mais, pratiquant à la lettre la parole de Notre-Seigneur, elle aimait mieux servir les autres et être traitée en servante : elle se plaisait même singulièrement à être estimée la moindre de toutes, et, si on l'eût crue, on ne lui aurait point donné de titres plus honorables que celui de "pécheresse, de vaisseau d'impureté, et de femme très vile et très misérable". Cette humilité parut plus encore dans ses actions que dans ses paroles : car on l'a vue revenir de sa vigne, qui était hors des faubourgs, avec un faisceau de sarments sur sa tête, et conduisant devant elle un âne chargé, qu'elle employait pour le service des pauvres ; elle faisait voir par là que rien n'est difficile à la charité ; et que, quand cette vertu nous fait agir, on foule aux pieds le respect humain, même celui qui paraît le plus raisonnable. Dans les souffrances, sa patience était invincible : lorsque son mari fut envoyé en exil, que ses biens furent confisqués et toute sa maison ruinée (durant les troubles qui suivirent l'invasion de Rome par Ladislas, roi de Naples, et pendant le grand schisme qui déchira l'Eglise, sous le pontificat de Jean XXIII, l'an 1413), jamais elle ne dit rien autre chose que ces belles paroles de Job : «Le Seigneur me les a donnés, le Seigneur me les a ôtés ; que Son saint Nom soit béni !» Elle avait une grande dévotion envers le saint Sacrement de l'autel ; en sa présence elle s'élevait à Dieu avec tant de ferveur, qu'elle demeurait quelquefois longtemps immobile et toute ravie en esprit. Pour la Passion de Notre-Seigneur, elle la méditait avec une si grande tendresse, qu’elle en versait d'abondantes larmes, et éprouvait même réellement des douleurs aiguës aux endroits de son corps où Jésus-Christ avait souffert dans le sien, comme le dit expressément la bulle de sa canonisation. Enfin, Dieu voulut terminer une si sainte vie par une heureuse mort.
Jean-Baptiste, son fils aîné, étant tombé dans une maladie très dangereuse, Françoise se crut obligée de lui prodiguer ses soins, puisqu'elle ne les refusait pas aux étrangers. Son confesseur lui commanda d'y passer la nuit, parce qu'il y avait trop loin pour retourner à son monastère, au-delà du Tibre ; mais elle fut elle-même saisie cette nuit d'une fièvre ardente, qui s’augmenta si fort, que, n'étant point en état de pouvoir sortir de ce lieu, elle fut obligée de se disposer à la mort par la réception des sacrements. Dieu lui ayant fait connaître que le septième jour de sa maladie serait le dernier de sa vie, elle en donna avis, quatre jours auparavant, disant : «Dieu soit béni ! jeudi au plus tard je passerai de cette vie à une meilleure». L'événement vérifia cette prédiction ; en effet, le mercredi suivant, 9 mars 1440, elle rendit son esprit à celui qui l'avait créé, avec une tranquillité admirable, et sans aucun signe de douleur. Elle était âgée de cinquante-six ans elle en avait passé douze en la maison de son père, quarante en son mariage et quatre en religion.
Son corps fut porté à l'église de Sainte-Marie-la-Neuve, où il demeura trois jours exposé à la vue de tout le peuple, qui y courait en foule afin d'y admirer les merveilles de Dieu. Il s'exhalait de ce précieux trésor une odeur si agréable, que l'on eût dit que toute l'église était remplie de jasmins, d’œillets et de roses. Plusieurs miracles furent faits à son sépulcre par l'attouchement des choses qui lui avaient appartenu ; surtout en faveur des personnes affligées de la peste. Un parfumeur, appelé Jérôme, étant à l'article de la mort, en fut retiré pour avoir touché l'habit de notre Sainte ; et une femme, nommée Madeleine de Clarelle, en fut préservée par la seule invocation de son nom. Une foule de malades furent guéris par le mérite de ses prières. Un turc, nommé Béli, était si endurci qu'on n'avait jamais rien pu gagner sur son esprit ; tout ce qu'on pu tirer de lui fut qu'il dirait ces paroles : «Françoise, servante de Dieu, souvenez-vous de moi». Il se convertit.
Toutes ces merveilles ont souvent fait presser les souverains Pontifes de procéder à la canonisation de cette illustre Romaine. Eugène IV, Nicolas V et Clément VIII y travaillèrent ; Paul V acheva cette sainte affaire le 29 mai 1608. Innocent X a commandé d'en célébrer la fête, avec office double, ce qui se fait le 9 mars. Le corps de sainte Françoise demeura en terre plus de deux cents ans. Il fut exhumé en 1638, et enfermé dans une belle châsse, de cuivre doré.
La fête de sainte Françoise est chômée dans Rome, comme l'était à Paris celle de saint Roch avant la révolution, c'est-à-dire que sans être de précepte, elle est l'occasion d'une grande solennité.
On représente quelquefois la Sainte poussant un âne devant elle. D'autres fois, on place près d'elle un petit ange, ordinairement vêtu en manière de diacre et rayonnant de lumière. On sait que son ange gardien lui apparaissait presque tous les jours, et selon le plus ou moins d'éclat qu'il répandait, la sainte avait appris à comprendre si Dieu était content d'elle, ou si elle avait quelque chose à se reprocher. La clarté que l'ange répandait autour de lui était parfois telle que la sainte pouvait lire la nuit sans autre lumière. On la représente aussi recevant l'Enfant Jésus des mains de Notre-Dame qui le lui remit un jour qu'elle venait de visiter l'église de Saint-Etienne, pour qu'elle le portât jusqu'à l'église voisine. On la voit encore portant au bras un panier de légumes pour montrer qu'elle remplissait avec joie les bas offices de la communauté.
Visions de Sainte Françoise Romaine
Sainte Françoise a laissé quatre-vingt-treize visions qu'elle a dictées elle-même à son confesseur. Le traité de l'enfer, en particulier, est fort remarquable.
Dans la vision treizième, elle voit la Sainte Vierge dont la tête est ornée de trois Couronnes : celle de sa virginité, celle de son humilité et celle de sa gloire.
Dans la vision quatorzième, elle raconte le ciel : celui-ci est divisé en ciel étoilé, ciel cristallin et ciel empyrée. Le ciel des astres est très lumineux ; le cristallin l'est encore davantage, mais ces lumières ne sont rien en comparaison de celles qui éclairent le ciel empyrée : ce sont les plaies de Jésus qui illuminent ce troisième ciel.
Dans la dix-septième vision, Dieu lui montre sa divinité : elle vit comme un grand cercle qui n'avait d'autre soutien que lui-même, et jetait un éclat si vif que la Sainte ne pouvait le regarder en face : elle lut au milieu les paroles suivantes : "Principe sans principe et fin sans fin". Elle vit ensuite comment se fit la création des anges : ils furent tous créés à la fois, et la puissance de Dieu les laissa tomber comme des flocons de neige que les nuées versent sur les montagnes pendant la saison d'hiver. Ceux qui ont perdu la gloire du ciel à jamais, forment le tiers de l'immense multitude de ces esprits.
Le 13 février 1432, c'est la vingt et unième vision, le chœur des vierges, conduit par sainte Madeleine et sainte Agnès, lui fit entendre le cantique suivant :
«Si quelqu'un désire entrer dans le cœur de Jésus, il doit se dépouiller de toutes choses tant intérieures qu’extérieures ; se mépriser et se juger digne du mépris éternel ; agir en toute simplicité, n'affecter rien qui ne soit conforme à ses sentiments, ne point chercher à paraître meilleur qu'on n'est aux yeux de Dieu ; ne jamais revenir sur ses sacrifices ; se renoncer à soi-même et connaître sa misère au point de ne plus oser lever les yeux pour regarder son Dieu ; se haïr soi-même au point de demander vengeance au Seigneur ; rendre au Très-Haut les dons qu'on en a reçus : mémoire, entendement, volonté ; regarder les louanges comme un supplice et un châtiment ; s'il arrive qu'on vous témoigne de l'aversion, regarder cette peine comme un bain d'eau de rose dans lequel il faut se plonger avec une vraie humilité ; les injures doivent résonner aux oreilles de l'âme qui tend à la perfection comme des sons agréables ; il faut recevoir les injures, les mauvais traitements comme des caresses : ce n'est pas assez, il faut en rendre grâces à Dieu, il faut en remercier ceux de qui on les reçoit ; l'homme parfait doit se faire si petit qu'on ne doit pas plus l'apercevoir qu'un grain de millet jeté au fond d'une rivière profonde».
Il lui fut dit ensuite qu'une seule âme s'était trouvée au monde ornée de toutes les vertus dans un degré suprême : celle de Marie.
Dans la quarante-troisième vision, elle tint Jésus sur ses genoux : Il avait la forme d'un petit agneau. Elle vit ensuite un autel magnifiquement orné sur lequel était un agneau portant les stigmates des cinq plaies. Au pied de l'autel étaient un grand nombre de riches chandeliers arrangés dans un bel ordre. Au premier rang, c'était le plus éloigné, il y en avait sept qui signifiaient les vertus principales ; au second rang, il y en avait douze qui signifiaient les douze articles du symbole ; au troisième, il y en avait sept qui signifiaient les sept dons du Saint Esprit ; au quatrième, il y en avait sept autres qui re-présentaient les sept sacrements de l'Eglise. Cette vision, qui eut lieu un jour de la Toussaint, dura treize heures. Elle vit encore les principaux ordres de saints qui s'avançaient sous leurs étendards. Les patriarches étaient conduits par saint Jean-Baptiste ; les apôtres par saint Pierre et saint Paul ; les évangélistes par saint Jean et saint Marc ; les martyrs par saint Laurent et saint Étienne ; les docteurs par saint Grégoire et saint Jérôme ; les religieux par saint Benoît, saint Bernard, saint Dominique et saint François ; les ermites par saint Paul et saint Antoine ; les vierges par sainte Marie-Madeleine et sainte Agnès ; les veuves par sainte Anne et sainte Sabine ; et les femmes mariées par sainte Cécile.
Le traité de l'enfer, avons-nous dit, est le plus remarquable des écrits qu'a dictés sainte Françoise.
TRAITÉ DE L’ENFER
CHAPITRE I
Du lieu de l’enfer, de son prince, de l'entrée des âmes dans ce lieu d'horreur, et des peines qui leur sont communes.
Un jour que la servante de Dieu était très souffrante, elle s'enferma dans sa cellule, pour se livrer en toute liberté à l'exercice de la contemplation, où elle trouvait sa consolation et toutes ses délices. Il était environ quatre heures après midi : elle fut aussitôt ravie en extase, et l'archange Raphaël, qu’elle ne vit pas alors, vint la prendre, et la conduisit à la vision de l'enfer. Arrivée, à la porte de ce royaume effroyable, elle lut ces paroles écrites en caractères de feu : «Ce lieu est l'enfer, où il n'y a ni repos, ni consolation, ni espérance». Cette porte étant ouverte, elle regarda et vit un abîme si profond et si épouvantable, que depuis elle n'en pouvait parler sans que son sang se glaçât d'effroi. De cet abîme sortaient des cris affreux et des exhalaisons insupportables ; alors elle fut saisie d'une horreur extrême ; mais elle entendit la voix de son conducteur invisible, qui lui disait d'avoir bon courage, parce qu'il ne lui arriverait aucun mal. Un peu rassurée par cette voix amie, elle observa plus attentivement cette porte, et vit que déjà fort large à son entrée, elle allait en s'élargissant toujours davantage dans son épaisseur ; mais dans cet affreux corridor régnaient des ténèbres inimaginables ; cependant il se fit pour elle une lumière, et elle vit que l'enfer était composé de trois régions : l'une supérieure, l'autre inférieure, et l'autre intermédiaire. Dans la région supérieure, tout annonçait de graves tourments ; dans celle du milieu, l'appareil des tortures était encore plus effrayant ; mais, dans la plus basse région, la souffrance était incompréhensible. Ces trois régions étaient séparées par de longs espaces, où les ténèbres étaient épaisses, et les instruments de tortures en nombre prodigieux et extraordinairement variés.
Dans cet abîme effroyable, vivait un immense dragon qui en occupait toute la longueur : il avait sa queue dans l'enfer inférieur, son corps dans l’enfer intermédiaire et sa tête dans l'enfer supérieur. Sa gueule était béante dans l'ouverture de la porte qu'il remplissait tout entière ; sa langue sortait d'une longueur démesurée ; ses yeux et ses oreilles lançaient des flammes sans clarté, mais d'une chaleur insupportable ; sa gorge vomissait une lave brûlante et d'une odeur empestée. Françoise entendit dans cet abîme un bruit effroyable : c'étaient des cris, des hurlements, des blasphèmes, des lamentations déchirantes, et tout cela mêlé à une chaleur étouffante, et à une odeur insoutenable, lui faisait un tel mal, qu'elle crut que sa vie allait s'anéantir ; cependant son guide invisible la rassura par ses inspirations, et lui rendit un peu de courage : elle en avait besoin pour soutenir la vision dont nous allons parler.
Elle aperçut Satan sous la forme la plus terrifiante qu'il soit possible d'imaginer. Il était assis sur un siège qui ressemblait à une longue poutre, dans l'enfer du milieu, et cependant sa tête atteignait le haut de l'abîme, et ses pieds descendaient jusqu'au fond ; il tenait ses jambes écartées, et ses bras étendus, mais non en forme de croix. Une de ses mains menaçait le ciel, et l'autre semblait indiquer le fond du précipice. Deux immenses cornes de cerf couronnaient son front; elles étaient fort rameuses, et les innombrables petites cornes qui en sortaient, comme autant de rameaux, semblaient autant de cheminées par où s'échappaient des colonnes de flammes et de fumée. Son visage était d'une laideur repoussante et d'un aspect terrible. Sa bouche, comme celle du dragon, vomissait un fleuve de feu très ardent ; mais sans clarté et d'une puanteur affreuse. Il portait au cou un carcan de fer rouge. Une chaîne brûlante le liait par le milieu du corps, et ses pieds et ses mains étaient également enchaînés. Les fers de ses mains étaient fortement cramponnés dans la voûte de l'abîme ; ceux de ses pieds tenaient à un anneau fixé au fond du gouffre, et la chaîne qui lui liait les reins, liait aussi le dragon dont nous avons parlé.
A cette vision en succéda une autre. La servante de Dieu aperçut de tous côtes des âmes que les esprits qui les avaient tentées ramenaient dans cette affreuse demeure : elles portaient leurs péchés écrits sur leurs fronts en caractères si intelligibles, que la sainte comprenait pour quels crimes chacune d'elles était damnée. Ces lettres, du reste, n'étaient que pour elle seule ; car ces âmes malheureuses ne connaissaient réciproquement leurs péchés que par la pensée. Les démons qui les conduisaient, les accablaient de plaisanteries, de reproches amers et de mauvais traitements, qu'il serait difficile de raconter, tant la rage de ces monstres était inventive. A mesure que ces âmes arrivaient à l'entrée du gouffre, les démons les renversaient et les précipitaient, la tête la première, dans la gueule toujours ouverte du dragon. Ainsi englouties, elles glissaient rapidement dans ses entrailles, et à l'ouverture inférieure, elles étaient reçues par d'autres démons qui les conduisaient aussitôt à leur prince, ce monstre enchaîné, dont nous venons de parler. Il les jugeait sur-le-champ, et après avoir assigné le lieu qu'elles devaient occuper selon leurs crimes, il les livrait à dés démons qui lui servaient de satellites pour les y conduire. La sainte remarqua que cette translation ne se faisait pas de la même manière que celle des âmes qui passent du purgatoire au paradis. Quoique la distance que ces dernières ont à parcourir soit incomparablement plus grande que celle d'un enfer à l'autre, puisqu'il leur faut traverser la terre, le ciel des astres et le cristallin, pour arriver à l'empyrée ; cependant ce voyage se fait dans un clin d'œil. La marche des âmes que Françoise voyait emporter par les gardes du tyran infernal, était au contraire fort lente, tant à cause des ténèbres épaisses, qu'il leur fallait traverser avec une sorte de violence, que des tortures qu'ils leur faisaient souffrir dans les espaces intermédiaires dont nous avons parlé. Ce n'était donc qu'après un certain temps que les démons finissaient par les déposer au fond de l'abîme.
Françoise vit aussi arriver d'autres âmes moins coupables que les premières, et cependant réprouvées ; elles étaient précipitées dans la gueule du dragon, présentées à Lucifer, jugées et transférées par les démons, comme les autres ; mais, au lieu de descendre au fond du gouffre, elles montaient dans l'enfer supérieur, avec la même lenteur néanmoins, et en subissant des tourments proportionnés à leurs péchés. Arrivées dans leur prison, elles y trouvaient une multitude de démons en forme de serpents et de bêtes féroces, dont la vue les terrorisait. Les regards de Satan les épouvantaient encore davantage, et, sans parler de l'incendie général dans lequel elles étaient enveloppées, le feu qui sortait du prince des ténèbres leur faisait cruellement sentir son ardeur dévorante. Autour d'elles régnait une nuit éternelle ; en sorte que rien ne pouvait faire diversion aux peines qu'elles enduraient. Là, comme dans les autres parties de l'enfer, chacune des âmes réprouvées était livrée à deux démons principaux, exécuteurs des arrêts de la justice divine. La fonction du premier était de la frapper, de la déchirer et de la tourmenter sans cesse ; celle du second était de se moquer de son malheur, en lui reprochant de se l'être attiré par sa faute ; de lui rappeler continuellement le souvenir de ses péchés, mais de la ma-nière la plus accablante, en lui demandant comment elle avait pu céder aux tentations, et consentir à offenser son Créa-teur ; de lui reprocher enfin, tous les moyens qu'elle avait eus de se sauver, et toutes les occasions de faire le bien, qu'elle avait perdues par sa faute. De là des remords déchirants, qui, joints aux tourments que l'autre bourreau lui faisait éprouver, la mettaient dans un état de rage et de désespoir, qu'elle exprimait par des hurlements et des blasphèmes. La charge confiée à ces deux démons n'était pourtant pas exclusive : tous les autres avaient également droit de l'insulter et de la tourmenter, et ils ne manquaient pas d'en user. La servante de Dieu ayant désiré savoir quelle différence il y avait entre les habitants des trois provinces de ce royaume effroyable, il lui fut dit que, dans la région inférieure, étaient placés les plus grands criminels ; dans celle du milieu les criminels médiocres et dans la région supérieure les moins coupables des réprouvés. Les âmes que vous voyez dans ce lieu le plus haut, ajouta la voix qui l'instruisait, sont celles des Juifs qui, à leur opiniâtreté près, vécurent exempts de grands crimes, celles des chrétiens qui négligèrent la confession pendant la vie, et en furent privés à la mort, etc. Tout ce que la bienheureuse voyait et entendait la remplissait d'épouvante ; mais son guide avait grand soin de la rassurer et de la fortifier.
CHAPITRE II
Tourments particuliers exercés sur neuf sortes de coupables.
- 1° Supplices de ceux qui outragèrent la nature par leurs impuretés.
Françoise aperçut dans la partie la plus basse et la plus horrible de l'enfer des hommes et des femmes qui enduraient des tortures effroyables. Les démons qui leur servaient de bourreaux les faisaient asseoir sur des barres de fer rougies au feu, qui pénétraient le corps dans toute sa longueur, et sortaient par le sommet de la tête, et pendant que l'un d'entre eux retirait cette barre, et la renfonçait de nouveau, les autres, avec des tenailles ardentes, leur déchiraient les chairs depuis la tète jusqu'aux pieds. Or ces tourments étaient continuels et cela sans exclusion des peines générales je veux dire, du feu, du froid glacial, des épaisses ténèbres, des blasphèmes et des grincements de dents.
- 2° Supplices des usuriers.
Non loin du cachot des premiers, Françoise en vit un autre où les criminels étaient torturés d'une manière différente, et il lui fut dit que c'étaient les usuriers. Or, ces malheureux étaient couchés et cloués sur une table de feu, les bras étendus, mais non en forme de croix, et le guide de Françoise lui dit à ce sujet, que tout signe de la croix était banni de ces demeures infernales. Chacun d’eux avait un cercle de fer rouge sur la tête. Les démons prenaient dans des chaudières de l'or et de l'argent fondus qu'ils versaient dans leurs bouches ; ils en faisaient couler aussi dans une ouverture qu’ils avaient pratiquée à l'endroit du cœur, en disant : souvenez-vous, âmes misérables de l’affection que vous aviez pour ces métaux pendant la vie ; c'est elle qui, vous a conduites où vous êtes. Ils les plongeaient ensuite dans une cuve pleine d'or et d'argent liquéfiés ; en sorte, qu'elles ne faisaient que passer d'un tourment à un autre, sans obtenir un moment de repos. Elles souffraient en outre, les peines communes à toutes les autres âmes réprouvées ; ce qui les réduisait à un affreux désespoir : aussi ne cessaient-elles de blasphémer le nom sacré de Celui qui exerçait sur elles ses justes vengeances.
- 3° Supplices des blasphémateurs.
Françoise vit, dans la même région, les profanateurs obstinés de Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Or, ils étaient soumis à des tortures effroyables. Les démons, armés de pinces brûlantes, tiraient leurs langues, et les appliquaient sur des charbons embrasés, ou bien ils prenaient de ces charbons, et les leur mettaient dans la bouche ; ensuite ils les plongeaient dans des chaudières d'huile bouillante, ou bien ils leur en faisaient avaler, en disant : «Comment osiez-vous blasphémer ce que les cieux révèrent, âmes maudites et désespérées? Non loin de ceux-ci étaient les lâches qui renoncèrent Jésus-Christ par la crainte des supplices ; mais leurs tourments n'étaient pas aussi rigoureux, Dieu ayant égard à la faiblesse humaine qui les fit succomber.
- 4° Supplices des traîtres.
Françoise vit dans le même quartier, les tortures qu’exerçaient les démons impitoyables sur les hommes infidèles à leurs maîtres, et surtout sur les chrétiens qui ne prirent des engagements sur les fonts sacrés du baptême que pour les profaner. Ces cruels bourreaux leur arrachaient le cœur avec des tenailles ardentes, et le leur rendaient ensuite pour l'arracher de nouveau. Ils les descendaient aussi de temps en temps dans des cuves pleines de poix bouillante, et leur disaient en les y tenant submergés : «Âmes fausses et perfides, sans cœur et sans fidélité, non contents de trahir vos maîtres temporels, vous avez osé trahir votre Dieu Lui-même ; car vous prîtes sur les fonts du baptême, l'engagement solennel de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, et vous avez fait tout l'opposé. N'oubliez pas ces promesses, et recevez le châtiment que leur violation vous a mérité». A ces reproches amers succédaient les hurlements des victimes ; elles blasphémaient aussi les sacrements, surtout le saint baptême et maudissaient leur divin auteur.
- 5° Supplices des homicides.
Un peu plus loin elle vit des hommes à figures féroces, plongés dans une immense chaudière remplie de sang en ébullition. Or, les démons venaient les prendre dans cette chaudière bouillante et les jetaient dans une autre pleine d'eau à moitié glacée ; puis les retiraient de celle-ci pour les submerger dans la première. Mais ce n'était pas là leur unique tourment, d'autres démons armés de poignards enflammés leur perçaient le cœur et ne retiraient le fer de la plaie que pour l'y plonger encore. Auprès de ces hommes sanguinaires, étaient placées ces mères qui se dénaturèrent au point d'ôter la vie à leurs propres enfants, et leurs tortures étaient à peu près les mêmes.
- 6° Supplices des apostats qui abandonnèrent la foi catholique non par faiblesse mais par corruption.
Les démons les sciaient par le milieu du corps, avec des scies de fer rouge, trempées dans du plomb fondu. Or, la re-prise des chairs s'opérait subitement après l'opération, et permettait aux bourreaux de recommencer sans cesse.
- 7° Supplice des incestueux.
Il y eut dans tous les temps des hommes et des femmes qui, emportés par une passion aveugle, commirent des impuretés avec des personnes qui leur étaient unies par les liens du sang ou par des liens spirituels Or, la Servante de Dieu les vit dans un cachot voisin de celui des habitants de Sodome. Or, les démons les plongeaient dans une fosse pleine de matières infectes en ébullition ; puis les retirant de là, ils les coupaient par quartiers, et lorsque ces quartiers s'étaient réunis, ce qui se faisait aussitôt, ils les replongeaient dans le cloaque brûlant et fétide.
- 8° Supplices des magiciens.
Dans l'enfer du milieu, la bienheureuse vit ceux qui, pendant leur vie, étaient en commerce avec le démon, et ceux qui les consultaient et leur donnaient confiance. Ils étaient enveloppés dans des ténèbres effroyables, et les bourreaux les lapidaient avec des pavés de fer rougis au feu. Il y avait là un gril carré, au milieu duquel, brûlait un feu terrible. Or, de temps en temps les démons couchaient leurs victimes sur ce gril, et les y tenaient fortement enchaînés; puis ils les retiraient de là pour les lapider encore.
- 9° Supplices des excommuniés.
La servante de Dieu remarqua que toutes les âmes précipitées dans la gueule du démon ne sortaient pas de son corps. Ayant eu le désir de savoir quelles étaient les âmes qu'elle ne voyait pas reparaître, il lui fut dit que c'étaient les âmes de ceux qui étaient morts dans l'excommunication. Elles descendent ajouta la voix qui l'instruisait, dans la queue du dragon, qui se prolonge jusqu'au fond de l'abîme, et est un vaste foyer où brûle un feu dévorant. Elles étaient donc renfermées dans cette affreuse prison, et les démons qui rôdaient autour, leur criaient d'une voix insultante : «C'est donc vous» qui, aveuglées par vos passions et hébétées par la sensualité, avez méprisé les foudres de l'Eglise ? Eh bien ! bouillez maintenant dans la queue du dragon. Hélas ! hélas ! répondaient du dedans des voix plaintives, quelle infortune est la nôtre, et quels maux affreux nous endurons !»
CHAPITRE III
Comment les péchés capitaux sont punis dans l’enfer inférieur.
- 1° Tourments des orgueilleux.
La bienheureuse aperçut une vaste prison dont les habitants étaient fort nombreux, et on lui dit que c'étaient les superbes. Cette prison était divisée en plusieurs pièces, où les victimes étaient classées selon les diverses espèces de ce péché. Les ambitieux étaient ceux que les démons paraissaient mépriser davantage. Autant ces misérables avaient été affamés des honneurs pendant leur vie, autant ils étaient rassasiés d'opprobres et de confusion. En punissant ceux-ci, ils n'oubliaient pourtant pas les autres. Chaque famille d'orgueilleux, si je puis parler ainsi, avait sa peine propre et particulière ; mais il y avait un châtiment horrible qui leur était commun à tous.
Au milieu de cette prison spéciale était posé un lion énorme d'airain rougi par le feu. Sa gueule était levée en l'air et largement ouverte, et ses mâchoires, en guise de dents, étaient armées d'un grand nombre de rasoirs affilés. Son ventre était un repaire de serpents et d'autres bêtes venimeuses, et l'ouverture postérieure était comme l'entrée du corps de ce monstre, garnie de lames brûlantes et horriblement acérées. Or, les démons chargés de tourmenter ces tristes victimes, les lançaient en l'air de manière à les faire retomber dans la gueule du lion. Toutes tranchées et presque divisées par les rasoirs, elles passaient par la gorge de ce monstre et tombaient dans ses larges entrailles, au milieu des reptiles qui fourmillaient dans ce lieu infect, et exerçaient sur elles leur rage infernale. Elles gravitaient ensuite vers la partie postérieure où des démons les saisissaient avec des pinces ardentes, et les tiraient violemment à eux, à travers les rasoirs dont l'ouverture était bordée, et ce jeu cruel les bourreaux le recommençaient sans cesse. Ces âmes, irritées et enragées par d'aussi horribles tourments, hurlaient d'une manière affreuse et proféraient des blasphèmes effroyables. «Hurlez, leur disaient les esprits infernaux ; hurlez, superbes maudits, qui fîtes si longtemps la guerre au Créateur sur la terre. Vous avez bien raison de vous désespérer, car vos malheurs ne finiront jamais».
- 2° Tourments des réprouvés qui furent sujets à la colère.
Françoise remarqua qu'ils étaient punis selon leurs divers degrés de culpabilité ; mais voici une peine qui leur était commune. Il y avait dans leur prison un serpent d'airain, que le feu de l'enfer maintenait continuellement embrasé. Sa poitrine était large, son cou élevé comme une colonne et sa gueule béante. Dans cette horrible gueule étaient plantés en forme de croissant de longues et fortes aiguilles, dont les pointes étaient dirigées vers la gorge de l'animal. Or, les démons, prenant ces âmes dont nous parlons les lançaient par cette ouverture dans le corps du monstre ; puis ils les en re-tiraient avec des tenailles ardentes toutes déchirées par les pointes qu'elles rencontraient à leur sortie. Or, elles souffraient continuellement ce supplice, qui les réduisait à un affreux désespoir, et leur arrachait les plus effroyables blasphèmes.
- 3° Tourments des avares.
La bienheureuse vit ensuite les avares dans une fosse remplie de gros serpents qui avaient des bras. Chacun de ces hideux reptiles s'attachait à un de ces coupables, que la justice divine leur avait abandonnés. Il lui frappait la bouche de sa queue, lui déchirait le cœur avec les dents, et l'étreignait dans ses bras, de manière à l'étouffer, si cela eût été possible ; mais d'autres démons venaient les arracher à leurs affreux embrassements, avec des tenailles de fer, qui les déchiraient d'une manière horrible, et allaient les plonger dans une seconde fosse remplie d'or et d'argent liquéfiés, les accablant de leurs dérisions et de leurs sarcasmes.
- 4° Tourments des envieux.
Chacun de ces malheureux était couvert d'un manteau de flammes, avait un ver venimeux qui lui rongeait le cœur, pénétrait dans sa poitrine, et, remontant par la gorge se présentait à la bouche, qu'il forçait à ouvrir convulsivement ; mais un démon l'empêchait de sortir, en serrant avec la main le cou de la victime, ce qui lui causait d'insupportables étouffements ; et tandis qu'il l'étouffait ainsi d'une main, il tenait de l'autre une épée dont il lui perçait le cœur. Un second démon venait ensuite, qui lui arrachait le cœur de la poitrine, le trempait dans des immondices, et le lui remettait, pour l'arracher de nouveau, et ainsi sans fin ; et ces traitements barbares étaient accompagnés de dérisions et de reproches, qui réduisaient ces infortunés à la rage et au désespoir
- 5° Tourments des paresseux.
Françoise les vit assis au milieu d'un grand feu, les bras croisés, et la tête inclinée sur les genoux. Leurs sièges étaient de pierres ; ces pierres étaient cannelées profondément, et leurs cavités remplies de charbons embrasés : les bancs eux-mêmes étaient tout rouges et la flamme qui sortait du brasier s'attachait à ces tristes victimes, et les couvrait comme un vêtement. Or, les démons, les prenant avec des pinces ardentes, les renversaient violemment sur ces lits affreux, et les y traînaient en les tournant et les retournant en toutes manières ; c'était pour les punir d'avoir perdu le temps. A côté de chacune d'elles était un démon qui, avec un coutelas, lui fendait la poitrine, et y versait. de l'huile bouillante, et cela pour les punir d'avoir trop présumé de la miséricorde de Dieu. Il mettait encore des vers dans leurs plaies, en punition des mauvaises pensées auxquelles leur oisiveté laissait le champ libre.
- 6° Tourments des gourmands.
Françoise pu contempler aussi les châtiments de la gourmandise. Chaque malheureux, réprouvé pour ce vice avait un démon qui le prenait par la tête et le traînait sur des charbons ardents, tandis qu'un autre démon, debout sur lui, le foulait aux pieds avec violence. Ils lui liaient ensuite les pieds et les mains, et le précipitaient dans une chaudière pleine de poix fondue ; puis, le retirant de là, ils le jetaient dans une autre remplie d'une eau presque réduite en glace. Ils lui versaient aussi du vin brûlant dans la bouche, pour le punir des coupables excès qu'il en avait fait pendant la vie. Pendant ce temps-là, ses bourreaux lui disaient d'un ton ironique : «La peine des gourmands, dans cette demeure, est le superflu chaud et froid. Voici donc où vous ont conduit vos intempérances, lui disaient d'autres esprits infernaux. Désormais vous aurez pour nourriture des serpents, et du feu pour breuvage. »
- 7° Tourments des luxurieux.
Françoise cherchait des yeux les esclaves de cette passion honteuse ; on les lui montra. Ils étaient liés à des poteaux de fer embrasé, et les bourreaux, avec leurs langues ardentes, léchaient toutes les parties de leurs corps, ce qui les faisait souffrir horriblement. D'autres démons, avec des tenailles, déchiraient leurs chairs par lambeaux, en punition de la bonne chère qu'ils faisaient dans le monde, ce qui servait à alimenter toujours davantage leur funeste passion. Sous leurs poteaux étaient des grils ardents et armés de pointes de fer, auprès desquels étaient couchés d'horribles serpents. Les démons, attirant brusquement leurs victimes, les faisaient tomber à la renverse sur ces lits affreux, et les serpents se jetant sur eux, les mordaient avec une rage inconcevable. Ce supplice était particulier aux adultères.
CHAPITRE IV
Supplices particuliers à sept espèces de pécheurs.
- 1° Tourments des voleurs.
La servante de Dieu vit des hommes qui étaient liés avec des cordes noires, par le moyen desquelles les démons les attiraient en haut ; après quoi ils les laissaient retomber dans le feu. Ensuite ils les descendaient dans un puits d'eau glacée ; de là ils les faisaient passer dans un lac de plomb fondu, où ils les forçaient de boire une horrible fusion de fiel, de poix et de soufre ; ils les jetaient enfin dans un repaire de bêtes féroces. Or, il fut dit à la sainte que ces tristes victimes étaient les voleurs.
- 2° Tourments des enfants dénaturés.
Il y eut toujours sur la terre des enfants détestables, qui, au lieu d'honorer leurs parents, n'eurent pour eux que de l'éloignement et du mépris, les rendant excessivement malheureux par leur insubordination, leur mauvais caractère et leurs violences. Or, Françoise les vit dans un immense tonneau, garni de rasoirs, et où se trouvaient des serpents féroces. Les démons roulaient cette effroyable machine, et les pauvres victimes qu'elle renfermait étaient mordues par les serpents, et déchirées par les rasoirs. On fit remarquer à la bienheureuse que ces coupables et les autres ne demeuraient pas toujours dans l'enfer qui leur était assigné. De l'enfer inférieur ils passaient quelquefois dans l'enfer supérieur ou dans l'intermédiaires, ou de ceux-ci dans le plus bas. Ayant désiré en savoir la raison, il lui fut dit que c'était pour subir le supplément de peines dû aux circonstances plus ou moins aggravantes de leurs péchés.
- 3° Tourments de ceux qui furent infidèles à leur vœu de chasteté.
La position de ces malheureux était effroyable. Les démons les plongeaient tantôt dans un feu ardent, où coulaient en fusion la poix et le soufre, et tantôt dans un bain d’eau glacée ; d'autres fois ils les serraient entre deux planches de fer, armées de clous aigus, et leur perçaient les flancs avec des fourches. Enfin, pour ajouter l'insulte à leurs supplices, ils ne cessaient de leur reprocher les crimes qu'ils avaient commis. «Souvenez-vous, leur disaient-ils, de vos impuretés sacrilèges : ces plaisirs, sitôt passés, vous coûtent cher maintenant. Souvenez-vous de tant de sacrements que vous avez profanés, et qui n'ont servi qu'à rendre votre condamnation plus terrible».
- 4° Tourments des parjures.
Ils avaient des bonnets de feu sur la tête ; leurs langues étaient arrachées, et leurs mains coupées.
- 5° Tourments des détracteurs.
Chacun d'eux était livré à une vipère à sept tètes. Je parle de la forme qu'avait prise le démon spécialement chargé de le tourmenter. Or, voici à quoi lui servaient ses sept gueules. Avec la première il arrachait la langue du patient ; avec la seconde il la mangeait ; avec la troisième il la crachait dans le feu ; avec la quatrième il la reprenait et la rendait au coupable ; avec la cinquième il lui crevait les yeux ; avec la sixième il lui arrachait la cervelle par une oreille, et avec la sep-tième enfin, il dévorait ses narines. En outre, avec les ongles de ses mains il lui déchirait le corps.
- 6° Tourments des vierges folles.
Françoise vit ces âmes qui, fort jalouses de conserver leur virginité corporelle, prenaient peu de soin de la pureté de leur cœur. Les démons les flagellaient cruellement avec des chaînes de fer rouge.
- 7° Tourments des veuves vicieuses.
Elles étaient liées aux branches d'un énorme pommier, la tête renversée en arrière, et les démons leur faisaient manger des pommes pleines de vers. En outre, des dragons terribles, s’enlaçant à elles, leur déchiraient le cœur et les entrailles, tandis que la foule des démons ne cessait dé leur reprocher leur mauvaise vie.
- 8° Tourments des femmes idolâtres de leur beauté.
Elles avaient pour chevelure des serpents qui leur mordaient cruellement le visage, tandis que d'autres démons enfonçaient des épingles rougies au feu dans toutes les parties de leur corps ; et, pour aiguiser les remords de la conscience, ils ne cessaient de leur dire : Vous fîtes notre métier sur la terre, il est juste que vous nous soyez associées pendant l'éternité. Faites maintenant votre toilette dans ces flammes. Ces âmes répondaient par des blasphèmes horribles à ces insultes de leurs ennemis.
CHAPITRE V
Blasphèmes des réprouvés.
Tout cet affreux séjour retentissait d'horribles blasphèmes. Ses infortunes habitants maudissaient Dieu, comme s'il ne leur eût fait que du mal, et jamais aucun bien ; ils maudissaient l'humanité sacrée de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; ils maudissaient tous Ses mystères, dont le souvenir ne leur rappelait que de criminelles ingratitudes ; ils maudissaient toutes les grâces qu'ils avaient obtenues par Ses mérites, et dont l'abus leur avait attiré de si horribles châtiments. Toute la sainte vie de ce Dieu sauveur provoquait leurs blasphèmes ; mais chacun s'attachait à profaner d'une manière spéciale la circonstance qui lui déplaisait le plus. Celui-ci maudissait Son Incarnation, celui-là Sa Naissance ; celui-ci Sa Circoncision et celui-là Son Baptême ; celui-ci Sa Pénitence, celui-là Sa Passion ; un autre Sa Résurrection, un autre Son Ascension glorieuse. Rien de ce qu'a fait notre aimable Sauveur, pour le salut de nos âmes, n'était respecté, parce que tous ces bienfaits ne furent pour eux que des objets d'ingratitude. Ils maudissaient et blasphémaient le doux nom de Marie, ses prérogatives, ses vertus, mais surtout sa maternité divine ; parce que si elle n'eût pas mis le fils de Dieu au monde, ils eussent été moins coupables, et n'auraient pas à supporter d'aussi horribles tourments. Ainsi donc leur éternité est tout employée à blasphémer et à maudire, mais avec une telle rage et un si profond désespoir, que, n'eussent-ils point d'autres supplices, cela suffirait pour les rendre infiniment malheureux. Cependant ils souffrent les autres peines communes à tous les réprouvés, et en outre, les peines qui leur sont particulières, ainsi que je viens de le dire.
CHAPITRE VI
Nombre des démons, leurs noms et leurs emplois.
Dans la vision XVII, où la création des anges et leur classification furent manifestées à la servante de Dieu, Dieu lui fit discerner ceux qui devaient pécher de ceux qui demeureraient fidèles. Elle fut ensuite témoin de leur révolte et de la chute horrible qu'elle leur mérita. Or, elle ne fut pourtant pas aussi profonde pour les uns que pour les autres : un tiers de ces infortunés demeura dans les airs, un autre tiers s'arrêta sur la terre et le dernier tiers tomba jusque dans l'enfer. Cette différence dans les châtiments correspondit à celles que Dieu remarqua dans les circonstances de leur faute commune. Parmi ces esprits rebelles, il y en eut qui embrassèrent de gaieté de cœur, si je puis parler de la sorte, la cause de Lucifer; et d'autres qui virent avec indifférence ce soulèvement contre le Créateur, et demeurèrent neutres. Les premiers furent précipités sur le champ dans l'enfer, d'où ils ne sortent jamais, à moins que Dieu ne les déchaîne quand Il veut frapper la terre de quelque grande calamité, pour punir les péchés des hommes. Les seconds furent jetés partie dans les airs, et partie sur la terre ; et ce sont ces derniers qui nous tentent, comme je le dirai plus tard.
Lucifer, qui voulut être l'égal de Dieu dans le ciel, est le monarque des enfers, mais monarque enchaîné et plus malheureux que tous les autres. Il a sous lui trois princes auxquels tous les démons, divisés en trois corps, sont assujettis par la volonté de Dieu ; de même que dans le ciel, les bons anges sont divisés en trois hiérarchies présidées par trois esprits d'une gloire supérieure. Ces trois princes de la milice céleste furent pris dans les trois premiers chœurs, où ils étaient les plus nobles et les plus excellents ; ainsi, les trois princes de la milice infernale furent choisis comme les plus méchants des esprits des mêmes chœurs, qui arborèrent l'étendard de la révolte.
Lucifer était dans le ciel le plus noble des anges qui se révoltèrent, et son orgueil en fit le plus méchant de tous les démons. C'est pour cela que la justice de Dieu l'a donné pour roi à tous ses compagnons et aux réprouvés, avec puissance de les gouverner et de les punir, selon ses caprices ; ce qui fait qu'on l'appelle le tyran des enfers. Outre cette présidence générale, il est encore établi sur le vice de l'orgueil. Le premier des trois princes qui commandent sous ses or-dres, se nomme Asmodée : c'était dans le ciel un chérubin, et il est aujourd'hui l'esprit impur qui préside à tous les péchés déshonnêtes. Le deuxième prince s'appelle Mammon : c'était autrefois un trône, et maintenant il préside aux divers péchés que fait commettre l'amour de l'argent. Le troisième prince porte le nom de Belzébuth ; il appartenait à l'origine au chœur des dominations, et maintenant il est établi sur tous les crimes qu'enfante l’idolâtrie, et préside aux ténèbres infernales. C'est aussi de lui que viennent celles qui aveuglent les esprits des humains. Ces trois chefs ainsi que leur monarque, ne sortent jamais de leurs prisons infernales ; lorsque la justice de Dieu veut exercer sur la terre quelque vengeance éclatante, ces princes maudits députent à cet effet un nombre suffisant de leurs démons subordonnés ; car il arrive quelquefois que les fléaux dont Dieu veut frapper les peuples, demandent plus de forces ou plus de malices que n'en ont les mauvais esprits répandus sur la terre et dans l'air. Alors les infernaux plus méchants et plus enragés, deviennent des auxiliaires indispensables. Mais hors de ces cas rares, ces grands coupables ne peuvent sortir des prisons où ils sont renfermés.
Tous ces esprits infortunés sont classés dans l'abîme selon leur ordre hiérarchique. La première hiérarchie, composée de séraphins, de chérubins et de trônes, habite l'enfer le plus bas ; ils endurent des tourments plus cruels que les autres, et exercent les vengeances célestes sur les plus grands pécheurs. Lucifer qui fut un séraphin, exerce sur eux une spéciale autorité, en vertu de l'orgueil dont il a la haute présidence. Les démons de cette hiérarchie ne sont envoyés sur terre, que, lorsque la colère de Dieu permet que l'orgueil prévale pour punir les nations.
La deuxième hiérarchie formée de dominations, de principautés et de puissances, demeure dans l'enfer du milieu. Elle a pour prince Asmodée qui, comme je l'ai déjà dit, préside aux péchés de la luxure. On peut deviner que, les démons de cette hiérarchie sont sur terre, lorsque les peuples s'abandonnent au vice infâme de l'impureté.
La troisième hiérarchie qui se compose de vertus, d'archanges et d'anges, a pour chef Mammon, et habite l'enfer supérieur. Lorsque ces démons sont lâchés sur la terre, la soif des richesses y prévaut de toutes parts, et il n'est plus question que d'or ou d'argent. Quant à Belzébuth, il est le prince des ténèbres, et les répand, quand Dieu le permet, dans les intelligences, pour étouffer la lumière de la conscience et celle de la véritable foi. Tel est l'ordre qui règne parmi les démons dans les enfers ; quant à leur nombre, il est innombrable.
On retrouve ces mêmes hiérarchies parmi les démons qui demeurent dans l'air et sur la terre, mais ils n'ont point de chefs, et par conséquent vivent dans l'indépendance et une sorte d’égalité. Ce sont les démons aériens qui, la plupart du temps, déchaînent les vents, excitent les tempêtes, produisent les orages, les grêles et les inondations. Leur intention en cela est de faire du mal aux hommes, surtout en diminuant leur confiance en la divine Providence, et les faisant murmurer contre la volonté de Dieu.
Les démons de la première hiérarchie, qui vivent sur la terre, ne manquent pas de profiter aussi de ces occasions favorables à leur malice ; trouvant les hommes irrités par ces calamités et fort affaiblis dans leur soumission et leur confiance, ils les font tomber beaucoup plus facilement dans le vice de l'orgueil. Ceux de la deuxième hiérarchie ne manquent pas à leur tour de les précipiter de. leur hauteur superbe dans le cloaque impur, ce qui donne ensuite toute facilité aux démons de la troisième hiérarchie, de les faire tomber dans les péchés qu'enfante l'amour de l'argent.
Alors les anges qui président aux ténèbres les aveuglent, leur font quitter la voie de la vérité, et rendent leur retour extrêmement difficile. C'est ainsi que tous les démons, malgré la différence de leurs emplois, se concertent et s'aident mutuellement à perdre les âmes. Les uns affaiblissent leur foi, les autres les poussent à l'orgueil, ceux-ci à l'impureté, ceux-là à l'amour des richesses, d'autres enfin leur jettent un voile sur les yeux et les écartent si fort de la voie du salut, que la plupart ne la retrouvent plus. Le seul moyen d'échapper à ce complot infernal, serait de se relever promptement de la première chute, et c'est précisément ce que ces pauvres âmes ne font pas. De là, cette chaîne de tentations, qui de chute en chute les conduit au fond du précipice.
Lorsque j'ai dit que les démons qui sont dans l'air et sur la terre n'ont pas de chefs, j'ai voulu dire seulement qu'ils n'ont pas d'officiers subalternes ; car tous sont soumis à Lucifer, et obéissent à ses commandements, parce que telle est la volonté de la justice divine. Malgré la haine qu'ils portent aux hommes, aucun d'eux n'oserait les tenter sans l'ordre de Lucifer, et Lucifer lui-même ne peut prescrire, en ce genre que ce que lui permet le Seigneur plein de bonté et de compassion pour nous.
Lucifer voit tous ses démons, non seulement ceux qui sont autour de lui dans l'enfer, mais encore ceux qui sont dans l'air et sur la terre. Tous aussi le voient sans aucun obstacle, et comprennent parfaitement toutes ses volontés. Ils se voient également et se comprennent fort bien les uns les autres.
Les malins esprits, répandus dans l'air et sur la terre, ne ressentent pas les atteintes du feu de l'enfer ; ils n'en sont pas moins excessivement malheureux, tant parce qu'ils se maltraitent et se frappent sans cesse les uns les autres, que parce que les opérations des bons anges dans ce monde leur causent un dépit qui les tourmente cruellement. Les peines de ceux qui appartiennent à la première hiérarchie sont plus acerbes que celles des esprits de la seconde, et ceux-ci sont plus malheureux que les esprits de la troisième. La même justice distributive préside aux tourments des esprits infernaux; mais ceux-ci sont tous en proie à l'ardeur des flammes infernales.
Les démons qui demeurent au milieu de nous, et ont reçu le pouvoir de nous tenter, sont tous des esprits tombés du dernier chœur. Les anges commis à notre garde sont aussi de simples anges. Ces esprits tentateurs sont sans cesse occupés à préparer notre perte. Les moyens qu'ils emploient pour cela sont si subtils et si variés, qu'une âme qui leur échappe est fort heureuse, et ne saurait trop témoigner sa reconnaissance au Seigneur. Il n'est pas un instant du jour et de la nuit, où ces cruels ennemis n'essayent d'une tentation ou d'une autre, afin de lasser ceux qu'ils ne peuvent vaincre par la ruse ou la violence. La patience est donc l'arme défensive par excellence. Malheur à qui la laisse tomber de ses mains ! Lorsque ces tentateurs ordinaires rencontrent des âmes fortes et patientes, qu'ils ne peuvent entamer, ils appellent à leur secours des compagnons plus astucieux et plus malins, non pour combattre avec eux ou à leur place, car Dieu ne le permet pas ; mais pour leur suggérer des stratagèmes plus efficaces. Françoise savait tout cela par expérience : il était rare qu'elle fût tentée par son démon seul. D'ordinaire il s'en associait d'autres ; et trop faibles encore, ils recouraient à la malice des esprits supérieurs qui demeuraient dans l'air. Elle était devenue si habile dans cette guerre, qu'en soutenant une attaque, elle savait à quel chœur avait appartenu celui dont le conseil la dirigeait, et qui il était.
Lorsque les démons veulent livrer un assaut à une âme habile et forte, les uns l'attaquent de front, et les autres se placent derrière elle. C'est de cette sorte qu’ils combattaient ordinairement contre notre bienheureuse, et elle les voyait se faire des signes pour concerter leurs moyens.
Lorsqu'une âme, vaincue par les tentations, meurt dans son péché, son tentateur habituel l'emporte avec promptitude, suivi de beaucoup d'autres qui lui prodiguent des outrages, et ne cessent de la tourmenter jusqu'à ce qu'elle soit précipitée dans l'enfer. Ces détestables esprits se livrent ensuite à une joie féroce. Son ange gardien, après l'avoir suivie jusqu'à l'entrée de l'abîme, se retire aussitôt qu’elle a disparu, et remonte au ciel.
Lorsqu'une âme, au contraire, est condamnée au purgatoire, son tentateur est cruellement battu par l'ordre de Lucifer pour avoir laisse échapper sa proie. Il reste pourtant là, en dehors du purgatoire, mais assez près pour que l'âme le voie et entende, les reproches qu'il lui fait sur les causes de ses tourments. Lorsqu'elle quitte le purgatoire pour monter au ciel, ce démon revient sur la terre se mêler à ceux qui nous tentent ; mais il est pour eux un objet de moqueries, pour avoir mal rempli la mission dont il était chargé.
Tous ceux qui laissent ainsi échapper les âmes ne peuvent plus remplir l'office de tentateurs. Ils vont, errant çà et là, réduits à rendre aux hommes d'autres mauvais offices, quand ils peuvent. Quelquefois Lucifer, pour les punir, les loge honteusement dans des corps d'animaux, ou bien il s'en sert, avec la permission de Dieu, pour exercer des possessions qui leur attirent souvent de nouveaux châtiments et de nouvelles hontes. Les démons, au contraire, qui ont réussi à perdre les âmes auxquelles Lucifer les avait attachés, après les avoir portées dans les enfers, reparaissent sur la terre, couverts de gloire parmi leurs semblables, et jouent un plus grand rôle que jamais dans la guerre qu'ils font aux enfants de Dieu. Ce sont eux que les autres appellent à leur secours, comme plus expérimentés et plus habiles, quand ils ont affaire à des âmes fortes et généreuses qui se rient de leurs vains efforts.
Tout démon chargé de la mission de perdre une âme ne s'occupe point des autres ; il n'en veut qu’à celle-là, et emploie tous ses soins à la faire pécher ou à troubler sa paix. Cependant, quand il l'a vaincue, il la pousse, autant qu'il peut, à tenter, à molester ou à scandaliser d'autres âmes.
Il y a d'autres démons du même chœur que ceux qui nous tentent, qui vivent au milieu de nous sans nous attaquer. Leur mission est de surveiller ceux qui nous tentent, et de les châtier chaque fois qu'ils ne réussissent pas à nous faire pécher.
Chaque fois qu'ils entendent prononcer dévotement le saint Nom de Jésus, ils se prosternent spirituellement, non de bon cœur, mais par force. Françoise en vit une fois plusieurs en forme humaine, qui à ce Nom sacré qu'elle prononçait en conversant avec son confesseur, inclinèrent leur front avec un profond respect, jusque dans la poussière. Ce Nom sacré est pour eux un nouveau supplice, qui les fait souffrir d'autant plus cruellement, que la personne qui le prononce est plus avancée dans l'amour, et plus parfaite. Lorsque les impies profanent ce nom adorable, ces esprits réprouvés ne s'en attristent pas ; mais ils sont forcés de s'incliner, comme pour réparer l'injure qui Lui est faite. Ils en agissent de même lorsqu'on le prend en vain. Sans cette adoration forcée, ils seraient bien contents d'entendre blasphémer ce saint Nom. Les bons anges, au contraire, en pareilles occasions, l'adorent profondément, le louent et le bénissent avec un amour incomparable. Lorsqu'il est prononcé avec un vrai sentiment de dévotion, ils lui rendent les mêmes hommages, mais avec un vif sentiment de joie. Chaque fois que notre bienheureuse proférait ce très saint Nom, elle voyait son archange prendre un air extraordinairement joyeux, et s'incliner d'une manière si gracieuse, qu'elle en était tout embrasée d'amour.
Lorsque les âmes vivent dans l'habitude du péché mortel, les démons entrent en elles, et les dominent en plusieurs façons, qui varient selon la qualité et la quantité de leurs crimes ; mais quand elles reçoivent l'absolution avec un cœur contrit, ils perdent leur domination, délogent au plus vite, et se remettent auprès d'elles pour les tenter de nouveau ; mais leurs attaques sont moins vives, parce que la confession a diminué leurs forces.
CHAPITRE VII
Des limbes.
Lorsque la servante de Dieu fut transportée à l'entrée de l'enfer, elle vit tout près un ange debout à une autre porte : c'était la porte des limbes, de cette prison où toutes les âmes justes de la terre attendirent si longtemps la venue du Libérateur. Ce lieu, quoique contigu à l'enfer, n'a aucune communication avec lui. Son élévation est à l'enfer ce qu'est celle d'une maison aux caves de la maison voisine ; c'est-à-dire, que sa plus basse partie est supérieure à la plus élevée de l'enfer. Il n'y a dans ce lieu ni feu, ni glace, ni serpents, ni démons, ni odeur empestée ; on n'y entend ni hurlements, ni blasphèmes ; on n'y souffre aucune autre peine que la privation de la lumière ; car il y fait toujours nuit. C'est là que se trouve la demeure éternelle des enfants morts sans baptême. Sa distribution est la même que celle de l'enfer. Il y a une partie supérieure, une inférieure et une intermédiaire. La partie supérieure est habitée par les enfants nés ou conçus de parents chrétiens. Dans la partie intermédiaire sont renfermés les enfants des Juifs, morts avant d'avoir péché. leur position est la même que celle des premiers, excepté que leur prison est encore plus ténébreuse. Dans la partie inférieure se trouvent les enfants nés ou conçus par l'effet d'un crime contraire au vœu solennel de chasteté ou à l'affinité spirituelle. Là règne une nuit plus profonde que dans les deux parties plus élevées.
CHAPITRE VIII
Du purgatoire.
Après les visions susdites, la servante de Dieu fut conduite à celle du purgatoire dont la distribution est la même que celle de l'enfer. En approchant de ce triste lieu, elle lut ces paroles écrites sur la porte : «C'est ici le purgatoire, lieu d'espérance, où les âmes attendent l’accomplissement de leur désir». L’ange Raphaël lui fit voir les trois parties de cette demeure ; et voici ce qu'elle y vit :
Dans la partie la plus basse brûle un feu qui donne de la lumière, dissemblable en cela à celui de l'enfer, qui est noir et sans aucune clarté. Ce feu est très ardent et d'une couleur rouge. C'est là que sont punies les âmes redevables à la justice divine de la peine temporelle qu'elles méritèrent par de grands péchés ; et le feu les tourmente plus ou moins rigoureusement, selon la qualité et la quantité de leurs dettes. L'ange lui dit que, sept années de souffrances dans cette partie intérieure, correspondent à celle temporelle méritée par un seul péché mortel.
A la gauche de ces âmes, mais hors du purgatoire, Françoise vit les démons qui les tentaient pendant la vie, et elle observa que ces pauvres âmes souffraient beaucoup de leur vision, et des reproches qu'ils ne cessaient de leur faire entendre. «Vous avez mieux aimé, leur disaient-ils, suivre nos illusions et nos persuasions, que les préceptes de l’Évangile. Vous avez eu la folie d'offenser Celui à qui vous étiez redevable de votre création et rédemption. Demeurez ici maintenant pour expier vos ingratitudes». Du reste, le pouvoir des démons sur ces âmes se borne à ces deux choses : à les affliger par leurs reproches et par leur horrible aspect.
Ces âmes, placées dans le feu du purgatoire inférieur, acquiescent humblement à la justice divine ; néanmoins, la rigueur des peines qu'elles endurent leur arrache des gémissements que personne en cette vie ne saurait comprendre. Elles acquiescent à la volonté de leur juge, parce qu'elles comprennent parfaitement l'équité des tourments qu'elles endurent. Or, cet acquiescement, est cause que Dieu prête l'oreille à leurs plaintes, qu'Il en est touché et leur donne quelques consolations. Il ne les arrache pas pour cela aux flammes qui les brûlent, mais Il leur fait trouver dans leur soumission même, une sorte de rafraîchissement, ainsi que dans la pensée qu’elles arriveront bientôt à la gloire éternelle. Elles connaissent non seulement leurs propres péchés, mais encore ceux des autres âmes qui souffrent avec elles, et toutes sont contentes de la justice punitive de Dieu, qui s'exerce avec tant d'équité.
Lorsqu'un ange gardien a conduit dans ce purgatoire inférieur l'àme qui lui était confiée, il se place en dehors de la prison, au côté droit de la porte, tandis que le mauvais ange se place au côté gauche ; et il se tient là jusqu'à ce que cette âme entièrement purifiée, devienne libre de monter au ciel. C'est lui qui recueille les suffrages offerts pour elle sur la terre, et les présente à la justice de Dieu, qui les lui rend, afin qu'il les applique à cette pauvre âme, comme un remède qui adoucit ses maux. Il présente également à Dieu toutes les bonnes œuvres qu’elle a faites pendant sa vie mortelle tandis que le mauvais ange rappelle sans cesse les péchés qu'elle a commis, à la justice du Seigneur. Lorsqu'une âme a fait des legs pieux avant son trépas, Dieu, dans Sa bonté, les accepte sur-le-champ et les récompense, quand même ils ne recevraient pas leur exécution par la faute de ceux qui en étaient chargés. Cependant, si elle a renvoyé ces bonnes œuvres après sa mort, par affection pour ses richesses, Dieu ne la récompense qu'à l'expiration du temps déterminé par elle pour leur accomplissement.
Ce purgatoire inférieur se divise en trois prisons séparées, où le feu n'a pas une égale ardeur ; il est plus brûlant dans la première que dans la seconde, et dans la seconde que dans la troisième, Or, la première est destinée aux religieux et aux prêtres, eussent-ils commis de moindres péchés que les séculiers, parce qu'ils ont eu plus de lumières et n'ont pas honoré leur dignité comme ils le devaient. Françoise vit dans ce cachot un prêtre fort pieux, mais qui avait trop contenté son appétit dans l'usage des aliments. La seconde prison est la demeure des religieux et des clercs qui ne furent pas honorés du sacerdoce. Dans la troisième, sont renfermées les âmes séculières qui commirent des péchés mortels et ne les expièrent pas pendant la vie. Les tourments ne sont pourtant pas égaux dans chacune de ces prisons ; ils sont plus ou moins cruels selon la mesure des dettes et la qualité des personnes. Les supérieurs y souffrent davantage que les inférieurs ; selon qu'une âme est plus ou moins coupable, les supplices sont plus ou moins cruels, et leur durée plus ou moins longue.
Après avoir considéré le purgatoire inférieur, Françoise fut conduite à la vision du purgatoire intermédiaire. Or, il se partage, comme l'autre, en trois parties, dont la première est un lac d'eau glacée, la seconde un lac de poix fondue, mêlée d'huile bouillante, et la troisième un lac de métaux liquéfiés. C'est dans ce purgatoire que sont logées les âmes, qui ne commirent pas de péchés assez graves pour mériter d'être placées dans le purgatoire inférieur. Ce sont donc les péchés véniels qui conduisent à ce purgatoire intermédiaire. Or, il y a dans cette prison trente-huit anges qui sont sans cesse occupés à transvaser, ces pauvres âmes d'un lac dans l'autre, ce qu'ils font avec des manières très gracieuses et une grande charité. Ces anges ne sont pas pris parmi leurs anges gardiens ; ce sont d'autres anges que la bonté de Dieu a chargés de ce ministère. J'attribue leur mission à la bonté de Dieu parce que leur présence est pour ces âmes d'une grande consolation.
La servante de Dieu reçut dans cette vision plusieurs lumières sur l'application des suffrages que les vivants offrent pour les morts, qui méritent bien d'être communiquées. Elle connut 1° que les messes, indulgences accordées, et bonnes œuvres offertes pour certaines âmes par leurs parents et amis, ne leur sont pas intégralement appliquées ; elles en reçoivent bien la meilleure part, mais le reste est réparti entre toutes les âmes du purgatoire. Françoise connut 2° que ces offrandes, faites par erreur à des âmes qui sont en paradis, profitent d'abord à ceux qui les font, et ensuite aux âmes du purgatoire. Elle connut 3° que ces mêmes secours adressés par les vivants à des âmes qu'ils croient en voie de salut, et qui sont réprouvées, entrent intégralement dans les trésors de leurs auteurs, parce que, ni les damnés ne peuvent en profiter, ni Dieu ne permet qu'elles soient appliquées aux âmes du purgatoire. Il est à remarquer que Françoise, au sortir d'une de ces visions, qui avait duré environ deux heures, crut y avoir employé un temps fort considérable. Il résulte donc de là que le temps qui semble passer vite sur la terre, parait bien long dans l'éternité.
CHAPITRE IX
De la gloire des saints dans le ciel.
Lorsque les âmes bienheureuses font leur entrée dans le ciel, elles sont conduites aux places qui leur ont été assignées, selon leurs mérites. Si, pour s'y rendre, il leur faut traverser quelques chœurs angéliques, les esprits qui les composent leur font un accueil extrêmement joyeux ; mais rien n'égale la réception qui leur est faite dans les chœurs où elles doivent prendre place. Ce ne sont, de la part des anges auxquels on les associe, que démonstrations de joie et d'amitié pour elles, que cantiques de louanges et de bénédictions pour rendre grâces à Dieu de leur bonheur, et cette réjouissance dure beaucoup plus longtemps dans ces chœurs que dans les autres. Toutes les fois que notre bienheureuse, interrogée par son confesseur, parlait de cette joie angélique, causée par la venue de quelques âmes associées à leur gloire, le souvenir de leur multitude, de la douceur inexprimable de leurs chants, de leurs démonstrations, de leurs trans-ports, la mettait hors d'elle-même ; son visage alors était tout en feu, et son cœur se fondait comme la cire aux rayons du soleil. Le père lui demandant un jour quels étaient les plus parfaits des esprits humains ou angéliques placés dans la même gloire, elle répondit que les esprits humains ont une perfection supérieure, à cause du temps plus long qui leur fut donné pour mériter ; mais que les anges sont plus purs et plus beaux, qu'ils pénètrent mieux dans la compréhension divine, et que leurs chants sont beaucoup plus mélodieux. Il faut pourtant excepter l'auguste Marie de cette règle générale.
Chaque fois, ajoutait la servante de Dieu, que je suis élevée à la vision béatifique, j'éprouve plusieurs étonnements.
Je m'étonne 1° de mon défaut de pénétration dans la compréhension divine, causée par l'union de mon âme avec mon corps mortel, et cette incapacité m'humilie beaucoup, et me donne un grand mépris de moi-même.
Je m'étonne 2°, je demeure toute stupéfaite, chaque fois que je considère dans le miroir divin la subtilité pénétrante des séraphins quant à la compréhension du grand abîme.
Je m'étonne 3°, mais bien davantage encore, en considérant la profondeur de la divinité créatrice et gubernatrice de ces subtiles intelligences.
Voici, disait encore la bienheureuse quelques remarques que j'ai faites relativement aux esprits glorieux. 1° Dans l'ordre des séraphins, les uns pénètrent plus avant que les autres dans la compréhension divine. Il y a entre eux une gradation d'intelligence, qui existe également dans tous les autres chœurs. Ce que je dis des anges, je le dis également des esprits humains qui leur sont associés. Tous les esprits d'un même chœur ne sont pas également proches de la divinité. Or, plus une intelligence voit de près cet abîme, et mieux elle y pénètre. 2° Tous les esprits humains, placés dans la gloire, ne la possèdent pas au même degré. Quelques-uns, pendant qu’ils vivaient dans leur chair mortelle, reçurent une intelligence plus subtile, et suivant leurs opérations intellectuelles selon leur capacité, ils pénétrèrent plus avant dans l'abîme de la divinité, en regardant dans le miroir divin, dont la vision constitue la béatitude : ils ont donc apporté dans le ciel un esprit plus capable et plus pénétrant. Or, plus une âme a de capacité et de subtilité dans l'entendement, et plus elle est rassasiée dans la vision béatifique. Il est vrai que dans le ciel toutes les âmes sont pleinement rassasiées ; mais chacune l'est selon la mesure de sa capacité et de la subtilité avec laquelle elle pénètre dans la compréhension de la volonté divine. Lorsque les apôtres reçurent le Saint Esprit, tous n'obtinrent pas la même mesure de grâce. Ceux qui avaient plus de capacité et de subtilité dans l'entendement, la reçurent dans un plus haut degré. Or, ce qui dispose à une plus grande grâce, dispose également à une plus grande gloire. Françoise voyait tout cela, pendant ses extases, dans le miroir divin. Du reste, elle a souvent déclaré, qu'elle soumettait toutes ses paroles au jugement de l'Eglise catholique, dans le sein de laquelle elle désirait vivre et mourir.
LOUANGE SOIT A DIEU. AMEN.
Source : archives du site jesusmarie.free.fr